Les principes de 1789 et le mouvement national algérien (1988)

mercredi 4 avril 2007.
 
Cet article reprend et développe le texte d’un exposé fait le 23 avril 1988 à Paris VII dans le groupe d’études sur le Maghreb et le Moyen-Orient, séminaire « Francisation, intelligentsias, genèse et développement des nationalismes au Maghreb ». Publié une première fois dans la Revue française d’histoire d’outre-mer, tome LXXVI, n° 282-283, 1er-2ème trimestres 1989, pp. 231-237, il a été republié (avec un débat) dans le dossier "Intelligentsias francisées ( ?) au Maghreb colonial", actes du séminaire de recherche post-doctoral organisé par Gilbert Meynier et Jean-Louis Planche à l’Université de Paris VII, Cahiers du GREMAMO, n° 7, Laboratoire Tiers Monde, Université de Paris VII, 1990, pp. 186-191).

Mohammed el Aziz Kessous dénonçait éloquemment en 1935 l’inégalité des Français et des « indigènes » devant le service militaire :

Serait-ce parce que nous n’avons aucun moyen de nous défendre ? Mais alors, qu’on nous le dise, et que, dès demain on supprime, dans les manuels d’histoire que lisent nos élèves, les chapitres relatifs à la Révolution de 1789, aux trois glorieuses, aux journées de 1848 ; qu’on efface l’image qui représente Lamartine brandissant le drapeau tricolore au Champ de Mars ; que la guerre de 1914 cesse d’être officiellement celle du Droit et de la Civilisation ; que les mots Liberté, Égalité, Fraternité disparaissent de tous les frontons des monuments publics ; que les plâtres municipaux représentant Marianne et son bonnet phrygien aillent s’effriter dans les caves [...]. Tant qu’on n’aura pas fait cela, nous nous sentirons des citoyens, malgré que nous ne le soyons pas encore, et [...] nous demanderons dans le domaine où tous les citoyens sont égaux, celui de l’impôt du sang, l’égalité [1].

Cette évocation des principes révolutionnaires est manifestement le produit de l’enseignement républicain français. C’est également vrai de toutes celles qui se trouvent, très fréquemment, dans les écrits des intellectuels musulmans algériens de formation française [2]. A travers les références employées par des personnalités de tendances différentes, comme l’homme de gauche Kessous, l’éclectique Ferhat Abbas, l’assimilé devenu anti-assimilationniste Jean Amrouche, l’oulémiste Ahmed Taleb-Ibrahimi, ou le nationaliste Mohamed Larbi Madi, il ne paraît pas possible de distinguer plusieurs versions, comme il peut exister en France des versions modérée, radicale, socialiste, communiste de la même révolution. « La Révolution est un bloc », ou plutôt un répertoire commun d’événements et de notions symboliques (le 14 juillet 1789, la nuit du 4 août, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la devise républicaine), utilisables par toutes les tendances. Ainsi en 1936, le Congrès musulman se présenta comme « les États généraux de l’Algérie », réunis pour réclamer l’égalité de tous ses habitants dans la République française, alors que le Parti du peuple algérien se référait au même symbole en revendiquant une « Constituante algérienne souveraine ».

Au-delà des symboles et des principes, cette révolution manque d’épaisseur chronologique, et d’analyse historique. On en trouve pourtant une ébauche sommaire dans le titre du livre publié en 1936 par l’instituteur en retraite Saïd Faci : « L’Algérie sous l’égide de la France contre la féodalité algérienne ». Cette analogie entre la situation de l’Algérie coloniale et celle de la France pré-révolutionnaire a été explicitée par Ferhat Abbas dans son premier volume de mémoires en 1962 :

Nos livres représentaient la France comme le symbole de la liberté. A l’école, on oubliait les blessures de la rue et la misère des douars pour chevaucher, avec les révolutionnaires français et les soldats de l’an II, les grandes routes de l’histoire [...]. Il était difficile, à l’âge des illusions, de ne pas subir le mirage. Personnellement, je me suis mis à penser que l’Algérie était à la veille d’un 1789. Nos paysans étaient semblables aux paysans français décrits par La Bruyère. L’Européen, entouré de ses mandarins arabes (caïds, bachaghas et marabouts) était le féodal. La France était le Roy... Ah ! Si le Roy savait... [3]

Ainsi, le peuple musulman algérien était identifié au Tiers État qui n’était rien et qui aspirait à devenir quelque chose [4].

Cette transposition d’un conflit interne à la société française dans une situation coloniale où s’affrontaient deux populations d’origines différentes n’allait pas sans difficultés. Elle fut critiquée dès 1936 par les communistes d’Algérie et de France, qui tentèrent de la rectifier en opposant les « Cent seigneurs de la terre » (européens et musulmans) au peuple algérien en formation et comprenant les petits colons à côté des fellahs. Plus nettement, elle fut rejetée par Hocine Aït Ahmed en 1948 : « la Révolution française est un événement intérieur, un phénomène français. Elle n’est pas un conflit entre pays ou peuples différents ; elle n’oppose pas un peuple opprimé à la puissance coloniale, elle oppose des classes sociales » [5].

Mais cette identification abusive de la colonisation à la féodalité était elle-même empruntée à des auteurs français, tels que le juriste Larcher, écrivant en 1903 : « les Français sont aujourd’hui en Algérie dans des conditions semblables à celles où se trouvèrent les Francs en Gaule : une race victorieuse impose son joug à une race vaincue. Il y a donc des maîtres et des sujets, des privilégiés et des non-privilégiés » [6]. On retrouve ici la vieille théorie pseudo-historique du comte de Boulainvilliers, prétendant justifier les privilèges des nobles par la pureté de leurs origines franques. Si ce schéma qui, selon Augustin Thierry [7], « applique à la lutte des classes ennemies ou rivales le vocabulaire pittoresque de l’histoire des invasions et des conquêtes », est sans valeur pour expliquer la Révolution française, il convient pourtant beaucoup mieux à la situation de l’Algérie après un siècle de domination française.

En fait, les intellectuels musulmans algériens de diverses générations et de diverses tendances ont retenu du discours révolutionnaire français l’idée même de révolution, signifiant le renversement radical d’une situation d’oppression indistinctement politique, sociale et nationale. Mais révolution par la loi, comme Ferhat Abbas l’espéra longtemps [8], ou par la force ? Telle était la grande question. Les uns voulaient espérer qu’une « nuit du 4 août » opportunément consentie pourrait prévenir ou arrêter la violence : ce fut l’espoir déçu de Ferhat Abbas, et l’illusion tenace des partisans persévérants de l’intégration. Les autres, les nationalistes radicaux, étaient convaincus qu’un ordre établi par la force ne peut être renversé que par la force. Trois jeunes intellectuels militants du PPA-MTLD, Mabrouk Belhocine, Sadek Hadjerès et Yahia Hénine, dans une brochure diffusée en 1949, définissaient la révolution comme « un changement total, souvent brusque, obtenu par tous les moyens, de l’état de choses existant » [9] et justifiaient sa nécessité par les leçons de l’histoire.

Ainsi les principes révolutionnaires peuvent-ils se retrouver dans les buts comme dans les moyens des mouvements revendicatifs musulmans algériens. En effet, on peut noter un certain parallélisme entre les thèmes révolutionnaires français et les revendications musulmanes, successives ou concurrentes. La conception libérale de l’électorat-fonction, exprimée dans la constitution de 1791, se retrouve dans les premières revendications de la citoyenneté pour les élites, jusqu’au projet Blum-Viollette et sa réalisation par l’ordonnance du 7 mars 1944. La notion démocratique de l’égalité impliquant le suffrage universel, proclamée en 1792, 1793 et 1848, a justifié simultanément la revendication du collège unique par le Congrès musulman de juin 1936, et celle d’une Constituante algérienne souveraine par l’Étoile nord-africaine, puis le PPA. Son corollaire, le droit des peuples à disposer collectivement d’eux-mêmes, a fondé le refus quasi unanime de la naturalisation individuelle, puis celui du projet Blum-Viollette et de l’ordonnance du 7 mars 1944 par le PPA, suivi à distance par les Oulémas et par les Amis du Manifeste. Le slogan de la « République algérienne démocratique et sociale » (commun aux AML, à l’UDMA et au PPA-MTLD) tentait de synthétiser les principes précédents en se référant au vocabulaire des « quarante-huitards », et des « Montagnards » de 1849.

Il n’est pas exagéré de dire que le Manifeste du peuple algérien (rédigé en 1943 à l’initiative de Ferhat Abbas) était « le plus pur produit de l’assimilation que dénoncent ses auteurs », par son application à l’Algérie du modèle national français. La conception française de la nationalité fondée sur la libre adhésion des citoyens se retrouve aussi clairement dans la brochure citée des jeunes intellectuels du PPA-MTLD, qui définissait un nationalisme révolutionnaire et démocratique ; même si elle ne citait la devise républicaine que pour taxer d’imposture sa non-application dans l’Algérie coloniale, elle n’en fondait pas moins le droit du peuple algérien à vivre libre et souverain dans son pays sur « le principe des nationalités et son corollaire le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes [...] proclamés par la révolution française de 1789 » [10]. Mais ses auteurs furent accusés de « berbérisme » par Messali Hadj et par la direction de leur parti pour avoir relativisé l’importance de la langue arabe et de la religion islamique dans leur définition de la nation algérienne.

Sur le plan de la méthode, tous les membres du PPA-MTLD étaient d’accord pour prôner la révolution, c’est-à-dire l’action par tous les moyens. Selon la même brochure, le « révolutionnisme », contrairement au réformisme, « n’exclut pas la violence, mais n’est pas seulement la violence », en quoi il se distingue du terrorisme [11]. Cette notion était inspirée du rapport présenté en décembre 1948 par Hocine Aït Ahmed, chef de l’Organisation spéciale clandestine du PPA-MTLD, à son comité central élargi [12]. Tel paraît être également le sens des « principes révolutionnaires » auxquels se référaient les fondateurs du FLN (tous anciens de l’OS) dans leur proclamation du 31 octobre 1954 : « Moyens de lutte : conformément aux principes révolutionnaires [...] la continuation de notre lutte par tous les moyens jusqu’à la réalisation de notre but » [13]. Mais l’importance croissante du terrorisme dans l’action du FLN-ALN de 1954 à 1962 estompa la différence entre celui-ci et le « révolutionnisme » : comme la Révolution française (qui inventa le mot terrorisme en 1794), la Révolution algérienne subit une dérive qui réduisit ses principes révolutionnaires à un activisme expéditif (comparable au « gouvernement révolutionnaire » de 1792 à 1794).

En tout cas, ces principes n’étaient pas un recueil de recettes prêtes à l’emploi. Seuls les communistes auraient cru possible une « réédition technique de la révolution française » en 1948, selon Hocine Aït Ahmed, qui les tourna en dérision pour discréditer leur idée : « Il faudrait et il suffirait d’organiser autour du palais Carnot des manifestations populaires gigantesques pour obliger l’Assemblée algérienne à se proclamer constituante. Un 89 algérien ! Avec prise de Barberousse, serment du Jeu de paume et tout » [14]. Lecteur attentif des écrits militaires d’Engels et de Clausewitz, le stratège de l’OS était bien conscient que « même à Paris et malgré la force du prolétariat français une révolution à la 89 serait taillée en pièces. Une mitrailleuse à chaque carrefour suffit à bloquer la démonstration populaire la plus puissante, et quelle barricade arrêterait un blindé ? [...] Une manifestation insurrectionnelle autour du Palais Carnot aboutira à un carnage, elle sera impitoyablement réprimée en quelques heures » [15], comme le 8 mai 1945. Il cherchait donc les principes d’une « véritable guerre révolutionnaire » dans les insurrections passées de l’Algérie et du Caucase, la révolte irlandaise, les révolutions de Russie, de Chine et du Vietnam, les résistances aux occupations étrangères pendant la Deuxième Guerre mondiale.

L’instrument de lutte le plus efficace, le parti révolutionnaire d’avant-garde fonctionnant suivant la règle du « centralisme démocratique », était emprunté, non à la Révolution française, mais au léninisme russe (même si celui-ci était inspiré de la première grande révolution, à travers le jacobinisme et le blanquisme). Mais le fonctionnement réel du pouvoir à l’intérieur du FLN et de l’ALN fut marqué tout autant par la résurgence des pratiques autoritaires traditionnelles au Maghreb [16].

A travers l’affrontement des tendances et la succession des générations se profile une évolution qui a graduellement éloigné le mouvement national algérien du modèle politique français. Le libéralisme initial fut peu à peu discrédité par son individualisme et son élitisme, qui aboutirent à isoler une partie des intellectuels dans le premier collège, alors que le trucage des élections dans le deuxième collège défigurait la démocratie française aux yeux des masses, et que l’impuissance et la division des partis incitaient les activistes de l’OS à exiger leur dissolution dans le FLN. Les impératifs de la guerre firent dégénérer la démocratie au sein du FLN et de l’ALN en une exigence inconditionnelle d’unité et de discipline que le ministre de l’Intérieur du G.P.R.A., Lakhdar Ben Tobbal, justifia en 1960 par la nécessité de contenir la tendance naturelle des Algériens à l’anarchie [17]. En fin de compte, les principes de 1789 se réduisirent à un nationalisme, que son anti-individualisme enraciné dans la tradition arabo-islamique [18] apparentait davantage au nationalisme organiciste de type allemand (fondé sur l’appartenance à une communauté naturelle et culturelle, le Volkstum), qu’au nationalisme volontariste de type français (ou républicain). Étant donné que le FLN, dès la deuxième moitié de la guerre d’indépendance, rechercha ses modèles institutionnels dans les pays du « socialisme réel », quel héritage l’État algérien a-t-il reçu de la République française, sinon son modèle d’administration uniforme, centralisée et hiérarchisée qu’on qualifie de « jacobin » ou plus justement de « napoléonien » ?

Cette évolution des références révolutionnaires en Algérie invite à s’interroger sur la fonction réelle des « principes de 89 » : vraie source d’inspiration du mouvement national algérien, ou traduction d’aspirations fondamentalement arabo-islamiques en termes plausibles pour convaincre les Français (ou la part française de la conscience des intellectuels algériens) ?

Dans la mesure où les intellectuels algériens de formation française étaient sincères en professant une conception laïcisée de la nation algérienne, croyaient-ils être représentatifs de la masse des militants et des dirigeants de leur révolution ? L’option de l’État algérien pour un socialisme autoritaire arabo-islamique en rupture avec la démocratie libérale prônée par la France inciterait plutôt à considérer les évocations de ces principes comme des artifices de propagande.

Pourtant, le sens de l’histoire n’est pas toujours irréversible. Après les sanglantes journées d’octobre 1988, le deuxième projet de réforme constitutionnelle soumis au référendum du 23 février 1989 définit l’Algérie comme une république démocratique et populaire, mais sans référence au socialisme, et elle impose au président de la République le serment de protéger « les libertés et droits fondamentaux de l’homme et du citoyen » (au lieu de ceux du « peuple »). Les principes de 1789, bicentenaires, vont-ils retrouver une nouvelle jeunesse en Algérie ?

Guy Pervillé

[1] La vérité sur le malaise algérien, Bône, chez l’auteur, 1935, p. 67.

[2] Cf. G. Pervillé, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1862, Editions du CNRS, 1984, pp. 246-247 et 270-274.

[3] La nuit coloniale, Paris, Julliard, 1962, p. 114.

[4] La République algérienne, n° 9, 4 décembre 1953, citée par Mohammed Harbi, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe, 1984, p. 141.

[5] Rapport au Comité central élargi du PPA, décembre 1948, in Mohammed Harbi, Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Éditions Jeune Afrique, 1981, p. 21.

[6] Cité par Harbi, La guerre commence en Algérie, p. 86.

[7] Considérations sur l’histoire de France, citées par Jean-Pierre Faye, Théorie du récit, Hermann éditeur, 1972, p. 22.

[8] « L’impossible "révolution" par la loi, ou l’expérience de ma génération », Abbas, op. cit., pp. 110-114.

[9] L’Algérie libre vivra, par « Idir el watani ». Cf. la deuxième édition présentée par Mabrouk Belhocine, dans Sou’al, n° 6, avril 1987, pp. 130-194.

[10] Op. cit., p. 166.

[11] Ibid.

[12] Rapport cité, Harbi, Archives..., pp. 17-19.

[13] Proclamation du F.L.N., dans Harbi, Archives..., p. 102.

[14] Rapport cité au Comité central élargi du P.P.A., Harbi, Archives..., p. 21.

[15] Ibid.

[16] Cf. Harbi, Le F.L.N., mirage et réalité, Éditions Jeune Afrique, 1980.

[17] Cf. Harbi, Archives..., p. 290.

[18] Cf. Monique Gadant, Islam et nationalisme en Algérie, d’après El Moudjahid, organe central du F.L.N. de 1956 à 1962, Paris, L’Harmattan, 1988.



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