Peut-on enseigner la guerre d’Algérie ? (1983)

dimanche 20 mai 2007.
 
Je reprends ici mes interventions dans l’atelier des Agoras méditerranéennes de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie ayant eu lieu à Marseille du 26 au 29 octobre 1983, intitulé "Peut-on enseigner la guerre d’Algérie ?", et publié dans Historiens et géographes, n° 308, mars 1986, pp. 887-924.

I - Points d’Histoire

A - État des questions,

Guy Pervillé se défend de vouloir présenter un véritable « état de la question », pour l’avoir tenté dans un récent numéro d’Historiens et Géographes (n° 293, février 1983), et constaté son caractère prématuré. En effet, l’historiographie de la guerre d’Algérie n’est pas encore sortie de sa première phase : la publication de témoignages et de récits, qui continue au rythme d’une dizaine de titres par an. La deuxième phase, celles des études proprement historiques recourant à des documents d’archives, vient à peine de commencer. Les sources disponibles pour l’historien souffrent de défauts contradictoires : surabondance et insuffisance, répétitions et lacunes (témoignages fragmentaires, se recoupant trop rarement, absence de séries complètes et de monographies sur toute la durée de la guerre, essais de synthèse précédant les analyses détaillées...). La répartition des auteurs entre les deux nations et entre les différentes tendances reste très déséquilibrée.

Pourtant, l’étude de cette historiographie permet un lent progrès des connaissances. Par exemple, la confrontation des différentes versions de l’affaire Si Salah (tentative de négociation directe de la wilaya IV avec le gouvernement français au printemps de 1960) semble indiquer que les militaires français en avaient surestimé l’importance. Mais d’autres épisodes restent encore très mal connus, comme les ouvertures qui auraient été faites par le général de Gaulle au GPRA en décembre 1959.

Le débat entre historiens n’est pas encore commencé, faute de chercheurs et de travaux publiés en assez grand nombre. Depuis quelques années, des auteurs algériens ont osé prolonger l’étude du mouvement national jusqu’à la guerre d’indépendance de leur pays. Les historiens français sont plus prudents, même pour l’étude politique algérienne de la France, qui semble avoir davantage inspiré leurs collègues étrangers. L’avenir de l’histoire scientifique de la guerre d’Algérie dépend des vocations dans les jeunes générations, des conditions de travail offertes aux chercheurs, et de l’attitude des États concernés.

Quelles que soient leurs opinions ou leurs engagements antérieurs, les historiens semblent avoir dépassé les clivages politiques qui continuent d’opposer la plupart des auteurs de témoignages : ils cherchent à comprendre plutôt qu’à juger. Mais n’ont-ils aucun sujet de débat ? Ce serait bien étonnant, et bien dommage.

Guy Pervillé mentionne son expérience personnelle. Trois articles de fond visant à confronter les réalités de la guerre d’Algérie aux théories contradictoires de la « guerre subversive » et de la « guerre de libération », publiés dans la revue Relations internationales (n° 3, 1975 ; n° 12, 1977 ; n° 31, 1982), n’ont guère suscité d’écho. Au contraire, un bref article sur le nombre des morts de la guerre, paru dans l’Histoire (n° 53, février 1983), a provoqué des réactions très vives, accusant l’auteur de minimiser les responsabilités de la France en contestant le mythe du million de morts algériens et en suggérant qu’une « guerre civile entre Algériens » avait accompagné la guerre franco-algérienne (cf. L’Histoire, n° 56, mai 1983). Grâce à cet article, il a appris que les Algériens bien informés parlent en privé, depuis 1963, de 500.000 ou 600.000 morts ; et que leurs sympathisants français croient devoir être plus Algériens que les Algériens eux-mêmes. Pourtant, il ne croyait pas mériter de tels reproches en proposant un ordre de grandeur (300.000 à 400.000 morts) comparable à celui des pertes françaises de la Grande Guerre. Mais il aurait, lui aussi, surestimé les pertes algériennes, s’il faut suivre les conclusions de Xavier Yacono (« Les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 1982, n° 2), qui déduit des données démographiques les plus fiables une surmortalité totale de 250 à 300.000 personnes. Reste à expliquer l’écart du simple au double qui sépare encore son estimation de celle des Algériens bien informés. Sa démonstration a au moins le mérite d’être publiée.

Quoi qu’il en soit de ce point particulier, le devoir des historiens était d’intervenir pour combattre les mythes établis avant la publication des nouveaux manuels de terminale, et il reste le même, conclut G. Pervillé.

II - La guerre d’Algérie dans les manuels de Terminale

Analyse de Guy PERVILLÉ

Je vais présenter trois points : d’abord le test par le nombre des morts ; ensuite quelques observations sur l’espace consacré à cette guerre par les différents manuels ; enfin quelques réflexions qualitatives à propos ou à partir de ceux-ci.

Le test par le nombre des morts pendant la guerre d’Algérie donne un résultat surprenant : sur 12 manuels, 1/3 n’en parlent pas. Sur ces 4, il y en a un, le Grell-Istra, qui donne les chiffres des pertes françaises d’après la FNACA mais rien sur les pertes algériennes, ce qui est vraiment curieux ; indifférence ? ou crainte de se tromper ? Pour les autres, je constate une échelle qui va de « au moins 300.000 » pour le Delagrave jusqu’à « 1.000.000 de morts », et certains citent même les chiffres officiels algériens de 1,5 million sans les reprendre à leur compte.

Une estimation plausible de 500.000 est cité plusieurs fois d’après Bernard Droz et Évelyne Lever ; certains disent 500.000 à 1.000.000 en essayant de trouver un juste milieu entre les estimations officielles françaises (141.000 rebelles) et les affirmations officielles algériennes : 1,5 million de martyrs. D’autres parlent de « conflit colonial sanglant », de 350.000 à 450.000 victimes, etc. Le jugement dépend du résultat de l’enquête nécessaire sur le fond de la question. Si l’estimation algérienne sérieuse (donc 500 à 600.000 morts) est la bonne, cette situation est relativement satisfaisante ; si, c’est au contraire celle de Xavier Yacono (que je ne peux pas qualifier de « basse » car elle est déjà très élevée), il y aurait une surestimation généralisée dans tous les manuels qui ont osé prendre position.

Second point : la place accordée à la guerre d’Algérie, préalable à toute étude qualitative. Car l’espace suffisant est la condition nécessaire de l’exactitude et des nuances qui s’imposent sur un sujet aussi sérieux ; et j’attendais que ces nouveaux manuels de Terminale accordent nettement plus d’espace à cette guerre que ceux de troisième. Mon attente a été en partie déçue, et en partie satisfaite. Tous traitent de la guerre d’Algérie, soit dans le chapitre sur la décolonisation, soit dans les chapitres sur la France des IVe et Ve Républiques ; parfois dans les deux.

Globalement, je trouve à peu près 6 manuels qui souffrent d’une déficience quantitative, ce qui entraîne les défauts qualitatifs que l’on peut supposer. Le plus mauvais de ce point de vue, est celui des Éditions Sociales, à ma grande surprise, car je croyais qu’il ferait de la guerre d’Algérie un morceau de bravoure pour démontrer les mérites du PCF et du PCA : il est d’une sécheresse et d’une abstraction étonnantes ; il n’a même pas de documents, sauf une photo de Charonne qui, en plus, est mal placée... Vient ensuite le Scodel qui est un simple aide-mémoire, en dépit d’une double page-dossier sur la guerre d’Algérie. Le Delagrave, le Bréal aussi, bien que presque tous ces manuels aient essayé de présenter un dossier documentaire pour pallier les conséquences de cette maigreur quantitative... Le Magnard me paraît aussi un peu maigre en dépit de ses documents. Le Hatier (Milza-Berstein) commence bien et finit mal : il est très détaillé sur les causes de l’insurrection et lui consacre un plan, ensuite il est assez précis sur la réaction de la IVe République face à la guerre d’Algérie, mais il expédie la seconde partie de la guerre, la plus longue, en un tiers de page.

Ceux qui sont au-dessus de la moyenne ont un espace à peu près satisfaisant : le Bordas assez dense (autour de 10 pages), le Armand Colin, le Hachette aussi ; le Nathan se situe nettement plus haut avec 14 ou 15 pages. Au sommet le Istra-Grell, mais sa présentation assez aride qui sépare les documents de la synthèse est déroutante (pourtant, il serait d’après les collègues l’un des plus utilisables). Enfin, le Belin (collection Lebrun-Zanghellini), avec une vingtaine de pages qui traitent à 4 reprises de la guerre d’Algérie, très riche pour l’exposé et pour les documents ; peut-être un peu trop riche pour des cours de terminale.

Cela permet de passer à une évocation des aspects qualitatifs. Je vais la faire d’une façon globale sans chercher à définir les tendances de chaque manuel ; sauf celle des Éditions Sociales, qui est de notoriété publique. Mais je dirai un mot sur le Nathan parce qu’il a été attaqué à la tribune du Palais Bourbon par l’opposition, ainsi que par une association d’Anciens Combattants - et par la « Commission d’Action Républicaine » -. Notre collègue de Beauvais, J.-P. Angelelli qui est un rapatrié, a fait une étude critique de la présentation du problème des Français musulmans - les « Harkis » - où il conclut que le Nathan est quantitativement assez satisfaisant mais « à la limite de la mauvaise foi ». Je suppose que l’auteur des chapitres incriminés doit être Gérard Chaliand, car l’on retrouve dans ces chapitres une sensibilité de gauche tiers-mondiste, distincte de celle du PC. Je ne connais pas Chaliand, mais tout ce que j’ai lu de lui me donne l’impression d’un esprit droit et honnête qui va jusqu’au bout de ses engagements, et les met à l’épreuve des faits. Donc, j’écarte tout reproche de mauvaise foi ou de malhonnêteté en ce qui le concerne.

Cela dit, j’ai l’impression que tous ces manuels se rattachent à une même grande tendance que je pourrais qualifier de « métropolitaine majoritaire » ; ils tendent à expliquer et donc à justifier l’évolution de la politique française - qu’ils la trouvent lente ou pas -. Ils admettent sans réserve l’indépendance de l’Algérie ; ils estiment que ce conflit eut pour cause principale les fautes commises du côté français, et je crois que c’est une bonne chose. En effet, aucun de ces manuels ne reprend les thèses alors officielles, d’après lesquelles cette guerre aurait été provoquée par des « hommes de paille » manipulés par des puissances étrangères : la fameuse théorie de la « subversion » qui a visé d’abord le panarabisme, puis le communisme international. Je m’explique sur ce point parce que la question a été soulevée pendant la pause ; je ne veux pas dire que l’aspect manipulation doit être absolument exclu. Marc Ferro l’a reconnu en ce qui concerne le jeu de Nasser ; simplement, je pense qu’on ne peut pas lui accorder une valeur de cause première du conflit. En particulier, le rôle du communisme international fut une tentative de récupération tardive, mais celui-ci n’était pour rien dans l’insurrection [1]. Plus tard, il y eut une dérive idéologique du FLN et de l’État algérien, qui a cherché ses modèles davantage à l’Est qu’à l’Ouest ; mais c’est une conséquence de la guerre.

Je crois que cette tendance générale rompt très heureusement avec celle des manuels antérieurs à la guerre et aux programmes de 1959 : tendance à présenter l’œuvre coloniale de la France sans esprit critique, et avec l’autosatisfaction qui frappe tellement quand on relit les discours, même ceux des hommes de gauche, de l’époque.

Mais nos manuels peuvent être critiqués sur leur manière de présenter les causes et le déroulement de la guerre, et les responsabilités de la France dans celle-ci. Est-elle susceptible de convaincre ceux qui sont désireux de comprendre, parmi la minorité de Français qui sont restés attachés à la cause perdue de l’Algérie française ? Je pense à cette fraction des métropolitains qui était assez importante dans certains milieux, disons les élites sociales ; ainsi qu’aux « rapatriés » qui se considèrent comme des expatriés d’Algérie, et à ceux qui s’appellent eux-mêmes les « Français musulmans ». Si l’on veut les convaincre, au moins ceux qui sont disposés à apprendre quelque chose, il faudrait s’inspirer des Pensées de Pascal dans la partie intitulée « l’Art d’agréer », appliquant un passage du Discours de la Méthode de Descartes : à savoir que si l’on veut reprendre avec autorité et démontrer à quelqu’un qu’il se trompe, il faut commencer par lui montrer en quoi il avait raison pour lui montrer ensuite ce qu’il n’avait pas vu, car on admet de ne pas avoir tout vu, mais on veut avoir raison sur ce qu’on avait considéré.

Or, il me semble qu’on peut faire à tous ces manuels des reproches, plus ou moins fondés selon les cas. D’abord une tendance assez nette au fatalisme historique. Pour expliquer la guerre, et son aboutissement, on part de l’advenu et on remonte la chaîne des causes, en laissant de côté tout ce qui ne s’intègre pas facilement dans la démonstration. Donc, certains faits qui étaient et restent considérés comme essentiels par les partisans civils ou militaires de l’Algérie française sont soit minimisés - c’est le cas par exemple des manifestations de fraternisation sous le drapeau français de mai et juin 1958, ou du référendum de septembre 1958 - ; soit à peu près escamotés - par exemple la crise multiforme du FLN à l’intérieur et à l’extérieur entre 1958 et le milieu de 1960, et ses prolongements jusqu’à l’éclatement du FLN après sa victoire pendant l’été 1962. Toutes ces dissensions qui auraient pu compromettre le succès de la guerre de libération nationale sont dans la plupart des manuels totalement oubliées ; en particulier la fameuse « affaire Si Salah » dont j’ai dit qu’elle avait été surestimée par les militaires français, est inconnue. Je ne pense pas que ce soit la bonne méthode pour convaincre, car elle peut donner l’impression que l’on veut faire oublier certains faits. Non que les difficultés militaires de l’ALN à partir de la Bataille d’Alger soient niées, la plupart des manuels en parlent ; mais ils semblent établir une relation paradoxale entre l’affaiblissement de l’ALN et le renforcement de l’audience du FLN ; comme si, plus les combattants subissaient des défaites, et plus la combativité des masses algériennes augmentait. Cela ne semble pas logique, au moins à court terme : j’essaierai donc de vous proposer, à partir de documents militaires, une autre interprétation. Autre reproche que les auteurs ont cherché à éviter, mais qui est une tentation permanente : le manichéisme. J’ai l’impression que certains de nos collègues parmi ceux qui se sont engagés politiquement ont tendance à penser la guerre d’Algérie sur le modèle de la Seconde Guerre mondiale avec d’un côté les Résistants et de l’autre les « Collaborateurs », ces expressions se trouvent dans un certain nombre de manuels, au moins avec des guillemets. Or, je ne vois aucune raison pour que tous les conflits de notre siècle soient pensées à partir d’un modèle unique, qui est un cas extrême ; on doit certes se réjouir de l’élimination du nazisme, mais ériger la Résistance en modèle universel conduit à se jeter à la face des morts et des atrocités pour identifier les nazis et les résistants à l’un ou à l’autre camp. De plus, même dans le cas de la Seconde Guerre mondiale, l’engagement ne doit pas être une raison d’approuver en bloc tous les actes qui ont été commis au nom de la bonne cause. Par exemple, rien ne m’oblige à justifier ni à passer sous silence les bombardements de Dresde ou d’Hiroshima. Je suis très reconnaissant à Paul Fournier d’avoir osé rappeler que la répression du 20 août 1955 a été provoquée par un « horrible attentat du FLN » que certains livres qui se veulent des histoires de la guerre d’Algérie se permettent encore de censurer.

Troisième défaut, la tendance à désigner des « boucs émissaires » pour les charger de toutes les responsabilités. Je veux bien reconnaître celles de la France, mais il n’est pas très habile ni très honnête de s’en décharger sur des groupes extrêmement limités : on met en cause assez souvent les colons, en particulier les gros colons ou plus largement ceux qu’on appelle les « Pieds-Noirs ». Néanmoins, la plupart des manuels leur trouvent des circonstances atténuantes et tiennent à montrer un minimum de compassion avec eux, mais comme il faut toujours un coupable, on désigne l’OAS qui aurait causé le départ des Français d’Algérie en sabotant l’application des accords d’Évian. Là aussi on pourrait discuter : il n’est pas évident que les accords d’Évian auraient duré longtemps même si l’OAS n’avait pas existé ; et surtout, l’OAS n’était pas un fait « en soi » ; son existence s’expliquait largement par le comportement de ceux contre qui elle est entrée en action. Non que l’OAS doive échapper à toute critique, mais je crois que chacun doit assumer ses propres responsabilités, sans en exclure d’autres.

Autre exemple de bouc-émissaire, la tendance à utiliser une opposition droite-gauche en admettant par définition que la gauche est bonne et la droite mauvaise. On a souvent dit, que le gouvernement de gauche de Guy Mollet a fait la politique de la droite : cela a-t-il un sens ? oui et non. Il faut distinguer les niveaux. Au niveau théorique, il est vrai que la politique française en Algérie, depuis la conquête, était contraire au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; c’est seulement en 1958 que certains Français ont cru pouvoir faire plébisciter le rattachement à la France par la masse de la population algérienne... Mais si on considère non la gauche théorique mais la gauche historique, on doit constater que les partisans de la colonisation se sont trouvés de tous les côtés de l’éventail politique, même parmi les premiers socialistes. Il est vrai que la SFIO et le PC ont pris dans les années 1920, des positions anti-colonialistes, c’est-à-dire pour l’indépendance ou pour le droit à l’auto-détermination des peuples colonisés. Mais tous les grands partis de gauche ont abandonné ces revendications en 1936 : la SFIO mais aussi le PC, avec la théorie de Thorez, inspirée de Lénine, sur « l’union libre » et le « droit au divorce qui n’est pas l’obligation de divorcer ». Quant à l’OAS, on l’identifie avec l’extrême-droite : en France, avec raison, puisque seuls ses adeptes pouvaient s’engager d’une façon aussi violente contre la volonté évidente de la grande majorité des Français. Mais parmi les Français d’Algérie, l’OAS représentait l’espoir de leur grande majorité : elle n’était pas perçue comme « fasciste », contrairement au pouvoir gaulliste et à ses agents. Elle prétendait s’inspirer des Israéliens, des insurgés hongrois de 1956, et même du FLN.

Il faut éviter aussi la confusion des problèmes, en particulier celle faite par les propagandes des deux camps entre la question des libertés individuelles et celle de la libération nationale. Le FLN menait un combat national, il se réclamait aussi de la démocratie sociale mais il faut être conscient qu’il ne donnait pas à ces mots le sens couramment admis en France. Cela apparaît dans les documents publiés par Mohammed Harbi [2]. Le système politique algérien à parti unique, établi en 1962, n’est pas sorti du néant. Il faut donc souligner l’ambiguïté de la notion de « libéral » utilisée dans plusieurs manuels : la Révolution algérienne n’était pas la Révolution française, et son but prioritaire n’était pas la fondation d’une démocratie libérale au sens occidental des mots.

Cela nous conduit à un autre reproche : l’européocentrisme. Il est évident dans la sous-estimation du problème culturel, celui des langues, des religions ; et surtout dans l’absence de liens entre les problèmes culturels et politiques : la politique française d’assimilation, qui exigeait que pour devenir les égaux des Français, les Musulmans leur deviennent semblables par leur culture, n’est absolument pas présentée ; certains manuels parlent de l’ordonnance du 7 mars 1944 qui admit les élites intellectuelles et sociales musulmanes dans le collège des citoyens français, mais tous disent que le statut de 1947 établit un double collège, les Musulmans d’un côté, les Européens de l’autre, ce qui est faux, car l’ordonnance de mars 1944 ne fut pas abrogée, malgré la pression de la majorité des élus français d’Algérie.

L’européocentrisme apparaît également dans l’escamotage de l’histoire du FLN, alors que l’histoire intérieure de la France est longuement développée. Pour quelles raisons ? Peut-être parce qu’on a pensé que ces programmes étant faits pour des élèves français, l’Algérie ne devait guère les intéresser. Mais il ne faut pas oublier les besoins des élèves algériens qui ne sont pas en nombre négligeable dans nos lycées, ni ceux des élèves « français musulmans » qui, autant que les Algériens nés en France, ont besoin de se situer, par rapport aux deux nations.

Pour terminer, on trouve même un peu de ce gallocentrisme dans les rapports entre les Français de France et les Français d’Algérie. On insiste beaucoup sur les particularités de ces derniers, et une expression omniprésente symbolise cette attitude : les « Pieds-Noirs ». Elle est pratique en ce quelle évite un choix difficile entre « Français d’Algérie » et « Algériens français ». Mais elle est totalement fausse. L’un des manuels en donne une explication qui est un contre-sens : les Arabes d’Algérie auraient donné ce nom aux Européens parce qu’ils portaient des chaussures noires. Au contraire, « Pied-Noir » est une invention des Français d’Algérie pour désigner les Arabes, comme d’autres sobriquets injurieux tels que « bicot, raton, tronc de figuier ». La preuve se trouve dans le Robert, selon lequel cette expression apparut en 1917 pour désigner les chauffeurs arabes des bateaux qui avaient les pieds nus noircis par le charbon. J’en ai trouvé un exemple très clair dans la presse musulmane des années 1930, où « Pied-Noir » était cité dans la série des injures racistes ordinaires.

Ce n’est qu’un détail mais qui me semble révélateur, à la fois, de l’ignorance profonde des Métropolitains sur les choses algériennes, et d’une volonté plus ou moins inconsciente de se démarquer, voire de se désolidariser des Français d’Algérie, pour les charger de tous les péchés.

III - Documents commentés sur la guerre d’Algérie

1)- Documents d’archives présentés par Guy PERVILLÉ

D’abord, je veux répondre à une question de Madame Rey ; comment accéder aux archives, sources essentielles de l’histoire contemporaine. Jusqu’en 1978, il y avait un délai général de 50 ans, mais en fait, des tolérances réduisaient ce délai. Depuis 1979 est en vigueur une législation très compliquée qui admet l’accès immédiat à certains documents administratifs anodins, mais maintient un délai dit général de 30 ans, et de nombreux délais particuliers, notamment de 60 ans pour tout ce qui vient de la présidence de la République, de la présidence du Conseil, ce qui intéresse les secrets de la Défense nationale ou ce qui pourrait compromettre la sécurité de personnes privées, etc. Mais beaucoup dépend de l’application.

À Aix-en-Provence, où se trouvent les archives d’Outre-Mer, dont les archives de l’ancien Gouvernement général de l’Algérie française et celles des anciens départements français d’Algérie, j’ai pu avoir accès sans problème à tout ce qui était dans le catalogue, lequel selon les séries, va le plus souvent jusqu’en 1947-1948, mais quelquefois plus loin (j’ai même trouvé une série allant jusqu’en 1959). D’autre part, aux Archives nationales, pour avoir accès à des documents provenant du ministère de l’Intérieur et de la Présidence du Conseil allant de 1943 à 1947, il m’a fallu demander une dérogation au délai particulier de 60 ans, que j’ai obtenue sans problème après quelques semaines d’attente. Je ne suis pas encore allé aux Archives militaires de Vincennes ; mais je vais néanmoins vous présenter des documents militaires inédits et secrets. II m’a suffi de connaître un général qui avait exercé des responsabilités en Algérie, et reçu à ce titre des documents venant du 2e Bureau de l’armée, diffusés parmi les cadres pour des raisons d’information et de propagande interne. Grâce à l’obligeance de ce général, j’ai pu photocopier ces documents qui ont été renvoyés aux archives militaires par sa famille après son décès. Le général Delmas, chef du Service historique de l’armée de terre, ne voit aucun obstacle à l’utilisation pédagogique de ces documents.

Le premier document est une carte réalisée par le 2e Bureau de l’État-Major interarmées, qui représente le découpage politico-militaire et l’implantation de l’ALN à la date du 1er octobre 1958. Les circonscriptions territoriales sont les six wilayas (provinces), divisées en mintakas (zones), ainsi que la « base de l’Est », ancienne zone autonome de Souk-Ahras. J’ai simplifié la carte originale en supprimant les limites des nahias (régions), subdivisions des zones. Mais j’ai rajouté le tracé des deux barrages électrifiés et minés construits par l’armée française près des frontières Est et Ouest, prolongés par des batteries de canons à tir automatique déclenché par radar dans les régions plates et arides (en pointillé).

Les unités de l’ALN sont les ferkas (sections) d’une trentaine de Moudjahidines (combattants de la guerre sainte) ; les katibas (compagnies) regroupant quatre ferkas, et attachées à une zone, de même que les commandos zonaux, unités d’élite ayant l’effectif d’une katiba. Les katibas peuvent être autonomes, ou regroupées en faïleks (bataillons), qui sont les plus grandes unités de l’ALN. On voit que les faïleks groupés se trouvent tous à l’extérieur des frontières, en Tunisie, et qu’ils éclatent en katibas pour entrer à l’intérieur du territoire algérien ; ces unités sont particulièrement nombreuses dans la partie Est du pays, elles sont groupées dans les régions montagneuses là où il y a du relief et de la végétation pour se cacher, et de l’eau. Par contre, elles sont complètement absentes soit dans des régions plates et arides comme les Hauts Plateaux constantinois, soit dans des régions fortement colonisées par les Européens telles que les plaines d’Oranie ou la Mitidja. Celles-ci sont donc moins nombreuses dans l’Ouest, région la plus colonisée et plus sèche dans l’ensemble que l’Est. D’autre part, on est frappé par leur grand nombre à la date du 1er octobre 1958, plusieurs mois après le 13 mai et le retour de de Gaulle, juste après le référendum du 28 septembre 1958. La puissance de l’ALN reste impressionnante : on trouve pour chaque wilaya un bilan du nombre d’hommes (HLL veut dire « Hors-la-loi »), un décompte des armes, des unités, et un total général précis reposant sur des renseignements obtenus par toutes sortes de moyens. On peut observer que ce total est certainement sous-estimé car on compte seulement les HLL moudjahidine, c’est-à-dire les soldats réguliers, mais il y avait aussi des auxiliaires (moussebiline) et des fedayine dans les villes. Donc en fait la force réelle de l’ALN était supérieure, mais on la minimisait pour des raisons de propagande. On observe également que les grosses unités, les faïleks, se trouvent à l’Est, mais aussi, sous une forme moins stable, dans les hauts massifs montagneux des Aurès, du Hodna, du Djudjura. On observe encore que dans une zone de 50 km derrière les barrages, Est et Ouest, il n’y a pas de katiba, mais des sections de moudjahidine ; parce que derrière les barrages, la densité des troupes françaises est la plus forte ; donc il n’est pas possible de conserver 120 hommes réunis en permanence. Le plan Challe aura pour but de généraliser cette situation en occupant en force tous ces massifs montagneux qui sont encore les repaires de l’ALN au 1er octobre 1958, de façon que toutes ces compagnies soient obligé d’éclater, non seulement en sections, mais encore en groupes de 10 hommes ou de 5. Voilà donc la situation militaire : on voit que la guerre d’Algérie n’était pas militairement gagnée le 1er octobre 1958.

Le deuxième document est une courbe que les militaires appelaient la « courbe de température de l’Algérie » : c’est l’évolution de l’activité globale de la rébellion algérienne par mois dans les quatre premières années de l’insurrection, c’est-à-dire ce que les militaires appellent le nombre d’ « exactions », le nombre total d’actions, que ce soient des sabotages, des attentats ou des embuscades et des accrochages qui ont eu lieu avec l’ALN. Cette courbe est intéressante parce qu’elle permet de distinguer des phases :onvoitqu’audelàdesfluctuations de courte durée il y en a de longue durée. Ainsi après les difficultés des premiers mois de l’insurrection, une montée de plus en plus forte, en particulier dans les mois de l’hiver 1955-1956 ; puis un ralentissement pendant le printemps et l’été 1956 qui semble correspondre à l’arrivée massive des renforts français ; à nouveau une montée spectaculaire qui culmine en janvier 1957, c’est-à-dire le mois qui précède la grève de huit jours décrétée par le FLN pour montrer la solidarité du peuple algérien. Puis de janvier 1957 à février 1958, on constate une retombée extrêmement nette en dépit de tentatives de relance de l’action ; cela semble correspondre à une phase de difficultés et de repli : c’est la Bataille d’Alger, le départ du CEE (l’exécutif de l’insurrection) pour l’extérieur, ainsi que celui de milliers de recrues envoyées en Tunisie et au Maroc pour recevoir des armes et pour s’entraîner. Ce n’est donc pas une déroute, et l’optimisme des Français à la fin de 1957 est un peu excessif : la preuve en est la remontée spectaculaire des activités de l’ALN à partir de février 1958, début de la « bataille des frontières » c’est-à-dire la tentative de rentrée des katibas formées, armées et entraînées à l’extérieur en franchissant les barrages. On voit un premier « pic », correspondant à avril 1958, marqué par de nombreux combats, une retombée en mai et juin 1958 correspondant aux fraternisations, une remontée spectaculaire avec deux « pics » pendant l’été, dont le plus élevé en septembre 1958, juste avant le référendum par lequel les Français ont voulu faire plébisciter l’intégration par la masse des Algériens. Puis une retombée. Je ne connais pas la suite, mais c’est déjà instructif. On a l’impression qu’il y a eu deux tournants : janvier 1957 et septembre 1958.

Le troisième document est un graphique, accompagné d’un tableau statistique. C’est un bilan des pertes militaires des deux camps, fondé sur des sources militaires ou policières : nombre de « rebelles » tués par mois, et pertes des personnels des forces de l’ordre tués par mois. Par rapport à la courbe précédente, on constate d’une part certains parallélisme jusqu’au début 1957 : ainsi le « pic » d’août 1955, correspondant à la répression qui a suivi l’offensive de la wilaya II dans le Constantinois ; de même on constate une montée pendant le printemps et l’été 1956 avec l’arrivée massive des renforts français ; une remontée correspondant à la grande activité de l’ALN fin 1956 et début 1957 ; mais en 1957, le parallélisme disparaît : les pertes ne diminuent pas, elles continuent dans l’ensemble à monter jusqu’en avril 1958. Cela montre bien qu’en 1957, l’ALN perd l’initiative, ce sont les Français qui attaquent et qui lui infligent de lourdes pertes. On ne s’étonne pas que les offensives de l’ALN dans l’hiver puis le printemps 1958 se traduisent aussi par une forte augmentation de ses pertes, notamment le « pic » d’avril 1958 correspondant à la grande bataille de Souk-Ahras, qui a coûté près de 1.000 morts aux katibas qui tentaient de s’infiltrer. Ensuite une retombée spectaculaire en mai-juin 1958, l’époque des fraternisations, puis une remontée en août et septembre puis de nouveau une retombée.

Au total : 79.090 combattants de l’ALN tués au 1er octobre 1958 avec un maximum pour 1957, mais 1958 n’est pas fini. Il est impressionnant de voir des pertes mensuelles de plus de 2.000 ou 3.000 « rebelles ». Celles des « forces de l’ordre » suivent une courbe qui semble grossièrement parallèle, mais beaucoup plus basse, selon un rapport de 1 à 10 : le total est de 7.972 membres des forces de l’ordre tués. On constate que si pour l’ALN le sommet des pertes est en avril 1958, pour les Français, il est en mai 1958 : ce qui invite à relativiser les affirmations selon lesquelles alors on ne se battait plus. Peut-être faudrait-il voir s’il s’agit surtout de la première moitié du mois, mais il reste certain qu’en mai 1958, on s’est battu. Ces comptes macabres sont à rapprocher des données chiffrées fréquemment citées dans les discours du général de Gaulle, notamment dans sa conférence de presse du 23 octobre 1958 sur la « paix des Braves ». Il s’appuyait, comme le montre la concordance des chiffres, sur ces mêmes sources militaires. Alors que par la suite il estimera nécessaire de les majorer, ce qui explique que les militaires mentionnent 141.000 morts alors que de Gaulle a parlé de 200.000 morts algériens en tout.

Le document suivant présente l’évolution des tentatives de franchissements des barrages en 1958 ; il montre bien l’importance de la bataille des frontières, et le fait que l’ALN tente de moins en moins souvent le passage, ce qui entraîne la coupure entre l’intérieur et l’extérieur que la propagande française s’efforce d’exploiter au maximum pour casser en deux l’ALN et le FLN.

Enfin, la dernière courbe est une interprétation théorique de l’évolution de la force militaire et de l’action terroriste de l’ALN, à partir de l’exemple indochinois. On voit qu’en théorie, au début, la guérilla a grand besoin de recourir au terrorisme pour compenser par la terreur sa faiblesse militaire, décourageante pour la population ; mais plus sa puissance militaire augmente, moins elle a besoin de recourir au terrorisme. Or l’évolution réelle montre pour l’activité terroriste un maximum en janvier 1957, que l’on voit très bien sur le deuxième document, et un minimum en février 1958 alors que pour la puissance militaire le maximum est atteint en février 1958, c’est-à-dire juste au moment où commence la bataille des frontières. Ensuite, la bataille tournant mal, la puissance militaire diminue ; alors le terrorisme remonte, notamment pour s’opposer aux fraternisations et pour empêcher les Algériens de participer au référendum de septembre 1958.

Conclusion des militaires : le modèle classique de la guerre subversive, qui a réussi en Indochine, a été mis en échec en Algérie ; la puissance militaire de l’ALN régresse, d’où la remontée du terrorisme, signe de l’affaiblissement de la « rébellion ». Pour de Gaulle, les leçons sont très différentes : il part des mêmes chiffres, notamment ceux des pertes ennemies ; mais il compare le nombre des rebelles tués à celui des musulmans tués du côté français ; (il s’agit uniquement de pertes militaires : sur les 7.900 Français tués, il n’y a qu’un millier de musulmans). On est effrayé par la disproportion, dans la population musulmane, entre ceux qui ont été tués sous le drapeau algérien et sous le drapeau français. Mais il ne faut pas oublier de tenir compte des pertes civiles, d’une part les pertes causées par la France dans la population, qui n’ont pas été comptabilisées, d’autre part les victimes du terrorisme qui avait pour fonction de compenser cette infériorité militaire. Le déséquilibre est donc beaucoup moins fort qu’il pourrait sembler d’après ces données. Néanmoins, il semble évident qu’à cette date et jusqu’à la fin de la guerre, les Français ont tué beaucoup plus de musulmans que le FLN n’a tué de « traîtres » algériens. Ce qui contredit formellement la théorie de la « pacification » protégeant les « bons Algériens » contre l’agression de la « subversion » étrangère. De Gaulle l’a compris, contrairement aux militaires. Pourtant, il ne pensait pas que la guerre ne pourrait jamais être gagnée militairement ; les coups portés à la « rébellion » lui semblaient affaiblir à court terme le moral de l’ALN et son autorité sur la population. On constate que les fraternisations de mai 1958 suivent immédiatement la période la plus meurtrière de la guerre (sans tenir compte de la suite pour laquelle je n’ai pas les données). Mais, à long terme, de Gaulle avait raison de penser qu’on ne pouvait pas bâtir une Algérie française durable sur de telles fondations. Rattacher pour toujours à la France une population reconquise à un tel prix était une chimère.

Guy Pervillé

[1] Cf. Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, 1920-1962, Presses de la FNSP, 1976.

[2] Les Archives de la Révolution algérienne, Éditions Jeune Afrique, 1981.



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