Ferhat Abbas (1987)

mercredi 4 avril 2007.
 
Cet article a été publié dans le bulletin Parcours, L’Algérie, les hommes et l’histoire, recherches pour un dictionnaire biographique de l’Algérie, n° 8, novembre-décembre 1987, pp. 5-16, puis repris sous le titre "Ferhat Abbas et la France" dans Intelligentsias francisées ( ?) au Maghreb colonial, actes du séminaire de recherche post-doctorale organisé à l’Université de Paris VII par Gilbert Meynier et Jean-Louis Planche, Cahiers du GREMAMO n° 7, Laboratoire Tiers Monde, Université de Paris VII, 1990, pp. 34-43 (avec débat).

ABBAS, Ferhat (1899-1985)

Né à Taher, mort à Alger. Président de l’Association des Étudiants Musulmans de l’Afrique du Nord (1927-1931). Pharmacien à Sétif depuis 1933. Membre de la Fédération des élus musulmans du département de Constantine. Fondateur de l’Union Populaire Algérienne (1938). Principal auteur du Manifeste du Peuple Algérien (1943). Fondateur des Amis du Manifeste et de la Liberté (1944-1945) et de l’Union Démocratique du Manifeste Algérien (1946-1956). Rallié au FLN, il fut membre du CNRA (1956), du CCE (1957) président du premier GPRA (1958) et du second (1960), mais exclu du troisième en 1961, enfin Président de l’Assemblée Nationale Constituante (1962-1963).

Ferhat Abbas a joué un rôle notable dans l’histoire de l’Algérie, du triomphe de la colonisation à la décolonisation. Mais il est moins facile d’apprécier le sens de son action que de retracer les étapes de sa carrière.

Ferhat Abbas est né en octobre 1899 au douar Beni Sar, dans la commune mixte de Taher (près de Djidjelli, département de Constantine). Fils de « l’adjoint indigène » Saïd Abbas, il entra à 10 ans à l’école française, puis à 15 ans comme boursier au collège de Philippeville. Il fit son service militaire de 1921 à 1924, et commença d’écrire sous des pseudonymes des articles dans l’Étendard de Bône, le Trait d’Union de Victor Spielmann, puis Ettakadoum du docteur Benthami. Étudiant en pharmacie à la Faculté d’Alger de 1925 à 1933, il fut élu vice-président (en 1926-1927), puis président (de 1927 à 1931) de l’Amicale des Étudiants Musulmans de l’Afrique du Nord. À ce titre, il fut élu en 1930 vice-président de l’UNEF à son congrès d’Alger, et membre de sa délégation à la conférence internationale étudiante de Bruxelles. En 1931, il donna à l’AEMAN le statut et le nom d’Association (sans rompre tous ses liens avec l’Association Générale des Étudiants d’Alger), la dota d’une revue illustrée, Ettelmidh (1931-1933), et se fit remarquer en publiant à Paris ses principaux articles écrits entre 1922 et 1927, sous le titre symbolique Le Jeune Algérien. En collaboration avec l’Association de Étudiants Musulmans Nord-Africains en France, il organisa trois Congrès des étudiants musulmans nord-africains (le premier à Tunis en 1931, le second à Alger en 1932, le troisième à Paris en 1933), et resta longtemps le mentor des étudiants algériens d’Alger et de Paris.

Pharmacien diplômé de 1ère classe, il s’installa en 1933 à Sétif, où il entama rapidement une brillante carrière politique : conseiller général en 1934, municipal en 1935, délégué financier. Membre de la Fédération des élus musulmans du département de Constantine, il devint très tôt l’un des lieutenants de son président le docteur Bendjelloul, puis le rédacteur en chef de son journal, L’Entente franco-musulmane, en 1937. Mais, en désaccord avec la stratégie politique de celui-ci, il s’en sépara en 1938 pour fonder « l’Union populaire algérienne pour la conquête des droits de l’homme et du citoyen », dont il ne put faire un vrai parti de masse.

Engagé volontaire en 1939, démobilisé en 1940, il tenta vainement d’influencer la politique algérienne du régime de Vichy, notamment en adressant un « Rapport au maréchal Pétain » en avril 1941.

Après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, en réponse aux mesures de mobilisation décrétées par l’amiral Darlan, il prit l’initiative de rédiger et de faire signer par les élus musulmans un « message aux autorités responsables » (décembre 1942), puis le « Manifeste du Peuple Algérien » (février 1943), enfin un « projet de réformes faisant suite au Manifeste » (mai 1943), qu’il soumit à la « Commission des réformes économiques et sociales musulmanes » créée à cet effet par le gouverneur général Peyrouton. Mais, son successeur, le général Catroux, ayant refusé de prendre en considération le Manifeste et son additif, Abbas fut assigné à résidence à In Salah de septembre à décembre 1943 par le général de Gaulle. Après avoir défendu ses idées devant la nouvelle « Commission des réformes musulmanes » nommé par le CFLN en décembre 1943, Abbas refusa d’accepter l’ordonnance du 7 mars 1944, et fonda le 14 mars l’Association des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) en accord avec le cheikh Brahimi et avec Messali Hadj.

Autorisé en septembre 1944 (grâce à Aziz Kessous) à publier l’hebdomadaire Égalité des hommes, des races, des peuples, il perdit le contrôle des AML à leur conférence nationale de mars 1945, laquelle désigna Messali comme « leader incontesté du peuple algérien ». Rendu responsable malgré ses appels au calme des émeutes du 8 mai 1945, il fut emprisonné jusqu’à l’amnistie de mars 1946. Avec ses amis, il fonda l’Union Démocratique du Manifeste Algérien (UDMA) qui emporta 11 sièges sur 13 du deuxième collège à la deuxième Assemblée nationale constituante française élue en juin 1946, et fit reparaître Égalité en août. Député à la deuxième constituante, puis conseiller de la République (après avoir renoncé à présenter ses candidats à l’Assemblée nationale contre ceux du MTLD), il présenta en 1946 et en 1947 deux projets de statut de l’Algérie qui ne furent pas pris en considération, et démissionna de son mandat parlementaire en septembre 1947. Avant les élections à l’Assemblée algérienne, il durcit ses positions en remplaçant Égalité par la République Algérienne en mars 1948. S’il fut encore élu délégué à l’Assemblée algérienne en avril 1948 et en février 1954, et conseiller de l’Union française en 1948-1949, il fut exclu de l’Assemblée nationale française par la pression administrative en juin 1951 et en juillet 1952.

Après le déclenchement de l’insurrection - qu’il avait annoncé dès 1953 - il se rapprocha du FLN, d’abord en secret (fin mai 1955), puis de plus en plus ouvertement, avant de s’y rallier publiquement au Caire le 25 avril 1956. Son ascension y fut rapide : coopté membre du CNRA par le Congrès de la Soummam en août 1956, il fut désigné membre du CCE par le CNRA un an plus tard, et président du premier GPRA proclamé le 19 septembre 1958 au Caire, puis président du deuxième GPRA élu par le CNRA de Tripoli en janvier 1960. Mais il fut écarté du troisième GPRA au profit de Ben Khedda par le CNRA d’août 1961. Après avoir rédigé le premier tome de la première version de ses Mémoires Guerre et révolution d’Algérie, t. 1 : la nuit coloniale (Paris, Julliard, 1962), il tenta sa rentrée en soutenant pendant la crise de l’été 1962 le Bureau politique du FLN contre le GPRA de Ben Khedda. Nommé député de Sétif puis élu président de l’Assemblée nationale constituante en septembre 1962, il démissionna le 13 août 1963 pour protester contre la violation des prérogatives constituantes de l’Assemblée par le Président Ben Bella. Exclu du parti du FLN, il fut de nouveau arrêté et assigné à résidence au Sahara d’août 1964 à juin 1965. Après un long silence, il publia en mars 1976 avec son ancien rival Ben Khedda une déclaration condamnant le régime dictatorial du colonel Boumedienne, qui lui valut une nouvelle période de liberté surveillée jusqu’en juin 1977. Il publia en 1980 à Paris aux Éditions Garnier une nouvelle version de ses Mémoires Autopsie d’une guerre, t. 1 : l’Aurore, puis en 1981 une réédition du Jeune Algérien suivi par le Rapport au maréchal Pétain. En octobre 1984, il fut décoré de la médaille de la Résistance au nom du Président Chadli Bendjedid, peu après avoir publié chez Flammarion L’indépendance confisquée, réquisitoire contre le socialisme totalitaire des présidents Ben Bella et Boumedienne. Il mourut à Alger le 25 décembre 1985.

Ces faits assez bien connus donnent matière à interprétations divergentes. Les plus répandues en France insistent sur l’inconstance de Ferhat Abbas, sur son évolution de l’assimilation au nationalisme, puis du fédéralisme à l’indépendantisme. Combien de fois a-t-on cité son fameux article paru dans L’Entente du 27 février 1936, « La France, c’est moi ! », qui niait l’existence de la nation algérienne et du nationalisme algérien, pour contredire les thèses du Manifeste et les déclarations du président du GPRA ! Ces variations ont souvent été expliquées par des motivations vulgaires : ambition personnelle déçue, ou autres. Ainsi, le président de la République Vincent Auriol croyait-il que « sa grande ambition aurait été la présidence de l’Assemblée algérienne », et qu’il avait « un complexe d’infériorité dû à l’attitude d’un certain nombre de personnes à l’égard de sa femme, qui était une très jolie parisienne et que la colonie française a lâchée dès son mariage avec lui » (Journal du septennat, 1952, p 136). Le gouverneur général Naegelen le jugeait « fuyant et versatile » par crainte de déplaire à ses partisans ; et Jacques Soustelle expliquait son ralliement au FLN par la peur de subir le sort de son neveu Allaoua, assassiné par la wilaya II à Constantine le 20 août 1955.

Au contraire, des auteurs « libéraux » comme Charles-André Julien ou Jean Lacouture ont vu dans la carrière d’Abbas la meilleure illustration de la prophétie de Maurice Viollette sur les Jeunes Algériens : « Messieurs, ces hommes n’ont pas de patrie politique. Ils vous demandent de les admettre dans la vôtre. Si vous refusez, craignez qu’ils ne s’en créent bientôt une ». C’est l’intransigeance du colonialisme qui aurait découragé leur « solide bonne volonté française » et les aurait entraînés dans un « nationalisme exaspéré ».

Sans méconnaître cette évolution, d’autres interprétations soulignent la fidélité de Ferhat Abbas à ses options fondamentales, à travers des circonstances changeantes. Lui-même et ses amis se présentaient comme les militants d’une seule cause, l’émancipation du peuple algérien de l’oppression colonialiste, par les moyens qui leur semblaient devoir être les plus sûrs, c’est-à-dire en cherchant à éviter l’épreuve de force avec la France. Abbas aurait donc sa place dans le cadre du mouvement national au sens le plus large du terme, bien qu’il n’ait jamais prétendu avoir été nationaliste avant le Manifeste.

Au contraire, les adeptes du mouvement national au sens strict, organisés successivement dans l’Étoile Nord-Africaine, le PPA et le MTLD pour revendiquer l’indépendance de l’Algérie, ont vu en lui un adversaire persévérant, un réformiste partisan d’un compromis avec l’impérialisme français par crainte de la violence populaire et pour sauvegarder les intérêts de sa classe, la bourgeoisie algérienne en formation. Les divergences entre ces deux courants, constatés par Abbas et Messali Hadj dès leur première rencontre en 1930, furent systématisées au cours de polémiques qui opposèrent le MTLD et l’UDMA de 1946 à 1956. Messali puisa dans la dénonciation du réformisme abbasien des arguments pour condamner la formule de Front national ouverte à toutes les tendances algériennes, préconisée en 1954 par les « centralistes » et réalisée ensuite par le FLN. Pour les mêmes raisons, certains chefs « révolutionnaires » du FLN comme Ahmed Ben Bella s’opposèrent à l’élargissement de sa direction aux « politiciens » décidée par le Congrès de la Soummam en 1956. Même les "ex-centralistes" Ben Khedda et Sâad Dahlab firent appel à l’antiréformisme des anciens du MTLD pour éliminer Ferhat Abbas et Ahmed Francis du troisième GPRA en 1961. On peut encore en trouver l’empreinte dans les analyses de l’historien Mohammed Harbi.

A ces deux séries de reproches, l’examen des attitudes d’Abbas envers la France et envers son peuple, dans ses écrits et dans ses actes, apporte de éléments de réponse. La continuité y est au moins aussi frappante que le changement.

L’ampleur de son revirement, entre la négation de la nation algérienne en 1936, et son affirmation en 1943, a été trop surestimée. On s’est mépris sur le sens de positions apparemment assimilationnistes, comme le trop fameux article « La France, c’est moi ! ». En réalité, Abbas ne fut jamais un assimilationniste au sens strict, tel que Rabah Zenati ou Belkacem Ibazizen. Le jeune Algérien le dépeint d’emblée partagé entre deux fidélités contradictoires, envers son peuple d’origine et envers sa patrie adoptive la France. Comme l’écrivait La voix indigène (17.03.1938), « Abbas a eu la chance d’écrire un beau livre à vingt ans. Ce livre est déjà un chef-d’œuvre d’affirmations démenties quelques lignes plus loin. Pour ce travail, l’auteur peut aussi bien être envoyé en exil pour ses opinions antifrançaises, comme il peut être loué pour ses sentiments loyalistes. Cela dépend des passages que l’on considère ». En effet, l’on y trouve les principaux ingrédients d’un nationalisme potentiel : un anticolonialisme profondément enraciné dans la tradition familiale, et un attachement nostalgique à la religion et à la civilisation islamiques. Mais le jeune Abbas revendiquait fièrement la nationalité française, qu’il devait à l’impérialisme qu’il condamnait. Il croyait résoudre ses contradictions en opposant à la France conquérante et coloniale une autre France libératrice et révolutionnaire, celle de l’école et des livres. Celle-ci ne lui semblait pas incompatible avec un islam progressiste, tel qu’il le connaissait à travers des traductions du Coran et les œuvres d’orientalistes français ou européens. Ainsi, son refus de choisir entre les enseignements de son milieu et ceux de l’école française lui faisaient souhaiter « le mariage de la France et de l’Orient », « la formation par la culture franco-musulmane de la France orientale, le plus beau miracle des temps modernes ». En somme, comme le proclamait Ettelmidh « Soyons musulmans et français en même temps, et montrons à certains esprits malveillants que ce n’est pas là une utopie ».

Abbas n’a pas dévié de son idéal de jeunesse jusqu’en 1939. « La France, c’est moi ! » commençait par une défense de la langue arabe et des Oulémas (qui ne lui épargna pas d’être réprimandé par la « déclaration nette » du cheikh Ben Badis pour sa négation de la nation algérienne dans Echchiheb d’avril 1936). La charte revendicative du Congrès musulman, dont il fut l’un des artisans, exprima peu après le même idéal ambigu en réclamant à la fois l’égalité civique absolue de tous les habitants d’une Algérie rattachée à la France dans le respect intégral du statut musulman et de la langue arabe. Son projet d’une « Union populaire algérienne pour la conquête des droits de l’homme et du citoyen » se réclamait de la démocratie française, tout en condamnant l’impérialisme colonial, et en précisant que « le rattachement n’est pas l’assimilation » (comme l’intégration selon Jacques Soustelle vingt ans après). Enfin, en septembre 1939, Abbas justifia son engagement dans l’armée française en déclarant : « Notre idéal de liberté serait à jamais enseveli si la France démocratique cessait d’être puissante ».

La défaite française de 1940, la politique de Vichy (antisémite envers les juifs, paternaliste pour les musulmans) et le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 lui firent perdre sa foi dans l’intégration de l’Algérie à la France. Mais en proclamant dans le Manifeste la faillite de la politique d’assimilation et la nécessité de reconnaître la nationalité algérienne et l’État algérien, il ne cessait pas de se référer à la tradition révolutionnaire française. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes complétait tout naturellement les droits de l’homme et du citoyen. Et sa conception de la nation algérienne ouverte à tous les habitants de l’Algérie sans distinction de race ni de religion s’inspirait de la définition de Renan (la « volonté de vivre ensemble ») qu’il avait déjà citée dans son rapport au maréchal Pétain. C’est pourquoi La Voix indigène (08-03 et 30-09-1946) pouvait trouver dans le Manifeste, œuvre de « Ferhat Abbas, l’un des musulmans les plus occidentalisés que nous connaissons », « le plus pur produit de l’assimilation que dénoncent ses auteurs ».

Abbas fit preuve d’audace en refusant la nouvelle politique algérienne du CFLN et en s’associant à Messali Hadj pour défendre le Manifeste. Mais il montra cependant sa volonté de conciliation en donnant aux AML un programme fédéraliste (visant à « rendre populaire l’idée d’une République algérienne fédérée à une République française rénovée et anti-impérialiste ») et en tendant la main aux « Amis de la démocratie », fondé par les communistes et les socialistes pour les concurrencer. Cette orientation conciliatrice, renforcée par l’UDMA après le drame sanglant du 8 mai 1945, creusa un fossé entre celle-ci et le MTLD, qui lui reprochait d’abdiquer la souveraineté nationale en acceptant l’adhésion de l’Algérie à l’Union française, et même le double collège pour rassurer les Européens.

Le ralliement de Ferhat Abbas à l’insurrection scellait l’échec de cette stratégie du compromis. L’importance de ce tournant justifie un examen minutieux de sa chronologie. Selon les Mémoires d’Abbas, le comité central de l’UDMA aurait décidé sans hésitation, dès le 1er novembre 1954, « d’être présent dans la lutte en soutenant le FLN, en aidant l’ALN, et en engageant nos jeunes militants à rejoindre les maquis ». De même, il aurait eu « le feu vert du FLN » pour présenter des candidats aux élections cantonales d’avril 1955. Au contraire, Mohammed Harbi insiste sur un tract du FLN d’Alger, daté du 15 juin 1955, dénonçant les contacts pris par Abbas avec Jacques Soustelle : « l’administration colonialiste espère par l’intermédiaire des Abbas, Kiouane, et autres Messali, arrêter l’action de l’ALN moyennant quelques réformes politiques ». Mais il ne conteste pas le fait qu’Abbas reçut le 26 mai 1955 la visite d’Abane et d’Ouamrane (préparée par El Kama Amar), à la disposition desquels il aurait mis son parti pour leur fournir de l’argent et des médicaments. Ni qu’il aurait obtenu leur accord pour « contacter les responsables français pour une éventuelle négociation en vue d’arrêter les tueries », « à la condition que la négociation passe par le FLN ».

C’est donc avec leur accord qu’il vint à Paris en juin 1955 multiplier les contacts dans les milieux politiques français, notamment avec Jacques Soustelle. Celui-ci, qui connaissait depuis le 21 juin les contacts d’Abbas avec le FLN d’Alger, semble donc mal fondé à imputer son ralliement au meurtre de son neveu Allaoua et à sa propre condamnation par la wilaya II le 20 août 1955. Abbas paraît plutôt avoir accentué son engagement antérieur en prenant une part active à la motion des « 61 » élus musulmans en faveur de l’idée nationale algérienne et au mouvement de démission de tous les élus ordonné par le FLN en décembre 1955.

Les dirigeants de l’UDMA décidèrent de la dissoudre le 30 janvier 1956. Mais cette décision n’impliquait pas le projet de faire carrière dans la direction du FLN, où ils savaient trouver de fortes réticences contre les « politiciens » des anciens partis. Si Ferhat Abbas n’avait pas perdu toutes ses illusions à cet égard le 20 août 1955, le meurtre de son beau-père le bachagha Ben Abdelmoumène par ordre d’Amirouche le 10 février 1956 devait les lui retirer. C’est pourquoi il aurait proposé à Abane de se retirer dans un pays neutre pour affirmer que désormais la solution du problème algérien passait par le FLN. Mais c’est par la volonté d’Abane qu’il partit pour le Caire le 22 avril 1956 avec le docteur Ahmed Francis, muni d’instructions précises : « internationaliser le problème algérien (...) ; procurer de l’argent, des armes et des munitions à l’ALN (...) ; maintenir la solidarité et l’unité de la délégation extérieure (...) ; ne permettre à personne de s’identifier avec la Révolution ou de la personnifier (...) ». C’est encore Abane qui le fit nommer titulaire du CNRA par le Congrès de la Soummam, au grand mécontentement d’Ahmed Ben Bella.

Paradoxalement, l’esprit de conciliation de Ferhat Abbas peut expliquer aussi bien sa rapide ascension dans les organes dirigeants du FLN que sa disgrâce finale. Sa réputation de modération le qualifiait mieux que tout autre pour donner un visage respectable à la révolution algérienne dans les pays occidentaux ou neutres, pour rassurer les Français d’Algérie sur leur avenir, et pour inciter les hommes politiques français à négocier. Ces raisons ont sans doute pesé lourd dans ses nominations - contestées par certains militants de la première heure - comme membre du CNRA, en août 1956, puis du CCE en août 1957, responsable du département de l’information en avril 1958, et surtout comme président du premier GPRA proclamé au Caire le 19 septembre 1958 pour répondre aux initiatives du général de Gaulle.

Ce talent de conciliateur de Ferhat Abbas devait également - selon les instructions de Abane - s’exercer à l’intérieur des cercles dirigeants du Front. Ses Mémoires le montrent recueillant les confidences et les doléances (celles d’Abane, du colonel Lotfi, du commandant Si Salah, du colonel Boumedienne) et s’efforçant d’apaiser les conflits. Pourtant, on peut s’interroger sur l’efficacité de son rôle de médiateur. Abbas ne réussit pas à réconcilier Abane avec les colonels du CCE, ni à empêcher son assassinat par les agents de Boussouf au Maroc en décembre 1957. Dans ces conditions, sa présidence du GPRA ne pouvait être qu’une magistrature d’influence, dépourvue d’autorité. Il fut lui-même impliqué dans le conflit ouvert par le suicide ou l’assassinat d’Amira Amar (imputé à Boussouf par le docteur Lamine Debaghine), qui entraîna la paralysie du GPRA et son dessaisissement au profit d’un conseil de dix colonels chargés de préparer la réunion du CNRA. Dans ces conditions, le renouvellement inespéré du mandat de Ferhat Abbas en janvier 1960 (comme sa première élection en septembre 1958) s’explique non seulement par la nécessité de répondre aux ouvertures du général de Gaulle, mais aussi par celle de neutraliser la présidence en la confiant à un « politicien » incapable de prétendre au rôle de chef suprême de la Révolution.

Toutes ces raisons cessèrent de jouer en même temps, quand s’engagèrent les négociations avec la France et que s’aggravèrent les tensions entre le GPRA et l’état-major général de l’ALN. Jalousé pour sa popularité en Algérie (manifeste depuis les journées de décembre 1960), accusé de mollesse dans les négociations, Abbas dut céder sa place à l’ancien Secrétaire général du MTLD Ben Khedda, supposé plus capable de tenir tête à la France et de rétablir l’autorité du GPRA. Il perdit alors ses dernières chances de faire prévaloir ses vues à l’heure de l’indépendance, et fut bien naïf s’il crut y parvenir en présidant l’Assemblée nationale constituante nommée par le Bureau politique du FLN après la victoire de Ben Bella. Mais il paraît plus vraisemblable qu’Abbas avait sacrifié dès 1955 son idéal politique aux impératifs prioritaires de l’indépendance et de l’unité nationale. Sans doute a-t-il ainsi contribué à la victoire du FLN en retardant son éclatement. Mais peut-être a-t-il également contribué à installer au pouvoir le système politique dictatorial qu’il n’a pas cessé de dénoncer par la suite.

L’attitude de Ferhat Abbas envers le peuple algérien est considérée par tous comme la clé de ses rapports avec la France. A en croire les diatribes du PPA-MTLD contre l’UDMA, Abbas et ses amis étaient les représentants typiques de l’intelligentsia francisée, aliénée par sa culture étrangère, embourgeoisée et coupée de son peuple par son statut socio-professionnel privilégié. Mais tous les écrits d’Abbas démentent ces accusations.

Déjà, le Jeune Algérien se prétendait fils de son peuple : « Nous sommes pour la plupart de pauvres gens sortis des douars et de familles modestes pour devenir bacheliers on ne sait comment », déclarait-il au nom de ses camarades. « A douze ans je courais pieds nus dans le douar, sans avoir entendu un seul mot de français, tout comme les bergers de chez nous ». Ayant échappé à force de travail à la condition précaire de sa famille, le diplômé ne pouvait se désintéresser de son sort. « Au milieu du bien-être relatif où s’écoule son existence nouvelle, il ne peut oublier l’enfer d’où il est sorti et où vivent encore les siens ». Le Jeune Algérien consacre des pages émouvantes à évoquer leur misère dans le style de La Bruyère (« Ah ! Cette misère du pauvre fellah ! Personne ne la soupçonne. Elle est grande, elle est infinie. Elle est telle que le paysan se confond parfois avec la bête ») ; à l’expliquer par la conquête, la colonisation et la prolétarisation ; à la combattre en proposant un grand programme de relèvement social, « par l’École, par la Route, par l’Hôpital ». Sur tous ces points Abbas n’a pas varié.

Il a toujours condamné la politique élitiste de la France, qui prétendait obliger les individus « évolués » à renier leur milieu pour accéder à la citoyenneté française : « La naturalisation individuelle ne se justifie pas (...). Nous sommes des Algériens, nous faisons partie d’une famille, d’une société (...). Aurait-on par hasard la prétention de changer quoi que ce soit à cette société par la naturalisation individuelle ? Non, ce qu’il faut, c’est la Loi pour tous (...) » écrivait-il dès 1927 dans Le Jeune Algérien. C’est dans le même esprit qu’il aurait suggéré en 1935 au ministre de l’intérieur Marcel Régnier de supprimer le statut musulman si celui-ci était un obstacle insurmontable à l’accès de tous les Algériens dans la Cité française. Et l’on n’a pas pris garde que son « La France, c’est moi ! » l’identifiait à son peuple autant qu’à la France : « La France, c’est moi, parce que moi je suis le nombre, je suis l’ouvrier, je suis l’artisan, je suis le consommateur ». Ainsi, Ferhat Abbas était-il bien un « démocrate populaire » [1] algérien, qui ne pouvait agir qu’en accord avec les aspirations profondes des siens. « Par le peuple et pour le peuple », donnait-il pour devise à l’UPA en 1938. « Au nom du peuple », intitulait-il son premier éditorial d’Égalité en 1944.

Par là, il se distinguait nettement des assimilationnistes avérés, qui préconisaient la naturalisation individuelle, et préféraient la France à leur peuple s’ils étaient contraints de choisir entre les deux, comme Zenati et Ibazizen. Au contraire, Abbas rivalisait de véhémence avec les nationalistes populistes pour condamner les privilèges et les exactions des « féodaux » et des caïds, l’égoïsme des « politiciens » arrivistes, de la « fausse élite » et de la « bourgeoisie pourrie », sans doute pour mieux s’en désolidariser aux yeux de l’opinion publique. Abbas et ses amis voulaient concurrencer le PPA-MTLD sur son propre terrain en tenant le même discours populiste.

Pourtant, le « populisme » abbasien s’opposait à celui du PPA-MTLD en refusant d’exalter « l’initiative des masses populaires » et de sacraliser la violence : attitudes qu’il jugeait démagogiques et irresponsables. Dès 1927, l’auteur du Jeune Algérien écrivait : « Nous crions qu’il faut pénétrer ce bloc de six millions d’âmes (...) pour le soustraire aux agissements des aventuriers, des aigris ». Le devoir d’une véritable élite était d’éduquer et d’organiser la masse. L’appel de l’UPA lui donnait pour buts « l’éducation de la masse, sa formation politique et son émancipation économique », mais « dans l’ordre et la discipline ». La tragédie de mai 1945 ne pouvait que renforcer la méfiance d’Abbas envers les réactions spontanées des masses mal guidées : « Il n’y a pas de problème de l’élite (...). Mais il y a un problème de la masse, d’une masse restée inculte, misérable, humble et malléable quand elle comprend, effrayante dans ses explosions de haine et de colère », aurait-il écrit en prison dans un « testament politique » inédit, cité par le général Massu [2]. Ainsi s’explique son souci constant de 1946 à 1954, d’éviter un nouvel affrontement avec la France, et ses hésitations devant une insurrection qu’il savait inéluctable. « La haine dont vous parlez n’est pas une haine raciale. Elle nous vise tous. Elle vise tous ceux qui portent une cravate et couchent dans un lit », déclara-t-il le 6 mai 1955 au Conseil général du département de Constantine. Il faillit en être victime comme son neveu le 20 août 1955, et fut alors contraint de choisir son camp. Il préféra rejoindre ceux dont il avait toujours partagé le but sans en approuver les méthodes.

Aux discours idéologiques, il convient de confronter ce qui est connu de la situation sociale de Ferhat Abbas. Il étaiteneffetissu d’une famille de fellahs ruinés par la conquête et par le séquestre de leurs terres en 1871. Son père dut les travailler comme ouvrier agricole pour 1,50 francs la journée de 15 heures. Mais, remarqué par le colon Dasnière de Vigie en 1880, il devint son associé dans le commerce du bétail, et y gagna de quoi racheter deux lots de 40 et de 20 hectares. Grâce à la protection de son associé (conseiller général de Djidjelli) il fut nommé à différents postes de caïds, et décoré de la Légion d’Honneur deux ans après sa retraite, en 1930.

Abbas pouvait donc se dire « fils du peuple », à condition de s’approprier la rude jeunesse de son père, et donner en modèle son ascension sociale, qu’il jugeait typique des dirigeants de l’UDMA « Au comité central siégeaient des Algériens sortis de l’ornière par beaucoup de travail et de sacrifices. Tous étaient issus de parents pauvres, et la majorité venait du bled ».

Il n’en était pas moins le fils d’un caïd, allié à d’autres familles de caïds ou de notables ruraux. Les diatribes du jeune Abbas contre les boursiers « en majorité fils de caïds, qui ne profitent pas ou mal des avantages dont on les fait bénéficier », ne doivent pas faire oublier qu’il fut lui-même bénéficiaire des bourses récompensant le loyalisme de son père. Et son premier mariage, le 22 septembre 1934, avec la fille de Si Hacène Benkhellaf (l’un des pionniers du mouvement Jeune Algérien) fut présenté par la Voix des humbles comme l’alliance des deux plus grandes familles de la région, en présence de plus de 4.000 personnes...

Cependant, mieux que la bourgeoisie rurale ou de petite ville, Ferhat Abbas représentait l’intelligentsia formée par l’enseignement supérieur français. Formation entraînant inévitablement un éloignement du milieu d’origine. Éloignement géographique, croissant suivant les lieux où étaient dispensés les enseignements primaire, secondaire et supérieur. Accompagné d’un déracinement linguistique et culturel, dû à l’adoption forcée d’une langue étrangère comme seul véhicule du savoir moderne, et moyen de communication dans le milieu universitaire. Mais en partie compensé par l’installation du diplômé dans les professions libérales, qui le remettait en contact avec son milieu et lui permettait de justifier son savoir en en faisant profiter les siens. Le désir d’être reconnu par son peuple a vraisemblablement poussé Abbas, comme tant de ses amis pharmaciens, médecins ou avocats, à glisser de leurs activités professionnelles ou associatives vers la carrière politique, facilitée par leur indépendance envers l’administration.

Ferhat Abbas était assurément le représentant d’une étroite minorité, culturellement francisée, socialement privilégiée, qui, néanmoins ou à cause de cela, prétendait parler au nom de son peuple, pour mieux le guider. Mais faut-il lui en tenir rigueur, alors que ce reproche pourrait être adressé plus ou moins valablement à tous les chefs du mouvement national, dont aucun n’était socialement et culturellement représentatif de la masse du peuple algérien ? Il est vrai que, à l’opposé des pionniers du nationalisme populiste, Abbas a trop tardé à reconnaître la vocation nationale de son peuple, et la nécessité de la lutte armée pour arracher son indépendance à la France. Mais cet aveuglement n’était-il pas la contrepartie inséparable de sa conscience aiguë du prix que son peuple devrait payer pour sa libération nationale ?

Guy Pervillé

SOURCES

ABBAS (Ferhat)
Le Jeune Algérien, Paris 1931, réédition Garnier 1981 (suivi du Rapport au maréchal Pétain) ;
Guerre et révolution d’Algérie, t. 1 : La nuit coloniale, Paris, Julliard 1962 ;
Autopsie d’une guerre, t. 1 : L’Aurore Paris, Garnier 1980 ;
L’indépendance confisquée, Paris, Gallimard, 1984.

Textes de Ferhat ABBAS reproduits dans COLLOT (Claude) et HENRY (Jean-Robert) : Le mouvement national algérien, 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger OPU, 1978 ;
« Testament politique » de Ferhat Abbas, cité par MASSU (Jacques), La vraie bataille d’Alger (Plon, 1971 pp 60-65) ;
Ettelmidh, 1931-1933 ;
L’Entente franco-musulmane, 1935-1939 ;
Égalité, 1944-1945 et 1946-1948 ;
La République algérienne,1948-1955 ;
El Moudjahid, 1957-1962.

BIBLIOGRAPHIE

AGERON (Charles-Robert) : « Ferhat Abbas et l’évolution politique de l’Algérie musulmane pendant la seconde guerre mondiale », Revue d’histoire maghrébine (Tunis, juillet 1975, n° 4).
JULIEN (Charles-André) : L’Afrique du Nord en marche (Paris Julliard, 1952, 1953, et 1972).
LACOUTURE (Jean) : Cinq hommes et la France (Paris, le Seuil, 1961).
NAROUN (Amar) : Ferhat Abbas ou les chemins de la souveraineté (Paris, Denoël, 1961).

[1] En tant que sujet indigène, Abbas refusait d’adhérer à un parti politique français. Mais le plus proche de ses idées était celui des Démocrates populaires (ancêtre du MRP sous la troisième République).

[2] « Je reconnais mes idées et mon style, mais je ne me souviens pas avoir écrit ce texte », nous a dit Ferhat Abbas en mai 1973.



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