Annuaire de l’Afrique du Nord 1978

(Rédaction : été 1979. Publication : 1980)
mardi 7 août 2007.
 
La rubrique "Guerre d’Algérie" est nettement identifiée à partir de cette édition de l’Annuaire de l’Afrique du Nord, mais d’autres auteurs de comptes-rendus (Slimane Chikh, Jean-Claude Vatin) y participent également. Voir l’AAN 1978, pp. 1097-1104.

VII. - GUERRE D’ALGÉRIE

L’historiographie de la guerre d’Algérie continue sur sa lancée. En dépit de l’abondance de la production antérieure (au moins en France), tout n’a pas été dit, et chaque année apporte son lot de révélations partielles, ou relatives. 1978 (auquel nous devons joindre quelques titres oubliés de la fin de 1977), est une année moyenne par la quantité.

Les mémoires sont représentés par quatre témoignages d’officiers français : Nicolas d’Andoque, le général Jacquin, les colonels Trinquier et Château-Jobert, auxquels il convient de joindre le récit d’un bref épisode de la « pacification » (septembre 1955, région d’El-Milia) par Pierre Hovette, ancien capitaine du 1er RPC, le régiment de Bigeard (Capitaine en Algérie, Paris, Presses de la Cité 1978, 221 p.).

Deux Français ont tenté d’éclairer le côté algérien du conflit par des publications à caractère documentaire. Celle d’Alfred Boissenot (L’Islam et la guerre d’Algérie, Cannes, CEL, 1977, 141 p.), vaut surtout par cet aspect. L’auteur y utilise une bibliographie abondante et variée (de Louis Bertrand à Gérard Chaliand, d’André Servier à Charles-André Julien), pour démontrer la responsabilité totale et unilatérale de l’Islam dans les origines et le déroulement de la guerre. Les citations placées en exergue, allant de Mustapha Kemal à Chateaubriand, font craindre le pire : un réquisitoire haineux. En fait, c’est pour défendre ses compatriotes, les Français d’Algérie, que l’auteur attaque, avec une passion bien visible. Il s’agit de prouver que l’échec de l’Algérie française n’est pas imputable au racisme et au colonialisme des colons, mais simplement au fanatisme des Musulmans qui ont refusé d’évoluer dans ce cadre, contrairement aux Israélites indigènes qui ont su saisir la chance de promotion offerte par la France. L’auteur explique longuement que l’Islam enseigne le mépris et la haine envers les chrétiens et les juifs, mais il semble se contredire en affirmant que la plupart des Musulmans algériens souhaitaient vivre en paix avec leurs voisins et avaient choisi d’être français en septembre 1958. En tout cas, son livre a le mérite de souligner l’importance du facteur islamique dans la résistance à la conquête française, de 1830 à 1962 ; ce qui bouscule deux mythes déjà bien fragiles : le caractère français de l’Algérie, et la responsabilité de la subversion communiste dans l’insurrection.

Jean Boisson applique plus fidèlement la méthode d’objectivité historique dont il se réclame. Son ouvrage, Ben Bella est arrêté, 22 octobre 1956, est remarquable par l’abondance des citations de documents inédits, des annexes, des notes. Il éclaire les coulisses de l’organisation extérieure du FLN et des négociations avec la France en 1956. À un autre niveau se situe le roman de Abdeslam Haderbache, 11-54. L’Aube des héros, (Paris, la Pensée Universelle, 1978, 94 p.) qui raconte un épisode de la lutte armée : la rareté des informations nouvelles comme l’inachèvement de l’écriture laissent le lecteur sur sa faim.

Signalons enfin, en marge de la guerre, deux témoignages de femmes. Celui de Virginie Buisson (L’Algérie ou la mort des autres) d’une incontestable valeur littéraire, mêle deux thèmes : le regard pénétrant d’une adolescente sur la guerre qui rôde autour d’elle ; et l’éveil de la sensualité dans un monde d’hommes [1]. Celui de Fernande Stora (L’Algérie pour mémoire, Paris, Guy Authier, 1978) est le journal d’un bref retour à Alger après la tourmente, en septembre 1962.

GUERRE ET PACIFICATIONS, QUATRE TEMOIGNAGES D’OFFICIERS FRANÇAIS

En quelques mois, de novembre 1977 à mars 1978, quatre officiers français ont publié leur témoignage sur la guerre d’Algérie.

D’Andoque (Nicolas), 1955-1962. Guerre et paix en Algérie. L’épopée silencieuse des SAS. Paris, Société de Production Littéraire, 1977, 221 p., photographies.

Soldat d’occasion, non de vocation, Nicolas d’Andoque a suivi la tradition familiale : servir comme officier quand la patrie est en danger. Appelé au service militaire en 1956, volontaire pour l’Algérie, après un stage à l’école de Saumur il découvre la guerre en 1957 dans une unité d’intervention, également affectée au secteur brûlant d’Aïn Beïda. Devenu officier de renseignement, il se passionne pour cette mission, qu’il refuse de concevoir comme une besogne de « basse police ». Condamnant la terreur (qu’il laisse au FLN), et la torture (qui lui est recommandée « à travers un brouillard d’euphémismes, une purée de litotes pudiques »), il s’attache à « l’apprentissage patient des relations qui fondent la cohésion des communautés confiées à son autorité (suivant l’exemple de Lyautey et de ses officiers des affaires indigènes). Ayant réussi à détruire l’Organisation politico-administrative (OPA) du FLN en épargnant la population, il peut désormais lui démontrer la sincérité de ses intentions de progrès et de fraternité : « Selon la formule célèbre, la pacification n’est pas la guerre. Si nous nous acharnions à démolir la rébellion, le souci profond qui ne nous quittait pas était bien sûr d’aider, de faire avancer vers davantage de bien-être et d’instruction, donc de liberté, les populations misérables parmi lesquelles nous vivions » (p. 26).

Libéré au début de 1959, il reprend du service comme officier des Affaires Algériennes après le discours sur l’autodétermination, pour faire en sorte que la solution soit la meilleure possible. Affecté à une SAS proche de son ancien secteur, il se dévoue à sa tâche : assistance médicale gratuite, scolarisation, construction de villages de regroupement. Il se heurté à l’incompréhension et à l’inertie de l’administration, ainsi qu’à la mauvaise volonté des notables locaux : les anciens, « féodaux » attachés à leurs privilèges, et surtout les nouveaux, élus municipaux et secrétaires de mairies, attentistes se croyant les cadres prédestinés de l’Algérie de demain, quel que soit son avenir. À partir de juin et surtout de décembre 1960, la rapide évolution de la politique gaullienne les encourage dans leur opposition systématique à la tutelle des SAS, tout en inquiétant profondément les « moghaznis » fidèles. Privé de toutes ses illusions, Nicolas d’Andoque reste en Algérie à la fin de son contrat, pour tenter de sauver ceux qui lui ont fait confiance. Avec plusieurs camarades, qui se regroupent dans l’Association Nationale des Anciens des Affaires Algériennes, il s’efforce, en dépit de l’obstruction des autorités responsables, d’organiser le transfert et la réintégration en France du plus grand nombre possible de « Français musulmans » menacés. D’après lui, moins de 40.000 ont pu s’y réfugier, près de 60.000 auraient été massacrés dans l’Algérie indépendante, sur plus de 200.000 personnes en danger.

Ce livre plaide avec éloquence pour « cette action humaine et généreuse menée sans arrière-pensée par des Français », qui se sont dévoués pour leur patrie et pour l’Algérie. Ses limites n’en restent pas moins évidentes : parti-pris d’ignorer le passé colonial, et l’action brutale d’autres Français qui ne partagent pas leur haut idéal ; surtout méconnaissance des véritables intentions de la nation au nom de laquelle ils s’engageaient. Sans se renier, l’auteur en a pris conscience : « Enivrés d’une utopie de fusion des peuples et des races, nous étions encore des milliers à espérer qu’une vertu jamais vue pouvait gouverner la nation. Nous nous étions persuadés de la valeur exemplaire de l’engagement de notre pays [... ]. On nous dira, après, que notre solitude nous aveuglait, que la promotion de l’Algérie oubliée n’était pas le seul projet qui s’offrait à la nation [... ], qu’enfin pourquoi ne pas laisser la place à ceux qui avaient eu le courage de se dresser contre nous ? [... ] C’était vrai. Ces gens-là garantissaient l’avenir de leur pays [... ] Mais les fins de guerre ne sont jamais propres, et nous avions des amis » (p. 119). Ce n’est donc pas l’indépendance de l’Algérie qu’il reproche au général de Gaulle, mais seulement ses modalités.

Jacquin (Henri), La guerre secrète en Algérie. Paris, Olivier Orban, 1977, 321 p.

Le général (alors colonel) Henri Jacquin est également un spécialiste du renseignement, mais à un autre niveau, et dans un tout autre esprit. Ancien de Saint-Cyr, ayant choisi la Légion, il connaît aussi bien l’Afrique du Nord que l’Indochine. Pour lui, la guerre d’Algérie est avant tout une guerre, avec tout ce que ce mot implique de violence : « La guerre est la guerre [... ], et le colonel Iks (alias Jacquin), que n’abusent pas certains aspects de la pacification, n’est pas un sentimental. La guerre du renseignement, professe-t-il, n’est pas une chanson de geste. La guerre, hélas ! se fait œil pour œil dent pour dent » (pp. 205-206).

On attend de cet homme bien placé pour connaître le dessous des cartes des révélations étonnantes. Elles ne manquent pas, en effet [2]. Mais la vision d’ensemble est très classique. On reconnaît la théorie militaire française de la « subversion » (même si le mot n’est guère employé par l’auteur), qui explique la « rébellion » par les intrigues des puissances étrangères. La première partie du livre est consacrée aux « convoitises » (communistes, panarabistes, mais aussi allemandes, italiennes, espagnoles, anglaises, américaines) qui ont visé l’Afrique du Nord bien avant 1954. L’auteur s’inscrit en faux contre l’affirmation de Malraux, « que les Occidentaux ont toujours exagéré la participation de l’étranger dans les guerres dites de libération du monde colonial ». D’après lui, « la génération spontanée des soulèvements populaires appartient à cette imagerie acceptée les yeux fermés par qui se pique d’avoir bonne conscience et le cœur bien placé ; l’irréversible sens de l’Histoire permet d’esquiver regrets, remords et responsabilités ». (p. 25). Il retrouve la même conspiration mondiale tout au long du conflit : « En vérité, la France se bat contre un monde hostile, à l’affut de ses faiblesses et de ses reniements [... ] » (p. 166).

Ainsi, la thèse est claire. D’un côté, la subversion étrangère, qui exploite habilement « une situation économique, sociale et politique archaïque et même détestable par certains aspects » (p. 25). Tous les chefs du mouvement nationaliste sont des agents de l’étranger, ou sont au moins manipulés par ceux-ci : Bourguiba (p. 30-31), le sultan du Maroc (p. 75), Messali et le PPA (pp. 18-19), Ferhat Abbas (p. 14-15), les Oulémas (pp. 23-24). De l’autre côté, les gouvernements français n’opposent à la subversion que leur aveuglement, leur incapacité, leur manque de volonté. L’auteur va jusqu’à dénoncer quelques cas de trahison ministérielle : ceux de Jacques Chevallier dès novembre 1954 (p. 89-90 et 272), et d’Edmond Michelet à partir de 1959 (p. 253-267-268). L’exemple venant de si haut, il ne peut s’étonner des nombreuses complicités dont bénéficia le FLN en Algérie et en France, pour des motifs idéologiques ou autres [3].

Pourtant, les services de renseignement avaient bien fait leur travail jusqu’en 1954. Ils avaient réussi à trouver des informateurs dans toutes les organisations nationalistes, jusqu’au sommet. Car les agents de la subversion, apparemment, se laissent facilement retourner. L’auteur cite « Tewfik El Madani, l’un des Oulémas les plus respectés, agent du gouvernement général, Ben Bella, héros de l’Organisation Secrète, jadis informateur de la Sécurité Militaire, et Ferhat Abbas lui-même, longtemps « honorable », correspondant de la police des Renseignements Généraux »(p. 205). Il s’étend davantage sur le cas de Messali [4] « devenu depuis 1945, sous le pseudonyme de Léon, un précieux informateur pour la police française » (p. 22). Dans ces conditions, les responsables politiques ne peuvent sans mauvaise foi prétendre qu’ils ont été surpris par le 1er novembre.

De 1954 à 1956, le FLN gagna la « bataille du renseignement » par la terreur et par la trahison (qui lui permit de connaître « dès 1954 à peu près tous les informateurs des services de police ou de renseignement » (p. 272)). Tous les moyens de lutte efficace, comme les « Détachements Opérationnels de Protection » (DOP) spécialisés dans le démantèlement de l’OPA « rebelle », devinrent « la cible d’une campagne mobilisant les consciences contre des brutalités inadmissibles dans une indignation fort légitime si elle ne s’exerçait à sens unique sur un fond d’arrière-pensées douteuses » (p. 137).

Pourtant, le camp français réussit de 1957 à 1960 à retrouver des sources de renseignement par divers procédés : infiltration d’agents, recrutement d’informateurs bénévoles jusque dans l’entourage du GPRA, retournement de « rebelles » capturés. Il contre-attaque en menant la « guerre psychologique », laquelle vise l’effondrement du moral de l’adversaire par tous les moyens. Le plus redoutable fut la célèbre « bleuite », opération d’intoxication due au colonel Godard qui provoqua en 1958 une sanglante épuration de la wilaya III. En 1959 et 1960, le colonel Jacquin, chef du mystérieux « Bureau d’Études et de Liaisons », directement subordonné à l’état-major du général Challe, fut chargé de l’étendre à toutes les wilayas de l’intérieur. Il exploita systématiquement la méfiance et la sévérité envers les traîtres caractéristiques de l’ALN pour l’inciter à se détruire elle-même. Procédé peu élégant, que l’auteur justifie en montrant que l’autre camp n’était pas plus scrupuleux.

Le général Jacquin raconte en détail la tentative de paix des chefs de la wilaya IV, dite « affaire Si Salah » [5], qui aurait pu d’après lui terminer la guerre d’Algérie en 1960. Le regret d’avoir échoué, par la faute de la « trahison », explique sans doute le ton d’amère dérision dans lequel il se complaît. On peut néanmoins regretter qu’il n’ait pas tenté de surmonter son amertume, ni de dépasser son point de vue étroitement professionnel. En effet, quel que soit l’intérêt de ses révélations - que nous ne pouvons accepter sans preuves suffisantes - on peut douter qu’elles fournissent la véritable explication du conflit algérien. Elles n’éclairent pas les causes de l’insurrection, mais seulement l’origine des moyens dont elle a bénéficié. L’exemple de la guerre d’Espagne, auquel se réfère le général Jacquin, suffit à montrer que la subversion est une entreprise aléatoire et, en fin de compte, décevante.

Trinquier (colonel Roger), Le temps perdu. Paris, Albin Michel 1978, 442 p.

Comme Henri Jacquin, Roger Trinquier est un représentant typique de cette génération d’officiers coloniaux qui ont trouvé dans l’Empire français à son apogée un champ d’action à leur mesure, et n’ont pu se résigner à son abandon. Il connut d’abord le rôle exaltant de chef de poste dans les montagnes du Tonkin, puis la curieuse vie de garnison dans les concessions françaises de Chine, vestiges d’une époque révolue que la Deuxième guerre mondiale balaya. Cette guerre, par obéissance aux ordres de Vichy, il ne la fit pas, mais se contenta de la commenter sur des cartes. De 1945 à 1960, au contraire, il ne cessa plus de guerroyer dans les « paras », en Indochine puis en Algérie, avant de quitter l’armée en 1961.

En Indochine, il découvrit la guerre révolutionnaire ou subversive, et rechercha les moyens de la gagner. Organisateur de maquis sur les arrières du Vietminh, il eut le sentiment d’une victoire possible, dont le désastre de Dien Bien Phu vint le frustrer. Débarquant à Alger en août 1956, il s’intéressa aussitôt à la lutte contre le terrorisme. Son récit de la « bataille », assez bref, n’ajoute guère à celui du général Massu. Il refuse de ranimer les controverses suscitées par les déclarations de son chef sur l’emploi de la torture. À en croire le colonel, il s’agirait de calomnies lancées contre les parachutistes par des agents de l’ennemi ou par des jaloux [6]. D’après lui, le renseignement se trouve par d’autres moyens. La population qui est contrainte d’abriter les terroristes les connaît nécessairement (p. 239). Elle les dénonce volontiers aux forces de l’ordre quand elle se sent protégée contre eux (p. 318). Même un grand nombre des terroristes se sont ralliés une fois libérés de l’emprise de leurs chefs (p. 256). En somme, la « bataille d’Alger » de 1957 fut moins brutale que la répression de l’OAS par les autorités françaises à Alger et Oran en 1962 (p. 257).

Quand la population est libérée de la terreur, il suffit de la recenser et de l’organiser en une hiérarchie de responsables (de maison, d’îlot, de quartier) pour détecter immédiatement toute nouvelle infiltration des agents de la subversion. Cette organisation, nommée « Dispositif de Protection Urbaine » (DPU), fut le grand succès du colonel Trinquier qui l’appliqua en 1959 et 1960 dans le secteur pourri d’El Milia. Méthode qui, si elle avait été généralisée [7], aurait permis de gagner la guerre d’Algérie « avec des porte-plumes, à condition qu’ils soient protégés » (p. 251). Militaire complet, il se montra également le digne successeur de Bigeard à la tête du 3e RPC en 1958, et un stratège inventif qui proposa au gouvernement l’emploi d’irréguliers musulmans pour chasser l’ALN de ses bases tunisiennes en 1960.

Homme de guerre, le colonel Trinquier se veut aussi un pacificateur. Il recherche le dialogue avec la population et même avec l’adversaire. On lit avec intérêt le récit de ses conversations avec des membres de l’élite musulmane internés au camp de Beni Messous, avec des étudiants et des étudiantes d’Alger, avec Yacef Saadi et Zohra Drif, avec Abderrahmane Farès (p. 261-269), et de ses relations indirectes avec des membres de l’entourage de Ferhat Abbas (p. 336-337 et 423-425). Il en retire la conviction que les « rebelles » s’étaient révoltés pour obtenir l’égalité, que l’indépendance n’était pour eux qu’un moyen, que l’intégration était la solution la plus avantageuse pour l’Algérie comme pour la France, et que celle-ci l’a refusée par avarice.

Sachant que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », il n’hésite pas à s’aventurer sur ce dernier terrain. Issu d’une famille paysanne, passé par l’École Normale d’Instituteurs et par l’École Militaire de Saint-Maixent, il a très tôt pris parti pour la droite nationale, contre la gauche pacifiste et antimilitariste, qu’il rend responsable du désastre de 1940. Pétainiste par discipline et par conviction, il est confirmé dans l’anti-gaullisme par l’épuration. Les souvenirs de 1939-40 et l’expérience de l’Indochine en font naturellement un anticommuniste systématique. Jusqu’en 1958, il reste un soldat discipliné, et c’est à tort que le ministre Chaban-Delmas, craignant son influence sur la population d’Alger, juge devoir l’en éloigner en 1957. Le hasard l’y renvoie le 13 mai 1958, en mission de maintien de l’ordre. Entre la foule algéroise qui le supplie de prendre le pouvoir, et l’État républicain, il n’hésite pas longtemps. On est frappé de l’audace avec laquelle il franchit le Rubicon sans regarder en arrière, organise le renversement de l’autorité légale à Oran et à Constantine, tente de persuader le général Massu d’imiter Bonaparte, et se prépare à occuper le Palais Bourbon... Audace d’autant plus téméraire que le colonel ne sait pas, au début, pour qui il travaille, ni ensuite quels sont les projets du général de Gaulle sur l’Algérie. Elle contraste vivement avec l’extrême prudence de la plupart des généraux (même de Salan au départ). L’auteur la souligne à juste titre afin de détruire le mythe de « l’Armée » unanime pour sauver à tout prix l’Algérie française, mythe qui entretint les illusions de ses partisans.

Conscient dès juin 1958 d’avoir été manipulé par les gaullistes, le colonel Trinquier est tenu informé de tous les complots militaires, mais il hésite désormais à s’engager. Désabusé sur la politique gaullienne, il se laisse fourvoyer dans l’aventureuse mission de former une armée au Katanga, et n’arrive pas à rejoindre Alger avant l’échec du putsch d’avril 1961. Il se consacre désormais à défendre la cause perdue de l’Algérie française et à mettre en garde l’Occident contre la subversion communiste, en écrivant plusieurs livres de stratégie et de politique [8]. Bien conscient d’avoir vécu la fin d’une époque, il ne regrette pourtant pas « le temps perdu » à tenter de sauver l’Empire français. La décolonisation, loin d’être une nécessité historique, reste à ses yeux une politique à courte vue, imposée à la nation par l’égoïsme de De Gaulle, de la bourgeoisie et des intellectuels. Les guerres d’Indochine et d’Algérie sont pour lui deux batailles perdues d’un affrontement général entre le monde encore libre et le communisme international, dont l’issue reste douteuse. Pour n’avoir pas voulu les gagner, la France risque d’être acculée à livrer la dernière bataille sur son territoire. Vision cohérente, mais trop simple pour être exacte.

Château-Jobert (colonel), Feux et lumière sur ma trace. Faits de guerre et de paix. Paris, Presses de la Cité, 1978, 345 p. Photographies.

Comme le colonel Trinquier, le colonel Château-Jobert est d’origine modeste, et a choisi la carrière militaire comme voie de promotion. Contrairement à celui-ci, il a participé à tous les combats de la France libre (qui en fit un parachutiste), avant de découvrir l’Indochine, puis l’Algérie. Homme d’action avant tout, il n’a guère le temps de compléter sa formation intellectuelle, mais se préoccupe de la dimension morale du commandement, et s’étonne de ne recevoir de ses supérieurs aucune directive, aucune doctrine sur les graves questions de la fin et des moyens. Il cherche les réponses dans sa première formation catholique, et commence dès 1954 à douter des vertus du régime républicain.

La guerre d’Algérie accélère son évolution. Commandant depuis novembre 1955 le 2e RPC, il devient célèbre un an plus tard en le menant à l’assaut du canal de Suez. La « bataille d’Alger » - dont il parle fort peu - le conduit à prendre position sur les méthodes admissibles dans le maintien de l’ordre. Il refuse la torture, mais admet la « contrainte » physique dans certaines conditions et pour empêcher un plus grand mal : « Non, on ne peut pas tolérer l’abandon d’innocents aux exactions de criminels. Si le renseignement arraché à ceux-ci doit sauver les premiers, il faut le leur arracher ; mais uniquement s’il s’agit de criminels [... ]. Le fait que l’homme soit un ennemi ne suffit nullement pour que l’on puisse se permettre d’exercer des sévices à soir égard [... ]. Quant à faire souffrir un homme, simplement parce qu’il est présumé coupable, c’est une abomination. Si la contrainte physique s’impose dans certaines conditions, en revanche il faut toujours et résolument dire non à la torture, définie comme l’imposition de violences gratuites ou d’intensité exagérée » (p. 206-207). Encore faut-il que les autorités militaires et politiques assument toutes leurs responsabilités.

Appelé en 1957 au commandement de la brigade parachutiste d’Outre-Mer à Bayonne, il proteste contre les procédés publicitaires du colonel Bigeard, qui enfreint les règles de la discipline et de la camaraderie en faisant croire à l’opinion que l’Armée française ne vaut rien en dehors de son régiment. Mais il n’en pense pas moins, et rédige en 1958 un réquisitoire contre la sclérose de l’appareil militaire français, dont il fait le thème d’un stage de « combat-choc » destiné à des officiers de toutes armes et de tous grades.

Entre-temps, comme le colonel Trinquier, il a franchi le Rubicon en préparant l’opération « Résurrection » (dont l’annulation le « frustra ») pour balayer la IVe République (sinon la République elle-même). Convaincu depuis le 16 septembre 1959 que De Gaulle a trahi ceux qui l’ont porté au pouvoir, il se résout à lui résister. Il profite d’un stage à l’École Militaire de Paris pour approfondir les raisons idéologiques de son opposition, et pour participer, avec le général Zeller et le colonel Lacheroy, à la préparation du putsch d’avril 1961. Celui-ci le surprend au Niger, où l’a envoyé la prudence du ministre des Armées. Mis aux arrêts pour avoir tenté de rejoindre Alger, il prend le temps de mettre au point sa doctrine d’action avant de rallier l’OAS en janvier 1962. Chargé du Constantinois, il s’oppose rapidement à Jean-Jacques Susini (pour qui la fin justifie tous les moyens) et se lie avec Robert Martel, dont il partage les convictions catholiques intégristes. Ayant échoué dans ses tentatives de soulever l’armée contre les accords d’Évian, il consacre plusieurs années de clandestinité à l’élaboration et à la diffusion d’une « doctrine d’action contre-révolutionnaire » [9], qui prétend défendre « l’ordre naturel et chrétien », par des moyens conformes à celui-ci, contre la Révolution, qui est elle-même l’expression d’une révolte permanente contre cet ordre naturel (c’est-à-dire, « conforme à la nature des choses telles qu’elles ont été créées » (p. 252-253). Cette Révolution n’est pas seulement la révolution communiste, mais également celle de 1789, mère commune de toutes les « erreurs modernes », démocratie, libéralisme, marxisme, etc., qu’il rejette au nom d’une théocratie anachronique (dont on peut douter qu’elle ait jamais existé telle qu’il se l’imagine). Bien que la doctrine du colonel Château-Jobert se veuille essentiellement pratique, il nous apparaît comme un Don Quichotte du XXe siècle, étranger à notre temps.

Ces quatre témoignages sont de nouveaux documents à ajouter à la série déjà longue des Mémoires publiés par les acteurs français du conflit, militaires ou civils. Plus ils seront nombreux, plus leur confrontation sera instructive. Cet échantillon ne représente qu’une seule tendance, celle des officiers qui se sont personnellement engagés en faveur de l’Algérie française ; mais il permet cependant de constater la relative diversité de leurs points de vue sur cette guerre, en rapport avec celle des postes dans lesquels ils l’ont faite, et de leurs expériences antérieures.

Guy Pervillé.

[1] Voir le compte-rendu dans la rubrique « Société ».

[2] Une partie du sujet avait déjà été traitée dans deux ouvrages récents d’Éric Huitric, Le 11e choc, La Pensée Moderne 1976 et d’Erwan Bergot, Le dossier rouge, services secrets contre FLN, Grasset 1976.

[3] L’auteur emploie le mot « collaboration ». Il affirme (sans preuve) que les « milieux où se recrutent les collaborateurs de l’adversaire » sont « ceux-là même chez qui les Allemands pendant l’occupation de la France recrutaient leurs collaborateurs » (p. 159). II précise ailleurs : « Comme dans toutes les cinquièmes colonnes, aux côtés d’intellectuels mobilisés pour des motifs idéologiques ou humanitaires, on y trouve le lot habituel d’hommes et de femmes tenus par un quelconque chantage ou par l’appétit du gain. Le seul réseau J... selon les comptes du FLN, lui coûtait cinquante millions par mois : un beau denier de Judas » (p. 279). La même diversité de motivations se retrouve chez les informateurs du colonel Jacquin.

[4] Au moment où deux historiens ont tenté la réhabilitation au moins partielle du messalisme (Mohammed Harbi) et de Messali Hadj (Benjamin Stora), les révélations du général Jacquin pourraient justifier l’hostilité du FLN envers celui-ci. Mais elles ne peuvent être prises en considération que s’il accepte d’ouvrir ses dossiers aux chercheurs, car ses explications sont insuffisantes. Le général en a trop dit, ou pas assez ! Même remarque pour Ferhat Abbas, et pour les autres personnalités mises en cause .

[5] Le récit du général Jacquin (p. 251-269) doit être confronté à celui de Bernard Tricot (Les sentiers de la paix, Plon 1972, p. 166-178), qui conclut différemment.

[6] Le colonel Trinquier avait pourtant justifié le recours à la torture et attesté la réalité de son emploi en Algérie dans un autre livre (Guerre, subversion, révolution, Paris, Robert Laffont, 1968, p. 155-156 et p. 70-71, notes 2 et 3).

[7] Elle fut appliquée ailleurs, notamment à Constantine et à Géryville par le capitaine Jean-Claude Racinet (Les capitaines d’avril, Paris, Éditions France-Empire 1976), Le général Challe décida tardivement de la généraliser, mais sans effet.

[8] La guerre moderne (La Table Ronde, 1961). Le coup d’État du 13 mai, Notre guerre au Katanga, L’État nouveau, La bataille pour l’élection du Président de la République, et Guerre, subversion, révolution. Le premier et le dernier sont des exposés systématiques de la théorie militaire française sur la guerre subversive et sur les méthodes permettant d’y résister. Celles-ci sont dangereuses, car elles peuvent être utilisées pour supprimer toute opposition, toute vie politique intérieure ; comme le prouve l’usage fait par les régimes militaires sud-américains de la doctrine de la « Sécurité nationale ».

[9] Titre d’un ouvrage du colonel Château-Jobert. Les autre sont le Manifeste politique et social, et La confrontation révolution contre-révolution.



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