La notion d’élite dans la politique indigène de la France en Algérie (1992)

vendredi 2 mars 2007.
 
Cet article a été écrit pour figurer dans l’ouvrage collectif dirigé par Pierre Guillaume, Les élites fin de siècles (XIXème-XXème siècles), Talence, Editions de la Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1992, pp. 179-192.

"Élite :
-  ensemble des personnes les meilleures, les plus remarquables d’un groupe, d’une communauté.
-  d’élite : qui appartient à l’élite ; distingué, éminent, supérieur.
-  (1928) au pluriel : Les personnes qui, par leur valeur propre, occupent le premier rang."
(Dictionnaire Paul Robert).

En France, la notion d’élite est un concept essentiellement sociologique. Depuis 1848, les droits civiques ont cessé d’être réservés à une minorité définie par des critères de fortune et de « capacité ». Dans l’Algérie coloniale, elle resta longtemps un concept politique et juridique opératoire. Le suffrage universel proclamé en 1848 resta le privilège de la minorité française (d’origine ou par naturalisation). La population musulmane, largement majoritaire, fut reléguée dans un statut d’assujettissement (régime de l’« indigénat »). Les membres des élites (anciennes et nouvelles) en furent les premiers relevés par l’octroi de droits politiques, dans un collège spécial ou dans celui des citoyens français à part entière. La France attendit 1958 pour établir enfin le suffrage universel dans un collège unique en Algérie, un an avant de reconnaître aux Algériens le droit de déterminer l’avenir de leur pays.

La notion d’élite n’était pas inconnue dans l’Algérie précoloniale. En 1830, la société musulmane algérienne était unifiée par la solidarité religieuse et par les solidarités lignagères et tribales. Mais elle était également hiérarchisée : une distinction existait entre la masse, ’amma, et l’élite dirigeante, khassa, comprenant les chefs militaires et politiques, et les titulaires de charges judiciaires et religieuses, ainsi que la fraction instruite des marchands et des propriétaires fonciers [1]. En Algérie comme dans les autres provinces arabes de l’Empire ottoman, une spécialisation fonctionnelle réservait les fonctions politiques et militaires aux Turcs, aux Kouloughlis (fils de Turcs et de femmes autochtones) et aux chefs des tribus maghzen, et les fonctions juridico-religieuses aux Oulémas (savants en arabe classique), chorfas (descendants du Prophète), et marabouts (chefs héréditaires de confréries) [2].

Le choc de la conquête et de la colonisation disloqua ces anciennes élites dirigeantes, en chassa une partie, et réduisit le reste à un rôle subordonné. Globalement, on peut dire que la société indigène fut rabaissée au dessous de la société européenne, qui devint la seule classe dirigeante du pays. Mais il serait exagéré d’affirmer, comme le géographe Émile-Félix Gautier en 1930 : « Il y a en Algérie une plèbe rurale et pastorale et, pour encadrer cette plèbe, rien d’autre que les 833.000 colons, seule classe bourgeoise constituée » [3].

En réalité, la France créa de nouvelles élites indigènes, en prenant à son service les rejetons des grandes familles soucieux de conserver leur rang, et des hommes nouveaux désirant s’élever. Son armée forma des officiers et sous-officiers de troupes indigènes. Son enseignement forma des fonctionnaires : personnels du culte et de la justice musulmane, interprètes judiciaires, secrétaires de communes mixtes, instituteurs et professeurs, auxiliaires médicaux ; et des professions libérales : médecins, pharmaciens, dentistes, avocats et avoués. Une nouvelle bourgeoisie d’entrepreneurs (grands commerçants et petits industriels) apparut dans les villes. Les lois foncières visant à constituer la propriété privée favorisèrent l’émergence d’une bourgeoisie rurale de moyens propriétaires, qui concurrencèrent les héritiers des « grandes familles » dans le recrutement des caïds [4] (chefs de douar).

La diffusion de l’instruction, même élémentaire, dans les villes, le travail dans les entreprises modernes en Algérie et en métropole, les engagements et le service militaire obligatoire (depuis 1912) dans l’armée française exposèrent des couches de moins en moins restreintes de la société indigène à l’influence de la culture française, par un phénomène de « métamorphisme de contact » (suivant la formule d’Émile-Félix Gautier).

Longtemps contrariée par les préventions des Musulmans, cette influence prit une ampleur nouvelle à partir de la Grande Guerre. Ainsi se développèrent, entre la société européenne dominante et la masse prolétarisée de la société musulmane, des catégories intermédiaires que l’on peut qualifier de grandes, moyennes et petites bourgeoisies, ou de « classes moyennes » [5]. Elles supplantèrent et tendirent à absorber les restes des anciennes élites.

Les autorités françaises utilisaient ces élites comme instruments de leur domination sur les masses indigènes. Elles espéraient également qu’elles guideraient par leur exemple l’évolution de leur société dans la voie de l’association, du rapprochement, voire de la « fusion des races ». En 1865, Napoléon III avait tracé les grandes lignes d’un projet d’Algérie franco-musulmane, qui comportait notamment un sénatus-consulte sur le statut des personnes :

Déclarer que les Arabes sont français, puisque l’Algérie est territoire français, mais qu’ils continueront d’être régis par leur statut civil, conformément à la loi musulmane ; que, cependant, les Arabes qui voudront être admis au bénéfice de la loi civile française seront, sur leur demande, sans condition de stage, investis des droits de citoyen français. Proclamer l’admissibilité des Arabes à tous les emplois militaires de l’Empire et à tous les emplois civils en Algérie [6].

La pensée de l’Empereur était bien d’accorder aux Musulmans algériens des droits égaux à ceux des citoyens français, qu’ils optent pour le code civil français ou qu’ils préfèrent conserver le bénéfice du droit privé musulman (ou berbère en Kabylie). Mais les mesures prises furent beaucoup moins libérales.

Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 déclara en effet que les indigènes algériens musulmans - et juifs [7] - étaient français, mais qu’ils resteraient régis par leur loi religieuse ou leurs coutumes en matière de droit privé, à moins qu’ils n’optent individuellement pour la qualité de citoyens français soumis à toutes les lois françaises (y compris le code civil). Cette option - impliquant la renonciation au statut personnel religieux ou coutumier - serait accordée par décret, ou refusée, comme la naturalisation des étrangers. L’accession individuelle des indigènes musulmans à la citoyenneté française (improprement mais quasi-officiellement appelée « naturalisation ») resta très rare, parce que la société musulmane considérait l’abandon du statut personnel religieux comme une apostasie (la loi de l’Islam étant inséparable de la foi) ou comme un reniement de la solidarité communautaire. De plus, les autorités françaises ne firent rien pour encourager les candidats - le plus souvent des fonctionnaires, militaires ou civils, désirant être les égaux de leurs collègues français - et maintinrent des discriminations illégales envers les « naturalisés ». La loi du 4 février 1919 prétendit faciliter la procédure en en faisant un droit, mais elle ne fit que la compliquer, à tel point que le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 dut être maintenu concurremment en vigueur [8]. Le petit nombre des candidatures et la possibilité d’un refus pour « indignité » faisait des « naturalisés » une élite. Le nombre de « naturalisations » culmina de 1930 à 1939 entre 100 et 200 par an. Au total, les « naturalisés » et leurs familles ne représentaient pas plus de 10.000 personnes en 1962.

La masse des Musulmans qui préféra conserver le bénéfice de son statut personnel religieux (ou coutumier) fut maintenue dans un statut d’infériorité, contrairement aux intentions de Napoléon III. Le décret du 21 avril 1866 énuméra limitativement les emplois publics auxquels pouvaient accéder les indigènes musulmans : au total une centaine d’emplois tous subalternes, ou ne donnant autorité que sur d’autres indigènes. La IIIème République commença par réduire à presque rien les maigres droits politiques accordés à quelques Musulmans dans les conseils municipaux ou généraux. Elle transféra les pouvoirs disciplinaires des officiers des bureaux arabes aux administrateurs de communes mixtes et aux juges de paix, en les codifiant sous le nom du « code de l’indigénat », dérogatoire au droit commun. Par la loi du 4 février 1919, elle reconnut le droit des indigènes musulmans non-citoyens français d’accéder aux emplois publics, à l’exception des « fonctions d’autorité » énumérées par les décrets du 26 mars 1919 et du 14 décembre 1922 [9].

Cependant, peu avant la Grande Guerre, la France avait accepté de créer un statut intermédiaire entre celui de citoyen français à part entière et celui de sujet indigène ; une citoyenneté algérienne octroyée à certaines catégories de Musulmans, dotés d’une représentation minoritaire dans les assemblées locales. Dès 1898, 5.000 notables indigènes reçurent le droit d’élire des « délégués financiers » arabes et kabyles. En 1908, le même collège fut chargé d’élire les assesseurs indigènes dans les conseils généraux. En 1914, le collège électoral musulman des communes de plein exercice, fondé sur des critères de fortune ou de capacité, fut élargi aux anciens militaires, aux commerçants patentés sédentaires et aux lettrés en français. Toutes ces catégories d’électeurs furent dispensées du code de l’indigénat par la loi du 15 juillet 1914.

Après la Grande Guerre, la loi du 4 février 1919 élargit ce corps électoral municipal à tous les indigènes musulmans âgés de 25 ans, ayant deux ans de résidence, et remplissant l’une des conditions suivantes : « 1) avoir servi comme militaire ; 2) être propriétaire, ou fermier, ou commerçant sédentaire patenté ; 3) être employé de l’État, du département, ou de la commune, ou retraité ; 4) être titulaire du certificat d’études ou d’un diplôme universitaire ; 5) être décoré ; 6) avoir obtenu une récompense dans des concours ou expositions agricoles » ; soit 400.000 électeurs (43 % de la population masculine de plus de 25 ans) qui reçurent le droit d’élire les djemaas (conseils) de douars dans les communes mixtes et les communes de plein exercice, et les représentants indigènes dans les conseils municipaux des communes de plein exercice. De plus, un décret du 6 février 1919 créa un collège électoral intermédiaire ajoutant aux électeurs municipaux des communes de plein exercice les membres des commissions municipales et des djemaas des douars des communes mixtes, soit plus de 100.000 électeurs (10,5 % de la population masculine de plus de 25 ans), chargés d’élire les conseillers généraux et les délégués financiers indigènes. Tous ces électeurs furent dispensés du code de l’indigénat et des « tribunaux répressifs » exorbitants du droit commun [10].

L’ampleur des corps électoraux créés par les réformes de 1919 - bien que fondés sur le principe de l’électorat-fonction - alarma les citoyens français d’Algérie. Mais elle ne suffit pas à satisfaire les revendications des élites musulmanes couramment appelés les « Jeunes Algériens » - qui réclamaient depuis 1908 une « représentation musulmane suffisante » dans les assemblées locales et à Paris. En effet, les nouveaux corps électoraux indigènes restaient dotés d’une représentation très minoritaire (un quart des conseillers généraux, un tiers des conseillers municipaux des communes de plein exercice), sans rapport avec les véritables proportions des populations représentées. De plus, les citoyens français étaient seuls à disposer d’une représentation au Parlement français. Les Musulmans ne pouvaient donc y être représentés sans passer par la « naturalisation » individuelle qui répugnait à la conscience de la plupart d’entre eux (même si une part notable des élites de culture française l’avait acceptée).

C’est pourquoi plusieurs propositions de loi reprirent la revendication d’une représentation des indigènes algériens au Parlement, réclamée de 1919 à 1924 par le capitaine Khaled, petit-fils de l’émir Abd-el-Kader. Mais ces propositions n’aboutirent à rien, faute d’être soutenues par les gouvernements qui s’abstinrent de toute réforme politique, même à l’occasion du centenaire de l’Algérie française en 1930. A partir de 1931, l’ancien gouverneur général de l’Algérie Maurice Viollette, sénateur républicain-socialiste, proposa une nouvelle solution : admettre dans le collège des citoyens français, sans les obliger à renier leur statut personnel musulman ou berbère, les membres d’élites restreintes, définies par des diplômes, des décorations ou des titres attestant de mérites particuliers. Sa proposition de loi du 3 juillet 1931 désignait cinq catégories de bénéficiaires : 1) les notables, délégués financiers et conseillers généraux, membres des chambres de commerce et d’agriculture, bachaghas, aghas et commandeurs de la légion d’honneur ; 2) les diplômés (des deux sexes) de niveau égal ou supérieur au brevet élémentaire ; 3) les anciens officiers et sous-officiers (ces derniers après 15 ans de service) ; 4) et 5) les commerçants et agriculteurs désignés chaque année par les chambres de commerce et d’agriculture [11].

Bien que plus restrictive que la loi du 4 février 1919, la proposition Viollette était beaucoup plus audacieuse en ce qu’elle dissociait nettement la citoyenneté française de ses effets sur le droit civil. C’est pourquoi elle suscita l’inquiétude des élus des citoyens français d’Algérie, et l’enthousiasme de l’opinion publique indigène. Mais le refus des gouvernements français successifs de soutenir la proposition Viollette provoqua une radicalisation des revendications musulmanes. Le 2 juin 1936, après la victoire électorale du Front populaire en France, un Congrès musulman réunit à Alger les représentants des principales tendances politiques indigènes : Fédérations des élus, militants des partis de gauche, Association des Oulémas. Ils adoptèrent à l’unanimité une charte revendicative, réclamant notamment le suffrage universel dans un collège unique pour tous les habitants de l’Algérie quel que soit leur statut personnel.

La proposition Viollette était donc largement dépassée. De même le projet Blum-Viollette, officiellement présenté le 31 décembre 1936 par le président du Conseil et par son ministre d’État. Ce projet reprenait en gros, avec quelques modifications, la liste des catégories d’indigènes algériens français qui se verraient accorder l’exercice des droits politiques des citoyens français sans modification de leur statut personnel :
-  anciens militaires ayant obtenu le grade d’officier, ou de sous-officier après 15 ans de service, ou la médaille militaire et la croix de guerre ;
-  titulaires d’un diplôme égal ou supérieur au brevet élémentaire, et fonctionnaires recrutés par concours ;
-  membres des chambres de commerce et d’agriculture ou désignés par la Région économique d’Algérie et par les chambres d’agriculture ;
-  élus à des mandats de délégués financiers, conseillers généraux, conseillers municipaux des communes de plein exercice et présidents de djemaas ;
-  bachaghas, aghas et caïds ;
-  commandeurs de la légion d’honneur, et secrétaires de syndicats ouvriers après 10 ans d’exercice de leurs fonctions.

Le nombre des bénéficiaires approchait de 25.000, et devait atteindre 30.000 pour les élections législatives de 1940 (soit 12 à 14 % d’électeurs supplémentaires dans le collège des citoyens). Le projet risquait d’accroître plus sensiblement la part des élus musulmans dans les conseils municipaux - sans pour autant leur donner la majorité [12].

Le Congrès musulman accepta le projet Blum-Viollette, mais comme une première étape vers la réalisation de sa charte revendicative. Au contraire, la majorité des élus français d’Algérie (et la quasi-totalité des maires) soutenus par les partis de droite, le dénoncèrent comme un danger pour les intérêts français et pour la souveraineté française. En effet, la conception de l’électorat-fonction, conditionné par des titres garantissant une exposition suffisante à l’influence de la culture française, était déjà dépassée par la revendication du suffrage universel, qui aurait transmis le pouvoir à la majorité musulmane, nullement francisée. Cette éventualité aurait remis en question, non seulement la position personnelle des élus, mais aussi la répartition inégale de la propriété et des emplois entre les deux populations, voire le principe de la souveraineté française. Car le rattachement de l’Algérie à la France, accepté par la charte revendicative du Congrès, était déjà contesté par l’Étoile Nord-Africaine de Messali Hadj, qui avait fait acclamer le droit de l’Algérie à l’indépendance le 2 août 1936 à Alger, et qui accusait le projet Blum-Viollette de détacher l’élite du peuple algérien. En renonçant à soumettre le projet aux discussions plénières des Chambres et à l’imposer par décret, les gouvernements successifs de Léon Blum, Camille Chautemps, Édouard Daladier, reconnurent implicitement que les principes démocratiques étaient inapplicables dans l’Algérie coloniale.

Le régime de Vichy crut régler le problème algérien en supprimant la démocratie. Il rabaissa en dessous des Musulmans les Juifs indigènes qui avaient reçu la citoyenneté française par un décret Crémieux du 24 octobre 1870, en abrogeant ce décret soixante-dix ans plus tard, et en leur interdisant la « naturalisation » individuelle. Il accorda enfin aux Musulmans une satisfaction symbolique, en nommant quatre de leurs notables au Conseil national (après avoir nommé cinq Français d’Algérie).

L’opinion musulmane politisée ne fut pas dupe. Elle comprit qu’une citoyenneté révocable après soixante-dix ans d’exercice était sans valeur, et que la nationalité et la citoyenneté algériennes offriraient de meilleures garanties pour l’avenir des Algériens.

Après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, Ferhat Abbas et la majorité des élus musulmans, d’accord avec le Parti du Peuple algérien clandestin et avec l’association des Oulémas, rédigèrent un Manifeste du peuple algérien, qui condamnait la colonisation et la politique dite d’assimilation, et réclamèrent l’organisation d’un État algérien avec la participation immédiate et effective des Algériens musulmans [13]. Il fut remis le 31 mars 1943 au gouverneur général de l’Algérie.

Le gouverneur général Marcel Peyrouton (ancien ministre de l’intérieur de Vichy, nommé à Alger par le général Giraud) n’osa pas repousser le Manifeste, mais tenta de l’éluder par une tactique dilatoire. Au contraire, son successeur le général Catroux, commissaire d’État chargé des affaires musulmanes dans le Comité français de libération nationale, jugea inacceptables les principes fondamentaux du Manifeste et de son additif, remis par les élus musulmans le 10 juin 1943. Il prépara des réformes limitées dans le cadre de la souveraineté française, qui furent annoncées le 6 août 1943. L’une de celles-ci ouvrait aux Musulmans non-naturalisés plusieurs « fonctions d’autorité » ; une autre facilitait la procédure de « naturalisation » en la transférant du tribunal civil au juge de paix. Mais ces mesures fragmentaires furent jugées tout à fait insuffisantes par l’opinion publique indigène. Le général Catroux comprit que des réformes de plus grande ampleur étaient indispensables pour tenter de la détourner du nationalisme algérien.

C’est pourquoi, le 11 décembre 1943, le CFLN adopta sur sa proposition de très importantes décisions : La politique de la France à l’égard des Français musulmans d’Algérie doit tendre de façon continue et progressive à élever leur condition politique et sociale au niveau de celle des Français non musulmans. En partant de ce principe, le Comité estime nécessaire :
-  a) de conférer aux élites musulmanes, sans plus attendre et sans abandon du statut personnel coranique, la citoyenneté française ;
-  b) d’augmenter la représentation des Musulmans dans les assemblées délibérantes algériennes et d’élargir le droit de suffrage des Musulmans ;
-  c) de faire accéder les Musulmans à un plus grand nombre de postes administratifs ;
-  d) de tracer et de réaliser un programme complet d’ascension sociale et de progrès économique au profit de l’ensemble des populations françaises musulmanes, d’évaluer et de procurer parallèlement les ressources financières nécessaires à l’accomplissement de ce programme et d’en fixer les délais d’exécution.

Ainsi, la politique algérienne de la France avait franchi un pas décisif. Tout en consacrant officiellement la politique des élites jusque-là suivie, elle reconnaissait pour la première fois la nécessité d’une politique globale visant à rendre la masse musulmane française, en droit et en fait [14].

Le général Catroux nomma une commission composée de hauts fonctionnaires du gouvernement général et de membres français et « français musulmans », chargée d’élaborer des propositions précises.

La commission adopta une définition très large des « élites ». Se fondant sur la définition du Littré (« ce qu’il y a de plus choisi, de plus distingué »), elle estima qu’elles ne devaient pas se limiter à quelques catégories, mais rassembler « ce qu’il y avait de meilleur, de plus choisi, dans chaque catégorie » [15] de façon à élargir très sensiblement le projet Blum-Viollette. De plus, elle jugea nécessaire d’accorder aux autres Musulmans, non seulement une représentation élargie aux deux cinquièmes de toutes les assemblées locales, mais aussi une représentation parlementaire équivalente à celle des citoyens du premier collège (ce qui allait au-delà de la décision du 11 décembre 1943). Le général Catroux soutint cette proposition afin de détourner la masse musulmane du nationalisme algérien en lui octroyant la citoyenneté française sous une forme atténuée. Mais il ne fut pas entièrement suivi par le CFLN, qui crut devoir laisser cette décision à la future Assemblée nationale.

L’ordonnance du 7 mars 1944 proclamait dans ses deux premiers articles l’égalité des droits et des devoirs entre les « Français musulmans d’Algérie » et les Français non-musulmans, nonobstant le respect du statut personnel musulman ou berbère pour ceux qui ne voulaient pas y renoncer. L’article 3 déclarait « citoyens français à titre personnel » et inscrits dans le même collège que les citoyens non-musulmans les Français musulmans de sexe masculin âgés de 21 ans et appartenant à l’une des catégories énumérées, représentant environ 65.000 personnes. Selon l’article 4, les autres Français musulmans étaient « appelés à recevoir la citoyenneté française », suivant les conditions et les modalités que fixerait la future Assemblée nationale. Dans l’immédiat, ils recevaient une représentation égale aux deux cinquièmes des conseils municipaux et généraux et des délégations financières.

Cette ordonnance ne pouvait satisfaire les partisans du Manifeste, qui lui reprochèrent de nier l’existence de la nation algérienne, et d’en détacher ses élites. Le conflit entre les nationalismes algérien et français aboutit aux émeutes du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma, qui déclenchèrent une insurrection durement réprimée suivie par la dissolution des Amis du Manifeste. Pourtant, quelques mois plus tard, par une ordonnance du 17 août 1945, le CFLN accorda au deuxième collège algérien la représentation (égale à celle du premier) dans l’Assemblée nationale, qu’il n’avait pas cru pouvoir lui accorder le 7 mars 1944.

La première Assemblée nationale constituante, élue le 21 octobre 1945, était la plus à gauche que la France eut jamais élue. Pourtant, elle écarta la proposition de suffrage universel dans une Algérie intégrée à la France (comme dans la charte revendicative de juin 1936) présentée par la majorité des élus musulmans du deuxième collège algérien. Les communistes et les socialistes se rabattirent sur le maintien des deux collèges en élargissant l’accès des musulmans en premier, et attribuèrent deux cinquièmes des sièges au premier et trois cinquièmes au second pour les élections législatives, dans la loi électorale du 13 avril 1946. L’ordonnance du mars 1944 resta en vigueur pour les élections locales.

Dans la deuxième Assemblée constituante, élue après le rejet du premier projet de constitution [16], la grande majorité des sièges revint au nouveau parti de Ferhat Abbas (amnistié par la loi du 16 mars 1946), l’Union démocratique du Manifeste algérien. Sa proposition de Constitution de la République algérienne, État associé à la France dans le cadre de l’Union française, ne fut pas prise en considération. L’Assemblée n’eut pas davantage le temps de se prononcer sur la proposition socialiste de statut de l’Algérie, et sur le projet gouvernemental déposé par le ministère de l’intérieur socialiste Édouard Depreux. Mais elle adopta le 5 octobre 1946 une nouvelle loi électorale, qui rétablissait la parité entre les deux collèges pour les élections législatives, mais élargissait le premier (par rapport à l’ordonnance du 7 mars 1944) en y admettant tous les Musulmans titulaires du certificat d’études primaires et les anciens élèves des classes de 6ème et de 5ème de l’enseignement secondaire.

La fixation du statut politique de l’Algérie, retardée par le vote prioritaire de la Constitution d’octobre 1946 (ratifiée par référendum sans la participation du 2ème collège), échut à la première législature de la IVème République. Plusieurs propositions furent déposées par les élus musulmans du deuxième collège algérien (presque tous fédéralistes, ou nationalistes) et par les partis communiste et socialiste (minoritaires dans le premier collège algérien). Toutescespropositionsdéfinissaientl’Algériecomme un État ou un territoire associé à la France dans le cadre de l’Union française, sauf la proposition socialiste qui en faisait une collectivité territoriale de la République française, de même que le projet du gouvernement Ramadier, présenté par le ministre de l’intérieur Édouard Depreux. La commission de l’intérieur de l’Assemblée nationale prit comme base de discussion le projet gouvernemental, mais son premier rapporteur, le socialiste Maurice Rabier, soutenu par les partis de gauche et par les élus musulmans, entreprit de l’améliorer « dans le sens d’un libéralisme mieux et plus complètement consenti ». Un des points essentiels était la composition des deux collèges appelés à élire paritairement l’Assemblée algérienne : Maurice Rabier proposait de remplacer l’ordonnance du 7 mars 1944 par la loi du 5 octobre 1946, qui aurait élargi l’accès des Musulmans au premier collège, et leur aurait permis d’y obtenir assez vite la majorité en fonction du plan de scolarisation générale décidé en 1944. Au contraire, la majorité des élus du premier collège soutenus par les radicaux et le MRP, réclamait le retour à la pureté des collèges, par l’abrogation de l’article 3 de l’ordonnance du 7 mars 1944. Le général de Gaulle, chef du RPF, leur apporta son appui total et inattendu par sa déclaration du 18 août 1947. Pour sauver sa majorité de « troisième force » menacée d’éclatement, le président du Conseil, le socialiste Ramadier, dut imposer à son propre parti une solution de compromis. L’ordonnance du 7 mars 1944 fut maintenue pour les élections à l’Assemblée algérienne et pour les conseils généraux et municipaux, et la loi du 5 octobre 1946 pour l’Assemblée nationale [17]. Le droit de vote était reconnu aux femmes musulmanes, mais l’élaboration de ses modalités fut confiée à l’Assemblée algérienne, qui n’aboutit à rien.

Les électeurs musulmans étaient donc répartis en quatre catégories : les « naturalisés » (ou « citoyens de statut civil de droit commun »), et les citoyens à statut personnel particulier votant dans le premier collège ; ceux qui votaient dans l’un ou l’autre collège suivant les scrutins, et ceux qui étaient relégués dans le second (où les élections furent truquées par l’administration à partir de 1948). Cette situation complexe dura une dizaine d’années. Les deux propositions déposées en 1950 par le député du deuxième collège Benchenouf - tendant l’une à instituer un collège unique avec des listes comportant obligatoirement deux cinquièmes de candidats de statut civil de droit commun et trois cinquièmes de statut particulier, et l’autre à élargir l’accès des Musulmans au premier collège - n’aboutirent pas.

Après le début de l’insurrection, le ministre de l’intérieur François Mitterrand proposa en janvier 1955 un plan de réformes, comportant notamment l’uniformisation des collèges électoraux suivant les dispositions de la loi du 5 octobre 1946 [18]. Le nombre de Musulmans votant dans le premier collège pour l’élection de l’Assemblée algérienne serait ainsi passé de 69.903 (12,3 %) à 87.912 (14,8 %). Mais la politique d’intégration de l’Algérie à la France, dont le gouverneur général Jacques Soustelle se fit le champion, impliquait logiquement le collège unique, qui continuait d’effrayer la plupart des élus du premier collège. Le gouvernement de Front républicain présidé par Guy Mollet en adopta le principe. Le projet de loi-cadre présenté par le gouvernement Bourgès-Maunoury en fit la règle pour l’élection des assemblées territoriales et de l’assemblée fédérative algérienne, mais il fut renversé le 30 septembre 1957 à l’appel des défenseurs des Français d’Algérie. Le deuxième projet de loi-cadre, présenté par le gouvernement de Félix Gaillard, les apaisa en équilibrant les assemblées élues au collège unique par des conseils représentant paritairement les communautés européenne et musulmane, définies par leur statut civil, de droit commun ou de droit local.

Enfin, le général de Gaulle utilisa la fraternisation de mai 1958 pour faire accepter, dès son retour au pouvoir, le suffrage universel (y compris les femmes musulmanes) dans un collège unique pour toutes les élections. Un an après le référendum du 28 septembre 1958, qui avait semblé consacrer le ralliement de la masse musulmane à la France, le discours présidentiel du 16 septembre 1959 proclama l’ultime conséquence de la démocratisation de l’Algérie : le droit des Algériens à disposer d’eux-mêmes par l’autodétermination, qui ranima la vieille crainte de la minorité européenne d’être submergée par le nombre. Pour tenter de la rassurer, les accords d’Évian négociés par le gouvernement français avec le FLN garantirent aux « citoyens de statut civil de droit commun » le droit d’exercer pendant trois ans les droits civiques algériens avec une représentation proportionnée à leur importance numérique, avant de choisir leur nationalité définitive. Au contraire, selon l’ordonnance du 21 juillet 1962, les citoyens de statut civil de droit local (musulman ou berbère) furent réputés avoir perdu la nationalité française le jour de l’indépendance de l’Algérie, à moins qu’ils ne s’établissent en France et souscrivent une « déclaration recognitive de nationalité française », qui pouvait d’ailleurs leur être refusée, comme l’ancienne « naturalisation » [19].

Ainsi la France, qui avait proclamé dès 1848 le rattachement de l’Algérie au territoire national, et octroyé dès 1865 la nationalité française à tous ses habitants indigènes, n’en tira que très lentement et tardivement les conséquences politiques. Elle tenta longtemps de détacher de la masse musulmane des individus puis des catégories d’élite, avant de se résigner au suffrage universel que les principes républicains auraient dû lui imposer beaucoup plus tôt. Ce long attachement à la vieille conception de l’électorat-fonction, lié à des critères de capacité, s’expliquait en partie, comme en France avant 1848, par une peur sociale : la crainte de voir les pauvres utiliser leurs droits civiques pour dépouiller les riches. Mais elle traduisait également un doute sur la véritable nationalité des indigènes, considérés en réalité comme des Arabes et des Musulmans, vaincus et aspirant à se libérer de la présence et de la souveraineté française. C’est pourquoi la citoyenneté française fut longtemps réservée à des individus ou à des catégories que l’on pouvait supposer francisés, ou « évolués » sous l’influence de la culture française. En réaction, la politique française de récupération des élites suscita dans le mouvement national algérien une idéologie populiste dévalorisant la notion même d’élite [20].

Guy Pervillé

[1] LEWIS Bernard, Le langage politique de l’Islam, Paris, Gallimard NRF, 1988, pp. 104-105.

[2] LAURENS Henri, Le royaume impossible, Paris, Armand Colin, 1990, pp. 30-31 et 57-58.

[3] GAUTIER Emile-Félix, L’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930, Cahiers du centenaire de l’Algérie, p. 30.

[4] En 1937, selon une enquête officielle citée par Charles Robert Ageron, une centaine de caïds sont issus de familles de djouads (noblesse d’épée), 200 de familles de chorfas (noblesse religieuse, descendant du Prophète), 350 de la petite bourgeoisie rurale, 60 autres sont d’anciens officiers ou sous-officiers de l’armée française.

[5] Voir AGERON Charles-Robert, « Les classes moyennes dans l’Algérie coloniale : origines, formation et évaluation quantitative », dans Les classes moyennes au Maghreb, Éditions du CNRS, 1980.

[6] Lettre de l’Empereur au maréchal de Mac Mahon, citée par LAURENS Henri, op. cit., p. 191-192.

[7] Les Juifs algériens n’usèrent pas beaucoup plus que les Musulmans de la faculté de « naturalisation » individuelle, mais ils furent « naturalisés » en bloc par le décret Crémieux, du 24 octobre 1870, qui les priva de leur statut personnel fondé sur la loi mosaïque.

[8] La naturalisation devint un droit, reconnu par le juge de paix (sauf opposition du gouverneur général pour cause d’indignité) pour les indigènes qui renonçaient à leur statut personnel et qui remplissaient cinq conditions préalables (être âgé de 25 ans, monogame ou célibataire, n’avoir jamais été condamné pour crime, délit, ou peine disciplinaire grave, avoir deux ans de résidence) ainsi que l’une des sept conditions suivantes : avoir servi dans l’armée et obtenu un certificat de bonne conduite, savoir lire et écrire le français, être propriétaire, fermier ou commerçant patenté sédentaire, investi d’un mandat électif, fonctionnaire ou retraité, titulaire d’une décoration française, né d’un père devenu citoyen alors que le demandeur était majeur. Cf. AGERON, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, t.2, Paris, PUF, 1968, pp. 1221-1223.

[9] COLLOT Claude, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale (1830-1962), Paris, Éditions du CNRS, et Alger, OPU, 1987, pp. 276-278.

[10] AGERON , op. cit., t.2, pp. 1217-1224, et Histoire de l’Algérie contemporaine, t.2, (1871-1954), pp. 271-276.

[11] AGERON, Histoire de l’Algérie contemporaine, t.2, pp. 389-402.

[12] Ibid., pp. 449-466.

[13] Texte dans Le mouvement national algérien, Textes 1912-1954, présentés par COLLOT Claude et HENRY Jean-Robert, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978, pp. 155-165.

[14] Cf. AGERON, Histoire de l’Algérie contemporaine, t.2, pp. 563-567, PERVILLÉ Guy, « La commission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France », dans Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, Paris, Éditions du CNRS, 1986, pp. 357-365 ; et LERNER Henry, Catroux, Paris, Albin Michel, 1990, pp. 260-274.

[15] Rapport sur le problème politique, présenté par le sénateur Paul Giacobbi.

[16] Seul le premier collège fut admis au référendum de ratification du projet de constitution : le deuxième collège restait celui des « non-citoyens » jusqu’à son entrée en vigueur.

[17] Cf. PERVILLÉ Guy, « La SFIO, Guy Mollet et l’Algérie de 1945 à 1955 », dans Guy Mollet, un camarade en République, Presses Universitaires de Lille, 1987, pp. 445 sq. ; et « Paul Ramadier et le statut de l’Algérie », dans Paul Ramadier, la République et le socialisme, (sous la direction de BERSTEIN Serge), Bruxelles, Complexe, 1990, pp. 365-376.

[18] Cf. AGERON, « Le gouvernement Pierre Mendès France et l’insurrection algérienne », dans Pierre Mendès France et le mendésisme, (sous la direction de BEDARIDA François et RIOUX Jean-Pierre), Paris, Fayard, 1985, pp. 331-342.

[19] Cf. ETIENNE Bruno, Les problèmes juridiques des minorités européennes au Maghreb, (ou Les Européens d’Algérie et l’indépendance algérienne), Paris, Éditions du CNRS, 1968, pp. 244-255.

[20] Cf. PERVILLÉ Guy, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Éditions du CNRS, 1984 ; et « L’élite intellectuelle, l’avant-garde militante et le peuple algérien », Vingtième siècle, revue d’histoire, n°12, octobre 1986, pp. 51-58.



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