Le panafricanisme du FLN algérien (1990)

dimanche 11 mars 2007.
 
Cette communication a été présentée au colloque intitulé L’Afrique noire française : l’heure des indépendances, Aix-en-Provence, 26-29 avril 1990, puis reprise dans les actes de ce colloque publiés sous la direction de Charles-Robert Ageron et Marc Michel, CNRS Editions, 1992, pp. 513-522.

« Cet ouvrage est un constat, un simple constat : l’Algérie est africaine, sereinement africaine, passionnément africaine. De par le sol et de par le soleil, de par nos ventricules et de par nos artères, de par nos orteils nus et nos cheveux crépus, de par nos chants brandis et de par nos tambours qui portent le message de la liberté à tous les bivouacs où la peau n’est plus couleur de maléfice originel, Algérie a toujours rimé avec Afrique, l’Afrique et l’Algérie sont des noms d’épousailles. »

Ainsi commence l’introduction de Pour l’Afrique, recueil de textes littéraires algériens rassemblés par Mustapha Toumi [1] à l’occasion du festival culturel panafricain d’Alger en 1969.

Mais faut-il croire les poètes ? L’Algérie s’est-elle toujours sentie africaine, ou l’est-elle devenue ? Quels rapports profonds, au-delà d’une simple coïncidence, peuvent unir la guerre de libération nationale algérienne et l’émancipation pacifique des colonies françaises d’Afrique noire ?

Le panafricanisme du FLN algérien paraît bien être une idéologie récente, une stratégie peu efficace, enfin et surtout un mythe justificateur d’une volonté d’influence.

UNE IDÉOLOGIE RÉCENTE

Vue de l’espace ou sur les cartes d’un atlas, l’Afrique est le plus compact de tous les continents. Aucune frontière naturelle visible ne sépare l’Algérie de ses voisins au sud comme à l’est ou à l’ouest.

Mais depuis plusieurs millénaires, le Sahara oppose une barrière naturelle de plus en plus large et de plus en plus rigoureuse aux communications entre l’Afrique du Nord méditerranéenne et l’Afrique intertropicale (sauf dans la vallée du Nil). Au contraire, la Méditerranée unit ses riverains beaucoup plus qu’elle ne les sépare. En conséquence, depuis l’aube de l’histoire, les populations de l’Afrique du Nord se distinguent beaucoup moins de leurs voisines d’Europe méridionale que de celles de l’Afrique profonde par leurs traits physiques. Déjà Hérodote distinguait les Libyens et les Éthiopiens d’après la couleur de leur peau. Aujourd’hui encore, les populations noires sont peu nombreuses au nord du tropique, sinon dans les oasis. La traite transsaharienne des esclaves noirs, qui prit toute son ampleur entre la conquête arabe du VIIe siècle et les conquêtes européennes du XIXe siècle, n’a pas suffi à fusionner les peuples des deux rives du désert.

Il est vrai que l’islamisation progressive des peuples noirs du Sahel a pu les rapprocher de leurs coreligionnaires arabes ou berbères. Mais la solidarité religieuse islamique n’englobait pas l’ensemble des Noirs africains restés animistes ou convertis au christianisme. De plus, contrairement à une idée couramment admise, les musulmans ne sont pas tous insensibles aux préjugés de couleur, si utiles pour justifier l’esclavagisme. Bernard Lewis a montré que les Arabes acceptaient plus volontiers la domination des Mamelouks blancs (turcs, slaves ou caucasiens) que des Noirs [2]. Dans les contes kabyles, le contraste des couleurs blanche et noire symbolisait l’opposition du bien et du mal [3]. Même Frantz Fanon, le prophète de la solidarité anticolonialiste des « damnés de la Terre », dut constater avec consternation l’existence d’un racisme antinoir au Maghreb [4].

La conquête française a sans doute rapproché les Africains blancs et noirs en les soumettant à une même domination. Mais elle a peu développé leurs relations. C’est surtout en France que des soldats, des travailleurs, des étudiants, voire des députés aux assemblées françaises (à partir de 1945) ont pu se côtoyer et se connaître. Mais en sens inverse, l’utilisation en Afrique du Nord des tirailleurs sénégalais pour le maintien de l’ordre colonial a laissé des traces dans l’opinion publique maghrébine.

Pour toutes ces raisons, il est impossible de croire que les masses algériennes et les masses africaines noires communiaient avant le 1er novembre 1954 dans une même conscience continentale.

Le panafricanisme est né dans le premier quart du XXe siècle parmi les intellectuels noirs du Nouveau Monde, en tant que défense et illustration de la race noire et de la « négritude » injustement méprisées, avant de se répandre en Afrique [5]. Le panafricanisme algérien semble né d’une réaction anticolonialiste aux projets d’Eurafrique échafaudés entre les deux guerres mondiales et remis en vogue après la Seconde [6] . Le premier exposé du thème panafricain par un nationaliste algérien se trouvait dans la brochure de Mohammed Chérif Sahli, publiée à Alger en 1950, le Complot contre les peuples africains. Elle dénonçait un plan attribué à l’ancien directeur des Affaires indigènes Louis Milliot, prévoyant en 1941 de transférer l’excédent de main d’œuvre algérienne dans la boucle du Niger pour faire place à un afflux de réfugiés métropolitains ou de colons européens ; et plus récemment, l’inclusion de l’Algérie dans le pacte atlantique signé en 1949. Contre ce « complot », elle préconisait l’union nationale, l’unité nord-africaine, l’entente panafricaine et la coopération avec toutes les forces anti-impérialistes dans le monde. Messali Hadj s’en inspira peut-être dans son message au deuxième congrès du MTLD réuni en avril 1953, en accusant Hitler d’avoir voulu fonder l’Eurafrique en refoulant les musulmans de l’Afrique du Nord vers le Sahara pour y installer des Allemands et des Italiens [7]. Mais le rapport du Comité central au même congrès identifiait le « bloc Afrique-Asie » au « bloc arabo-asiatique », sans parler de l’Afrique noire, à l’exception de l’Afrique du Sud [8].

Pourtant, dès décembre 1948, le chef de l’organisation spéciale paramilitaire du MTLD, Hocine Aït Ahmed, avait prévu une « stratégie d’élargissement » sous la forme d’un « front révolutionnaire des peuples opprimés » qui n’oubliait pas l’Afrique. Il recommandait de « bétonner nos relations avec les éléments les plus avancés de l’émigration africaine et asiatique » en France, notamment parmi les étudiants et les syndicalistes. Il soulignait les effets positifs d’un refus de combattre des unités sénégalaises sur l’opinion française et sur celle des peuples opprimés [9]. Mais il ne se référait pas à une identité africaine particulière.

La proclamation lancée par le FLN le 31 octobre 1954 ne disait pas un mot de l’Afrique noire ni de l’unité africaine, alors qu’elle invoquait avec insistance l’« unité nord-africaine dans son cadre naturel arabo-musulman [10] ». De même, la « plate-forme » politique adoptée par le congrès de la Soumman en août 1956 ne mentionnait pas l’Afrique, sinon implicitement, dans le bloc afro-asiatique issu de la conférence de Bandoeng.

Pourtant, dès la fin de juillet 1956, le numéro 2 du Moudjahid, organe clandestin du FLN d’Alger, mentionna pour la première fois l’unité africaine dans un article dénonçant un « mirage : le Sahara français ». Au « Sahara des colonialistes », détaché de l’Algérie pour conserver le pétrole récemment découvert à la France ou à l’Eurafrique, il opposait le « Sahara maghrébin », mais ajoutait : « Par Sahara, les nations africaines, bien avant l’ère coloniale, ont vécu leur unité africaine. Il faut rendre au Sahara son rôle historique de trait d’union. entre l’Afrique noire et l’Afrique du Nord [11]. » Dans la même perspective, en avril 1957, Hocine Aït Ahmed préconisait une « politique africaine et maghrébine intelligente, conséquente et sincère » pour contrer les visées françaises sur le Sahara [12], et dénonçait comme une escroquerie le plébiscite d’août 1956 au sujet de l’autonomie du Togo. Il proposait la proclamation d’un gouvernement provisoire algérien qui définirait les « rapports de l’Algérie avec le Maghreb, le monde arabe et africain », mais il oubliait l’Afrique noire dans la liste des aires géographiques où installer des missions diplomatiques permanentes, sans doute à cause de la rareté des États indépendants jusqu’à cette date.

Le premier article de fond sur les rapports entre le « conflit algérien et l’anticolonialisme africain » fut publié à Tunis dans le numéro 11 du Moudjahid le 1er novembre 1957. Il expliquait l’évolution de la politique française vers l’autonomie des territoires d’outre-mer par la crainte de la contagion de la révolution algérienne, appelait les peuples colonisés à la solidarité contre le colonialisme, et dénonçait la trahison des politiciens africains qui cautionnaient par leur participation au gouvernement français l’utilisation des troupes noires contre le peuple algérien [13]. Son auteur était-il Frantz Fanon, psychiatre antillais en poste à l’hôpital de Blida, rallié au FLN en 1956 et passé à Tunis en 1957 ? Il fut le premier à croire et à faire croire, pour des raisons personnelles évidentes, à la dimension panafricaine de la révolution algérienne.

Une première conclusion s’impose. Le panafricanisme n’était pas un thème constitutif de l’idéologie nationale algérienne, contrairement à ceux de l’unité maghrébine, arabe ou musulmane. Ce fut un sous-produit tardif de la solidarité anticolonialiste des peuples afro-asiatiques. Il n’eut pas d’importance pratique avant que le transfert à l’extérieur de la direction de la Révolution l’eût obligé à développer systématiquement le réseau de ses alliances pour isoler la France.

UNE STRATÉGIE PEU EFFICACE

Encore très secondaire au début de 1958, la place de l’Afrique noire dans la propagande du FLN (à en juger d’après son organe principal El Moudjahid) s’accrut considérablement au cours de cette année, et se maintint jusqu’en 1961 ; sans doute en fonction des difficultés intérieures et des défaillances de la solidarité maghrébine ou arabe, qui poussèrent la révolution algérienne à systématiser la recherche d’appuis extérieurs dans toutes les directions.

En 1958, le FLN s’intéressa simultanément aux perspectives révolutionnaires dans les territoires africains sous domination française, et au regroupement des États africains indépendants [14]. Dans les premiers, il donna en exemple à suivre, dès décembre 1957, la lutte armée entreprise par l’Union des populations du Cameroun contre les gouvernements « fantoches » de M’bida puis d’Ahidjo. Il présenta la loi-cadre Defferre en 1956, puis la Communauté de 1958, comme des concessions faites par le colonialisme pour désamorcer les mouvements anticolonialistes africains en corrompant leurs chefs, et encouragea les tendances favorables à l’indépendance immédiate (Sékou Touré dans le Rassemblement démocratique africain, Djibo Bakary dans le Parti du rassemblement africain) soutenues par l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire et par la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France. Cruellement déçu par la défaite du « non »(sauf dans la Guinée de Sékou Touré), il jugea sévèrement la plupart des politiciens africains, tout en suivant de près l’évolution de la Communauté.

Le FLN reporta ses espoirs sur la communauté panafricaine que le Ghana prit l’initiative de réunir, sous la forme de conférences des États indépendants (avril 1958) puis des peuples africains (décembre 1958) incluant les mouvements de libération des territoires encore dépendants. Dans toutes ces rencontres, la révolution algérienne fit entendre sa voix et voter des résolutions favorables à sa cause : condamnation de la guerre colonialiste, de la participation à celle-ci des troupes africaines de la Communauté et des expériences atomiques françaises dans le Sahara, appel à soutenir les initiatives diplomatiques du GPRA et à le reconnaître officiellement. Sur ce dernier point, le GPRA eut beaucoup de mal à obtenir satisfaction à cause de la dépendance des États africains envers la France et ses alliés occidentaux : le Ghana le reconnut en juillet 1959 ; la Guinée en août, ainsi que le Liberia implicitement par son invitation officielle à la conférence de Monrovia des États africains [15].

Le GPRA savait que 1960 serait l’« année de l’Afrique », par l’indépendance prévisible du Nigeria, de la Somalie, du Congo belge, du Cameroun et du Togo, ainsi que par celles de la Fédération du Mali et de Madagascar, acceptées par de Gaulle en décembre 1959. Pour relancer son combat en le radicalisant, le CNRA, siégeant à Tripoli en janvier 1960, décida de faire appel à des volontaires arabes, asiatiques ou africains. Cette proposition fut entérinée par le deuxième congrès des peuples africains, réuni à Tunis à la fin du même mois [16]. Puis le GPRA établit ses premières missions diplomatiques permanentes en Afrique noire, à Accra (Frantz Fanon) et à Conakry (Omar Oussedik).

En juin 1960, la « rénovation » de la Communauté (à la demande du Mali et de Madagascar) provoqua son éclatement, par le revirement de son partisan le plus ardent, Félix Houphouët-Boigny. Le GPRA y vit un nouvel échec du colonialisme français, sans se faire d’illusions sur ses conséquences : il jugerait les nouveaux États, admis à l’ONU en septembre 1960, sur les positions qu’ils prendraient à son égard. Seul le Mali de Modibo Keita (réduit à l’ancien Soudan français par la sécession du Sénégal en août 1960) embrassa franchement la cause algérienne, offrant même son territoire pour ouvrir un nouveau front saharien. Les autres États issus de la Communauté, réunis à Abidjan en octobre à Brazzaville en décembre, proposèrent une médiation que le GPRA jugea inopportune [17]. À la quinzième session de l’assemblée générale de l’ONU ils s’opposèrent (sauf le Togo) à l’adoption de la proposition afro-asiatique de résolution, dont le dernier paragraphe réclamait un référendum en Algérie, organisé, contrôlé et surveillé par les Nations unies [18]. L’Algérie avait « compté ses amis ».

L’année 1961 fut marquée par un reflux de la solidarité africaine envers la cause algérienne. En effet, les décisions prises à Casablanca en janvier 1961 par plusieurs chefs d’État africains (Maroc, Libye, Égypte, Ghana, Guinée, Mali et le GPRA) pour renforcer l’indépendance et l’unité de l’Afrique [19] inquiétèrent les autres États plus modérés qui se rapprochèrent du « groupe de Brazzaville » à la conférence de Monrovia en mai 1961. À l’ouverture des négociations avec la France, qui risquaient de démobiliser la solidarité africaine, le GPRA s’appuya sur la troisième conférence des peuples africains (Le Caire, mars 1961) et sur le groupe de Casablanca pour lancer une grande offensive diplomatique contre les projets français de disjoindre le Sahara du sort de l’Algérie [20]. Fermement soutenu par le Mali (qui l’avait reconnu en février 1961), il se heurta à l’opposition du Niger et du Tchad (associés à la France dans l’Organisation commune des régions sahariennes) et aux revendications frontalières de la Tunisie. La renonciation de la France au Sahara algérien (5 septembre 1961) débloqua les négociations avec le GPRA et facilita le ralliement de plusieurs États africains francophones (dont le Niger) à la motion afro-asiatique sur l’Algérie lors de la seizième session de l’ONU [21].

L’indépendance de l’Algérie n’a pas été gagnée en Afrique noire, ni grâce à son appui, même si la dislocation de la Communauté a compliqué la tâche du général de Gaulle en le privant du cadre institutionnel dans lequel il entendait régler le problème algérien. Au contraire, le contraste est frappant entre l’importance des efforts déployés par la diplomatie du FLN en Afrique et la modestie des résultats obtenus. Alors que les troupes de la Communauté restèrent en Algérie jusqu’à la fin de 1960, ni le volontariat africain ni le front saharien au Mali ne se concrétisèrent effectivement [22].

Cette relative inefficacité incite à s’interroger sur l’importance que les dirigeants de la révolution algérienne accordaient réellement à l’Afrique. Dans quelle mesure partageaient-ils la foi enthousiaste dans l’unité révolutionnaire africaine, que Frantz Fanon exprimait en 1961 dans son journal de mission au Mali ?

« Notre mission : ouvrir le front sud. De Bamako, acheminer armes et munitions. Soulever la population saharienne, s’infiltrer aux quatre coins d’Afrique, remonter avec toute l’Afrique vers l’Algérie africaine, vers le nord, vers Alger, ville continentale. Ce que je voudrais : de grandes lignes, de grands canaux de navigation à travers le désert. Abolir le désert, le nier, rassembler l’Afrique, créer le continent. Que du Mali s’engouffrent sur notre territoire des Maliens, des Sénégalais, des Guinéens, des Ivoiriens, des Ghanéens. Et ceux du Nigeria, du Togo. Que tous grimpent les pentes du désert et déferlent sur le bastion colonialiste. Prendre l’absurde et l’impossible à rebrousse-poil et lancer un continent à l’assaut des derniers remparts de la puissance coloniale » [23].

Au contraire, Ferhat Abbas était beaucoup plus mesuré. En juillet 1958, il estimait que la solidarité anticolonialiste des peuples de Bandoeng et d’Accra était acquise au FLN : « Nous ne devons pas les négliger, sans pour autant cristalliser nos meilleurs efforts dans cette partie du monde [24]. » En août 1960, le président du GPRA présentait la « relance africaine » comme un élément de la « politique des petits remèdes », utiles, mais insuffisants pour sortir la révolution algérienne de l’impasse et renverser le rapport de force en sa faveur [25].

Entre ces deux positions, Belkacem Krim, en août 1958, plaçait de grands espoirs dans le déclenchement d’actions armées contre la France par les mouvements africains dans un proche avenir (si celle-ci ne cédait pas avant) pour « soulager notre fardeau [26] ». Mais en mars 1960, ministre des Affaires étrangères du GPRA, il considérait l’appel aux volontaires africains et arabes comme une occasion de propagande auprès des peuples intéressés et renvoyait à plus tard sa mise en application pratique [27].

Cette décision du GPRA fut aussitôt contestée dans sa propre organisation. Dès mars 1960, un rapport de Mohammed Harbi (secrétaire politique au ministère des Affaires étrangères) estimait que seuls des « actes concrets » prouvant la solidarité arabe, maghrébine ou africaine avec l’Algérie pourraient inciter les États occidentaux à faire pression sur la France, et recommandait de « considérer l’appel aux volontaires arabes et africains comme un acte politique conséquent et le mettre à exécution [28] ». De même, en juillet 1960, Hocine Aït Ahmed reprochait au GPRA son « manque d’initiatives et d’imagination révolutionnaires » et l’invitait à « concevoir l’appel au volontariat comme un fait d’internationalisation », en lui fixant officiellement et publiquement comme objectif la destruction des deux barrages » qui empêchaient l’intégration de l’Algérie au Maghreb, au monde arabe et à l’Afrique [29]. Ferhat Abbas, président du GPRA, lui donna raison en reconnaissant que l’appel au volontariat « n’avait eu de suite que de la part des volontaires », et en proposant d’« insérer la révolution algérienne dans la guerre froide », par l’intervention de Chinois et de Russes en même temps que des « brigades arabes et africaines [30] ». La crainte d’un refus de la Tunisie et du Maroc et le changement de la politique française après les manifestations de décembre 1960 en Algérie dissuadèrent le GPRA de passer des paroles aux actes.

Mais le colonel Boumedienne, chef de l’état-major général de l’ALN, créé en janvier 1960, ne lui pardonna pas sa prudence. Influencé par Frantz Fanon [31], il avait envoyé plusieurs officiers fonder une base au Mali [32] et accueilli dans ses camps de Tunisie des militants de l’Union des populations de l’Angola [33]. Le 15 juillet 1961, il adressa au président du GPRA un réquisitoire qui dénonçait en particulier les incohérences de la politique suivie en Afrique : l’absence de concertations avec les trois États noirs du groupe de Casablanca (Ghana, Guinée et Mali) avant les négociations avec la France leur aurait fait craindre la « reconstitution d’un Maghreb arabe et par là même d’une Afrique blanche, concept contre lequel les pays noirs ont toujours lutté parce qu’il allait à l’encontre de l’idée de grande unité africaine [34] ». De même, le GPRA aurait perdu des occasions d’obtenir des reconnaissances diplomatiques ou d’influencer des États membres du groupe de Monrovia, faute d’avoir voulu y envoyer des représentants qualifiés. Ces reproches s’inscrivaient dans une contestation globale de la politique du GPRA, première étape de la marche au pouvoir du colonel Boumediene.

UN MYTHE JUSTIFICATEUR D’UNE VOLONTÉ D’INFLUENCE

Sur un point, au moins, tous les chefs du FLN et de l’ALN étaient d’accord : la révolution algérienne avait donné à l’Afrique beaucoup plus qu’elle n’en avait reçu.

Dès le 1er novembre 1957, El Moudjahid affirmait : « En imposant un recul du colonialisme, la libération de l’Algérie rend possible, en tout cas moins illusoire, la revendication nationale des autres colonies. L’indépendance de l’Algérie cristallise les volontés nationales des autres colonies, ébranle dans ses fondements le système, oblige le colonialisme à se repenser [...]. La guerre d’Algérie, tel un spectre, hante les autres colonies françaises. »

C’est ainsi qu’en août 1958 Belkacem Krim expliquait l’ébullition des pays d’Afrique sous domination française : « Les pays considérés ont un grand regard d’admiration vers le peuple algérien qui donne l’exemple à suivre [35]. » De même, en décembre 1959, Hocine Aït Ahmed jugeait « évident que l’Afrique doit à l’Algérie d’avoir fait, dans la voix de sa libération, l’économie de plusieurs années de souffrances, d’innombrables bains de sang, [et que] l’Algérie est pour l’Afrique ce que le Japon est pour l’Asie [36] ». Le 3 janvier 1961, Ferhat Abbas déclara à la conférence de Casablanca : « Si les camarades de l’Afrique dite de langue française étaient ici dans cette salle, je leur dirais sans doute que la guerre d’Algérie a précipité l’évolution de la loi-cadre et l’avènement de l’indépendance de leur pays [37]. »

Dans son mémoire du 15 juillet 1961, le colonel Boumediene déduisait de ce fait une vocation africaine de l’Algérie : « Il n’est contesté nulle part et par personne aujourd’hui que notre lutte a contribué à la libération de nombreux pays d’Afrique et qu’elle a, dans tout ce continent, accéléré le processus de la décolonisation. Notre révolution a à y jouer un rôle historique et à y remplir une mission. Cette mission tend surtout à un bouleversement social qui détruira les structures perpétuées par le colonialisme, lesquelles devront laisser place à la société africaine valable telle que nous pensons l’établir nous-mêmes, chez nous [38]. » On ne pouvait mieux dire que ce qui était jugé bon pour l’Algérie devait l’être pour toute l’Afrique.

Ainsi, bien plus que la reconnaissance d’une identité africaine ancienne, ou qu’un appel à la solidarité anticolonialiste afin que les Africains s’acquittent de leur dette envers l’Algérie combattante, le panafricanisme du FLN est un mythe dynamique justifiant l’exportation du modèle révolutionnaire algérien en lui donnant une valeur exemplaire. Peu importe, dans cette perspective, que l’Algérie et l’Afrique noire aient ou n’aient pas eu des racines et une histoire communes [39].

« Par son intensité et par sa puissance, la guerre de libération a accéléré le processus de décolonisation, en Afrique notamment. L’Algérie indépendante devra apporter une aide pleine et entière aux peuples qui mènent une lutte conséquente pour la libération de leur pays. Elle se doit d’apporter une attention particulière à la situation de l’Angola, de l’Afrique du Sud [...]. La solidarité agissante contre le colonialisme permet à notre pays d’élargir le front de lutte et de renforcer le mouvement vers l’unité. » Telle fut la conclusion que le programme de Tripoli, adopté par le FLN en juin 1962, tira de son expérience. Depuis lors, la politique de l’Algérie indépendante a suivi la même orientation, tendant à élargir la révolution algérienne en « révolution africaine », et à faire de l’Afrique l’« étoile polaire de l’Algérie [40] ».

Guy Pervillé

[1] Alger, SNED, 1969, p. 15.

[2] Bernard Lewis, Race et couleur en pays d’Islam, Paris, Payot, 1982, pp. 71-86.

[3] Camille Lacoste-Dujardin, Le conte kabyle, Paris, Maspéro, 1970, pp. 256-264.

[4] Irène Gendzier, Frantz Fanon, Paris, Le Seuil, 1973, pp. 234-261.

[5] Henri Grimal, La décolonisation, Bruxelles, Complexe, 1985, pp. 48-50.

[6] Cf. C.R. Ageron, « l’Idée d’Eurafrique et le débat colonial franco-allemand dans l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire moderne et contemporaine, XXII, juillet-septembre 1975, pp. 446-475.

[7] Cité par Kalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 74.

[8] Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, Paris, Christian Bourgois, 1975, p. 189.

[9] Mohammed Harbi, Les archives de la révolution algérienne, Paris, Éditions Jeune Afrique, 1981, p. 44.

[10] Mohammed Harbi, op. cit., pp. 101-103.

[11] El Moudjahid, réédition de Belgrade, 1962, t. I, pp. 34-35.

[12] Hocine Aït Ahmed, La guerre et l’après-guerre, Paris, Éditions de Minuit, 1964, pp. 32, 45, 52, 57.

[13] El Moudjahid, t. I, pp. 154-156.

[14] D’après El Moudjahid analysé par Slimane Chikh, L’Algérie en armes ou le temps des certitudes, Paris, Economica, et Alger, OPU, 1981, pp. 462-478.

[15] « Le drapeau algérien a flotté à Monrovia », El Moudjahid n° 46, 17 août 1959, réédition, t. II, pp. 398-403. La reconnaissance du Liberia fut officielle le 6 juin 1960, selon Charles Rousseau, Revue générale de droit international public, 1982, p. 624.

[16] « Des volontaires pour l’Algérie », El Moudjahid n° 59, 5 février 1960, réédition, t. II, pp. 634-637 et 646-655.

[17] M. Harbi, Les archives de la révolution algérienne, op. cit., pp. 463-470, et El Moudjahid, n° 73, 24 novembre 1960, réédition, t. II, pp. 295-298.

[18] Dans le vote final sur la motion afro-asiatique amputée de son dernier paragraphe, six États du groupe de Brazzaville (Cameroun, Côte-d’Ivoire, Gabon, Haute-Volta, Madagascar, Tchad) votèrent contre (avec le Portugal et l’Afrique du Sud), les autres s’abstinrent, sauf le Togo qui vota pour. Cf. El Moudjahid n° 76, 5 janvier 1961, réédition, t. II, pp. 381-384.

[19] Cf. El Moudjahid n° 77, 29 janvier 1961, réédition, t. III, pp. 402-403 et Mohammed Harbi, op. cit., pp. 471-484.

[20] El Moudjahid n° 79, 15 avril 1961 ; n° 80, 12 mai 1961 ; n° 81, 4 juin 1961 ; n° 82, 25 juin 1961 ; n° 83, 19 juillet 1961 ; n° 84, 29 août 1961 ; n° 85, 1er octobre 1961 ; n° 86, 1er novembre 1961.

[21] Cf. El Moudjahid n° 86, 1er novembre 1961 (« Neutralisme et coopération ») et n° 89, 16 janvier 1962 (« le Niger et le Sahara algérien »).

[22] Selon Modibo Keita, « l’éclatement de la Fédération du Mali, le 19 août 1960, a été provoqué pour nous empêcher de venir en aide aux Algériens ». Mais il attribuait à la « presse réactionnaire » l’affirmation que « le Mali servait de transit aux Algériens ». Procès-verbal de la conférence de Casablanca, 5 janvier 1961, in Mohammed Harbi, op. cit., p. 474.

[23] F. Fanon, Pour la révolution africaine, Paris, Maspéro, 1964, pp. 203-216.

[24] Ferhat Abbas, rapport au CCE, 29 juillet 1958, in Mohammed Harbi, op. cit., p. 199.

[25] Ferhat Abbas, rapport au GPRA, août 1960, ibid., p. 305.

[26] Belkacem Krim, rapport au CCE, 5 août 1958, ibid., p. 205.

[27] Belkacem Krim, note du 7 mars 1960 au secrétariat général du MAE, ibid., p. 384. Cf. les questions et réponses lors d’une tournée de Lakhdar Ben Tobbal, ministre de l’Intérieur, au Maroc, le 14 mars 1960 : « Pour des raisons qui appartiennent aux secrets d’État, nous n’avons pas encore jugé opportun d’entrer dans la voie de l’exécution [...]. L’intérêt de l’appel lancé à Tunis pour la constitution de ces brigades de volontaires, c’est de remuer les masses avec les gouvernements intéressés », ibid., p. 296.

[28] Mohammed Harbi, synthèse des rapports des sections sur la politique extérieure, mars 1960, ibid., p. 390.

[29] Rapport au GPRA, 29 juillet 1960. Hocine Aït Ahmed, op. cit., pp. 108-110.

[30] F. Abbas, rapport au GPRA, août 1960, in Mohammed Harbi, op. cit., pp. 304 et 307.

[31] Qui vint enseigner à l’école des cadres de l’ALN et voulut être enterré parmi ses combattants en terre algérienne. (Cf. « Frantz Fanon, notre frère », El Moudjahid, n° 88, 21 décembre 1961, réédition, t. III, pp. 646-65 1.)

[32] Cf. Ania Francos et Jean Pierre Séréni, Un Algérien nommé Boumedienne, Paris, Stock, 1976, p. 83.

[33] En application de l’appel aux volontaires africains, présenté comme une invitation aux mouvements de libération à « envoyer des combattants en Algérie pour s’initier à la guerre révolutionnaire telle qu’elle est pratiquée par l’ALN » (El Moudjahid, n° 59, 5 février 1960, réédition, t. II, p. 647). C’était sans doute l’« action politique très vaste et à longue échéance » mentionnée par Ben Tobbal en mars 1960 (Mohammed Harbi, op. cit., p. 296).

[34] Mémoire de l’état-major général de l’ALN au président Ferhat Abbas, 15 juillet 1961, in Mohammed Harbi, op. cit., pp. 324-326.

[35] Ibid., p. 205.

[36] Hocine Aït Ahmed, op. cit., p. 60.

[37] Mohammed Harbi, op. cit., p. 473. Opinion déjà exprimée par le délégué guinéen à la quinzième session de l’ONU : « Nos frères dits de la Communauté ont déjà oubliés qu’ils doivent en grande partie leur indépendance au courage et aux sacrifices du peuple algérien », Khalfa Mameri, Les Nations Unies face à la question algérienne, Alger, SNED, 1969, p. 194.

[38] Mohammed Harbi, op. cit., pp. 324-325.

[39] « Le panafricanisme, ce vieux rêve mythique qui opacifiait les esprits, débouche dans la réalité et provoque une redéfinition des rapports entre le continent africain et les autres continents », selon El Moudjahid, n° 36, 6 février 1959, réédition, t. II, p. 160.

[40] Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, Paris, Karthala, 1984, pp. 266-274 et 280-283.



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