Annuaire de l’Afrique du Nord 1983

(Redaction : été 1984. Publication : 1985)
dimanche 12 août 2007.
 

VI. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE [1]

Vingt-et-un ans après la fin de la guerre d’Algérie, y a-t-il du nouveau dans son historiographie ? C’est ce que nous allons rechercher en passant en revue les publications des auteurs algériens et français.

Les publications algériennes sont particulièrement difficiles à recenser, pour plusieurs raisons : diffusion insuffisante des éditions algériennes (SNED et OPU) en France (en dépit de co-éditions), titres peu explicites [2] séparation peu nette entre les genres historique et littéraire. C’est pourquoi nous sommes trop souvent obligés de citer un ouvrage avec plusieurs années de retard.

Dans cette production, le témoignage ou le recueil de témoignages individuels continue de dominer. En dépit de ses limites, ce genre apporte, une à une, d’utiles contributions à nos connaissances. La volonté de glorifier les héros pour l’édification du sentiment national n’est jamais absente, mais elle est plus ou moins visible.

Celle-ci est prépondérante dans le petit livre de Abdelhakim Meziani, Le 1er novembre dans la Mitidja, (SNED - Publisud 1983, 115 p.). Ce recueil réunit deux textes, un récit des préparatifs et de l’exécution de l’insurrection dans les régions de Boufarik et de Blida, à partir d’une enquête menée par l’auteur, en tant que journaliste, auprès des acteurs survivants. Le second raconte, sous forme de nouvelle, l’arrestation et la mort d’un militant du FLN à Alger en 1957, et la courageuse conduite de sa femme : l’auteur a choisi la forme littéraire par pudeur, car il est le fils de ses héros. Une préface de Kateb Yacine ajoute une note critique sur la condition de la femme en Algérie.

Dans d’autres témoignages, le souci d’édification passe au second plan. Celui du docteur Tami M’Djbeur, Face au mur, ou Le journal d’un condamné à mort (SNED 1981, 298 p. photos hors texte), apporte de très précieuses informations sur les prisons d’Oran de 1957 à 1960, et indirectement sur l’histoire très mal connue de l’organisation FLN-ALN d’Oran dirigée par Abdelwahab et son adjoint Moulay en 1956 et 1957. On y retrouve la dignité et la solidarité des prisonniers algériens face à la colère et souvent à la haine des forces répressives, des juges et des gardiens. Le lecteur français se laisserait convaincre tout à fait, s’il ne trouvait pas à la page 90 une petite phrase, à propos de Moulay : « Il est à l’origine de plusieurs attentats perpétrés à la grenade en septembre 1956 à Oran, ainsi que de l’exécution d’une quinzaine de personnes par les hommes de ses groupes auxquels il avait donné l’ordre d’abattre tout Européen se trouvant à leur portée ». Faut-il donc s’étonner que ceux-ci leur en aient tenu rigueur ?

La glorification est à peine visible dans le livre d’Abdelmakel Ouasti, Le démineur (SNED - Publisud 1983, 110 p.). Il s’agit du journal d’un combattant dans la zone opérationnelle nord de la frontière marocaine, à l’extérieur du barrage électrifié et miné, de 1960 à 1962. Son témoignage est le premier publié sur la guerre des frontières. Il recrée une ambiance cauchemardesque de guerre de positions à la Dorgelès ou à la Barbusse, avec une importante différence : l’inégalité d’effectifs et d’armement entre les deux camps. Le moral, lui aussi, évoque l’année 1917 : l’auteur, bien qu’engagé volontaire à 16 ans en 1959, va jusqu’à admettre la désertion, pourvu qu’elle ne se fasse pas au profit de l’ennemi. Il apprécie peu les « intellectuels » planqués à l’état major, ainsi que les commissaires politiques et les chefs qui n’accompagnent pas leurs hommes dans leurs périlleuses missions nocturnes. Un seul trouve grâce à ses yeux : le colonel Boumedienne, qui lui fait une très forte impression.

D’autres auteurs ont voulu dépasser le témoignage pur et simple. Les notes de Ali Hammoutène, Réflexions sur la guerre d’Algérie (SNED et Publisud 1982, 154 p.), permettent une intéressante comparaison avec le Journal de Mouloud Feraoun, compatriote, collègue et ami de l’auteur, dont il partagea la fin tragique le 15 mars 1962, sous les balles de l’OAS. Elles sont plus discontinues (trois fragments écrits en 1956 à Tizi Ouzou, à Alger de septembre 1960 à janvier 1961, et d’août 1961 à janvier 1962), et surtout plus limitées dans leur objet, à l’aspect politique du problème algérien. L’auteur est beaucoup plus nettement engagé que Mouloud Feraoun, dont il semble ignorer les hésitations et les scrupules chroniques, tout en appartenant à la même famille d’esprits. La précocité de son engagement (il était nationaliste depuis 1939 selon sa notice biographique), permet de lui supposer une influence sur la prise de conscience plus lente de son ami.

L’étude de Saïd Benabdallah, La justice du FLN pendant la guerre de libération (SNED 1982, 142 p.) a été inspirée à l’auteur par sa double expérience de combattant de l’ALN (engagé en 1955, à 21 ans), et de juriste, spécialiste de criminologie et de droit humanitaire. Il est desservi par un style très pénible, et la première moitié consiste en généralités sans grand intérêt. Il vaut surtout par son apport documentaire concret, concernant les fautes, les juridictions et les procédures. Mais il donne l’impression de définir un idéal, celui de la « légalité révolutionnaire », plutôt que la réalité de la révolution algérienne. Les formes légales ont-elles été respectées dans l’assassinat d’Abane par ses collègues militaires du CCE à la fin de 1957 ? Ou dans la sanglante répression de la « bleuite » dans la wilaya III et ses voisines en 1958 et 1959, à partir d’aveux fantaisistes arrachés par la torture ? De tels faits ne peuvent pas être contournés dans une étude complète d’un sujet aussi important.

Enfin, il faut signaler avec joie la publication du premier volume des souvenirs du plus talentueux des neufs chefs historiques de l’insurrection : Hocine Aït Ahmed, Mémoires d’un combattant. L’esprit d’indépendance, 1942-1952 (Paris, Éditions Sylvie Messinger, 1983, 236 p. photos hors texte). On ne peut qu’être séduit par la personnalité attachante de l’auteur, en lequel tous les contraires semblent se concilier avec bonheur : fidélité à la tradition d’indépendance de ses ancêtres Kabyles et à la culture française apprise à l’école (voir l’étonnant poème de la p. 151), à l’amour des livres et aux exigences de l’action. Son témoignage apporte des informations passionnantes sur la vie du parti nationaliste qu’il a rejoint à 16 ans, et dans lequel il a très vite pris d’importantes responsabilités : préparatifs de l’insurrection avortée de mai 1945 en Kabylie ; débats sur les moyens d’action entre activistes et légalistes, création de l’OS et hold-up de la poste d’Oran, crise « berbériste ». Il est difficile de ne pas rêver à ce qu’aurait pu être le mouvement national algérien si ses conceptions, à la fois fermes et ouvertes, avaient prévalu ; et de ne pas regretter qu’un talent aussi exceptionnel n’ait pas pu s’employer plus efficacement. Le livre s’achève quand l’auteur arrive au Caire en 1952, pour y rejoindre la délégation du MTLD. On attend avec impatience la suite, qui est le plus important.

Du côté français, les acteurs sont toujours aussi divisés. Mais les travaux d’historiens commencent, heureusement, à se multiplier.

Les premiers peuvent être classés par ordre d’opposition croissante à la révolution algérienne. Le récit de Lucien Bitterlin, Nous étions tous des terroristes. L’histoire des « barbouzes » contre l’OAS en Algérie (Éditions du témoignage chrétien, 1983, 352 p. dont documents annexes, fac-similés et photos) reprend sous un titre provocant une première version publiée en 1972, avec une préface de Louis Terrenoire (« la violence libératrice ») et une postface de Georges Montaron (« Libres propos sur le terrorisme »), dont les considérations n’ont rien de décisif, puisque les anciens de l’OAS pourraient les reprendre à leur compte. L’auteur a fait un plaidoyer pour ses hommes injustement calomniés et méprisés, même par ceux qui auraient dû les défendre : les gaullistes. Lucien Bitterlin est en effet un gaulliste depuis sa jeunesse (1948), de la tendance de gauche, qui adhère au Mouvement pour la Communauté (MPC) fondé par Jacques Dauer en 1959. Après la semaine des barricades, en mars 1960, il s’installe à Alger pour y fonder la fédération algérienne du MPC et se lance dans la propagande pour « l’Algérie algérienne » (mal vue par l’UNR locale). Le meurtre par les « activistes » de plusieurs « libéraux », dont son ami Barthélémy Rossello, et son propre « passage à tabac » par les parachutistes pendant le putsch des généraux, le décident à résister par la force à l’intolérance de l’OAS, dans laquelle il voit le principal obstacle à une Algérie réconciliée. En novembre 1961, il se lance dans l’action avec ses amis du MPC d’Alger et d’Orléansville, encouragés et payés par la délégation générale. La réaction de l’OAS l’oblige à délaisser les affiches pour les mitraillettes, et à transformer son groupe de militants en police parallèle. Il s’efforce néanmoins de mener de front les activités politiques et policières, alors que Jacques Dauer préfère dégager la responsabilité du MPC, et que Dominique Ponchardier assisté de l’avocat Pierre Lemarchand, devient le véritable patron des « barbouzes ». Retenu en France à partir de janvier 1962, Lucien Bitterlin ne peut empêcher ses hommes d’être décimés par l’OAS.

L’auteur réussit à faire admettre sa sincérité et son désintéressement, mais ses explications ne sont pas entièrement rassurantes. On s’inquiète du comportement de ses hommes, que l’on voit souvent prêts à tirer dans le tas pour se dégager, voire à commettre des attentats « contre-terroristes » dans les lieux publics, qui enlèvent des « suspects » et emploient des moyens violents - dénoncés comme « torture » par l’OAS - afin de les faire parler. On s’en inquiète d’autant plus que l’auteur ne dit rien du sort de l’ingénieur Petitjean, dont plusieurs sources attribuent la mort à ses « barbouzes » [3]. On s’interroge sur les motivations de ceux-ci, qu’il nous présente comme des militants d’une juste cause, mais que leurs veuves - dans deux cas - considèrent comme des aventuriers ayant mérité leur triste fin. Quoi qu’il en soit, le lecteur garde l’impression que leur aventure fut surtout une diversion, pour détourner l’attention de l’OAS du travail plus efficace accompli par la « mission C » de Michel Hacq et par les gendarmes du capitaine Lacoste.

Le livre de François Heintz, Le harki des gendarmes rouges - Algérie, 1954-1962 (les Sables-d’Olonne, le cercle d’or, 1982, 263 p. et photos hors texte) concerne précisément l’action de la gendarmerie. Son intérêt est double. Il présente l’itinéraire d’un jeune Kabyle, devenu harki malgré lui afin d’échapper au FLN, qui l’avait condamné à mort pour refus de cotisation et manqué de très peu son exécution. D’abord interprète des gendarmes, il est admis dans leurs rangs grâce à leur chef, François Heintz. Malheureusement, celui-ci tenant la plume au nom de son protégé, on se demande à chaque page qui parle, du gendarme kabyle ou de son capitaine alsacien. C’est d’autant plus regrettable que le livre apporte un témoignage intéressant sur les missions d’une unité de gendarmerie entre la grande Kabylie, l’Atlas blidéen, et Alger, vouée au maintien de l’ordre contre le FLN, mais aussi, à partir de 1960 surtout, contre les « activistes » européens. Le plus grand intérêt du livre est de montrer comment des gendarmes, français et musulmans, n’ayant au départ que sympathie pour l’Algérie française - dont l’auteur avait épousé une « pasionaria » - sont déchirés entre leurs sentiments et leur sens de la discipline, et surtout révoltés de servir de cibles aux fusils mitrailleurs et aux cocktails Molotov de ceux qu’ils avaient défendus contre les « rebelles ». François Heintz raconte en détail les pénibles missions de son unité, le 13 mai 1958, le 24 janvier 1960, le 11 novembre et du 9 au 13 décembre 1960. Il dénonce les actes de guerre civile commis contre ses hommes par l’OAS, et défend son chef le colonel Debrosse contre les « calomnies » de celle-ci. En tout cas, voilà une utile réponse aux anciens des commandos « delta », tels que Henry Martinez [4] qui présente les « gendarmes rouges » comme des démons sortis de l’enfer pour mitrailler les Français d’Algérie.

Le récit de Paul Alain Léger, Aux carrefours de la guerre, (Albin Michel, 1983, 427 p. et 30 pages d’annexes), vient compléter la déjà longue série des Mémoires d’officiers ayant combattu sur plusieurs continents pendant plus de vingt ans, et en particulier joué un rôle notable dans la guerre d’Algérie. Après avoir quitté l’Indochine la rage au cœur (comme beaucoup d’autres parachutistes), le capitaine Léger est affecté au service action du SDECE, qui traque les trafiquants d’armes fournisseurs du FLN, puis à l’état-major de l’expédition de Suez, enfin en Algérie. Pendant la bataille d’Alger, il devient un spécialiste de la « guerre psychologique » : encadrement de la population par les « bleus », anciens rebelles ralliés, retournement de ceux-ci, et « intoxication » de ceux qui refusent de se laisser retourner. Son action entraîne deux conséquences importantes : la manifestation de fraternisation des habitants de la Casbah sur le Forum (qu’une mission à Oran l’empêche de voir), et la terrible répression de la « bleuite » par le colonel de la wilaya III, Amirouche. Après une affectation au 3e RPIMA du colonel Trinquier, qui participe à l’exécution du plan Challe, il reprend, en 1960, ses opérations d’intoxication au BEL du colonel Jacquin, sans plus de scrupules que son chef : « Je pense personnellement que si l’ennemi a des dispositions particulières pour se détruire lui-même, bien coupable serait celui qui n’en profiterait pas » (p. 383). Son seul regret est que tout cela n’ait servi à rien par la faute de la métropole : « Éloignés de la métropole depuis de nombreuses années, nous ignorions tout de son incompréhension et de sa totale indifférence pour des problèmes qui n’étaient pas ceux touchant le petit bien-être quotidien de chacun de ses concitoyens » (p. 426). À ce propos, un petit reproche : l’auteur inscrit son récit entre sa participation à la manifestation des lycéens à l’Arc de Triomphe le 11 novembre 1940, et son retour forcé dans l’avion qui le conduit au fort de Nogent, quelques semaines après l’échec du « putsch » d’avril 1961. N’aurait-il pas été plus juste d’indiquer dès les premières pages - et non par allusions éparses - qu’il était né au Maroc, d’une famille de militaires, et avait passé toute son enfance en Afrique du Nord ?

Le nouveau livre du général Jouhaud, Serons-nous enfin compris ? (Albin Michel, 1983, 393 p. dont annexes), reprend et complète le témoignage de ses ouvrages précédents, Ô mon pays perdu, Fayard 1969, et Ce que je n’ai pas dit, Fayard 1977. Motivé par la persistance de manifestations d’incompréhension et d’hostilité envers les Français d’Algérie et ceux qui se sont révoltés pour les défendre, l’ancien chef de l’OAS en Oranie reprend son « réquisitoire serein et solidement argumenté » contre ce qu’il juge une entreprise de désinformation de l’opinion métropolitaine. Contredisant ou utilisant les dernières publications, il démontre une fois de plus que les Français d’Algérie et les chefs militaires avaient de fermes assurances que le général de Gaulle soutiendrait leur cause, qu’ils ont été manipulés par son entourage pour le rappeler au pouvoir en renversant la Quatrième République, qu’ils ont eu d’excellentes raisons de se sentir trompés et trahis, et de se révolter. Aux métropolitains qui condamnent leur recours à la violence, il rappelle ce que fut pendant sept ans le terrorisme du FLN, et dénonce la rupture antérieure de la solidarité nationale par les « porteurs de valise », chrétiens progressistes et communistes. Il conclut dans le sens de l’apaisement et de l’oubli, mais à condition qu’il ne soit pas à sens unique. Le livre est complété par d’intéressantes annexes, notamment le mémorandum remis à l’auteur par un émissaire de Michel Debré le 18 novembre 1960, et une note personnelle du chef de l’état-major particulier du Président de la République expliquant sa politique algérienne le 20 novembre 1960.

Une première réponse à cette mise en accusation des formateurs de l’opinion publique, journalistes et enseignants, se trouve dans la multiplication des travaux d’historiens. La collection de poche « La mémoire du siècle » publie trois excellents petits livres sur des événements en rapport avec la guerre d’Algérie. Celui de Marc Ferro, 1956 : Suez (Bruxelles, Éditions Complexe, 1982, 150 p.), ne lui est pas entièrement consacré, mais les passages qui la concernent expriment une vision parfaitement lucide et sans complaisance de ce conflit, dont l’auteur fut témoin comme professeur au lycée d’Oran. Celui de René Rémond, 1958 : le retour de de Gaulle (mêmes Éditions, 1983, 213 p.) analyse avec la clarté et la finesse qu’on lui connaît la fin de la Quatrième République et l’établissement du nouveau régime. On regrette seulement qu’il n’accorde pas une égale attention aux aspects proprement algériens de la crise, et qu’il ne cherche pas à élucider si l’intervention de l’armée fut entièrement spontanée, ou bien provoquée dès avant le 13 mai par les partisans du général de Gaulle, comme l’affirme, témoignages à l’appui, le général Jouhaud. Le 13 mai 1958 (et les tentatives de le reproduire qui se répétèrent jusqu’à l’échec du « putsch des généraux ») fut-il un coup d’État militaire, ou bien une manipulation de l’armée par un groupe politique ? Cette question est au centre du livre de Maurice Vaîsse, 1961 : Alger, « le putsch » (mêmes éditions, 1983, 186 p.). Ancien élève du lycée Bugeaud d’Alger, et spécialiste d’histoire militaire, l’auteur consacre moins de place au récit bien connu des faits, qu’à leur explication dans la perspective de la « crise militaire française » consécutive aux discordes civiles de 1940-1944 et à l’épreuve de la guerre révolutionnaire en Indochine. Il s’interroge également sur les causes de l’échec, et sur ses conséquences, pour conclure très justement que « si la désobéissance a pu être considérée comme un titre de gloire depuis le 18 juin 1940, la discipline fait de nouveau la force principale des armées depuis avril 1961 ».

C’est indépendamment du réquisitoire du général Jouhaud que l’auteur de ces lignes a cru devoir intervenir pour apaiser des polémiques stériles, dans lesquelles chacun des deux camps invoquait comme preuves irréfutables des chiffres invérifiés. D’un côté, les Algériens et leurs sympathisants français exaltent ou déplorent un million-et-demi de martyrs, ou se contentent d’un million. De l’autre, les défenseurs de l’Algérie française utilisent une évaluation arbitraire du nombre de « Français musulmans » victimes du FLN avant et après le cessez-le-feu pour conclure à un total de 375.000 morts, dont plus de la moitié par le fait des « rebelles » (sans oublier les milliers d’Européens enlevés par ceux-ci en 1962). Il m’a semblé indispensable de tenter une mise au point avant la sortie des nouveaux manuels de terminale, qui devaient entrer en service à la rentrée de 1983. La rédaction et la publication de cet article (« Combien de morts pendant la guerre d’Algérie ? », dans l’Histoire n° 53, février 1983, pp. 89-92) m’ont appris deux choses : que les Algériens bien informés, depuis 1963, parlent en privé de 500.000 ou 600.000 morts ; et que leurs sympathisants français, sans doute par mauvaise conscience, croient devoir être plus Algériens que les Algériens eux-mêmes. On ne peut remettre en question leur conviction sur ce point sans s’attirer le reproche de porter des « lunettes militaro-pied-noir » et de vouloir minimiser les « responsabilités de la France » (voir les lettres de lecteurs et les réponses de l’auteur dans L’Histoire n° 56, mai 1983, pp. 98-101). En proposant comme vraisemblable un ordre de grandeur comparable à celui des pertes françaises de la guerre 1914-1918 (1.350.000 morts sur 39 millions d’habitants, soit 3,3%), je ne croyais pas mériter ce reproche. Mais j’aurais moi aussi cédé à la surestimation générale, s’il faut suivre l’article de Xavier Yacono, « Les pertes algériennes de 1954 à 1962 » (publié avec retard dans la Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, 1982, n° 2). Celui-ci, partant des données démographiques de sources françaises et algériennes les plus sûres, en déduit une surmortalité totale vraisemblable de 250.000 à 300.000 personnes environ (ce qui correspondrait à plus de un million de morts dans la population française). Cette conclusion dément à la fois les mythes des deux camps : celui du million-et-demi de martyrs, et celui des 150.000 « harkis » massacrés après le cessez-le-feu. Reste à expliquer l’écart du simple au double qui sépare encore son estimation de celle des Algériens sérieux. La démonstration dé Xavier Yacono a au moins le mérite d’être publiée.

C’est encore pour aider les auteurs et les utilisateurs des nouveaux manuels de terminale que j’ai proposé un dossier tentant de faire le point sur la guerre d’Algérie dans Historiens et géographes (n° 293, février 1983, pp. 635-652). Ces manuels, rapidement préparés pour être choisis les premiers, ont souvent été mis en cause, par les associations de rapatriés ou par les partis de l’opposition. Il n’est pas question d’analyser ici la tendance de chacun de ces douze manuels [5], dont un seul, celui des Éditions sociales, affiche une obédience politique. Il n’y a aucune raison de mettre en doute la sincérité ou l’honnêteté de leurs auteurs ; tout le problème est dans l’ « objectivité » - c’est-à-dire la valeur scientifique - de leur vision du conflit.

Pour s’en faire une première idée, le nombre de morts algériens peut servir de test. Un tiers des manuels n’en parlent pas ; peut-être par crainte de se tromper. Les autres présentent des estimations allant d’au moins 300.000 « jusqu’à un million de morts », certains citant même l’estimation officielle algérienne sans la cautionner ; d’autres admettent 500.000, suivant Bernard Droz et Évelyne Lever [6], ou cherchent un juste milieu entre les affirmations extrêmes dans une marge de 500.000 à un million. On comprend l’embarras des auteurs devant un fait aussi controversé. Mais si Xavier Yacono a raison, il faut conclure à une surestimation presque générale.

L’exactitude de la présentation du conflit algérien dépend largement de la place, très inégale, que les auteurs ont cru pouvoir lui consacrer, en fonction des contraintes du programme et de l’édition. Significativement, ils hésitent à le traiter dans le chapitre sur la décolonisation ou dans ceux qui présentent la France de la Quatrième et de la Cinquième République. Dans l’ensemble, ces manuels tendent à expliquer, et donc à justifier au moins en partie, l’évolution qui a conduit ces régimes à renoncer au dogme de l’Algérie française et à se résigner à l’indépendance de l’Algérie. On ne doit pas regretter cet abandon du triomphalisme colonial qui était de règle avant les programmes de 1959 : nos manuels sont conçus à l’heure de la décolonisation, et ne doivent pas inculquer à la jeunesse de vains regrets. Mais on peut regretter certaines simplifications abusives, qui peuvent nuire à leur crédibilité en leur donnant une apparence de malhonnêteté.

Le plus répandu de ces défauts est le fatalisme historique : l’explication, partant du dénouement, escamote ou néglige les faits qui auraient pu entraîner une autre issue : les fraternisations de l’été 1958, les crises internes du FLN, la tentative de négociation du chef de la wilaya IV, Si Salah. Quand l’affaiblissement de l’ALN entre 1958 et 1960 est mentionné, il est compensé par un renforcement parallèle de l’audience du FLN, comme si les coups reçus par une armée étaient bons pour le moral de son peuple. On doit également mettre en garde les auteurs et les utilisateurs contre toutes les tentations idéologiques : le manichéisme (comme si tout conflit opposait nécessairement des « résistants » à des « nazis ») ; la pratique des « boucs émissaires », que ce soient les « colons », les « pieds noirs », ou l’OAS, alors que les responsabilités de la France furent prépondérantes de 1830 à 1962 ; les étiquettes partisanes, identifiant l’Algérie française à la « droite », alors que la gauche n’y était guère moins attachée au départ ; enfin, la confusion des enjeux, entre la liberté individuelle que promettaient aux Algériens les partisans de l’intégration et la Libération nationale qui était le but du FLN. Plus généralement, on trouve dans la plupart des manuels un européocentrisme inconscient qui se manifeste par la sous-estimation des problèmes culturels (rôle de l’Islam et de la langue arabe), de leurs liens avec les problèmes politiques (la politique française d’assimilation n’est expliquée nulle part), et de l’histoire intérieure du FLN algérien. Faiblesse d’autant plus regrettable que les élèves concernés par ces manuels ne sont pas seulement des Français de France ou d’Algérie, mais aussi des « Français musulmans » [7], voire des Algériens.

Difficile était la tâche de leurs auteurs, obligés de rédiger des manuels d’enseignement avant que le débat historique ait commencé. Plus difficile encore est celle des enseignants [8] dont dépend une meilleure compréhension de ces faits douloureux par les jeunesses française et algérienne. Il faut donc tout faire pour les aider et les encourager en diffusant les résultats des recherches en cours.

Guy Pervillé

[1] Rubrique réalisée par Guy Pervillé.

[2] Les Pages glorieuses de Boussad Abdiche, recensées de justesse dans l’AAN 1982, concernaient bien l’insurrection de l’Aurès, mais en 1916... Mea culpa.

[3] Notamment Si Azzedine, dans Et Alger ne brûla pas, Stock 1980, pp. 274-279.

[4] Et qu’ils m’accueillent avec des cris de haine, Oran 1962. Robert Laffont 1982.

[5] A. Gauthier, Éditions ABC ; F. Lebrun et V. Zanghellini, Belin ; J. Bouillon. Bordas ; A. Prost, Armand Colin ; J. Aldebert, Delagrave ; S. Wolikow, Éditions sociales ; R. Benichi et J. Mathieu, Hachette ; S. Berstein et P. Milza, Hatier ; J. Grell et J.-Y. Wytteman, Istra ; J. Dupaquier, Magnard ; D. François, Nathan ; Y. Trotignon et P. Wagret, Scodel.

[6] Histoire de la guerre d’Algérie, Le Seuil 1982.

[7] Trop souvent oubliés, ou négligés, dans la plupart de ces manuels.

[8] L’Association des professeurs d’histoire et de géographie a consacré un atelier de ses « Agoras méditerranéennes » (Marseille, 26-29 octobre 1983) à l’enseignement de la guerre d’Algérie.



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