Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie : le rôle des associations d’étudiants (1992)

dimanche 4 mars 2007.
 
Je reproduis ici mes interventions prononcées dans le cadre du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, qui a eu lieu à Paris les 13 et 14 mars 1992. Cet important colloque a été organisé par l’Institut du monde arabe et la Ligue de l’enseignement. Ses actes ont été publiés en deux volumes (voir le tome 1) l’année suivante par Gilles Manceron, qui en a également publié une synthèse écrite en collaboration avec l’historien algérien Hassan Remaoun (D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire, Paris, Syros, 1993).

Sur les associations d’étudiants algériens musulmans (pp. 175-180)

J’ai étudié les étudiants algériens dans un livre publié aux éditions du CNRS en 1984 [1]. Depuis, des précisions sont venues de la part des acteurs et témoins algériens dans les publications de Mohammed Harbi mais aussi dans un chapitre du livre de Ali Haroun La Septième Wilaya [2], et plus récemment, à Alger, dans le témoignage apporté par Belaïd Abdesselam, l’un des pères de l’UGEMA, interrogé par ses amis Bennoune et El-Kenz [3].

Les étudiants algériens de formation française ont joué un rôle non négligeable dans la guerre d’indépendance de leur pays. Ils ont saisi l’occasion de s’émanciper de la tutelle de l’Université française - voire de celle du mouvement étudiant français - et de s’intégrer pleinement dans la nation algérienne.

Ces étudiants algériens étaient une étroite minorité, même si leur nombre tendait à augmenter de plus en plus vite. Deux chiffres pour fixer les idées : en 1938-1939, il y avait une centaine d’étudiants musulmans à l’Université d’Alger et, en tenant compte de ceux qui étudiaient en France, il ne devait pas y en avoir, au total, plus de 150. Cela en laissant de côté les étudiants qui faisaient des études en langue arabe dans les pays maghrébins voisins ou les pays d’Orient. En 1954, il y avait 1.200 étudiants musulmans algériens dont un peu plus de la moitié à Alger.

D’où venaient-ils ? Il y a dans la tradition orale et écrite des étudiants musulmans de l’époque l’idée que, contrairement aux étudiants tunisiens et surtout marocains, ils ne seraient pas les fils des grandes familles musulmanes, mais des fils du peuple. Même Ferhat Abbas se prétendait dans ses premiers écrits « fils de pauvre fellah », en oubliant de dire que son père a tout de même fini sa carrière comme caïd, et non des moindres. D’un autre côté, la société musulmane d’Algérie, qui correspondait aux couches les moins favorisées, regardait ces étudiants comme des fils de famille privilégiés. Alors, où est la vérité ? Je pense qu’elle doit se situer entre les deux : ils étaient peut-être moins privilégiés que dans les pays voisins mais certainement pas aussi défavorisés qu’ils le prétendaient eux-mêmes. Il y avait en particulier un grand nombre d’enfants de moyens ou petits fonctionnaires, notamment des fils d’instituteurs, qui étaient de milieux relativement modestes.

Ils faisaient des études dans un système d’enseignement de plus en plus assimilationiste, qui n’était plus l’enseignement bilingue arabe-français du temps du Second Empire. Quel genre d’études faisaient-ils ? Surtout des études qui les menaient à des professions libérales, et qui les mettaient dans une situation de relative indépendance par rapport à l’administration : médecins, avocats, etc.

Toujours est-il que ces étudiants relativement favorisés, étant l’objet d’un procès d’intention permanent de la part de couches moins favorisées de leur peuple qui les désignaient comme des privilégiés, les soupçonnaient d’être des « francisés », d’avoir renié l’identité nationale arabo-musulmane, s’organisèrent en mouvement étudiant à partir de 1919, à Alger, et de 1927, à Paris. L’opinion musulmane, et en particulier les militants nationalistes, les ont souvent soupçonnés d’être devenus étrangers à leur peuple, par embourgeoisement et dépersonnalisation. En réponse, les étudiants et leurs mouvements se sont constamment efforcés de prouver leur fidélité.

L’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN) a été fondée à Alger en 1919, puis l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France (AEMNAF) l’a été à Paris en 1927. Ces associations, à la fois corporatives, religieuses, et politiques, cumulaient trois caractères que les étudiants français distinguaient alors en trois types d’association. L’AEMNAF, qui avait une référence religieuse, ne correspondait pas à un cadre national puisqu’elle associait les Algériens à leurs camarades des pays voisins, la Tunisie et le Maroc, surtout à Paris où les Algériens étaient minoritaires parmi les musulmans d’Afrique du Nord.

Les étudiants algériens s’intégrèrent d’abord au mouvement étudiant français. Ils eurent des rapports d’opposition avec l’Association générale des étudiants d’Alger (AGEA) qui excluait pratiquement les étudiants musulmans de ses rangs, en tout cas des fonctions dirigeantes, mais, en France, au contraire, ils eurent des rapports d’association et d’intégration au sein de l’UNEF, tout en gardant leur organisation particulière. Ils s’en éloignèrent ensuite en affirmant leur autonomie et en organisant, avec les étudiants tunisiens et marocains (qui avaient une conscience nationale beaucoup plus précoce que les Algériens dans la mesure où la Tunisie et le Maroc étaient des États, ce qui n’était pas le cas de l’Algérie), des congrès d’étudiants nord-africains. C’est pendant la Seconde Guerre mondiale que les étudiants algériens se sont vraiment alignés sur les étudiants tunisiens et marocains dans un commun patriotisme maghrébin.

Le résultat fut qu’après la Seconde Guerre mondiale le mouvement étudiant s’organisa dans un cadre qui était toujours musulman « Nord-africain ». Il y avait toujours l’AEMAN à Alger, l’AEMNA à Paris, qui en fait s’efforçaient de réunir tous les groupes d’étudiants maghrébins dans les autres universités de la métropole. L’AEMNA était devenue AEMNAF, mais il n’y avait toujours pas d’organisation nationale algérienne et, d’autre part, il y avait toujours ce fractionnement en fonction des lieux d’étude. Les militants étudiants étaient de plus en plus politisés. Depuis 1945-1946, les étudiants algériens se considéraient comme partie intégrante du mouvement national. Ils considéraient qu’ils ne pouvaient pas avoir une action revendicative purement étudiante sans s’intéresser à la condition que le régime colonial faisait à l’enseignement en Algérie. Ils voulaient s’organiser pour jouer leur rôle dans le mouvement national anticolonialiste. Cette organisation prit forme, en 1952-1953, à travers l’Union musulmane des étudiants maghrébins (qui s’était formée avec la bénédiction du MTLD à Alger), mais, dès 1953, cette union musulmane éclata dans la mesure où les Tunisiens avaient fondé leur propre UGET (Union générale des étudiants tunisiens).

À partir de là, les militants étudiants décidèrent de se réorganiser dans un cadre national algérien, d’où le projet d’UGEMA qui fut lancé en 1954 par les étudiants d’Alger, mais qui se vit opposer un projet d’UGEA. La question était de savoir si l’on devait mettre ou non la référence religieuse à l’islam dans le sigle. La définition de l’union nationale algérienne divisa les étudiants algériens en deux tendances. D’une part, le Parti communiste algérien, l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA), et certains éléments du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), notamment Mohammed Harbi, voulaient admettre tous les étudiants se considérant comme Algériens sans distinction d’origine ou de religion. Ils avaient fondé, en 1953, l’Union des étudiants algériens de Paris (UEAP) et celle de Toulouse, qui devaient être les premiers éléments de l’Union nationale des étudiants algériens (UNEA). Mais, d’autre part, la majorité des étudiants MTLD, animés par Belaïd Abdessalam à Paris et par Mohammed Benyahia à Alger, proposèrent de constituer l’Union générale des étudiants musulmans algériens. Ils promirent que le « M » n’avait pas une signification confessionnelle, mais culturelle, et qu’il serait supprimé après l’indépendance de l’Algérie. Les deux Unions tinrent leurs congrès constitutifs à Paris en juillet 1955, mais la plupart des étudiants choisirent l’UGEMA, et les partisans de l’UNEA se soumirent.

L’UGEMA avait pour but de rassembler les étudiants algériens musulmans pour intégrer leurs revendications culturelles et sociales dans le cadre du mouvement national. Très vite ses principaux dirigeants furent recrutés par le FLN à Alger ou en France, notamment son premier président Ahmed Taleb, fils du cheik Ibrahimi, président de l’Association des Oulémas. L’UGEMA prit des positions politiques contre la répression et pour des négociations. Son deuxième congrès, en mars 1956, vota une motion réclamant des négociations avec le Front de libération nationale, nommément cité. Des incidents opposèrent des membres de l’UGEMA à des étudiants partisans de l’Algérie française, à Alger, où ils avaient pris la direction de l’AGEA, et en France, notamment à Montpellier.

Le 19 mai 1956, la section d’Alger de l’UGEMA appela les étudiants et les lycéens à faire la grève illimitée des cours et des examens et à rejoindre le maquis. Les sections de France et la direction de l’Union, en majorité défavorables à la grève, s’y rallièrent quand elles surent que c’était un ordre du FLN. Le 25 mai, le comité directeur confirma l’ordre de grève, mais sans généraliser l’appel au maquis : il invita les étudiants algériens à mener une lutte politique auprès des étudiants français, des enseignants et des autorités universitaires, et de l’opinion publique. La Conférence nationale étudiante pour une solution du problème algérien, organisée en juillet 1956 avec des membres de la tendance « mino » de l’UNEF (qui devint majoritaire à partir du 1er juillet 1956) en fut la plus importante manifestation. À la rentrée suivante, l’ordre de grève fut maintenu. L’UGEMA accentua sa pression sur la direction « mino » de l’UNEF, en la sommant de condamner la répression française en Algérie comme elle avait condamné la répression soviétique en Hongrie. L’UNEF ayant refusé pour maintenir son unité, l’UGEMA rompit toute relation avec elle, le 30 décembre 1956.

L’ordre de grève et l’appel au maquis divisèrent les étudiants algériens. Une minorité non négligeable refusa d’obéir et fut exclue de l’UGEMA. Une autre minorité - plus importante en Algérie - s’engagea totalement dans le FLN-ALN, soit au maquis, soit dans les organisations clandestines urbaines : des étudiants et des lycéens servirent dans les services de santé, les organisations politiques et administratives, et même dans les unités combattantes. Ils partagèrent les épreuves de leur peuple ; beaucoup furent tués, ou victimes des purges provoquées par la guerre psychologique des services secrets français, ou capturés. Enfin une troisième catégorie - la plus importante en France -, milita en milieu étudiant en attendant la fin de la grève, qui fut décidée à l’automne 1957. En effet, sur les instances de la direction centrale de l’UGEMA qui avait peur de la démobilisation et de la lassitude croissante des étudiants, le CCE (Comité de coordination et d’exécution) du FLN décida la levée de la grève des cours et des examens en excluant seulement l’université d’Alger « dont le caractère colonialiste n’est plus à démontrer ». À partir de là, les étudiants reprirent leurs études tout en continuant leur action politique, mais, en pratique, les conditions étaient très difficiles car le gouvernement français tolérait de moins en moins les activités de l’UGEMA. Celle-ci fut dissoute le 28 janvier 1958, ce qui entraîna des persécutions et une réorganisation de l’UGEMA sous la forme d’une section universitaire de la Fédération de France du FLN, soumise à son organisation et à sa discipline.

En même temps, le Bureau de l’UGEMA s’efforça de transférer la base étudiante hors de France pour la soustraire aux persécutions et aux obligations de service militaire. Il y eut un compromis entre la section universitaire de la Fédération de France et la direction de l’UGEMA, à savoir que le mouvement étudiant restait théoriquement « un », mais les étudiants qui restaient en France étaient soumis à la discipline de la section universitaire tandis que l’UGEMA. s’occupait essentiellement des étudiants hors de France et de leur action internationale. C’est ainsi que, à partir de 1958, le mouvement étudiant tendit à se fragmenter de plus en plus suivant les lieux d’étude, les étudiants se partageant entre tous les coins du monde : il y en avait en France, il y en avait qui revenaient à l’université d’Alger (malgré l’interdit maintenu théoriquement jusqu’en 1960) parce qu’ils ne pouvaient pas venir en France, il y avait ceux qui étudiaient dans différents pays occidentaux, d’autres dans les pays du bloc socialiste et d’autres enfin dans le monde arabe, l’UGEMA intégrant même les étudiants de culture arabe, étudiant en dehors de l’université française.

La direction de l’UGEMA (renouvelée par son congrès clandestin de décembre 1957) passa en Suisse pour organiser l’accueil de centaines d’étudiants fuyant la France ou démobilisés en Tunisie et au Maroc, et la reprise de leurs études grâce à des bourses offertes par des États étrangers, avec l’aide du ministère des Affaires sociales du GPRA, de l’Union internationale des étudiants (pro-communiste) et de la Confédération internationale des étudiants (pro-occidentale). Tout en se préparant à être les futurs cadres de l’Algérie, les étudiants algériens secondèrent efficacement la diplomatie du GPRA en popularisant leur cause dans leurs pays d’accueil et dans les rencontres estudiantines internationales.

Le dernier temps fort se situe à partir de 1960. Les étudiants furent sollicités de prendre de nouveau des responsabilités et de faire de nouveaux sacrifices pour la cause nationale. Étant donné qu’après le discours de De Gaulle sur l’autodétermination, le CNRA (Conseil national de la révolution algérienne) avait décidé, en janvier 1960, d’intensifier son action et de réorganiser l’ALN, notamment à l’extérieur, le IVe Congrès de l’UGEMA, réuni à Tunis en juillet-août 1960, avait de nouveau placé les étudiants algériens à la disposition du GPRA pour renforcer la lutte après l’échec des entretiens de Melun. L’état-major de l’ALN recruta 120 volontaires parmi les étudiants ayant achevé un cycle d’études en France pour renforcer et améliorer l’encadrement de l’armée des frontières au début de 1961. En même temps, des étudiants d’Alger créèrent une section universitaire du FLN, en liaison avec la Wilaya IV, qui renoua des relations avec l’état-major de l’ALN par l’intermédiaire de la Fédération de France du FLN. Cette section universitaire fut conduite à donner un ordre de grève en février 1962, mais, en fait, il n’était plus possible pour les étudiants musulmans de continuer à étudier à Alger étant donnée l’action de l’OAS.

C’est dans ce contexte que produisit la reprise des contacts entre la direction de l’UGEMA et celle de l’UNEF qui se fit en Suisse, à partir du printemps 1960, et qui fut très importante dans la mesure où les étudiants du côté français, en quelque sorte, doublaient leur gouvernement. Il est certain que ce rapprochement entre les deux mouvements étudiants, qui tentait de s’insérer dans un rapprochement entre les centrales syndicales des deux nations, a joué un rôle important pour faire pression sur le gouvernement français de De Gaulle et pour l’amener à des positions qui ne correspondaient pas à ses conceptions initiales, mais qui, comme François Borella l’a dit, se rapprochaient davantage de ce qui avait été élaboré par la Conférence nationale de 1956.

On ne peut pas dire que les étudiants ont eu un rôle décisif du côté algérien, puisqu’ils étaient intégrés dans un mouvement national qui savait ce qu’il voulait. Mais, du côté français, il est certain que l’UNEF a joué un rôle non négligeable comme force de pression et qu’elle a contribué au changement de la politique française. On l’a peu mis en valeur, mais il est certain que la solution d’Évian n’est pas du tout l’application de la doctrine gaullienne de l’autodétermination, c’est l’application de la doctrine de l’autodétermination définie par des colloques universitaires à Royaumont, à Aix-en-Provence et à Grenoble, colloques universitaires dont d’ailleurs certains participants étaient des anciens de l’UNEF (je pense à Georges Lavau qui a présenté le principal rapport sur la doctrine de l’autodétermination). Du côté algérien, il y eut une intégration du mouvement étudiant dans le mouvement national qui était le but désiré depuis longtemps par les dirigeants étudiants. Néanmoins, cela n’a pas empêché une sorte d’éclatement du mouvement étudiant, une certaine rancune entre ceux qui avaient sacrifié des années d’études, pris tous les risques, vu mourir leurs camarades, et ceux qui avaient été mis relativement en réserve et qui ainsi avaient couru moins de danger.

À quoi s’ajoute, peut-être, un certain éclatement idéologique favorisé par la dispersion des étudiants algériens entre le monde occidental, le monde socialiste et le monde arabe. En 1960, les étudiants algériens étaient géographiquement dispersés entre Alger (814 étudiants en 1959-1960, selon les statistiques officielles), la France (1.230 étudiants, dont 750 dans les facultés et 480 dans les classes préparatoires) et les autres pays, où ils bénéficiaient, en 1960-1961, de 987 bourses dans l’enseignement secondaire ainsi que dans le supérieur, réparties entre les États arabes (dont les étudiants algériens arabophones avaient été intégrés à l’UGEMA), les États socialistes et les États occidentaux.

En décembre 1961, l’ensemble de l’UGEMA transformée en section universitaire du FLN dans l’espoir de participer plus directement à la préparation de l’avenir de l’Algérie, elle fut associée à l’élaboration d’un projet de programme de FLN par la Fédération de France ; mais le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) préféra prendre en considération le projet de la commission composée de deux membres du GPRA (Ben Bella et Yazid), deux membres du CNRA (Benyahia et Lacheraf) et de trois experts (Redha Malek, Mohammed Harbi et Abdelmalek Temam) qui devint le « programme de Tripoli ».

Le rôle des étudiants algériens de formation française dans l’indépendance de leur pays reste controversé parmi les intéressés eux-mêmes. Un ressentiment tenace continue d’opposer les anciens maquisards aux anciens « planqués » de l’UGEMA, dont certains persistent à contester l’utilité de la grève dans l’intérêt de l’Algérie. Globalement les étudiants se sont émancipés du cadre de l’Université française. Ils ont participé à des postes inégalement exposés au combat de leur peuple, et se sont intégrés aux nouvelles élites dirigeantes de leur pays. Leur engagement a pesé sur l’issue des événements, en contribuant à rallier à leur cause leur milieu d’origine, les étudiants et intellectuels français, et ceux du reste du monde.

Sur l’UNEF (pp. 193-195)

Je voudrais revenir sur l’importance de l’unité de l’UNEF, pour sa représentativité, et également sur le problème de l’apolitisme qui lui est lié. François Borella a montré que le souci de l’unité de l’UNEF était aussi grand chez ceux que l’on appelait en 1956 les « minos » que chez les « majos ». Ce souci d’unité était lié dans l’esprit des « majos » (qui avaient perdu la majorité de l’UNEF en 1956) à la notion d’apolitisme qui était au contraire critiquée par les « minos ». Mais leurs positions n’étaient peut-être pas aussi éloignées qu’elles pouvaient le paraître. En effet, la notion d’apolitisme figurait dans les statuts de l’UNEF depuis sa fondation, et, auparavant, dans les statuts des associations générales d’étudiants dont la fédération a formé l’UNEF, comme moyen nécessaire pour rassembler tous les étudiants. Mais ce n’était pas un apolitisme absolu, dans la mesure où ne pas faire de politique c’était forcément accepter, même passivement, l’ordre établi. Or il se trouve qu’aux origines de l’UNEF et des AG qui l’ont constituée, l’ordre établi était la République et que ce sont les Républicains qui ont voulu réorganiser sur cette base le mouvement étudiant. L’apolitisme a été, surtout au début, un garde-fou nécessaire contre la tentation permanente de la mainmise d’organisations politiques sur les mouvements étudiants, notamment celle de l’Action française sur l’AG de Paris. Il faut bien se rendre compte que le mouvement étudiant se composait en France de trois sortes d’organisations : les associations générales et l’UNEF, dont la vocation était de rassembler tous les étudiants, les associations politiques et les associations confessionnelles. Il est intéressant de remarquer à ce sujet que le mouvement étudiant algérien, d’abord « nord-africain », s’est formé en fait à partir d’associations confessionnelles, mais qui ont joué le rôle des deux autres types d’associations en les fusionnant en un seul type. Si l’on revient à l’UNEF, on constate qu’en fait, les « minos », partisans, depuis la Charte de Grenoble de 1946, d’un syndicalisme étudiant engagé dans la vie sociale et politique, avaient une mauvaise opinion de cet apolitisme qu’ils considéraient comme une hypocrisie ou une lâcheté.

Je pense qu’il faut prendre quelque distance critique par rapport à leur point de vue. L’apolitisme avait aussi son utilité pendant la longue histoire de l’UNEF avant 1946 (qui n’est pas une préhistoire comme le croyaient les « minos » et comme Alain Monchablon semble l’avoir admis un peu légèrement à mon avis), d’abord parce que les « minos » ont perdu le pouvoir dès 1950 et ont dû faire des Bureaux d’union avec les « majos », restés majoritaires jusqu’en 1956. Si la puissance de l’UNEF a été à son apogée en 1955 et au début de 1956 en termes de représentativité et de nombre des étudiants qu’elle rassemblait, c’était précisément grâce à cette règle d’apolitisme qui n’excluait ni une action gestionnaire ni une action revendicative (Alain Monchablon a bien montré qu’en fait, dans les AG, action gestionnaire et action revendicative allaient de pair et qu’il n’y avait pas de contradiction entre les deux). Cela explique qu’il pouvait y avoir aussi parmi les « majos » des hommes qui étaient des revendicateurs ardents, comme Jean-Marc Mousseron, président de l’UNEF en 1953, qui s’était fait tabasser par la police, boulevard Saint-Michel, ce qui ne l’a pas empêché d’être à la tête de ceux qui ont pris position contre l’action de l’UGEMA à Montpellier en janvier 1956 (menée notamment par Mohamed Khemisti) et de devenir un des leaders de la tendance « Algérie française ».

Les choses ne sont pas si simples, et Alain Monchablon l’a bien montré : parmi les « majos », il n’y avait pas que des droitiers hypocrites n’osant pas s’avouer comme des hommes de droite, il y avait aussi des gens qui étaient partisans sincères de l’apolitisme en tant que moyen de maintenir l’unité nécessaire du mouvement. C’est pourquoi, parmi les scissions qui ont commencé à affaiblir l’UNEF à partir de 1956, il y a eu d’abord la scission de l’AGEA qui était une scission politique. Mais les membres de l’AGEA qui ont pris le pouvoir en 1956 se réclamaient des sentiments d’honneur et de patriotisme qui figuraient dans les statuts de l’AGEA et qui, d’après eux, n’étaient pas de la politique partisane mais de la politique nationale. Il y a eu ensuite la scission lors du Congrès de Pâques 1957 (le Congrès du cinquantenaire) qui a vu plusieurs AG métropolitaines se séparer de l’UNEF à cause de cette prise de position politique en faveur d’une certaine reconnaissance des revendications algériennes. Cette scission de Pâques 1957 a donné lieu à la création d’un Mouvement des étudiants de France (MEF) qui se prétendait apolitique, a tenu son 11ème Congrès à Limoges, et a duré à peu près un an. J’ai rencontré le président du MEF, Pierre-Marc Lachaud, qui m’a bien expliqué que, même s’il y avait effectivement parmi les « majos » des droitiers du genre de Jean-Marie Le Pen, il y avait aussi des gens qui étaient sincèrement partisans de l’apolitisme pour maintenir l’unité du mouvement étudiant. On retrouve là ce souci commun d’unité. Cette scission n’a pas duré, notamment parce que l’UNEF a fait des concessions pour y mettre fin, et je constate aussi que l’engagement de nouveau audacieux des dirigeants de l’UNEF en 1960-1961 dans la reprise des relations avec l’UGEMA a entraîné une deuxième scission (en mettant de côté celle de l’AGEA qui durait toujours), laquelle a créé la FNEF (Fédération nationale des étudiants de France) ne se réclamant plus, elle, de l’apolitisme, mais d’une définition du rôle de l’étudiant dans la société qui était ouvertement droitière. Il y avait donc une différence, de ce point de vue, entre la scission du MEF et la scission de la FNEF, et, d’ailleurs, un certain nombre d’AG « majos » qui restaient attachées à l’apolitisme ont refusé de rejoindre la FNEF et sont restées à l’UNEF, en maugréant, disaient leurs responsables, en 1962, contre les « procédés dictatoriaux » du « Bureau PSU ».

Je partage, de l’extérieur, l’impression de François Borella sur la spirale de l’engagement politique qui, après 1962, a mené l’UNEF à sa ruine en quelques années. Ma conclusion sur cette affaire, c’est qu’en effet (j’en ai discuté avec Pierre-Marc Lachaud et son point de vue est tout à fait compatible avec celui de François Borella) il y avait des deux côtés le même souci de maintenir l’unité de l’UNEF, mais ceux qui estimaient que la prise de position en faveur de l’indépendance de l’Algérie était nuisible à l’UNEF avaient tort dans l’immédiat, puisqu’en fait cette prise de position correspondait à un souci réel de la grande majorité des étudiants métropolitains. En ce sens, on comprend pourquoi les « majos » ont perdu la majorité et ne l’ont jamais retrouvée, et pourquoi les « minos » ont gagné et tenu l’UNEF jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie. Mais à plus long terme, je crois que Pierre-Marc Lachaud avait raison (et François Borella ne le contredira pas) en estimant que, sans s’en rendre bien compte, on était passés d’une conception du syndicalisme étudiant à une autre. Ou bien on estime que l’Union étudiante doit être représentative, et pour cela ne doit prendre position que sur des questions qui rassemblent un large consensus, et doit donc éviter tout ce qui peut diviser. Ou bien, on admet qu’il peut y avoir un pluralisme syndical étudiant sur une base idéologique, comme il y a un pluralisme des syndicats de travailleurs, moyennant quoi chacun adhère au syndicat dont les vues correspondent aux siennes, mais il n’est plus question d’unité du mouvement étudiant français. C’est en ce sens que le sigle « UNEF », qui subsiste toujours et dont se réclament deux syndicats, est un leurre ou un mythe car, en fait, derrière ce sigle, il y a une conception du syndicalisme étudiant qui n’est plus du tout la même que celle qui existait jusqu’en 1956.

Guy Pervillé

[1] Guy Pervillé, Les étudiants algériens de l’université française, 1830-1962, Paris, CNRS, 1984, 346 p.

[2] Ali Haroun, La septième Wilaya, la guerre du FLN en France, Paris, Le Seuil, 1986, 522 p. (voir p. 72-84).

[3] Mahfoud Bennoune et Ali el-Kenz, Le hasard et l’histoire, entretiens avec Belaïd Abdesselam, t. I, Alger, ENAG-Editions, 1990.



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