Annuaire de l’Afrique du Nord 1977

(Rédaction : été 1978. Publication : 1979)
lundi 6 août 2007.
 
Mes quatre contributions, intégrées dans la rubrique "Sciences humaines" de la bibliographie critique de l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1977, m’ont permis de compléter l’approche de la première moitié de cette année que j’avais faite à la fin de mon article précédent, paru dans l’AAN 1976. Voir l’AAN 1977, pp. 1055-1061.

Horne (Alistair), A Savage war of peace, London, Macmillan, 1977, 604 p., index.

Ce gros livre, au titre difficilement traduisible (il renvoie au poème de Kipling : « le fardeau de l’Homme Blanc »), est une nouvelle contribution à l’historiographie anglo-saxonne de la guerre d’Algérie, dont l’abondance et la qualité ne se sont pas démenties depuis 1962. Historiographie « neutre », dans la mesure du possible, au moins par la nationalité des auteurs : le fait que leurs gouvernements, bien que concernés, n’aient pas été directement impliqués dans ce conflit, les aide à le considérer avec un certain recul historique. Quelles que soient leurs sympathies, ils sont davantage portés à expliquer les comportements qu’à dénoncer des coupables, contrairement à leurs homologues français, et algériens. Faut-il pour autant conclure, avec l’un de nos anciens présidents du Conseil, que « seul un Anglais » pouvait écrire dès maintenant une histoire « vraiment objective » de cette guerre ?

Le projet de l’auteur est plus modeste. Il est pleinement conscient des difficultés, documentaires et passionnelles, qui entravent l’étude historique d’événements à peine refroidis, même par un étranger. Mais il s’autorise de l’exemple de Thiers, lequel écrivait en 1838, dans la préface à son Histoire de la Révolution française : « le moment où les acteurs sont près d’expirer est peut-être le plus convenable pour écrire l’histoire ; on peut recueillir leur témoignage sans partager toutes leurs passions. . . ».

Alistair Horne pratique en effet l’impartialité méthodique nécessaire à l’historien. Son étude repose sur une bibliographie équilibrée, rassemblant des titres en majorité français (de toutes les tendances), et anglo-saxons, voire allemands. Il déplore l’extrême rareté des sources algériennes, qui risque de fausser la perspective. Le recours systématique à des interviews d’acteurs et de témoins pris dans les deux camps lui permet de pallier cet inconvénient, en apportant des éléments parfois inédits, toujours éclairants. Sur tous les points controversés, l’auteur expose les thèses en présence, et les commente avec prudence et bon sens. Il s’efforce avec succès de comprendre le point de vue et les raisons d’agir de tous les protagonistes, et d’expliquer quels enchaînements inexorables d’actions et de réactions réciproques ont conduit les uns et les autres à s’enfoncer de plus en plus dans l’horreur de cette « guerre sauvage ».

Mais l’impartialité n’est pas le détachement. Il n’est pas difficile de reconnaître la sympathie d’Alistair Horne pour la France, dont la situation de l’époque lui rappelle celle de son propre pays aujourd’hui, confronté à l’épineux problème nord-irlandais et au terrorisme qu’il a engendré. S’il approuve la position de la majorité métropolitaine qui a ratifié avec gratitude la politique de dégagement voulue par le général de Gaulle [1], cependant les partisans minoritaires de l’Algérie française ne peuvent lui reprocher d’être resté insensible au destin tragique des « centurions » saturés de défaites, des « harkis » victimes de leur confiance en la parole donnée, et des « pieds-noirs » [2] chassés de leur pays natal. Il estime l’intégrité morale des Français qui, par fidélité aux valeurs de leur patrie ont dénoncé les procédés indignes employés en son nom, certains allant jusqu’à rejoindre le camp adverse. Mais, tout en comprenant les raisons de l’insurrection algérienne, et en respectant le courage, l’énergie et la persévérance dont on fait preuve ses combattants, l’auteur ne saurait approuver, en tant qu’homme, tous les moyens auxquels ils ont en recours, sans pouvoir davantage les condamner en tant qu’historien. Il ne peut que constater, comme l’effet d’une loi inéluctable, le triomphe des révolutionnaires sur les conciliateurs, qui rend aujourd’hui particulièrement malaisée la compréhension entre les anciennes puissances coloniales et les États les plus militants du Tiers Monde.

C’est dire que ce livre ne prétend pas tenir la gageure de présenter une version purement historique de ces « événements » d’intérêt toujours actuel. L’achèvement de la « décolonisation », les aléas du « dialogue nord-sud », et le « défi terroriste » sont plus que jamais à la une des journaux. L’ouvrage d’Alistair Horne, destiné au grand public, mérite d’être lu par un maximum de lecteurs. Seuls les spécialistes pourront lui reprocher quelques erreurs [3], qui ne font que signaler la rapidité avec laquelle il a mené son enquête, et pourraient être aisément corrigées dans une nouvelle édition. Ils regretteront aussi que le système de référence adopté ne permette pas de situer exactement la provenance de chaque fait rapporté, mais apprécieront la richesse de l’index. En tout cas on souhaite, sans trop d’illusions, voir ce livre bientôt traduit, pour qu’il apporte aux Français et aux Algériens francophones l’exemple stimulant d’un point de vue extérieur sur leur commune épreuve.

Trois points de vue sur la guerre d’Algérie

L’année 1977 fut une année maigre pour l’historiographie de la guerre d’Algérie [4] ; maigre, mais non pas vide. Elle a vu paraître au moins trois livres de qualité, qui nous en apprennent autant sur le point de vue de leurs auteurs que sur les faits rapportés par eux. Le point de vue d’Edmond Jouhaud, ancien officier général et Français d’Algérie ; celui du journaliste Jean Pierre Vittori, qui retrace l’expérience des appelés métropolitains à partir de trois cents témoignages ; enfin, celui des « anciens moudjahidine » algériens. Trois visions si différentes qu’on peut parfois douter si elles représentent bien la même guerre...

Jouhaud (Edmond), Ce que je n’ai pas dit. Paris, Fayard, 434 p.

Ce titre, qui fait espérer des révélations sensationnelles de l’ancien chef de l’OAS en Oranie [5], ne doit pas être pris à la lettre. Le général Jouhaud a déjà dit l’essentiel de ce qu’il avait à dire, à son procès puis dans ses Mémoires publiés en 1969 : « O mon pays perdu »(sous titrés :« De Bou-Sfer à Tulle »). Mais il a voulu compléter ce premier témoignage en y apportant des précisions « que le climat politique interdisait » alors. Depuis, il a lu tous les ouvrages consacrés aux événements qu’il a vécus, pour les citer à l’appui de sa thèse ou pour les réfuter. Il repasse donc en revue la rébellion, le bombardement de Sakiet, le 13 mai, les barricades, la « conjuration parisienne » de 1960, le projet de « République d’Algérie », le putsch d’avril 1961, l’OAS en Oranie, jusqu’à son arrestation, le 25 mars 1962, sa condamnation à mort commuée après six mois d’attente, l’amnistie de 1968 et la campagne pour l’indemnisation des rapatriés. Travail minutieux, dont l’auteur ne prétend pas faire œuvre historique, par modestie, et parce que l’histoire implique à ses yeux une sérénité dont il se sent à jamais incapable : « Cette tragédie [... ] sera peut-être relatée un jour sans passion, dans un siècle ou plus peut-être... Songeons que 1789 divise encore actuellement les historiens ! Pour ma part, j’ai tenu à compléter « O mon pays perdu » pour apporter, avec le maximum d’exactitude et toute ma sincérité, ma pierre à l’histoire de demain » [6]. Celle qui, peut-être, ne craindra plus de rendre justice aux vaincus.

Dans l’immédiat, le général Jouhaud poursuit son but politique, la réconciliation des Français : « J’ai tenté d’écrire avec autant d’objectivité que possible ce drame que nous, Français d’Algérie, avons vécu, afin que les métropolitains comprennent que nous n’avons pas eu toujours tort » [7]. Il leur appartient en effet d’effacer, en tendant une main fraternelle aux malheureux rapatriés, « un ressentiment qui s’accentue chaque jour, la Métropole se refusant à nous intégrer dans la vie nationale ». C’est donc aux Français de France que s’adresse le général Jouhaud. Globalement, il leur reproche d’avoir abandonné, par un calcul d’intérêt égoïste, leurs compatriotes d’Algérie - leurs libérateurs de 1944 - puis de les avoir accueillis comme des intrus, « ces pelés, ces galeux d’où venait tout le mal ». Mais, s’il juge sévèrement les responsables, il continue d’espérer en la masse des Français de bonne foi, égarée par sa confiance mal placée en des politiciens indignes (de Gaulle au premier rang), abusée par une information tendancieuse, et foncièrement ignorante des réalités algériennes les plus élémentaires [8].

C’est pour tenter de les gagner à sa cause qu’Edmond Jouhaud a repris sa plume.

Vittori (Jean-Pierre). Nous les appelés d’Algérie. Paris, Stock, 320 p., dont 65 p. d’annexes.

Ce livre est aux antipodes du précédent. L’auteur a voulu donner la parole aux appelés métropolitains, soldats involontaires d’une guerre dont l’enjeu ne les concernait pas directement. L’utilité d’un tel ouvrage est indéniable. Depuis quinze ans, les études consacrées à l’armée française ne traitaient en fait que des officiers et sous-officiers de carrière ; les récits de guerre ne s’intéressaient qu’aux corps d’élite, paras et légionnaires. Armée coloniale, héritière des bâtisseurs de l’Empire et sacrifiée dans de vains combats d’arrière-garde pour retarder l’inéluctable décolonisation... Pourtant, le propre de cette guerre fut d’avoir mobilisé le contingent, l’armée d’Algérie était formée en majorité de civils sous l’uniforme. C’est un fait dont il faudrait enfin mesurer les conséquences [9].

Ces deux millions de jeunes qui furent appelés en Algérie n’étaient pas « d’Algérie ». Ils avaient laissé derrière eux tous leurs intérêts, matériels et moraux. Voilà pourquoi ils vivaient dans l’attente de la « quille », restant étrangers à la cause qu’ils servaient. « L’Algérie, c’était une aventure dont nous ne voulions pas ». Cette aventure commença par des manifestations d’insubordination collective, en 1955 et 1956. « Révolte » facilement étouffée par les autorités militaires qui savaient isoler les meneurs et conditionner la masse par un « bourrage de crâne » permanent. À l’exception des parachutistes, transformés en vrais hommes de guerre, la plupart des appelés sont affectés aux tâches statiques du « quadrillage », au milieu des « pieds noirs » et des musulmans. L’ennui, la nostalgie, et la peur latente, sont parfois troublés par des drames soudains, accidents ou suicides, surtout embuscades et attentats, dont la crainte entraîne dans l’engrenage de la torture et des exécutions sommaires. L’auteur démontre l’impossibilité de résister à ces pratiques, l’armée sachant mater les fortes têtes. Il s’intéresse au mouvement d’insoumission et de désertion qui s’affirme en 1960. Il explique la résistance du contingent au « putsch » d’avril 1961 par l’explosion d’un mécontentement trop longtemps comprimé, qui peut enfin s’exprimer dès lors que la politique gouvernementale rejoint les aspirations des appelés. Il constate enfin le « gâchis de personnalités marquées parfois à tout jamais ».

La plupart des anciens d’Algérie répugnent à parler de leur expérience, qu’ils s’efforcent d’oublier : « Il n’y a pas de quoi se vanter ». Jean-Pierre Vittori a interrogé trois cents d’entre eux, retrouvés grâce à ses camarades de la Fédération Nationale des Anciens Combattants en Algérie [10]. Très honnêtement, il a reproduit leurs témoignages, en respectant leur diversité. Mais la démonstration à laquelle il les intègre exprime son interprétation personnelle de cette guerre. L’auteur, « non exempt de passion ou de parti-pris », ne prétend pas à l’objectivité. Son jugement est tranché : « Une guerre ne se justifie que par la hauteur de la cause défendue, et une guerre coloniale ne peut disposer de justifications morales suffisantes pour donner bonne conscience à des garçons de vingt ans, transformés en occupants avec tout ce que cela implique de méthodes policières contraires à la tradition militaire » [11]. Cette prise de position risque d’indigner les militaires de vocation, persuadés envers et contre tout d’avoir servi une juste cause, et les Français d’Algérie de toutes origines, convaincus d’avoir été les victimes innocentes des forces du mal. Ils verront, une fois de plus, dans la condamnation morale d’une guerre à leurs yeux défensive, le camouflage de l’égoïsme métropolitain.

Face à ces réactions prévisibles, l’auteur a-t-il fidèlement traduit le point de vue de ceux dont il s’est fait le porte-parole ? Oui, par les témoignages cités, étant bien entendu que la somme des expériences individuelles ne correspond pas nécessairement à chacune : « Je n’affirme jamais : « Voilà ce que tous les appelés ont vécu ». Seule, sans doute, une partie du contingent se reconnaîtra dans la totalité du livre ; d’autres s’identifieront à telle ou telle partie [... ] » [12]. Non, en ce que la position politique de Jean-Pierre Vittori est trop extrême pour représenter les nuances, les incertitudes et les contradictions de l’opinion moyenne de la majorité des appelés métropolitains. Sa prise de conscience n’engage que lui : « L’Algérie m’a ouvert les yeux [... ]. D’autres se réfèrent à cette guerre pour affirmer : « On s’est fait avoir, alors la politique ! Très peu pour moi ! » C’est leur droit. D’autres encore ont traversé les événements sans en tirer la moindre leçon, et ils sont nombreux. Les plus nombreux peut-être » [13].

Les Français ne sont pas fiers de la guerre d’Algérie. Mais ils ne savent pas bien ce qui est le plus honteux, de l’avoir faite, ou de l’avoir faite pour rien.

Récits de feu, Alger, SNED, 351 p. Présentation de Mahfoud Kaddache.

En Algérie, au contraire, la « guerre de libération » est à l’honneur, mais paradoxalement son histoire - l’étude rigoureuse de son déroulement - était sans cesse renvoyée à des jours plus propices. Depuis quelque temps, on nous assure que le moment de l’entreprendre est arrivé : « La guerre de libération algérienne restera dans l’histoire contemporaine de notre pays la période décisive, celle du tragique et de la grandeur. Écrite avec le sang des Martyrs, elle doit l’être aujourd’hui par l’Historien. Un peuple mûr ne craint pas les leçons de l’Histoire, il les recherche » [14].

Depuis le 8 mai 1974, les autorités algériennes procèdent au rassemblement des documents concernant l’action du FLN et de l’ALN. Tâche considérable, et qui risque de rester inachevée, car une grande partie de ces documents, saisie par les forces françaises, se trouve conservée en France, dans les archives de la Guerre et de l’Intérieur où elle est inaccessible. Mais, heureusement, les Algériens ne sont pas entravés par le fétichisme des sacro-saintes Archives qui dissuadent les historiens français d’aborder cette période. « L’écriture de l’Histoire doit commencer avec les matériaux dont on dispose, les archives seront toujours à compléter » [15]. Voilà pourquoi le journal « El Moudjahid » a fait appel à la mémoire des anciens combattants, ou de ceux qui les ont connus, en les invitant à rapporter un fait réellement vécu par eux, tout en appuyant leur récit sur des documents irréfutables. Ces « Récits de feu » ont été publiés en un volume, qui fait l’objet cette année d’une deuxième édition. Quarante-trois témoignages, classés suivant une progression logique : « l’incendie » (1er novembre 1954) ; « rejoindre le maquis » (au prix d’un attentat) ; « la guerre » ; « exploits » ; « la répression » ; « héros et martyrs ».

Les limites de cette entreprise sont évidentes. Il s’agit d’histoire narrative, non d’histoire explicative (la plus utile pourtant). Pas d’analyses, rien que des témoignages, venant de militants de base, qui n’ont pas eu voix au chapitre des grandes décisions. D’où l’aspect fragmentaire de l’ensemble. En outre, la mémoire est sélective, et ne retient que le plus bel aspect des choses. Il ne s’agit pas de documents bruts [16], mais d’une image subjective, reconstruite après coup. L’histoire cède à l’épopée. Tel qu’il est, cependant, ce livre n’est pas sans mérites.

D’abord, il est juste et nécessaire que les « anciens moudjahidine » présentent leur version d’événements connus jusqu’ici seulement par les récits de leurs ennemis « colonialistes », ou dissimulés par eux. Le quasi-monopole du témoignage longtemps conservé par les sources françaises était un facteur de distorsion de la réalité. Il n’est pas indifférent de savoir aujourd’hui quels furent les auteurs de l’assassinat d’Amédée Froger, pour lequel fut guillotiné Badèche ben Hamdi, bien qu’il ait rétracté ses aveux passés sous la torture. Le meilleur témoignage pour l’histoire est le plus précis, celui qui fournit le maximum de références (dates, lieux, noms et nombre des personnages) susceptibles d’identifier le fait et de permettre son recoupement par d’autres sources.

Dans la plupart des « récits de feu », ce souci d’exactitude est présent, mais rarement au premier plan : l’exaltation de l’héroïsme des combattants reste prioritaire. Et quoi de plus naturel ? Toutes les nations célèbrent les héros à qui elles doivent leur existence. Un Algérien très pacifique, Mouloud Feraoun, écrivait en 1960 : « Il faudrait que nos enfants sachent à quel point leurs aînés ont souffert, à quel prix ils héritent d’un nom, d’une dignité, du droit de s’appeler Algériens sans courber la tête [... ]. On devrait pouvoir réunir une multitude d’histoires relatant les milliers de drames, les milliers de morts, les clameurs de rage, les torrents de larmes et les mares de sang qui auront marqué comme des stigmates cette terre où nous avons eu le malheur de naître et qu’on veut nous enlever comme si nous étions des bâtards. Il serait bon qu’on sache tout cela plus tard et qu’on se dise : « Après tout, nos pères avaient tout de même beaucoup de mérite et nous pouvons en être fiers » [17].

Mais ne peut-on exalter les siens sans dénigrer systématiquement l’adversaire ? Le lecteur français risque d’être choqué par le manichéisme qui entache la plupart de ces récits. Certes, il est inévitable de voir présenter sous un jour sinistre certains Français, par exemple les tortionnaires du camp de Boghari. Mais la généralisation caricaturale, la répétition de formules stéréotypées, créent un malaise. Les forces françaises, toujours qualifiées de « hordes » ou de « soldatesque colonialiste », se comportent invariablement avec lâcheté ou cruauté, ainsi qu’il sied aux combattants d’une mauvaise cause. Les « pieds-noirs » ne semblent exister que pour servir de cibles aux vaillants « fidayine », comme les figures grimaçantes d’un jeu de massacre. Quant aux harkis et autres traîtres, on distingue mal leurs motivations, et encore moins leur nombre, pourtant considérable à certaine époque... Mais à quoi bon s’étonner de ces oeillères ? Il vaut mieux ne pas trop comprendre son ennemi pour tirer sur lui. La même dévalorisation de l’adversaire était de règle dans le camp français. Mouloud Feraoun l’expliquait bien : « Pourquoi veut-on en faire des « sauvages », des « salopards », ou des « assassins ». Ils le sont, certes, comme tous les autres. Au reste, ce que les paras pensent des fellagha, les fellagha le pensent exactement des paras. Et j’imagine que si l’un d’entre eux avait écrit son journal [... ], il nous confondrait tout autant que le para par son inconscience et sa naïveté. L’erreur commune à l’un et à l’autre est de croire défendre une juste cause, tuer pour une juste cause, et risquer de mourir injustement. Forts de leurs droits et dans l’éventualité de cette mort injuste, ils deviennent cruels comme bête traquée et tentent de supprimer leur propre mort en supprimant la vie des autres » [18]. Le reste est idéologie.

Mais que cette mentalité guerrière, naturelle dans la fièvre de la lutte, subsiste encore intacte quinze ans après l’indépendance, voilà qui est inquiétant. Chacun semble camper sur ses positions en attendant le prochain affrontement. On est tenté de généraliser la conclusion de Jean-Pierre Vittori : « À voir le malaise qui subsiste encore dans bien des cœurs, les opinions tranchées, les rancœurs persistantes, je constate que si la guerre est finie, la page n’est pas tournée » [19]. Ce qui est vrai des rapports entre Français ne l’est pas moins des relations franco-algériennes, dont on se demande si elles pourront s’améliorer foncièrement tant que n’aura pas disparu la triste génération de ceux qui se sont si durement affrontés.

Guy Pervillé

[1] Alistair Horne montre fort bien que de Gaulle a fait la paix, non pas aux conditions qu’il jugeait indispensables pour sauvegarder l’honneur et les intérêts de la France, mais à celles que lui a imposées le FLN.

[2] Le recours systématique de l’auteur a cette expression pour désigner les Français d’Algérie ne se justifie pas. Comme l’indique le « Robert » (source la mieux qualifiée pour éclaircir ce point), elle désignait en 1901 un « chauffeur de bateau indigène », aux pieds salis par le charbon, puis, à partir de 1917, tout « Arabe d’Algérie » (cf. dans La Défense n° 3, février 1934. p. 2 « un geste révoltant », où l’on trouve « pied-noir », comme synonyme de « bicot ». C’est depuis 1955 seulement, que ce sobriquet injurieux a été généralement retourné contre ses auteurs, les « colons ». Cette mutation de sens, vraisemblablement due à des journalistes mal informés, traduit éloquemment la tendance des Français métropolitains à se désolidariser de leurs compatriotes d’Algérie. Ces derniers s’appelaient eux-mêmes les « Algériens » avant d’être dépossédés de ce nom par le nationalisme indigène. Peut-être l’appellation la moins inexacte serait-elle : « Algériens français ».

[3] Leur gravité est très inégale. Il est gênant de voir présenter à plusieurs reprises Lahouel, Yazid, Ben Khedda et Saad Dahlab comme d’anciens messalistes du MNA, ce qui montre que l’auteur n’a pas bien compris la crise qui a fait éclater le MTLD en 1954 (faute d’avoir lu la précieuse étude que lui a consacrée Mohammed Harbi en 1975). Il n’est pas moins grave de retenir le chiffre de un million de morts pour la seule raison qu’il est le plus souvent cité par les Algériens. En fait, cette estimation polémique, affirmée dès 1959 (cf. El Moudjahid, n° 52, 15 octobre 1959), a été démentie par les résultats du recensement algérien de 1966 (cf. le commentaire d’André Prenant dans les Annales de géographie, 1967). Krim limitait à 300.000 son évaluation du nombre de victimes algériennes, alors que le président Boumedienne fixait la sienne à 1.500.000. Seul le premier cite un ordre de grandeur vraisemblable ; et l’on peut supposer que l’homme d’État avisé qu’est le second l’admet également en comprenant dans son estimation de la perte démographique subie par l’Algérie, non seulement les décès, mais aussi quelque 1.200.000 départs définitifs. En tout cas les Français, par la voix du général de Gaulle, se sont reconnus responsables de la mort d’environ 200.000 Algériens.

[4] Dans notre précédent article (« Quinze ans d’historiographie de la guerre d’Algérie », Annuaire de L’Afrique du Nord 1976) ont été omis plusieurs titres qui portent le total à plus de 150. Citons encore des militaires : - Général André Gribius : J’ai connu cette armée. Paris, Éditions municipales, s. d. 87 p. - Contre-amiral Lepotier : Les fusiliers-marins. Paris, Éditions France Empire, 1969, 399 p. (2e édition, la 1re s. d.). - Éric Huitric : Le 11e choc. Paris, Éditions de la Pensée Moderne. 1976. 250 p. (étude bien documentée par un ancien du régiment), et des témoins obscurs : - Docteur Pierre Fyot : Le vent de la Toussaint, Médecin au djebel, Paris. Nouvelles Éditions latines, 1967, 137 p. (excellent récit, très éclairant). - Leïla Aouchal : Une autre vie. Alger, SNED, s. d. . 155 p. (étonnante histoire d’une jeune française qui devient algérienne pendant la guerre). Et combien d’autres encore ?

[5] Nous ne critiquerons pas ici l’apport du général JOUHAUD à la connaissance des faits. Il convient de confronter ses livres à la thèse récente de Mme Régine Goutalier : L’OAS en Oranie, Aix en Provence, 1975 (Cf. Compte rendu de Pierre Guillen dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1975, p. 1286).

[6] Jouhaud, op. cit., p. 8.

[7] Ibid.

[8] En annexe, le général présente une mise au point sur l’état de l’Algérie en 1830, la colonisation, et le problème politique, afin d’éclairer ses compatriotes ignorants du problème algérien. Il s’agit d’un plaidoyer, qui rejette la responsabilité de l’échec sur la métropole, toujours hésitante entre un égoïsme sordide et un idéalisme sans prise sur les réalités du pays et de ses habitants. Relevons un détail significatif. Comme presque tous les auteurs français d’Algérie, le général estime à 2 millions, ou moins, la population du pays en 1830, bien que l’historien Xavier Yacono ait démontré, en 1954, que le chiffre le plus vraisemblable s’élevait à 3 millions. Cette grossière sous-estimation trahit le parti-pris, inconscient, de dévaloriser l’Algérie d’avant la conquête pour mieux exalter l’œuvre française.

[9] Signalons toutefois l’excellente enquête de Xavier Grall : La génération du djebel. Paris, Éditions du Cerf, 1962, 125 p., réalisée à partir de novembre 1960 parmi les anciens d’Algérie lecteurs de La Vie Catholique illustrée.

[10] Cette Fédération est étrangère au culte de l’Algérie Française. Elle est mise en cause par le général Johhaud pour avoir demandé à la mairie de Montpellier une « rue du 19 mars 1962 ». Cf. Jouhaud, op. cit., p. 280-281.

[11] Vittori, op. cit., p. 241.

[12] Ibid., p. 11.

[13] Ibid., p. 9.

[14] Récits de feu, présentation, p. 3.

[15] Ibid.

[16] À l’exception de deux documents d’époque, présentés comme inédits mais déjà publiés : « Journal d’un combattant » (le radio Noureddine Belkhodja), cf. Jacques Duchemin : Histoire du FLN, Paris, La Table Ronde, 1962, pp. 156-171, et « Femmes algériennes dans les camps », extrait du témoignage d’une algéroise non-musulmane, diffusé en 200 exemplaires par l’équipe de Robert et Denise Barrat, et publié dans Mohammed Lebjaoui, Bataille d’Alger ou bataille d’Algérie ?, Paris, Gallimard, 1972, pp. 100-146.

[17] Mouloud Feraoun, Journal, Paris, Éditions du Seuil, 1962, p. 304-305.

[18] Ibid., p. 256.

[19] Vittori, op. cit., p. 248.



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