Annuaire de l’Afrique du Nord 1980

(Rédaction : été 1981. Publication : 1982)
jeudi 9 août 2007.
 

VII. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE [1]

L’historiographie de la guerre d’Algérie a été en 1980 aussi abondante que l’année précédente. La nouveauté la plus remarquable dans cet ensemble est la publication de trois excellents ouvrages d’auteurs algériens, dont l’intérêt surpasse nettement celui du reste de la production, représenté par les habituels témoignages et récits français. Signalons toutefois la traductions du livre de l’Anglais Alistair Horne (A savage war of peace), publié à Londres en 1977.

Azzedine (Commandant). - Et Alger ne brûla pas. Paris, Stock, 1980, 350 p. ill.

Sous un titre inspiré du fameux « Paris brûle-t-il ? » (rapprochement significatif), le commandant Azzedine nous donne la suite, impatiemment attendue, de ses souvenirs de guerre. On se souvient que dans le premier volume (On nous appelait « fellaghas ») [2] paru en 1976, l’auteur passait trop rapidement sur les faits ayant suivi sa sortie d’Algérie en 1959, et sur sa découverte de la politique et des dissensions au sommet du FLN, qui le conduisit à demander son retour à l’intérieur. Ce nouveau récit commence en janvier 1962, après que le GPRA eut décidé d’y renvoyer, via Paris, une équipe de combattants éprouvés (Azzedine et son compagnon Moussa, Omar et Boualem Oussedik, Ali Lounici, puis le colonel Sadek) afin de réorganiser la Wilaya IV et la zone autonome d’Alger. Il se termine, prudemment, le 1er juillet, jour du référendum d’autodétermination. Entre ces deux dates s’inscrit un combat titanesque contre l’OAS, qui tente d’empêcher l’application des accords d’Évian par la terreur et la provocation, puis de faire sombrer l’Algérie dans le chaos de la « terre brûlée ». Combat mené par la ZAA reconstituée le 1er avril 1962, en liaison avec les « barbouzes » gaullistes et avec les responsables français du maintien de l’ordre. Cette histoire est déjà connue par de nombreux témoignages (notamment celui du préfet d’Alger Vitalis Cros ; Au temps de la violence, Presses de la Cité 1970. Celui d’Azzedine apporte une information plus complète sur l’organisation et sur les diverses activités de la ZAA : militaires (lutte contre l’OAS par des représailles et par des enlèvements) ; civiles (service de santé gratuit, ravitaillement de la population, recasement des pauvres dans les quartiers abandonnés par les Européens...). Il est surtout attachant par les nombreux et vivants portraits de combattants, de militants et de civils algériens, qui montrent éloquemment quelle somme de courage, de souffrances et de dévouement la révolution algérienne a exigée de ceux qui l’ont faite. Son principal mérite est de faire comprendre au lecteur que celle-ci ne peut se réduire aux méfaits d’une bande de brigands.

L’auteur n’est cependant pas toujours aussi convaincant dans ses considérations politiques, et surtout dans ses diatribes contre l’adversaire, la vision caricaturale qu’il nous donne des « bandes criminelles » de l’OAS rappelle curieusement l’image du FLN présentée par la général Massu dans La vraie bataille d’Alger (Plon, 1971). Paradoxalement, la même analyse pourrait servir à résumer ces deux livres : des combattants héroïques, injustement diffamés, luttent sans merci contre d’odieux criminels pour libérer Alger de leur joug inhumain. Le peuple algérois - mais ce n’est pas tout-à-fait le même ! - célèbre dans l’enthousiasme le triomphe de ses libérateurs, le 16 mai 1958, ou le 1er juillet 1962. En effet, à cinq ans d’intervalle, les rôles se sont inversés. Le général Salan et le colonel Godard (à défaut du général Massu), sont devenus des « hors la loi », taudis que l’ancien « fellagha » Si Azzedine coopère avec les « forces de l’ordre ». L’OAS multiplie les attentats de moins en moins sélectifs pour entraîner le FLN à rompre le cessez-le-feu et les accords d’Évian. La ZAA riposte tardivement par de violentes représailles, mais surtout fait disparaître des centaines de membres présumés de l’organisation ennemie, après un jugement expéditif. Azzedine défend l’honneur de ses frères d’armes en citant plusieurs exemples d’humanité et de clémence : mais il doit reconnaître l’existence de « bavures » souvent dues à des « éléments incontrôlés ». Et c’est bien à la torture que succombe l’ingénieur Petitjean (entre les mains des « barbouzes », il est vrai). Sans doute l’autre camp n’avait pas les mains pures, loin de là, mais comment être certain que tous les disparus enfouis dans des fosses communes avaient vraiment mérité leur sort ? Dieu reconnaîtra les siens, mais fallait-il les tuer tous ? Il est assurément choquant de voir d’anciens officiers français ordonner ou couvrir le recours au terrorisme contre la population musulmane qu’ils prétendaient naguère protéger ; mais l’indignation de Si Azzedine serait mieux fondée si le FLN lui-même n’avait pratiqué pendant plus de six ans, du 20 août 1955 au 18 mars 1962, cette stratégie de la terreur et de provocation contre la population européenne. Alger de 1962, ville déchirée entre deux peuples ennemis dans leur commune souffrance, comment évoquer ton sort sans frémir ?

Abbas (Ferhat). Autopsie d’une guerre - L’Aurore, Paris, Éditions Garnier, 1980, 346 p.

La publication d’une œuvre de Ferhat Abbas est un événement, d’autant plus attendu qu’il est plus rare. Trente et un ans avaient séparé du Jeune Algérien (1931) La Nuit Coloniale (1962). Dix-huit ans après, voici enfin l’Aurore, deuxième volume de ses Mémoires de guerre : deux autres nous sont annoncés pour l’avenir. Le lecteur n’est pas déçu. Il retrouve avec plaisir l’éloquence et la hauteur de vue habituelles à l’auteur, sa vaste culture et les souvenirs d’une longue carrière. Tout n’est pas nouveau dans ce livre, mais il apporte néanmoins de précieuses révélations.

L’introduction et le dernier chapitre, qui situent dans la longue durée les causes de l’insurrection, permettent de constater la remarquable constance de l’auteur, accusé bien à tort de versatilité. Les adeptes français de la guerre psychologique ont trop rappelé le fameux article de 1936 (« La France, c’est moi ! » dans lequel le futur président du GPRA niait l’existence d’une nation algérienne dans le passé, le présent et l’avenir, en même temps que la réalité du nationalisme musulman. En fait, anticolonialiste par tradition familiale, Abbas a toujours condamné la conquête et la colonisation de l’Algérie, et poursuivi un seul but : l’émancipation sociale et politique de son peuple. Ce but, il crut d’abord plus réaliste de chercher à l’atteindre dans le cadre de la souveraineté française, en faisant appel à la « vraie France » contre l’injustice du colonialisme « algérien ». Cela n’est pas nouveau : mais nous apprenons avec intérêt que Abbas avait rencontré Messali à Paris dès 1930, et s’était abonné à son journal El Ouma. Pourtant, cette révélation ne permet pas d’en faire un crypto-nationaliste, les deux hommes étant restés sur leurs positions respectives. Quand, déçu par l’immobilisme de la politique française, il eut adhéré au nationalisme en lançant, d’accord avec Messali, le Manifeste du Peuple Algérien, Abbas ressentit assez vite la nécessité de présenter la revendication de l’indépendance sous une forme plus acceptable pour la France, celle d’un État fédéré ou associé, afin d’épargner à son peuple les souffrances d’une guerre de libération.

Justement parce qu’il avait tout tenté pour libérer son peuple en évitant l’épreuve de force avec la France, Abbas était convaincu d’avance (et il le dit au Maréchal Juin dès 1953), de la légitimité du recours aux armes. Dès novembre 1954, il en rejette la responsabilité sur le régime colonial, et décide avec son parti (l’UDMA), de soutenir discrètement les insurgés. Après avoir en vain tenté d’éclairer le gouverneur général Jacques Soustelle, il se place le 26 mai 1955 à la disposition des chefs du FLN d’Alger, Abane et Ouamrane : c’est avec leur accord qu’il se rend en France pour tenter de rallier les milieux politique à l’idée d’une solution négociée. Après les massacres du 21 août 1955, il rallie la plupart des 61 élus musulmans à une motion qui déclare dépassée et inapplicable la politique d’intégration prônée par Jacques Soustelle. Enfin, après la déception des espoirs soulevés par la victoire du Front Républicain aux élections législatives du 2 janvier 1956, il se rend au Caire le 20 avril 1956 pour rendre public son ralliement au FLN. Nommé presque malgré lui [3] membre de la délégation extérieure, c’est par devoir qu’il en gravit les échelons : membre du CNRA dès août 1956, membre du CCE en août 1957, deux fois président du GPRA (à partir de septembre 1958 et de janvier 1960). Mais son élimination du gouvernement en septembre 1961 lui apparaît comme une brimade injustifiée, qu’il pardonnera difficilement a son successeur Ben Khedda.

Cet itinéraire était déjà suffisamment connu dans ses grandes lignes. Mais les révélations les plus intéressantes concernent l’envers du décor : les dissensions bien cachées du FLN. Partisan d’une véritable union nationale, Abbas se heurte très vite au sectarisme de certains activistes de l’ancien MTLD, qui accusent de trahison toutes les autres tendances. Pour adhérer au FLN, Abbas doit surmonter l’assassinat de son neveu Allaoua le 20 août 1955 par ordre de Youcef Zighout (et sa propre condamnation à mort), puis celui de son beau-frère le bachaga Benabdelmoumène, condamné par Amirouche, le 14 février 1956 : deux victimes du fanatisme, qu’il compte parmi les quatorze « chouhadas » de sa famille [4]. Promu dans le cercle dirigeant du Front, il découvre les rivalités de plus en plus violentes qui opposent entre eux les « chefs historiques », notamment, l’incorruptible Ahane Ramdane à l’ensemble des colonels en 1957. Il tente vainement de réconcilier celui-ci avec ceux qu’il dénonce comme « tous des assassins », « arrogants et méprisants », dont l’attitude serait « la négation de la liberté et de la démocratie que nous voulons instaurer dans l’Algérie indépendante ». Son assassinat, par ordre de Boussouf, avec la complicité au moins partielle des autres colonels et à l’insu des membres civils du CCE, lui inspire une vive indignation et des doutes sur l’avenir de la révolution algérienne [5]. Après la formation du premier GPRA, dans lequel Abbas s’efforce de jouer un rôle de coordination et d’arbitrage, le FLN s’enfonce dans une crise permanente à l’intérieur et à l’extérieur, qui aboutit à une paralysie de l’exécutif de juillet à décembre 1959, camouflée par une inlassable activité diplomatique. Ses craintes sont alors ravivées par les confidences du jeune colonel Lotfi, qui s’alarme de trouver chez la plupart de ses pairs « une tendance aux méthodes fascistes », « le goût du pouvoir et de l’autoritarisme », sans « aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l’égalité entre les citoyens ». Celui-ci préfère « aller mourir dans un maquis que de vivre avec ces loups ».

L’annonce de l’autodétermination par le général De Gaulle et sa prise de position pour l’Algérie algérienne sauvèrent provisoirement le FLN de l’éclatement, et les manifestations imprévues de décembre 1960 dans les grandes villes relevèrent le moral du deuxième GPRA et de son président Abbas, alarmés par la tentative de négociation amorcée par Si Salah avant la rencontre de Melun [6]. Mais l’ouverture des négociations d’Évian déchaîne la surenchère des clans qui rivalisent d’intransigeance pour renforcer leurs titres au gouvernement de l’Algérie indépendante. Utiles pour amorcer la négociation en servant d’appât à de Gaulle, Abbas et ses amis de l’UDMA sont jugés incapables de lui tenir tête, et exclus du troisième GPRA. Abbas se retire de mauvais gré, voyant déjà poindre l’ambition du futur maître de l’Algérie, le colonel Boumediène. Il l’estime, tout en sachant par le docteur Frantz Fanon que chez lui « le goût du pouvoir et du commandement relève de la pathologie » (p. 117).

Retiré au Maroc pour y rédiger le premier volume de ses Mémoires, Abbas voit l’Algérie plongée dans le chaos par l’action de l’OAS, acharnée à saboter les négociations, puis l’application des accords d’Évian, qui pourtant garantissaient les droits des Européens dans l’Algérie nouvelle. Il n’avait cessé de dénoncer leur égoïsme, leur aveuglement, leur sentiment de supériorité raciale et culturelle, tout en rendant hommage à de nombreuses exceptions qui lui faisaient espérer un avenir meilleur. C’est pourquoi, en musulman tolérant, partisan d’une Algérie laïque fondée sur l’entente des trois religions monothéistes, il avait plus d’une fois promis l’égalité des droits à tous ceux qui voudraient considérer l’Algérie comme leur patrie, et dénoncé comme un mythe colonialiste le sinistre slogan « la valise ou le cercueil ». Sa sincérité est indiscutable, mais parlait-il au nom des chefs de l’ALN, seuls maîtres du pouvoir réel ? On peut en douter, à lire les Damnés de la terre de Frantz Fanon. C’est pourquoi nous ne pouvons suivre Abbas quand il rend la « passion de classe dominante » des Français d’Algérie et la fureur raciste de l’OAS seules responsables de leur tragique exode. En fait, l’utilisation par l’ALN du terrorisme aveugle contre la population européenne jugée collectivement responsable de la répression (à partir du 20 août 1955 dans le Nord Constantinois, et du 20 juin 1956 à Alger), ne pouvait que la dresser massivement contre la révolution algérienne. Et la poursuite du terrorisme pendant les négociations de paix ne pouvait que la pousser à placer tous ses espoirs dans l’OAS. Aboutissement logique de la stratégie du pire, qui pendant près de sept ans avait délibérément provoqué des représailles pour unir le peuple algérien musulman contre les « colonialistes ». Faut-il donc s’étonner que les paroles généreuses de Ferhat Abbas n’aient pas convaincu [7] ?

L’auteur réserve pour la suite la crise qui fit éclater le FLN après l’indépendance. On sait qu’il y choisit le camp de Ben Bella et de Boumediène, dans l’espoir vite déçu de jouer de nouveau un rôle dans la politique du nouvel État, comme président de l’Assemblée Nationale Constituante. En fait, Abbas avait définitivement perdu en 1961, s’il l’avait eue auparavant, la possibilité d’influencer le cours de l’histoire de son pays. Il avait consciemment donné la priorité à la lutte pour l’indépendance de celui-ci sur la défense de la liberté de ses habitants. Par souci d’union nationale, il avait contribué involontairement à établir un pouvoir autoritaire, celui de l’armée et du parti unique, contraire à ses convictions libérales. Son désenchantement est bien exprimé par le titre du prochain volume annoncé : « Le sang des chouhadas trahi », ou « l’Algérie à l’heure du stalinisme ». L’indépendance n’en reste pas moins à ses yeux une étape nécessaire de la libération totale du peuple algérien qu’il espère pour l’avenir. Car le troisième volume doit s’intituler : « Demain se lèvera le jour ».

Harbi (Mohammed). Le FLN, Mirage et Réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962). Paris, Éditions Jeune Afrique, 1980, 446 p.

Après avoir brillamment analysé « Aux origines du FLN : la crise du PPA-MTLD », Mohammed Harbi reprend et prolonge son étude du nationalisme populiste algérien pendant les années cruciales de la guerre d’indépendance (un seul chapitre étant consacré à l’évolution ultérieure). Bientôt complétée par un recueil de documents, les Archives de la Révolution algérienne (à paraître en 1981 chez le même éditeur), cette œuvre déjà importante apporte assurément la contribution la plus neuve à l’histoire de cette guerre qu’on ne pourra plus écrire sans en tenir compte, pour la suivre ou pour la critiquer avec des arguments de même valeur. Elle présente un double intérêt : celui du témoignage d’un militant de haut rang, très bien renseigné (« Nourri dans le sérail, j’en connais les détours »), et celui d’un véritable historien qui cherche à comprendre l’enchaînement des faits en remettant en question ses opinions antérieures. Alliance rarissime (depuis Thucydide et Ibn Khaldoun) de l’action militante et de la réflexion historique. Précisons bien que Mohammed Harbi reste fidèle à ses engagements fondamentaux et y trouve la motivation de sa recherche. Mais son but politique n’enlève rien à la valeur historique de son travail.

L’itinéraire politique de l’auteur l’a conduit du nationalisme au marxisme. Né dans le Nord Constantinois (en 1933), il adhère dès l’âge de quinze ans au PPA-MTLD. Témoin passionné de toutes les crises qui secouent le Parti, du « berbérisme de 1949 à la scission de 1954, il découvre en même temps, pendant ses études à Paris et son action dans le mouvement étudiant, les « ambiguïtés du nationalisme populaire » et la séduction de la doctrine marxiste (tout en désapprouvant la politique du PCA). Rallié au FLN en 1955, membre de la direction de la Fédération de France en 1957, puis des cabinets ministériels du GPRA de 1958 à 1962, il tente d’infléchir le cours de la révolution algérienne en défendant la nécessité de la lutte des classes à l’intérieur, et de l’alliance avec le camp socialiste contre l’impérialisme à l’extérieur, au risque de passer pour un crypto-communiste. C’est encore ce programme qu’il essaie de faire prévaloir après l’indépendance, comme conseiller du président Ben Bella, de 1963 à 1965. Opposant constant au pouvoir du colonel Boumediène, instruit par les aléas de la vie politique algérienne, désabusé sur les mérites des États totalitaires de l’Est, il n’en reste pas moins fidèle à son idéal socialiste et à la méthode marxiste d’analyse de la société.

Cette motivation politique explique la tranquille audace avec laquelle il publie les résultats de ses recherches, sans aucune précaution de langage, sans s’abriter derrière un jargon scientifique. C’est pour l’instruction du peuple algérien qu’il se dresse en intrépide pourfendeur de mythes et de tabous. L’image flatteuse que le FLN s’était donnée de lui-même, à savoir son identification à la nation algérienne, est implacablement mise en pièces. Mohammed Harbi est le premier auteur algérien (après Mouloud Feraoun, dans son Journal admirable de lucidité et de franchise), en tous cas le premier militant du FLN à oser publiquement un tel sacrilège. Ses analyses confirment et dépassent, les témoignages d’Abane Ramdane et du colonel Lotfi rapportés par Abbas. Dans tout le livre, et notamment dans le chapitre intitulé « l’avènement d’une bureaucratie », l’auteur distingue de la lutte pour l’indépendance nationale une lutte inavouée pour le pouvoir. En même temps qu’il s’efforce d’arracher à la France sa souveraineté sur l’Algérie, le FLN-ALN impose la sienne au peuple algérien, sous la forme d’une autorité absolue. Harbi ose écrire : « c’est le défaut de développement national qui a, en grande partie, déterminé le cours de l’histoire algérienne. C’est la force qui a forgé la nation et qui l’a unifiée. Mirabeau disait que la Prusse n’était pas un État ayant une armée, mais une armée ayant un État. C’est également le cas de l’Algérie ». En effet, « en novembre 1954, ce n’est pas la mise en mouvement de la force populaire qui a sécrété l’armée, mais la constitution de noyaux armés qui a été à l’origine de la mobilisation populaire » (pp. 371-372). Les militants issus du peuple se transforment rapidement en une bureaucratie politico-militaire qui s’en méfie profondément, en même temps que les groupes qui la composent se méfient les uns des autres : « le FLN est, dès ses premiers pas, l’agent de la Révolution par le peuple et pour les cadres » (p. 300). Après l’indépendance, qui voit le FLN éclater dans la course au pouvoir pour se reconstituer autour de son noyau militaire, la bureaucratie recueille l’héritage de l’État colonial et se constitue en nouvelle classe dirigeante surtout après le coup d’État du 19 juin 1965. Le caractère totalitaire du nouveau régime s’explique moins, selon Harbi, par l’imitation de régimes socialistes de l’Est - pourtant visible dans le choix du parti unique - que par les exigences de la guerre totale, notamment l’intégration de la religion au système d’autorité, qui favorisent la résurgence des formes traditionnelles du pouvoir, dans un pays dépourvu de tradition démocratique. Certes, les chefs du FLN « avaient tous en commun leur participation totale à la guerre d’indépendance et leur patriotisme. Mais ceci doit-il nous empêcher de voir, en même temps, que dans ces victimes et ces rebelles de la colonisation sommeillent des maîtres dont le modèle n’est ni le fonctionnaire ni le colon, mais le caïd et le notable rural, symboles d’un pouvoir qui trouve ses racines dans la tradition nationale, et qui favorise l’apparition d’un personnel politique dont les pratiques rappellent plus celles de la cour et du sérail que celles du militantisme ? » (pp. 7-8) - Ainsi, « l’action du peuple algérien a bénéficié à une minorité » (p. 384).

Avec la même audace, Harbi transgresse les tabous les plus rigoureux, en réhabilitant, au moins partiellement, des courants considérés comme traîtres au mouvement national. S’il reste sévère pour la politique « scandaleuse » du Parti Communiste Algérien (tout en défendant ses militants engagés dans l’ALN contre une injuste suspicion qui a coûté la vie à nombre d’entre eux), il prend davantage de risques en présentant la crise « berbériste » de 1949 comme une étape de l’affrontement entre activistes et réformistes au sein du PPA-MTLD, et non comme une manœuvre de division inspirée par le colonialisme. Surtout, il détruit un mythe fondamental en réinterprétant la crise finale du MTLD contrairement à la version manichéenne qu’en a donnée le FLN. Le messalisme n’est plus à ses yeux « l’équivalent algérien de ce que fut le trotskysme dans l’univers stalinien : l’erreur absolue et la trahison absolue », mais un courant sincèrement nationaliste et populiste, exprimant l’hostilité de la hase plébéienne du parti à la politique bourgeoise du comité central. Et les pères fondateurs du FLN ont eu tort de négliger la signification sociale du conflit entre messalistes et centralistes, pour n’ y voir qu’un heurt d’ambitions rivales. Leur inconscience de cet enjeu capital explique leur incapacité à donner au FLN une doctrine claire et des structures cohérentes jusqu’à son éclatement pendant l’été de 1962. Et leur intransigeance, égale à celle de Messali, porte porte une égale part de responsabilité dans la guerre fratricide qui a ravagé le nationalisme algérien pendant presque toute la lutte pour l’indépendance. Révision d’autant plus courageuse que l’auteur remet en question ses propres positions anti-messalistes de l’époque. Sur ce point. Harbi dépasse nettement Abbas qui, en dépit de sa vieille estime personnelle pour Messali, se contente de reprendre la thèse du FLN en affirmant que celui-ci « a trahi par orgueil » (p. 61).

Si ces deux auteurs écrivent en opposants, pour aider le peuple algérien a devenir « réellement maître de son destin » (Abbas), et à « se remettre en mouvement pour modifier ses conditions d’existence, récuser la hiérarchie caractéristique de toute bureaucratie et se frayer un chemin vers la libération sociale » (Harbi), on ne saurait pour autant confondre leurs points de vue. Le premier préconise une véritable union nationale et la réforme intellectuelle et morale de l’homme algérien. Le second fonde ses jugements sur les valeurs révolutionnaires du marxisme. Ses sympathies vont aux mouvements populaires, issus des couches les moins favorisées, et défendant leurs intérêts. C’est à ce titre qu’il réhabilite le « berbérisme », le « messalisme », et même le « wilayisme » de l’été de 1962, dans lequel il voit l’expression politique de la « plèbe rurale » déracinée par la guerre. Au contraire, il n’a que méfiance pour l’UDMA, parti de la bourgeoisie et des diplômés embourgeoisés [8], comme pour les centralistes qui leur tendent la main afin de former une pseudo-union nationale, évacuant le caractère populiste du nationalisme plébéien, incarné par le PPA-MTLD. À ses yeux, les politiciens bourgeois, Abbas, Ben Khedda et leurs amis respectifs, ne sont pas des adversaires conséquents de la dictature : ils ont apporté leur contribution à l’avènement de la bureaucratie politico-militaire qu’ils dénoncent. « L’aspect le plus frappant de l’évolution de l’Algérie de ces dernières années est l’émergence dans la bourgeoisie bureaucratique des catégories privilégiées ou instruites qui se sont développées à l’ombre du colonialisme français [... ]. Nombreux sont les dignitaires d’aujourd’hui dont les familles ont été frappées en 1963 par l’épuration administrative, et qui se sont opposés eux-mêmes jusqu’en 1957, et même plus tard, à l’alliance du traditionalisme, de la religion, et du paupérisme, ces trois piliers du nationalisme populaire » (p. 384).

L’image du FLN que nous présente Mohammed Harbi est si peu séduisante qu’on ne peut concevoir que celui-ci n’ait pas suscité de résistances à l’intérieur du peuple algérien. L’engagement de nombreux musulmans du côté de l’armée française contre l’ALN est un fait incontestable, que les auteurs algériens ont coutume de passer sous silence, tant il contredit la thèse officielle du soulèvement national quasiment unanime. Sur ce point, Mohammed Harbi semble hésiter à pousser jusqu’au bout son entreprise de démystification. Il affirme en effet que les Algériens « mus par la haine de la domination étrangère [... ] considèrent l’arbitraire comme un revers inévitable de ce qui, pour eux, est l’essentiel, la communauté. Ils ont vécu, dans la douleur, et parfois dans la honte, les atteintes à leur dignité. Toutefois, la violence est perçue comme celle de la communauté dont chacun se veut membre. La violence coloniale, elle, est vécue comme une violence étrangère qui menace l’identité ethnique, religieuse et culturelle de tous. Il y a là comme une histoire de famille que l’Occident ne comprend pas et qui explique les illusions que les militaires français ont entretenues sur la possibilité de dissocier le peuple algérien du FLN » (p. 311-312).

Cette analyse capitale est en grande partie confirmée par le témoignage du Journal de Mouloud Feraoun, mais elle ne permet pas de nier que tôt ou tard, en plus d’un endroit, la révolte individuelle ou collective contre les nouveaux maîtres ait remplacé l’obéissance inconditionnelle (comme l’atteste le même Journal. Reconnaissons à Mohammed Harbi le mérite de mentionner les faits, bien que trop brièvement. Les SAS « ont à leur disposition des mercenaires algériens, les mokhaznis. Le contact de l’armée française avec les populations est assuré par les harkis, dont le nombre atteint près de 30.000 personnes fin 1957. Ces troupes se composent en partie de maquisards pris les armes à la main et victimes du chantage policier, de paysans recrutés dans les régions où l’intervention du FLN dans les querelles paysannes lui aliène l’appui des populations,de pauvres hères à la recherche d’un moyen de subsistance, etc. » (pp. 208-209). Et plus loin : « Contre l’injustice, la paysannerie se protège par tous les moyens, même ceux qui ne servent pas a la cause nationale. Le nombre d’Algériens engagés dans les harkis est édifiant ». Ce nombre, il convient de le préciser, à son maximum en 1960 : suivant certains auteurs, 210.000 hommes engagés contre l’ALN dans les harkis (dont une forte proportion de ralliés) les moghaznis, les « groupes mobiles de protection rurale », les milices d’auto-défense. Un tel chiffre, comparé, aux effectifs de l’armée algérienne (jamais plus de 50.000 hommes en même temps avant le 19 mars 1962, mais beaucoup plus au total en tenant compte des pertes et des nouvelles recrues) relève du même ordre de grandeur. Ce fait permet de penser que l’issue du conflit aurait pu être différente, si elle s’était décidée uniquement sur le terrain. Surtout, il faut en tenir compte dans l’analyse de la révolution algérienne. Dans de telles proportions, en effet, la « trahison » de « mercenaires » n’est plus une explication suffisante. Il faut donc admettre que la guerre déclenchée le 1er novembre 1954 par le FLN-ALN s’est livrée sur deux fronts : guerre étrangère contre la France et les Français d’Algérie, guerre civile à l’intérieur de la communauté musulmane, pour lui faire reconnaître l’autorité auto-proclamée des insurgés et la mobiliser entièrement contre la France. Par rapport à cette guerre civile particulièrement sanglante [9] la lutte implacable entre le FLN et le MNA peut sembler d’une ampleur relativement secondaire.

Nous attendons de Mohammed Harbi qu’il applique sa méthode marxiste d’analyse à ce déchirement majeur de la société algérienne, et nous ne doutons pas qu’il en soit capable. Alors sera brisé le dernier, mais non le moindre, des tabous qui empêchent encore les Algériens d’écrire la véritable histoire de la Révolution algérienne.

Les témoignages français qui représentent la majorité des publications de cette année (comme des précédentes) ne peuvent apporter le même renouvellement, quelque soient les mérites de chacun. Ils se partagent comme de coutume, entre deux camps opposés.

D’un côté, les partisan de l’intégration. Philippe Héduy présente un gros ouvrage collectif, richement illustré, intitulé Algérie française, 1942-1962 (Paris, Société de Production littéraire, 376 p.). Divisé en trois parties (1942-1945 : l’Algérie française en guerre ; 1945-1954 : l’Algérie française en paix ; 1954-1962 : la guerre d’Algérie française), ce livre qui fait suite à Soldats du djebel publié par les mêmes éditions l’an dernier, reprend la même formule et sert le même but. Il rassemble de très nombreux témoignages fournis par des acteurs ou des témoins, célèbres au moins connus, militaires, ex-militaires ou civils, Français d’Algérie ou de métropole, unis par leur attachement à la cause que proclame le titre. L’ouvrage ne recherche pas la nouveauté : la plupart des textes ne sont pas inédits. Il s’agit plutôt d’un manifeste et d’un mémorial, destiné à un public déjà convaincu. Les auteurs entendent protester une fois de plus contre la « lourde injustice » qui a été commise par la volonté d’un pouvoir soutenu par la majorité de leurs compatriotes, et se « présenter la tête haute devant le tribunal de l’histoire, car si nous avons été vaincus, nous n’avons pas failli » (préface de Jacques Soustelle). En effet, « si la France célèbre avec éclat, le souvenir de la révolution de 1789, si certains partis politiques s’inclinent devant le mur des Fédérés de la Commune, si d’autres glorifient aujourd’hui la lutte de l’ « Invincible Armée de Libération Nationale », comme l’a qualifiée Ferhat Abbas, si certains rendent hommage aux « Français lucides qui ont pris la responsabilité et le risque de se battre aux côtés des rebelles », nous Pieds Noirs, nous perpétuerons le souvenir de notre combat contre l’exode, le déracinement » [... ] écrit le général Jouhaud dans son introduction. Un tel souci est légitime, sans doute, mais il ne permettra pas de sortir des polémiques stériles, chaque camp montant la garde sur ses positions. Le « témoignage devant le tribunal de l’histoire » exclut la véritable recherche historique, qui exige de ses adeptes une remise en question au moins partielle de leurs certitudes intérieures, sans pour autant leur imposer de renier leurs fidélités. L’exemple de Mohammed Harbi ne semble donc pas pouvoir être suivi dans le camp adverse [10]. On peut le comprendre, mais on doit le regretter. Car s’il est bon de ne rien oublier, il est mauvais de ne rien apprendre.

Dans le même esprit, l’ancien officier Bernard Moinet retrace le calvaire des harkis à travers l’histoire d’une famille : Ahmed ? connais pas... (Paris, Lettres du Monde, 406 p. ill.). Ce récit authentique, illustré de photographies prises sur le terrain et de documents officiels, raconte les souffrances de la famille Larabi, des Aouinets, près de Rochambeau (région de Sidi-Bel-Abbès), sous le joug du FLN de 1956 à 1958, puis l’engagement du jeune Ahmed en juillet 1958 et ses combats victorieux jusqu’au désarmement de mars 1962. Alors commence le temps de la peur et des massacres (50.000 victimes selon l’auteur, 150.000 suivant d’autres), la fuite d’Ahmed emmenant son fils, mais perdant sa femme assassinée ; puis la longue et difficile adaptation à une nouvelle vie dans la « mère patrie », indifférente et incompréhensive pour ces 700.000 ( ?) citoyens de second ordre. Le père meurt, victime de ses compatriotes algériens. Le fils réussit de brillantes études, mais il rêve de retourner un jour dans une Algérie libre. Ce récit vaut davantage par son fond que par la vision manichéenne et les considérations politico-stratégiques de l’auteur, où l’on reconnaît la théorie abusivement simplificatrice de la « subversion ». En tout cas, il fait bien d’attirer l’attention sur le sort injuste de ces hommes pour qui la guerre n’est pas encore finie : en effet il ne peut y avoir de véritable réconciliation entre les deux peuples sans que les Algériens se réconcilient d’abord entre eux. Ferhat Abbas a eu le courage de proposer une amnistie qui permettrait aux anciens « harkis » déçus par la France de rentrer dans leur vraie patrie. Ce serait en effet, comme il l’écrit, une éclatante démonstration du caractère illusoire de la politique d’intégration et du bien fondé de la lutte pour l’indépendance [11]. Le gouvernement algérien serait donc bien inspiré en autorisant leur retour au pays, comme il semble actuellement en avoir l’intention.

Du côté métropolitain, la guerre n’a jamais offert un enjeu aussi vital, même si des milliers d’appelés y ont laissé leur vie. Deux récits contradictoires tentent de retracer l’expérience de ces soldats d’occasion qui ont fourni, bon gré mal gré, les gros bataillons de l’armée française en Algérie. L’un et l’autre mettent en scène de nombreux personnages sous la forme du roman, mais en prétendant à la vérité d’un témoignage sincère.

D’un côté l’écrivain militaire Erwan Bergot, officier de réserve en Indochine de 1951 à 1954, a servi en Algérie de 1955 à 1958 dans des unités du contingent avant de rejoindre comme officier d’active les services spéciaux, puis le 2e REP jusqu’en 1960. Son livre, La guerre des appelés en Algérie 1956-1962 (Paris, Presses de la Cité, 282 p. ill.), nous fait suivre à travers tout le pays les aventures d’un échantillon présumé représentatif de rappelés, réunis par le hasard dans le même bateau entre Marseille et Alger en février 1956. Débarquant tous à peu près ignorants de l’Algérie, ils « apprennent à dominer leur peur, à crapahuter comme leur adversaire, à nouer contact avec la population. Et ils se prennent d’amour pour ce pays rude, sauvage, difficile [... ] ». Après avoir cru à la victoire à la suite du 13 mai et des opérations victorieuses du plan Challe, ils se résignent au départ. L’auteur dédie sa version de cette guerre à "ceux qui l’ont vécue modestement, dignement [... ]. Ceux que l’on appelait « le contingent », ceux que j’ai rencontrés depuis et qui osent dire, sans passion, que ces vingt-quatre mois outre-Méditerranée ont été leur aventure ». Dans ce récit débordant de bon esprit et de bonne volonté, les manifestations de rappelés et l’opposition au « putsch » d’avril 1961 sont à peu près inexistantes.

Tout autre est la version de Georges Valero dans son livre La Méditerranée traversait la France (Presses Universitaires de Grenoble, 226 p.). Là, des appelés mécontents et désorientés sont repris en main par des officiers et sous-officiers « revanchards », et entraînés jusqu’en avril 1961 dans la répression la plus brutale en dépit des efforts de courageux militants communistes ; cependant que l’opposition à la guerre se développe en France dans la classe ouvrière. L’auteur appelé en 1957, a servi en Kabylie dans les « troupes de répression », démobilisé en 1960, il sympathise avec les réseaux d’aide au FLN, tout en militant dans les rangs du PCF et de la CGT. Tout oppose donc ces deux témoignages et l’on ne saurait trop recommander de ne pas lire l’un sans l’autre.

Par comparaison, deux autres livres apparaissent plus nuancés. L’écrivain Michel Rachline publie sous le titre Courrier d’Algérie [12] (Éditions Luneau-Ascot, 156 p.), les lettres qu’il envoyait alors à sa famille, entre des commentaires actuels. Jeune appelé, volontaire pour aller défendre l’Algérie française, arrivé à Kerrata en décembre 1955, l’auteur n’a besoin que d’une semaine pour changer d’opinion, ou plutôt il oscille pendant quelques mois entre des opinions contradictoires, avant de conclure que l’intégration est une chimère. Décidé à témoigner des atrocités commises par l’armée française, il refuse cependant de cacher « les actes de noblesse au moins aussi fréquent », et d’avoir honte de sa patrie : car le pessimisme qu’il retire de son expérience porte sur la nature humaine en général. Ces lettres écrites avec une force de conviction et un bonheur d’expression constant, auraient plus de poids si leur auteur avait subi le sort commun des appelés. Mais celui-ci n’était pas comme les autres, et nous le voyons presque toujours « planqué » (barman à Kerrata, puis muté au service de presse d’Alger), sans que nous sachions si cette protection est due à l’intervention de son père (directeur de l’Express) ou à la volonté de ses supérieurs de mettre sur une voie de garage ce brillant jeune homme qui correspond avec Albert Camus, Jean-Jacques Servan Schreiber, Pierre-Mendès-France et le général de Gaulle !

Quant à Jean-Pierre Vittori, il donne une heureuse suite à son enquête sur les appelés d’Algérie en recueillant Les confessions d’un professionnel de la torture (Paris, Ramsay. 234 p.), pour ne pas dire d’un tortionnaire. Il s’agit en l’occurrence d’un homme simple, honnête et de bonne volonté. Marié et père de famille, engagé dans l’armée en 1954 pour échapper à une vie professionnelle sans avenir, envoyé en Algérie comme tant d’autres en avril 1956, il découvre la cruauté de la guerre en même temps que le charme du pays et de ses habitants. Désireux de contribuer à la « pacification », il demande en avril 1957 sa mutation dans les SAS : on lui propose alors d’entrer dans un nouvel et mystérieux organisme, le CCI (« Centre de Coordination Interarmées ») qui l’affecte dans un DOP (Détachement Opérationnel de Protection). C’est ainsi qu’il met le doigt dans l’engrenage de la torture, mais c’est en connaissance de cause qu’il accepte trois ans plus tard de renouveler son contrat, après avoir une nouvelle fois vainement tenté d’obtenir sa mutation dans les SAS. Ce témoignage sans complaisance sonne vrai parce qu’il ne noircit pas systématiquement une réalité suffisamment inquiétante par elle-même. Il montre que la torture institutionnalisée des DOP cherchait à éviter le sadisme gratuit, nuisible à l’efficacité de leur mission de renseignements ; que des hommes normaux s’habituaient à torturer pour servir une cause qu’ils croyaient juste, mais n’utilisaient ces moyens violents que dans la mesure où ils les jugeaient nécessaires ; que même certains d’entre eux, dont notre témoin, méritaient la reconnaissance d’une partie de leurs prisonniers. Reste que la torture a bien existé, à la fois limitée et généralisée, que l’erreur est toujours possible, et que tous les « spécialistes » des DOP n’avaient pas la même compétence, ni la même « conscience professionnelle » que celui-ci. Retourné à la vie civile, il reconnaît avoir été manipulé et entraîné à se salir les mains : il retire de son expérience une sincère horreur de la violence. Quant à l’auteur, au départ soucieux de garder ses distances, il en vient à "comprendre qu’un tortionnaire n’est pas forcément, l’individu complaisamment décrit par certains, brutal, sadique, insensible [... ]. Pour qu’il agisse, il suffit de le motiver, de lui fournir la justification de ses actes, de le convaincre de son bon droit ». Il laisse donc au lecteur le soin de juger ce document brut « qui dénonce moins les hommes de mains que ceux qui les utilisèrent pour parvenir à leurs fins », et qui leur offrirent dès le 22 mars 1962, à défaut de pouvoir leur donner une conscience toute neuve, un décret d’amnistie sur mesure ».

Le genre du récit après enquête s’enrichit également de nouvelles publication. Originaire d’Algérie, le polygraphe Philippe Aziz retrace en deux volumes Le drame de l’Algérie française, Genève, Vernoy, t. 1 - La montée des périls. 1979, 304 p. ill. ; L’agonie et la mort. 1980, 288 p. ill. D’après la jaquette, l’auteur serait « considéré » comme l’un des meilleurs spécialistes des pays d’Afrique du Nord, histoire du cheminement des idées, des événements et des personnages, qu’il analyse avec objectivité et réalisme. Tant par leur ton volontiers « journalistique » et vivant que par les révélations inédites qu’ils contiennent, ses ouvrages connaissent toujours un succès considérable auprès du « grand public ». S’il est permis d’ajouter une appréciation critique à cet auto-éloge, remarquons ceci : l’auteur réduit l’histoire à une succession d’affaires mystérieuses, qu’il raconte après beaucoup d’autres, en apportant, peut-être, quelques détails nouveaux. Mais, de tous les livres qui ont prétendu retracer l’ensemble du conflit algérien, celui-ci nous semble le plus léger.

Enfin, les Éditions Albin Michel publient cette année la traduction en français du livre d’Alistair Horne, A savage war of peace (London, Macmillan, avec chronologie, table des sigles, bibliographie et index). Pour avoir réclamé dans ces colonnes une édition française de cet honorable travail à l’impartialité méritoire [13], nous aimerions pouvoir nous en réjouir sans réserves. Mais les imperfections que nous signalions alors n’ont pas été corrigées, et apparaissent encore plus gênantes pour un public francophone, dans lequel se trouvent quelques connaisseurs, algériens et français. Sur le fond : il est à priori difficile de prendre au sérieux un livre qui adopte sans raison valable le chiffre de un million de morts algériens. Et on ne peut plus admettre, après la publication des travaux de Mohammed Harbi sur la crise du MTLD, une interprétation trop sommaire de celle-ci, qui conduit l’auteur à présenter Ben Khedda et ses amis centraliste comme d’anciens messalistes du MNA (cf. p. 429 : « Ben Khedda, le converti du MNA de Messali Hadj »). Sur la forme : la traduction n’est pas toujours habile, et l’on ne peut justifier la reconstitution des citations françaises à partir de leur traduction en anglais, ce qui entraîne des expressions maladroites et parfois inexactes. Par exemple chacun sait que les exécutions sommaires sous prétexte de tentative d’évasion étaient camouflées sous l’euphémisme : « aller à la corvée de bois » et non pas « travailler dans les bois » (cf. p. 209). Quant aux références des sources, groupées en fin de chapitre dans l’édition anglaise, elles ont disparu, ce qui n’est certainement pas un progrès. Nous ne pouvons tenir rigueur à l’auteur de ces « imperfections » qui prouvent seulement l’insuffisance de « trois ans de travaux forcés » pour apprendre à maîtriser parfaitement un domaine historique étranger (car la guerre d’Algérie appartient avant tout à l’histoire de l’Algérie, qui n’est pas l’histoire de France, dont Alistair Horne est spécialiste). Mais nous devons être plus sévère pour l’éditeur, qui aurait dû consacrer autant de soins au perfectionnement de ce livre qu’à sa publicité.

Souhaitons néanmoins d’autres traductions, et d’abord celle de la thèse monumentale de Hartmut Elsenhans [14] qui se fait trop attendre. Elles sont nécessaires au renouvellement souhaitable de l’historiographie française.

Guy Pervillé

[1] Rubrique réalisée par Guy PERVILLÉ (Université de Limoge).

[2] Voir le compte-rendu de Jean-Claude Vatin, dans l’AAN 1976, pp. 1365-1370.

[3] Il avait proposé à Abane en décembre 1955 de dissoudre l’UDMA et de se retirer dans un pays neutre, mais Abane l’en dissuada (op. cit., p. 152-153).

[4] Abbas ne commente pas un autre assassinat qui aurait dû le toucher : celui du sénateur Chérif Benhabylès, rallié en 1952 à l’UDMA, dont il défendit ensuite les positions sans rejoindre le FLN. Il revenait d’une entrevue avec le président du GPRA en Suisse quand il fut assassiné en août 1959 (cf. p. 270).

[5] Abbas n’avoue ici aucun doute sur la victoire de l’insurrection. Mais Mohammed Harbi cite dans son livre un rapport de celui-ci au CCE, daté du 28 juillet 1958, qui envisage l’éventualité d’un effondrement de la résistance (Harbi, op. cit., p. 219).

[6] Abbas dit avoir été informé de cette affaire par un message de Si Salah, reçu après l’échec de Melun, en juillet (cf. p. 286). Il minimise de nouveau l’inquiétude qu’il en retira, exprimée dans un rapport très pessimiste du 4 août 1960, cité par Harbi, op. cit. p. 275-276.

[7] Abbas ne pouvait convaincre grand monde parmi les Européens, parce qu’il refusait de condamner avec la même vigueur les violences commises contre eux par les insurgés et celles de la répression. Aussi bien dans le cas du 8 mai 1945 que dans celui du 20 août 1955, il préfère imputer toutes les victimes innocentes au « colonialisme » ce qui ne va pas de soi.

[8] Ce n’est pas ainsi que la voit Abbas : « Au comité central siégeaient des Algériens sortis de l’ « ornière » par beaucoup de travail et de sacrifices. Tous étaient issus de parents pauvres et la majorité venait du « bled » [... ] » (p. 45).

[9] Le nombre des victimes algériennes de la guerre, qui a fait l’objet d’évaluations extravagantes trop répandues, est très difficile à connaître exactement (à notre avis de 300 à 350.000). Il nous semble vraisemblable : 1°) que le FLN-ALN a tué beaucoup plus de Musulmans que de Français (c’est même un fait indiscutable) ; 2°) que jusqu’au 19 mars 1962, les forces françaises ont tué nettement plus de « rebelles » que ceux-ci n’ont tué de « Français musulmans » (10 fois plus suivant le général de Gaulle à la fin de 1959 : environ 2 fois plus qu’après les estimations du général Jacquin dans Historia-Magazine - la guerre d’Algérie, n° 112, pp. 3210-3213) ; 3°) que les règlements de comptes et les massacres qui ont eu lieu après le cessez-le-feu ont tendu à rétablir l’équilibre, comme il se doit dans un pays où la loi du talion est inscrite dans les mœurs ancestrales. Mais, faute de pouvoir dresser un bilan certain de ces massacres (50.000 ou 150.000 morts suivants les sources), nous ne pouvons affirmer que cet équilibre des pertes a été effectivement rétabli.

[10] Nous trouvons pourtant parmi les coauteurs de ce livre l’authentique historien qu’est Xavier Yacono, qui pourrait s’il le voulait apporter une version différente de ces plaidoyers trop répétés. Rappelons également la remarquable Histoire de l’Algérie française de l’historien Claude Martin, publiée dès 1963, et rééditée en 1979 en deux volumes illustrés (Centre français d’Édition et de Diffusion - Robert Laffont).

[11] Si ces Algériens, vivant en France, ayant combattu aux côtés des Français, ne bénéficient pas encore du droit commun, comment les quinze millions d’Algériens restés en Algérie auraient-ils pu être des Français comme les autres Français ?. . (Abbas, op. cit., p. 112).

[12] Voir également le compte rendu de cet ouvrage dans la rubrique XII, « Littérature des Français au Mahgreb », ci-après.

[13] Cf. AAN 1977, pp. 1055-1057.

[14] Frankreichs Algerienkrieg, Munich, Karl Hanser Verlag, 1974, 908 p.



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