Historiographie de la guerre d’Algérie (1992)

samedi 24 février 2007.
 
Cet article a été écrit pour figurer dans le catalogue de l’exposition La France en guerre d’Algérie (4 avril-28 juin 1992), sous la direction de Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora, Paris, Musée d’histoire contemporaine, et Nanterre, Bibliothèque de documentation historique contemporaine, 1992, pp- 308-309.

Trente ans après la fin de la guerre d’Algérie, l’histoire n’a pas encore pris la relève de son historiographie, mais elle semble sur le point de pouvoir le faire dans un proche avenir.

Une historiographie surabondante mais insuffisante

L’historiographie de la guerre est surabondante. En France, on compte chaque année depuis 1962 entre 10 et 20 titres nouveaux (romans exclus) sans compter les rééditions et les éditions multiples des plus grands succès. Un recensement exhaustif est rendu difficile par l’existence d’éditions à faible diffusion ou à compte d’auteur. Cette production régulière ne donne aucun signe d’essoufflement. On observe seulement des fluctuations à court terme autour de la moyenne, les pointes correspondant à des anniversaires.

Bien qu’il soit difficile de suivre toutes les publications, en France, en Algérie et dans le reste du monde, la prépondérance de la langue française parait écrasante. Celle des éditeurs et celle des auteurs français ne l’est guère moins : mais une tendance à un plus grand équilibre entre la France et l’Algérie se manifeste. La plupart des auteurs algériens écrivent sur ce sujet en français, et beaucoup se font publier en France. Les publications en arabe semblent jusqu’à présent plus politiques qu’historiques. En dehors des deux pays directement concernés, les principaux foyers de travaux et de publication sont les États-Unis et la Grande Bretagne, suivis par l’Allemagne, par l’URSS et la Yougoslavie : les traductions en français sont malheureusement trop rares.

Cette historiographie surabondante reste, paradoxalement, insuffisante. En effet, les publications se répartissent très inégalement entre trois genres. Les mémoires et souvenirs d’acteurs ou de témoins plus ou moins fortement engagés représentent encore la grande majorité. Viennent ensuite les récits journalistiques, dont celui d’Yves Courrière est resté le modèle inégalé. Enfin, les ouvrages proprement historiques, visant à expliquer autant ou plus qu’à raconter, restent rares, particulièrement en France.

Parmi les auteurs, on peut distinguer trois tendances principales. D’un côté, les partisans de l’Algérie française ou de l’intégration, qui ont été longtemps les plus nombreux à s’exprimer. A l’opposé, ceux de l’Algérie indépendante (les Algériens et leurs sympathisants français), se sont manifestés plus tardivement. Entre les deux, d’autres auteurs ont tenté d’expliquer ou de justifier la politique changeante de la métropole, et notamment celle du général de Gaulle. Le partage des tendances est plus équilibré et moins tranché parmi les auteurs étrangers au conflit (que ce soit par leur nationalité ou par leur génération).

L’évolution qualitative de cette historiographie peut se résumer en trois étapes. De 1962 à 1968, la guerre d’Algérie n’était pas finie pour tout le monde, puisque les derniers condamnés politiques de l’OAS restaient en prison ou en exil. D’où l’écrasante prépondérance des plaidoyers pour l’Algérie française ou des réquisitoires contre ses ennemis. Au contraire, les gaullistes entendaient tourner la page, et les sympathisants du FLN étaient absorbés par les problèmes de l’Algérie indépendante.

Puis, en moins de deux ans, le climat politique fut radicalement transformé par les événements de mai-juin 1968, l’amnistie accordée en juillet aux derniers « ultras » de l’Algérie française, la retraite du général de Gaulle en avril 1969, la publication de ses Mémoires d’espoir suivie de peu par sa mort en novembre 1970. Ces événements suscitèrent, de 1968 à 1972, une floraison sans précédent de « témoignages pour l’histoire », au ton généralement moins polémique. En même temps parurent plusieurs grands récits journalistiques (les quatre tomes de l’enquête d’Yves Courrière entre 1968 et 1971, illustrés par un film de montage en 1972 : l’histoire de la décolonisation française par Claude Paillat en 1969 et 1972), et quelques tentatives d’explication historique (par l’administrateur Pierre Beyssade en 1968, par l’ancien officier Philippe Tripier en 1972). Mais les passions n’étaient pas encore éteintes : qu’on se souvienne des incidents provoqués par la sortie du film de Pontecorvo, La bataille d’Alger, et des véhémentes réponses suscitées par La vraie Bataille d’Alger du général Massu.

Après ce premier tournant, l’historiographie de la guerre se rapproche peu à peu d’un meilleur équilibre entre les tendances, et même entre les nationalités des auteurs. Le fait le plus remarquable de cette deuxième période fut l’apparition de publications régulière, d’auteurs algériens (publiés en France et en Algérie, qui pour la première fois en 1981 équilibrèrent leurs homologues français : et même de quelques véritables historiens algériens (dont Mohammed Harbi fut le premier) qui ne trouvèrent pas immédiatement leurs équivalents français. Enfin, depuis quelques années on voit se multiplier en Algérie et en France les signes avant-coureurs d’un nouveau tournant : l’avènement de l’histoire scientifique de la guerre d’Algérie.

Bientôt l’heure de l’histoire ?

La guerre d’Algérie est devenue objet de recherches (de science politique ou d’histoire proprement dite) d’abord dans les pays non directement concernés. Les travaux universitaires les plus précoces et les plus nombreux ont été faits aux États-Unis et en Grande Bretagne : la plupart sont restés inédits en français. Le plus connu d’entre eux, l’ouvrage de l’historien britannique Alistair Home, traduit en français en 1980, est plus journalistique qu’historique, parce que son auteur n’est pas spécialiste de l’histoire de l’Algérie et n’a pas tenu compte de ses derniers acquis. Parmi les recherches allemandes, la plus importante est la volumineuse thèse de Hartmut Elsenhans (Munich, Karl Hanser Verlag, 1974), qui met l’accent sur les aspects économiques, mais n’est toujours pas traduite. Le public francophone dispose néanmoins de l’excellente thèse du Suisse Fabien Dunand, L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous la Vème République, Berne, Peter Lang, 1977 (soutenue en 1972). Quelques travaux ont été publiés dans les États socialistes avant soutenu la révolution algérienne, tels que la Yougoslavie (Zdravko Pecar), la RDA (Helmut Nimchowski) et l’URSS (Robert Landa) : mais leur indépendance politique est problématique.

Premiers concernés par la guerre d’indépendance de leur pays, les chercheurs algériens sont d’abord venus travailler en France, comme Mohammed Harbi, Mohammed Teguia, et le politologue Slimane Chikh, alors que les historiens restés en Algérie se consacraient à l’histoire du mouvement nationaliste, comme Mahfoud Kaddache. En effet, l’histoire de la guerre de libération nationale est une affaire d’État en Algérie, parce que celle-ci est la source de toute légitimité politique. Les autorités commémorent l’héroïsme individuel et collectif des martyrs de la cause nationale, mais elles se méfient des explications historiques susceptibles de fournir des arguments pour une remise en question des mérites des dirigeants ou du régime établi. Depuis 1972, elles ont lancé une campagne de rassemblement d’archives écrites et orales, et annoncé que l’histoire de l’Algérie serait faite par des Algériens. Les premières thèses algériennes sur la guerre publiées en Algérie l’ont été en 1981. Un premier colloque international sur Le retentissement de la révolution Algérienne (publié à Alger et à Bruxelles en 1985) a rassemblé à Alger en novembre 1984 des historiens de diverses nationalités : mais les organisateurs tentèrent de lui donner une orientation politique officielle, et le contenu des communications fut inégalement historique. Les changements intervenus depuis octobre 1988 dans les institutions et la vie politique algériennes ont facilité la multiplication des publications, mais la persistance des enjeux politiques rend la tâche des historiens algériens particulièrement délicate.

Les historiens français ont été les derniers à s’occuper de la guerre, qu’ils ont longtemps abandonnée aux anciens acteurs et aux journalistes. Non par manque d’intérêt. mais par scrupule méthodologique, faute d’archives publiques et de recul historique. Ils se sont chargés de réinterpréter l’histoire de l’Algérie coloniale en la recentrant autour de l’évolution du peuple algérien musulman et de la formation du mouvement nationaliste (voir les thèses et les ouvrages fondamentaux de Charles André Julien, Charles Robert Ageron, André Nouschi, Annie Rey-Goldzeiguer, Gilbert Meynier, Benjamin Stora...). Mais leurs travaux ont rarement dépassé le 1er novembre 1954.

Les raisons de cette abstention ne sont pas pleinement convaincantes. Les sources de l’histoire de la guerre d’Algérie ne manquent pas : l’historiographie, malgré son caractère répétitif, permet de recouper des témoignages et de progresser peu à peu dans la connaissance des faits. La presse, particulièrement la presse française d’Algérie, est une mine d’informations à peine exploitée. Les témoignages directs et les archives privées pallient dans une certaine mesure la fermeture des archives publiques. Les journaux officiels de la République française et de l’Algérie permettent une première approche de l’évolution de la politique française.

En dépit de ces possibilités, les études historiques sur la guerre d’Algérie ont été longtemps découragées par l’attitude restrictive des pouvoirs publics. Contrairement à la Grande Guerre de 1914-1918, épreuve positive pour le sentiment national français, et à la Deuxième Guerre Mondiale, dont le côté glorieux peut racheter le côté sombre, cette guerre n’a pas été jugée digne de commémoration et d’étude : elle a été suivie par une série de lois d’amnistie et par une volonté officielle d’amnésie. Mais la persistance de mémoires contradictoires qui s’affrontent régulièrement prouve que la société française a besoin d’une histoire de la guerre d’Algérie.

Depuis quelques années, des signes de changement apparaissent. La commission d’histoire de la décolonisation de l’Institut d’histoire du temps présent a organisé en 1984 un premier colloque sur Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956 (Édition du CNRS, 1986), qui a évoqué les origines de la guerre d’Algérie. D’autres colloques d’histoire politique française (colloques Mendès France, Guy Mollet, Ramadier... ) ont abordé le problème algérien. Puis en décembre 1988, l’IHTP a réuni le premier colloque sur La guerre d’Algérie et les Français (publié sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard 1990). Son succès a prouvé qu’une histoire de la guerre d’Algérie était possible, à condition d’exclure provisoirement la guerre sur le terrain et la prise des décisions au sommet.

Enfin, quelques indices permettent de croire à un changement de l’attitude officielle. En 1990, le Service historique de l’armée de terre a commencé la publication d’une collection d’archives militaires intitulée La guerre d’Algérie par les documents, avec un premier tome, L’avertissement (1943-1946), centré sur l’insurrection et la répression de mai 1945 dans le Constantinois. Malheureusement la publication du volume suivant (1946-1954), prévue pour 1992, a été suspendue en octobre 1990. Néanmoins, le ministre de la Défense a pris en 1991 la décision d’ouvrir largement les archives de la guerre d’Algérie à partir de juillet 1992, à l’exception des documents relevant des délais spéciaux de 60 ans ou plus (destinés à protéger les intérêts de l’État et des particuliers) définis par la loi sur les archives du 3 janvier 1979. On peut espérer que cette décision sera suivie par tous les services d’archives publiques.

Ainsi, les conditions d’une étude historique de la guerre d’Algérie paraissent enfin réunies en France. L’absence d’une version officielle politiquement orientée est une chance supplémentaire. Mais cette histoire ne se fera pas toute seule, sans l’effort des historiens.

Guy Pervillé

BIBLIOGRAPHIE

G. Pervillé, « Historiographie de la guerre d’Algérie », Annuaire de l’Afrique du Nord, 1976 et suivants, Édition du CNRS et « Le point sur la guerre d’Algérie », Historiens et géographes n° 93, février 1983.

G. Massard-Guilbaud, « Orientation bibliographique. La guerre d’Algérie », Bulletin de I’IHTP, n° 20, juin 1985.



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