La commission des réformes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France (1984)

samedi 14 avril 2007.
 
Cette communication a été présentée lors du colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent sous la direction de Charles-Robert Ageron, Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français,1936-1956, les 4 et 5 octobre 1984, et publiée dans les actes de ce colloque par les Editions du CNRS, Paris, septembre 1986, pp. 357-365.

Il est rare qu’un gouvernement confronté à un grave problème décide de le résoudre en définissant une politique nouvelle (ou semblant telle), c’est-à-dire un ensemble cohérent de mesures adaptées au but poursuivi et assorties des moyens nécessaires pour l’atteindre dans des délais fixés. Tel fut pourtant le cas du CFLN, formé à Alger en juin 1943. Confronté à l’essor du nationalisme algérien révélé par le Manifeste, il prit acte de l’échec de la vieille politique d’assimilation de la Troisième République, et chargea une commission spéciale d’en élaborer une autre, différente par les moyens et les délais, sinon par le but. On sait que ses travaux furent à l’origine de l’ordonnance du 7 mars 1944, qui réalisa en l’élargissant le projet Blum-Viollette de 1936, et qui reconnut le principe de la « citoyenneté (française) dans le statut (musulman) ». Mais on sait moins qu’elle prépara également tout un programme de réformes économiques et sociales, destinées à traduire dans les faits l’égalité promise des droits, afin d’assimiler l’Algérie à la France au terme d’un plan de vingt ans. Cet épisode, peu remarqué à l’époque, fut presque totalement oublié par la suite, parce qu’il n’a pas tenu ses promesses.

D’abord annoncé par de trop rares déclarations officielles [1], ce plan fut très brièvement rappelé par les Mémoires des principaux acteurs. Ceux du général Catroux, ancien commissaire d’État aux affaires musulmanes et gouverneur général de l’Algérie, sont moins incomplets, dans leur commune concision, que ceux du général de Gaulle [2]. D’autres acteurs ou témoins ont laissé des témoignages fragmentaires [3].

Les historiens n’en ont longtemps donné qu’une présentation trop brève et incomplète : si le rôle de la commission dans la préparation de l’ordonnance du 7 mars 1944 fut toujours bien relaté, les mesures économiques et sociales, et surtout leur rapport de cohérence avec les réformes politiques, furent souvent négligées. Mahfoud Kaddache semble avoir été le premier à donner une rapide vue d’ensemble des travaux de la commission, dans sa thèse publiée en 1980 [4].

Les sources disponibles pour les étudier se trouvent aux Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence. Les archives de la commission s’y présentent sous deux formes : dactylographiée, en quatre cartons cotés 30 X 1 à 4 ; imprimée en deux tomes (le second scindé en 2 volumes), de 549 et 777 pages [5]. Elles rassemblent les comptes rendus des séances, les documents annexes et les conclusions.

La « commission chargée d’établir un programme de réformes politiques, sociales et économiques en faveur des Musulmans français d’Algérie », créée par arrêté du général Catroux le 14 décembre 1943, ne doit pas être confondue avec sa devancière, la « commission d’études économiques et sociales musulmanes », instituée le 3 avril 1943 par le gouverneur général Peyrouton en réponse au « Manifeste du Peuple Algérien ». C’est devant celle-ci que Ferhat Abbas présenta son « projet de réformes faisant suite au Manifeste » le 31 mai 1943. Mais dès la formation du C.F.L.N., le général Catroux, commissaire d’État chargé des affaires musulmanes et remplaçant Peyrouton au gouvernement général de l’Algérie, refusa de prendre en considération le Manifeste et son additif [6]. L’adoption d’un premier train de réformes par le Comité de libération le 3 août 1943 ne suffit pas à satisfaire les partisans du Manifeste, qui refusèrent de participer à la rentrée des délégations financières en septembre 1943. L’assignation à résidence des deux « meneurs », Ferhat Abbas et Saïah Abdelkader, entraîna la soumission de la plupart des délégués financiers arabes et kabyles. Mais le rétablissement de l’autorité de la France ne pouvait être une réponse suffisante au défi du nationalisme algérien.

C’est pourquoi dans sa séance du 11 décembre 1943, le CFLN prit d’importantes décisions sur la proposition du commissaire d’État chargé des affaires musulmanes :

« 1 - La politique de la France à l’égard des Français musulmans d’Algérie doit tendre de façon continue et progressive à élever leur condition politique et sociale au niveau de celle des Français non Musulmans. En partant de ce principe, le Comité estime nécessaire :
-  a) de conférer aux élites musulmanes, sans plus attendre et sans abandon du statut personnel coranique, la citoyenneté française ;
-  b) d’augmenter la représentation des Musulmans dans les assemblées délibérantes algériennes et d’élargir le droit de suffrage des Musulmans ;
-  c) de faire accéder les Musulmans à un plus grand nombre de postes administratifs ;
-  d) de tracer et de réaliser un programme complet d’ascension sociale et de progrès économique au profit de l’ensemble des populations françaises musulmanes, d’évaluer et de procurer parallèlement les ressources financières nécessaires à l’accomplissement de ce programme et d’en fixer les délais d’exécution ».

En conséquence, le général Catroux recevait la mission de présenter au Comité toutes les propositions nécessaires en s’appuyant sur les travaux d’une commission présidée par lui ou par le secrétaire général du gouvernement général, et comprenant des hauts fonctionnaires et en nombre égal des membres « français non-musulmans » et « français musulmans ». Celle-ci devait déposer son rapport au plus tard le 31 janvier 1944, et le Comité arrêter ses décisions au plus tard le 15 février [7].

Cette décision fut aussitôt annoncée et commentée, le 12 décembre à Constantine par le général de Gaulle [8], et le 14 décembre à la radio d’Alger par le général Catroux [9]. Celui-ci institua la commission et fixa son programme par un arrêté du 14 décembre. Celle-ci serait composée de :
-  quatre hauts fonctionnaires : l’inspecteur général de l’administration Lestrade-Carbonnel (président en cas d’empêchement du gouverneur général et du secrétaire général) ; le professeur à la faculté de Droit d’Alger et membre de l’Assemblée consultative provisoire Paul-Émile Viard ; le directeur des affaires musulmanes et des territoires du sud, Augustin Berque ; le représentant du commissaire à l’intérieur, Élie Gozlan (ancien secrétaire de la commission d’enquête en Algérie) ;
-  six « membres représentants français non-musulmans », dont trois métropolitains : le sénateur Marcel Astier, membre de l’Assemblée Consultative Provisoire ; le professeur à la faculté de Droit de Toulouse André Hauriou, membre de l’ACP (lequel fut suppléé, pour raison de santé, par son collègue le sénateur Paul Giacobbi) ; le député André Mercier, membre de l’ACP ; et trois élus algériens, le conseiller général Auguste Rencurel, membre de l’ACP, le maire de Tlemcen, Valleur, et le conseiller général Gaston Lleu ;
-  six membres français musulmans : le « cheikh el Arab » Si Bouaziz Bengana ; le docteur Bendjelloul, conseiller général, délégué financier et membre de l’ACP ; le docteur Tamzali, conseiller général et président de la section kabyle des délégations financières ; le délégué financier Foudil ; le cheikh El Okbi, le président de l’association des fellahs Cadi Abdelkader. La commission aurait pouvoir de convoquer pour les entendre toutes autres personnalités et d’obtenir des administrations tous documents utiles à sa mission [10].

La commission siégea du 21 décembre 1943 au 8 juillet 1944, en 27 séances plénières ; en outre, deux sous-commissions se réunirent, consacrées l’une au problème politique (2 fois), l’autre au paysannat (8 fois). Les points du programme fixé par l’arrêté du 14 décembre furent regroupés en questions confiées chacune à un rapporteur. Une note du secrétaire de la commission (M. Rols, adjoint du directeur des affaires indigènes), en résume les travaux dans l’ordre suivant [11] .

Le problème politique fut abordé en premier, dans 11 séances plénières entre le 21 décembre 1943 et le 31 janvier 1944, et 2 séances de la sous-commission présidée par Paul Giacobbi, (avec André Mercier, Auguste Rencurel, Abdennour Tamzali et Augustin Berque). La commission entendit de nombreuses personnalités (dont Ferhat Abbas, le cheikh Ibrahimi et Messali Hadj), étudia de nombreux textes présentés par ses membres ou par les personnalités entendues, et adopta le projet élaboré par la sous-commission à partir de celui de M. Valleur. Ce « rapport Giacobbi » fut soumis par le général Catroux à la décision du CFLN, qui en tira l’ordonnance du 7 mars 1944.

Les autres questions peuvent être regroupées dans la catégorie des problèmes sociaux et économiques. L’instruction publique, confiée à Paul Émile Viard, fut examinée les 24 janvier et 15 février 1944 : la commission adopta un plan de scolarisation intégrale de la jeunesse musulmane en vingt ans. L’amélioration de l’hygiène et de l’assistance fut étudiée par le docteur Tamzali (séances des 20 janvier et 17 février), ainsi que celles de l’artisanat et de l’habitat urbain et rural (26 février et 4 mars). L’application de la législation sociale française et l’amélioration des conditions de travail furent la tâche du communiste André Mercier (28 janvier et 15 février). La création d’industries nouvelles pour employer un nombre croissant de travailleurs fut rapportée par Auguste Rencurel (29 février et 4 mars). L’amélioration du sort social et économique des agriculteurs musulmans fut l’objet de longs travaux. Après quatre séances plénières (du 17 février au 14 mars), la commission décida d’attendre les résultats d’une enquête administrative sur les possibilités de recasement des fellahs. Une sous-commission présidée par le rapporteur Marcel Astier se réunit ensuite du 20 mai au 29 juin, et son rapport fut discuté en séance plénière les 5 et 8 juillet. Enfin, le financement des réformes proposées fut examiné à deux reprises (les 2, 4 et 14 mars, puis les 5 et 8 juillet), à partir d’un avant-projet présenté par l’inspecteur général Lestrade-Carbonnel. Notons que le problème démographique, sans être une « question » à part, fut considéré comme une donnée primordiale dans tous ces travaux.

Seul le rapport Giacobbi sur le problème politique fut remis dans le délai fixé par l’arrêté du 14 décembre 1943. Il proposait une liste de catégories d’« indigènes algériens français » admis à la pleine citoyenneté française sans abandon de leur statut personnel. En outre, suivant le projet Valleur, il accordait la « citoyenneté dans le statut » à tous les autres Français musulmans d’Algérie, mais dans un collège électoral spécial. Celui-ci élirait une représentation égale aux 2/5 des membres des Conseils municipaux, des Conseils généraux et des Délégations financières, ainsi qu’un « nombre de députés et sénateurs égal à celui des députés et sénateurs élus par les citoyens français non-musulmans ». Disposition novatrice, qui dépassait les promesses du CFLN.

Quant aux propositions de réformes sociales et économiques, transmises au Comité le 4 avril 1944, puis au GPRF le 9 août 1944 (avec le programme du paysannat), elles constituaient un plan de développement sans précédent, qui impliquait d’importants investissements. Leur financement était prévu pour une période de vingt ans, par tranches quinquennales, dont seule la première faisait l’objet d’évaluations assez précises. Le résumé des travaux indiquait 265 millions de francs de dépenses pour l’artisanat dans les cinq premières années, 1.575 millions pour l’enseignement, 729 millions pour la santé publique, 1.504 millions pour l’habitat, 1.260 millions pour le recasement des fellahs et 1.040 millions pour leur équipement... Au total, 21 milliards de francs en vingt ans, dont pour la première tranche 6.373 millions (à savoir, 4.979 millions de dépenses de premier établissement, et 1.934 millions de dépenses de fonctionnement). Ces lourdes charges seraient supportées en premier lieu par les budgets extraordinaire et ordinaire de l’Algérie. Mais la métropole apporterait son aide, au premier en assumant 50 % des annuités des emprunts éventuellement nécessaires, et au second en ristournant à l’Algérie le montant de sa contribution militaire au budget général.

Il convient d’insister sur l’unité et la cohérence trop méconnues de cette politique globale. Le général Catroux la soulignait vigoureusement dans son rapport du 4 avril 1944 au CFLN [12] :

« Dès maintenant, le Comité de Libération est saisi d’un véritable programme d’ascension sociale et de progrès économique établi au profit des indigènes musulmans, et dont les parties diverses procèdent d’une seule et même inspiration. Cette inspiration est la même que celle qui a dicté les réformes proprement politiques. Le but de la France est en effet d’assimiler effectivement les indigènes, d’en faire des Français par l’esprit, c’est-à-dire par une forme appropriée d’enseignement public, et des Français par le nivellement social et économique. Ceci suppose une large diffusion de l’instruction strictement donnée dans la langue française. Ceci suppose également la mise des indigènes à la parité des non-musulmans en ce qui touche les œuvres d’hygiène et d’assistance, les conditions de travail, le bénéfice des lois sociales, l’habitat, le crédit et le minimum vital à tirer soit des exploitations industrielles soit de celles de la terre. En d’autres termes, la politique d’assimilation postule une politique d’égalité sociale, que requiert d’ailleurs avec force le sens proprement humain de la nation française. C’est sur ces nécessités fondamentales, auxquelles s’ajoutent les exigences d’un développement démographique dont on connaît l’ampleur, que la commission des réformes musulmanes a fondé ses conclusions ».

Mais il appartenait au CFLN, et aux gouvernements provisoires qui lui succédèrent, de faire de cet ensemble de propositions la politique algérienne de la France. Or, ils ne l’adoptèrent qu’incomplètement, avec des restrictions qui en affaiblirent la cohérence et les chances de succès. En dépit de son unité d’inspiration, la commodité justifie ici l’examen séparé du sort des réformes politiques, et de celui du plan de développement économique et social.

L’ordonnance du 7 mars 1944 affirmait dans ses deux premiers articles l’égalité des droits et des devoirs entre tous les Français non musulmans et musulmans d’Algérie, nonobstant la conservation de leur statut personnel coranique ou coutumier par ceux de ces derniers qui n’auraient pas « expressément déclaré leur volonté d’être placés sous l’empire intégral de la loi française ». L’article 3 définissait les catégories de Français musulmans admis à titre personnel à exercer leurs droits civiques dans les mêmes conditions que les citoyens de statut civil français, à partir du projet de la commission [13], mais avec quelques modifications restrictives. L’article 4 commençait par affirmer : « Les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la citoyenneté française ». Mais il laissait à la future Assemblée nationale constituante le soin de fixer « les conditions et les modalités de cette accession ». Dans l’immédiat, il reprenait les propositions de la commission sur la représentation spéciale des Musulmans dans les assemblées algériennes ; mais il écartait la proposition Valleur de leur accorder en même temps une représentation paritaire au Parlement français. Justifiée par des scrupules juridiques admissibles, cette demi-mesure entraîna cependant les graves conséquences contre lesquelles le général Catroux avait mis en garde ses collègues du C.F.L.N.

En effet, dans une note confidentielle datée du 29 février 1944, le commissaire d’État aux affaires musulmanes annonçait à l’avance les « regrettables conséquences » de l’ajournement du projet Valleur. D’une part, les élites n’accepteront pas « ce régime privilégié qui les isolera de la masse ». D’autre part, celle-ci maintenue dans un état d’infériorité « en concevra d’amères rancoeurs » qui la rendront docile aux propagandes nationalistes, auxquelles « nous aurons procuré des thèmes qui rencontreront une audience facile. Elles diront qu’à dessein, nous avons voulu diviser les Musulmans et favoriser les élites pour mieux asservir les masses ». Dans ce cas, le général recommandait de sanctionner sévèrement ces propagandes et de maintenir en Algérie des troupes sûres [14]. Avec une lucidité prophétique, il prévoyait l’essor du nationalisme algérien sous le couvert des AML, et l’insurrection manquée de mai 1945.

C’est donc trop tard que le G.P.R.F., refusant de revenir sur l’ordonnance du 7 mars 1944, s’engagea dans la voie de la réalisation du projet Valleur. L’ordonnance du 17 août 1945 (suivant une proposition de José Aboulker adoptée par l’Assemblée consultative) accorda au deuxième collège le droit d’élire des députés à l’Assemblée constituante en nombre égal à celui des représentants du premier. Mais il resta écarté des référendums constitutionnels. Ce fut la loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 qui établit enfin le principe de la citoyenneté française de tous les habitants de la France d’outre-mer.

Mais le maintien de la séparation des collèges vidait ce principe de la plus grande part de son contenu. Parce qu’il mettait en cause l’égalité des Français et des Musulmans et celle des Musulmans entre eux, il fut l’enjeu des débats sur le statut de l’Algérie qui eurent lieu de 1945 à 1947 aux deux Assemblées constituantes, puis à l’Assemblée nationale. La première Constituante écarta la proposition Bendjelloul de collège unique, mais elle vota la loi électorale du 3 avril 1946, qui élargissait l’accès au premier collège, et accordait au deuxième les trois cinquièmes des sièges de députés de l’Algérie. La deuxième Constituante écarta cette loi, repoussa le projet fédéraliste de Ferhat Abbas (qui pourtant admettait le double collège pour rassurer les Européens d’Algérie), et se contenta d’élargir modérément l’accès au premier collège par la loi du 5 octobre 1946 (admission des titulaires du certificat d’études primaires, et des anciens élèves des petites classes des lycées). Enfin, la discussion du statut de l’Algérie à l’Assemblée nationale ne porta pas sur le principe du double collège (admis par tous les partis sauf par le MTLD et par le groupe du docteur Bendjelloul et de Saïah Abdelkader au Conseil de la République), mais sur la limitation de l’accès des Musulmans au premier collège. La plupart des députés français d’Algérie réclamaient la « parité » et la « pureté » des collèges, c’est-à-dire le désaveu de l’ordonnance du 7 mars 1944, avec l’appui paradoxal du général de Gaulle. Mais ils n’obtinrent que l’abrogation de la loi du 5 octobre 1946 pour les élections à l’Assemblée algérienne. Cette régression bloqua pour longtemps le processus d’élargissement du premier collège. Ajoutons que la préfabrication des élections à partir d’avril 1948 priva de toute réalité la citoyenneté des électeurs du deuxième collège.

Le plan de progrès social et économique ne fut guère mieux réalisé. Le général Catroux, ministre de l’Afrique du Nord dans le GPRF installé à Paris et remanié le 10 septembre 1944, lui présenta en octobre un ensemble de propositions dont un certain nombre furent adoptées, et publiées au Journal officiel des 27 et 28 novembre, du 8 décembre 1944, et du 9 janvier 1945. Mais le gouvernement semble en avoir rejeté autant, et notamment le plan de financement, clé de voûte de l’ensemble [15]. Ajoutons que la transmission des projets de décision et des décisions prises entre le gouvernement général et le ministère de l’Afrique du Nord, la sous-direction de l’Algérie au ministère de l’Intérieur, les autres ministères intéressés et le secrétariat général du gouvernement, paraît avoir rencontré de nombreuses difficultés et retards [16]. Cette situation peut s’expliquer par la désorganisation consécutive au déménagement du gouvernement, mais aussi par la mauvaise délimitation des pouvoirs entre le nouveau gouverneur général Chataigneau et ses deux ministres de tutelle (celui de l’Afrique du Nord et celui de l’Intérieur, Adrien Tixier), jusqu’à la suppression du ministère de l’Afrique du Nord en janvier 1945.

Surtout, le ministère des Finances refusait la participation du budget général au plan de développement algérien. Un rapport au ministre de l’Intérieur, daté du 26 juin 1945, déplorait que la direction du budget veuille « laisser à l’Algérie l’intégralité des charges du plan, à l’exception de l’abandon consenti pour 1945, mais non renouvelable, de la contribution de guerre de 600 millions » (réduite en fait à 500 millions). Il concluait que « la continuation de l’effort financier de l’Algérie, sans aucune certitude d’obtenir le concours de la Métropole au financement d’une oeuvre de caractère impérial, si les charges devaient excéder la capacité contributive normale de la colonie, ne pourrait aboutir qu’à l’échec des réformes entreprises » [17].

Pourtant, la guerre finie, le gouvernement manifesta sa volonté d’exécuter le plan. Le 18 juillet 1945, dans le débat de l’Assemblée consultative sur les troubles de mai 1945, Adrien Tixier exposa en détail « un programme de réformes pour l’Algérie » [18]. Le gouverneur Chataigneau s’efforça de le réaliser, assisté par la direction des réformes confiée à Lucien Paye. À la suite du remplacement des délégations financières par une Assemblée financière issue des conseils généraux (le 15 septembre 1945), le budget de l’Algérie fut pour la première fois soumis à l’Assemblée nationale en décembre 1945 et décembre 1946. Mais le statut de l’Algérie du 20 septembre 1947 confia au seul gouvernement l’homologation du budget algérien préparé par le gouvernement général et voté par l’Assemblée algérienne. Entre temps, le gouvernement Georges Bidault avait dû présenter deux projets de loi pour venir en aide à ce budget rongé par l’inflation, notamment en créant un fonds spécial de financement du plan de progrès social de l’Algérie et en lui assurant le concours du budget métropolitain à partir du 1er janvier 1947. Mais ce projet ne fut réalisé que par la loi de finances de 1948 [19].

Dans les années suivantes, on observe dans les travaux des assemblées (et davantage à l’Assemblée de l’Union française, ou au Conseil de la République, qu’à l’Assemblée nationale) une lente prise de conscience du retard pris dans l’exécution du plan, puis de l’insuffisance du plan lui-même par rapport aux besoins, accrus par une explosion démographique dépassant les prévisions. C’est ainsi qu’en mars 1949 à l’Assemblée de l’Union française, deux propositions de résolution présentées par D. Cianfarani et E. Meyer demandent l’augmentation du contingent de devises ERP (European Recovery Program) attribué à l’Algérie pour son équipement agricole et industriel, et une plus large contribution de la métropole à la réalisation du plan de progrès social de l’Algérie [20]. De même, en juillet 1949 au Conseil de la République, Léo Hamon présente une proposition de résolution invitant le gouvernement à faire prendre en charge par le budget national une aide substantielle au financement du plan algérien correspondant à un pourcentage fixe du budget de l’Algérie, et pour plusieurs années à partir de 1950 [21]. Mais le 1er décembre 1949, la plupart des députés algériens à l’Assemblée nationale protestent contre l’intention prêtée au gouvernement de réduire ces crédits « déjà insuffisants », et l’invitent à « maintenir dans leur intégralité pour l’exercice 1950 les crédits précédemment attribués pour assurer la mise en œuvre du plan d’équipement des départements algériens » [22].

Ce début de prise de conscience apparaît donc très limité, aux représentants de l’Algérie et à quelques experts de certains partis métropolitains. Il ne paraît concerner ni la masse des parlementaires, ni les gouvernements : aucune déclaration d’investiture n’a fait allusion à l’Algérie avant celle de Pierre Mendès France, à l’exception de quelques phrases triomphalistes de Jules Moch et de René Mayer en octobre 1949, inspirées par le voyage du président Vincent Auriol en Algérie. II ne semble pas que le gouvernement en ait encore discuté en Conseil des ministres après le compte rendu de ce voyage (le 10 juin 1949), jusqu’à la fin du septennat. Les gouverneurs généraux ressentaient une inquiétude croissante devant l’indifférence ou l’inconscience des ministres et de l’opinion publique. Marcel-Edmond Naegelen, dans ses souvenirs publiés en 1962, dénonçait avec amertume l’absence de toute réaction du gouvernement et de la presse métropolitaine aux promesses solennelles qu’il avait faites au nom de la France dans son discours d’inauguration de l’Assemblée algérienne, le 21 mai 1948 [23]. De même, son successeur Roger Léonard, dans ses Mémoires, inédits, ne cesse de déplorer l’incompréhension du gouvernement et des milieux d’affaires de la métropole. Ses efforts aboutirent à la création d’une commission chargée de revoir les bases des relations financières entre celle-ci et l’Algérie, confiée à son ami le conseiller d’État Roland Maspetiol. Celle-ci se réunit pour la première fois quelques jours après l’insurrection du 1er novembre 1954...

L’année 1955 fut celle des bilans : rapport Maspetiol, et rapport Delavignette du Conseil économique. Jacques Soustelle en conclut que la politique d’intégration, reprenant l’inspiration du plan de 1944 avec des moyens supérieurs, était la dernière chance de l’Algérie française. D’autres responsables après lui virent encore dans un plan de développement économique et social, le meilleur moyen de contrecarrer l’essor du nationalisme algérien (perspectives décennales de Robert Lacoste, plan de Constantine du général de Gaulle), mais la foi dans son aptitude à éviter l’indépendance de l’Algérie déclina rapidement.

La nouvelle politique algérienne définie en 1944 a donc échoué en moins de vingt ans, faute d’avoir été sérieusement appliquée. Il serait prématuré de préciser les responsabilités de cet échec. Observons simplement que, si le blocage des réformes politiques semble bien dû en grande partie aux pressions du « lobby algérien », l’insuffisance du programme de progrès économique et social paraît surtout imputable au gouvernement de la métropole.

Guy Pervillé

N B : Cette communication donne une idée de l’étude plus approfondie des tentatives de renouveler la politique algérienne de la France à partir de 1940 (et surtout de 1943 à 1945), que j’ai développée en 300 pages de mon dossier d’habilitation à diriger des recherches soutenu le 15 janvier 1993, et que j’ai l’intention de publier le plus rapidement possible.

PS : Ce projet a été réalisé sous la forme de mon livre La France en Algérie, 1830-1954, Paris ; Vendémiaire, 2012, 525 p., qui a reçu le prix Lyautey 2012 de l’Académie des sciences d’outre-mer.

[1] Discours du général de Gaulle à Constantine (12 déc. 1943) et du général Catroux à la radio d’Alger ; du ministre de l’intérieur Adrien Tixier à l’Assemblée consultative le 18 juillet 1945.

[2] Georges Catroux, Dans la bataille de Méditerranée, Paris 1949, ch. XLVI (voir pp. 435-437) ; Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, t. II, L’unité, Plon 1956 (pp. 225-226 et 463-465 de l’édition en livre de poche).

[3] Pierre Bloch, Algérie, terre des occasions perdues, Paris 1961, pp. 51-59 ; Henri Queuille, Journal de Londres et d’Alger (inédit, étudié par M. Éric de Ficquelmont).

[4] Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, Alger 1980, 1113 p. en 2 vol. voir t. II, pp. 652-655.

[5] Deux exemplaires, cotés 1421-2 et 9611-2.

[6] Discours du général Catroux devant la commission d’études... le 23 juin 1943, AOM 12 H 35, et B 658.

[7] Décision du CFLN, AOM 30 X 1.

[8] Mémoires de guerre, t. II, pp. 463-465.

[9] Reproduit dans la brochure : Projet de décisions présentées au gouvernement par le général d’armées Georges Catroux, AOM B 3006, pp. 6-7, et 30 X 4.

[10] A.O.M., 30 X 1.

[11] Note du 28 juillet 1944, AOM, 30 X 3.

[12] Rapport au CFLN, AOM 30 X 3, et Projet de décisions... B 3006 et 30 X 4.

[13] Note du 28 juillet 1944, AOM 30 X 3.

[14] Note du général Catroux relative au projet Valleur, AOM 30 X 4.

[15] Notes de la sous-direction de l’Algérie, 8 février et 22 février 1945, AOM 30 X 4.

[16] État au 26 juin 1945 de la question des réformes musulmanes, AOM 30 X 4.

[17] Rapport au ministre sur le financement des réformes musulmanes, 26 juin 1945, AOM 30 X 4.

[18] JORF, Assemblée consultative, séance du 18 juillet 1945, et in 8°, 52 p.

[19] JORF, Assemblée nationale, séances des 29 décembre 1945, 6 août 1946, 24 septembre 1946 et 22 décembre 1946. Cf. Documents parlementaires, Conseil de la République, 1949, p. 819 (art. 90 et 91).

[20] JORF, Documents, Assemblée de l’Union française, 1949, n° 62, p. 68 et 63, p. 69.

[21] JORF, Documents... Conseil de la République, 1949, n° 715, pp. 663-664.

[22] JORF, Documents... Assemblée nationale, 1949, n° 8567, pp. 2064-2065. Proposition de résolution présentée par les députés Aumeran, Bentounès, Fernand Chevalier, Jacques Chevallier, Rencurel, Viard, Augarde, Ben Ali Chérif, Pantaloni, Jeanmot, Laribi, Mekki, Quilici et Serre.

[23] Mission en Algérie, Flammarion, 1962, pp. 78-95-98.



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