Annuaire de l’Afrique du Nord 1984

(Redaction : été 1985. Publication : 1986)
lundi 13 août 2007.
 
Ma contribution à l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1984 se compose de deux parties : trois comptes-rendus de livres dans la rubrique "Histoire", et la rubrique habituelle "Historiographie de la guerre d’Algérie".

VII. - HISTOIRE

GOINARD (Pierre) : Algérie, l’œuvre française. Paris, Robert Laffont, 1984. 420 p. Préface de Xavier Yacono.

Depuis la fin de la guerre d’Algérie, la bonne conscience coloniale a cédé la place à son contraire dans la majorité de l’opinion publique métropolitaine, et dans la plupart des manuels scolaires. C’est contre ce nouveau conformisme que réagit Pierre Goinard, héritier de plusieurs générations de médecins algérois, qui fut chirurgien et professeur de médecine à Alger jusqu’en 1962. Son livre est parmi les mieux réussis dans un genre difficile ; non content de satisfaire la nostalgie des rapatriés, il veut présenter un bilan objectif d’un siècle de « mission civilisatrice », convaincant pour tout lecteur de bonne foi.

S’appuyant sur une riche bibliographie, l’ouvrage présente à l’intérieur de quatre grandes parties chronologiques des chapitres thématiques, à la fois bien écrits et foisonnants de données chiffrées, illustrées par des tableaux et des cartes fort utiles. Les meilleurs développements portent sur la géographie, l’économie, la démographie, la médecine, l’enseignement, la religion [1] et la culture. Les passages les plus contestables concernent l’évolution politique, dans laquelle les partis-pris de l’auteur semblent contrarier son effort d’objectivité.

Ainsi, le lecteur avisé trouvera facilement des indices d’une idéologie « droitière ». Contraste entre la relative indulgence réservée au maréchal Pétain - dont les fautes envers la France et l’Algérie française ne sont pas soulignées - et la sévérité du jugement porté sur le général de Gaulle dès 1943 : « homme de division, recherchant le soutien des communistes » [2]. Ou encore, critique du mythe assimilationniste de la IIIe République et de l’octroi du droit de vote par la IVe à des masses incapables de l’exercer à bon escient (ce qui paraît justifier les manipulations électorales du gouverneur Naegelen). Le plus grave est que l’auteur, en minimisant l’importance et la représentativité des nationalistes, rend difficilement compréhensible l’insurrection (sinon par la subversion étrangère), et totalement absurde sa victoire finale. Cette interprétation, qui ne nous apprend rien, ne vaut que comme témoignage sur un point de vue typique des Français d’Algérie.

Cependant, Pierre Goinard et son préfacier Xavier Yacono ont raison de réhabiliter une œuvre dont l’Algérie indépendante a recueilli le précieux héritage. Mais faut-il pour autant remettre en honneur le triomphalisme colonial qui a fait plus de mal que de bien en empêchant la France de percevoir la gravité du problème algérien ? Quelques observations s’imposent pour nuancer les conclusions de ce livre. D’abord, la majeure partie de l’œuvre accomplie l’a été « par les colons et pour les colons », comme en Amérique du Nord ou en Australie. Si la colonisation de l’Algérie s’est distinguée de ces deux cas en permettant un essor sans précédent de la population indigène, il faut souligner que ce phénomène fut imprévu et involontaire, et que la politique française n’en a tenu aucun compte pendant trop longtemps. Même si l’on y voit un progrès par rapport aux conditions de vie précaires de l’époque précoloniale, l’inégalité entre les deux populations et la subordination de la plus nombreuse à la moins nombreuse ne pouvaient être durablement acceptées. Enfin, la bonne conscience, même bien fondée, ne peut justifier que des personnes.

En somme, pour reprendre une expression appliquée d’abord en Algérie aux « Arabes » ou aux « indigènes », il ne vaut pas mieux être « colonophile » que « colonophobe » : l’important, et le plus difficile, est de savoir être « colonojuste »...

STORA (Benjamin), Messali Hadj, pionnier du nationalisme algérien (1898-1974). Paris, le Sycomore, 1982, 299 p. Sociologie du nationalisme algérien ; tome 1, Analyse des rapports sociaux, approches biographiques ; t 11, Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (1926-1954). Thèse de 3e cycle de sociologie, multigraphiée, Université de Paris VII, 1984, 225 et 302 p.

Benjamin Stora a soutenu deux thèses de 3e cycle, l’une en histoire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, l’autre en sociologie à Paris VII, où il enseigne cette discipline. Ces deux thèses traitaient de sujets complémentaires : Messali Hadj, père du nationalisme algérien, et les militants des organisations qu’il a fondées. La première a été publiée sous une forme allégée en 1982 [3] ; la seconde va l’être en 1985. Il convient de rapprocher ces deux travaux, qui renouvellent l’étude du nationalisme algérien en lui appliquant une approche biographique jusque-là inusitée dans ce domaine.

La biographie de Messali Hadj est fondée sur des sources variées, notamment sur les Mémoires originaux laissés par celui-ci, et dont Benjamin Stora a contribué à préparer la version condensée publiée en 1982 [4]. Son récit reprend et complète celui de Messali lui-même sur sa jeunesse et sur la première étape de l’histoire du mouvement national, depuis sa fondation à Paris en 1926 jusqu’à son implantation en Algérie dix ans plus tard et à la grande vague de répression qui le frappa de 1937 à 1939. On y retrouve les trois principaux enseignements des Mémoires sur ce mouvement : son enracinement dans la religion musulmane et dans le patriotisme d’un peuple qui défend sa terre contre la colonisation ; son caractère social populaire par son recrutement et « populiste » par son idéologie ; enfin ses liens originels avec le Parti communiste, devenus des rapports privilégiés avec la gauche française, que le gouvernement du Front Populaire rompit brutalement en 1937. On comprend que ce nationalisme plébéien, à la fois intransigeant et ouvert sur un certain internationalisme, ait pu séduire Benjamin Stora, en tant que natif d’Algérie et que militant marxiste.

La suite de son récit retrace et explique les crises internes qui ont accompagné les progrès du mouvement national, jusqu’à celle qui le fit éclater en 1954. L’auteur se fait alors le défenseur convaincu de Messali contre les accusations d’autoritarisme, de dictature ou de mégalomanie qui l’ont visé à plusieurs reprises, à partir de décembre 1936. Il insiste sur l’inévitable décalage entre le chef emprisonné ou exilé et la nouvelle génération de dirigeants surgis pendant la Deuxième guerre mondiale ; sur sa lutte contre les « activistes » partisans de la lutte armée à outrance de 1946 à 1950 (justifiée par l’aventure mal élucidée de mai 1945), puis sur sa réaction contre la mainmise des « réformistes » sur l’appareil du parti. Cependant, il admet que Messali eut le tort de sous-estimer l’impatience des « activistes » anciens de l’OS, et de les prendre pour de simples instruments de ses adversaires « centralistes ».

À partir de cette erreur fondamentale, Benjamin Stora retrace la chute inexorable du messalisme aux prises avec le FLN, tout en persistant à le défendre contre les attaques injustes de ses ennemis algériens (et de leurs amis français). Il montre que Messali ne fut jamais un « traître » à la cause algérienne (même quand il eût renoncé à la lutte armée en juin 1958) et qu’il tenta plusieurs fois de prévenir ou d’interrompre la guerre fratricide entre militants algériens. Cependant, il ne réussit pas tout à fait à dissiper l’impression que son héros eut le tort de se croire indispensable dans le rôle de l’interlocuteur valable, tenu par Habib Bourguiba en Tunisie et par le sultan détrôné au Maroc. Impression que confirme le ralliement paradoxal du « révolutionnaire » Messali à la solution « marocaine » d’une Conférence de la table ronde sans préalable politique. Ainsi, refusant l’union nationale à tout prix exigée par le FLN, pour conserver à son parti le monopole de la pureté révolutionnaire, Messali revendiquait le pluralisme politique afin de laisser le peuple algérien trancher en dernier ressort par l’élection d’une Constituante souveraine. Formule assurément prématurée en 1956 ou même en 1958 - car elle « mettait la charrue avant les bœufs » en supposant résolu le problème de l’indépendance - mais peut-être en avance sur son temps ?

En tout cas, c’est dans la conclusion que l’apologie cède la place à la critique marxiste. Benjamin Stora explique l’échec final de l’action de Messali par les limites permanentes de celle-ci : l’absence d’analyse de classe à l’intérieur du « peuple » algérien, en dépit de son « populisme » originel. Absence explicable par la force de l’idéal communautaire de l’Islam, la rupture précoce avec le parti communiste, la méfiance envers les « intellectuels » et les « activistes ». Mais les causes profondes de l’échec de Messali tiennent à « la nature même de son parti et à la place qu’il y a occupée » (p 290). Représentant les aspirations populistes des paysans et des sous-prolétaires déracinés, il ne sut pas mesurer toutes les conséquences de l’élargissement du recrutement vers les « couches intermédiaires » et du renouvellement des cadres par l’adhésion de la petite bourgeoisie : « Il fallait pour la petite bourgeoisie un tel leader pour prendre la direction du mouvement national et rallier à elle les classes populaires » (p. 292). Elle le rejeta quand il refusa de se laisser utiliser davantage. Il eut cependant le mérite de « frayer la voie au déclenchement de la lutte armée » en s’opposant à l’évolution réformiste de la direction. On reconnaît là une analyse voisine de celle qu’a déjà proposée Mohammed Harbi dans ses ouvrages [5].

Dans sa thèse de sociologie, Benjamin Stora a voulu démontrer la justesse d’une telle interprétation de l’évolution du nationalisme algérien en rassemblant systématiquement des données biographiques (dates et lieux de naissance, origines sociales, itinéraires professionnels et politiques...) sur tous les dirigeants de l’Étoile Nord Africaine, du PPA et du MTLD qu’il a pu identifier. On doit saluer l’audace du projet - qu’on aurait pu croire trop ambitieux pour un seul chercheur - et l’ampleur de sa réalisation, qui a fourni 600 notices (et 350 autres réservées pour un ouvrage sur la période 1954-1962) à partir d’un index de 2.000 noms. Le résultat est le Dictionnaire biographique des dirigeants nationalistes algériens en instance de publication aux éditions l’Harmattan. Celui-ci reprendra la deuxième partie de la thèse avec un abrégé des indications méthodologiques données par la première. En attendant la parution de ce livre, annoncée pour 1985, il convient d’insister sur l’apport le plus neuf de la première partie, qui ne sera malheureusement pas publiée intégralement avec le dictionnaire : la présentation des données sociologiques, historiques et statistiques établies à partir de celui-ci (tome I, partie II).

Reprenant le classement original qu’il a choisi pour répartir ses notices en trois chapitres, Benjamin Stora étudie successivement les Algériens nationalistes en France (de 1926 à 1954), les cadres nationalistes en Algérie (de 1933 à 1954), et les trois courants qui se sont différenciés dans la direction du mouvement de 1946 à 1954.

Le premier chapitre met en évidence la corrélation entre le recrutement des dirigeants de l’Étoile Nord Africaine et les régions d’émigration, en particulier la sur-représentation de la Kabylie (notamment de la commune mixte de Fort National). Dès 1934, la localisation des membres ou sympathisants de l’Étoile en Algérie établit une correspondance entre l’émigration et le développement du nationalisme en Algérie même. L’étude de la répartition géographique et des activités professionnelles des dirigeants montre une majorité de non-salariés, signe d’une « différenciation sociale d’avec la masse de la communauté immigrée ». L’après-guerre apporte des changements dans la direction de la Fédération de France du PPA-MTLD : plus grand équilibre des origines régionales, niveau culturel plus élevé, « entrée en force des étudiants », renversement du rapport entre salariés et non-salariés par l’effondrement de la catégorie des petits commerçants et la remontée des ouvriers qualifiés.

Le deuxième chapitre étudie les implantations locales et régionales du mouvement en Algérie, en liaison avec les itinéraires socio-professionnels des dirigeants. À la veille de la Deuxième guerre mondiale, l’implantation n’est pas encore nationale ; Alger et la Kabylie restent sur-représentés. Mais les déséquilibres s’atténuent surtout à partir de la grande vague de recrutement d’après novembre 1942. Après 1945, « les anciens centres de recrutement fléchissent au profit d’une implantation moyenne étendue à presque toute l’Algérie » (mais avec une prépondérance relative du Constantinois). L’analyse des activités socioprofessionnelles révèle un mouvement essentiellement citadin, en grave discordance avec la composition sociale de la masse du peuple algérien : mais l’inexistence du travail d’organisation des masses rurales ne prouve pas, selon l’auteur l’inanité du sentiment national dans les campagnes. Les villes, petites et moyennes, voient s’opérer une différenciation entre catégories sociales, avec une majorité de non-salariés et une minorité de salariés, deux groupes eux-mêmes traversés par des clivages entre « petits » et « gros » pour les premiers, entre « qualifiés » et « non-qualifiés » pour les seconds. Benjamin Stora voit se dégager, d’un côté les éléments constitutifs de la nouvelle bourgeoisie algérienne et des intellectuels, de l’autre un ensemble de catégories déclassées (salariés non qualifiés, petits paysans, artisans et commerçants).

Le troisième chapitre, peut-être le plus important [6], propose des éléments d’analyse sociologique pour expliquer la formation des trois tendances qui firent éclater la direction du MTLD en 1954 : la majorité du Comité central (les « centralistes »), les membres du Conseil national de la Révolution « messalistes », et les chefs « activistes fondateurs du FLN (« groupe des 22 » et « comité des 9 »).

La comparaison des lieux de naissance des dirigeants montre que les membres du Comité central de 1946 à 1953 étaient originaires de toutes les régions (sauf les territoires du sud), avec une relative prépondérance d’Alger. Les messalistes étaient plus fortement implantés dans l’Algérois, l’Oranie et le Sud, mais moins dans le Constantinois et la Kabylie. Au contraire, les activistes avaient pour bastion le Constantinois (la Kabylie étant sous-représentée du fait de l’entrée tardive de ses chefs dans le groupe des fondateurs du FLN).

Les origines sociales des membres du Comité central de 1946 à 1953 montrent une majorité d’origines rurales, mais une faible représentation paysanne ; l’entrée au PPA-MTLD marque plutôt une rupture avec le milieu d’origine. Un autre fait majeur est l’entrée en force des intellectuels et des étudiants (17 sur 32 membres du Comité central élu par le Congrès d’avril 1953) qui refoulent les autres responsables vers les organes d’exécution. Parmi les non-salariés, les professions libérales sont équilibrées par les petits commerçants et artisans (meilleurs porteurs de l’idéologie populiste caractéristique du messalisme, selon l’auteur). Parmi les salariés prédominent les salariés qualifiés, employés et fonctionnaires, ouvriers qualifiés, tous dotés d’un niveau d’instruction relativement élevé. En somme, les plébéiens ont progressivement perdu du terrain au profit des « couches moyennes », ce qui traduit un décalage par rapport à la réalité algérienne, et permet de saisir la crise du MTLD en terme d’enjeux sociaux.

En effet, la comparaison des directions messaliste et activiste avec l’ensemble du comité central de 1946 à 1953 est instructive. Celles-ci ont en commun une plus forte proportion de salariés (62 % chez les activistes, 55 % chez les messalistes, 31 % dans le comité central) et une plus faible représentation des catégories « bourgeoises » (20,6 % du Comité Central, 10 % des messalistes, 6,2 % des activistes). Ces deux courants sont donc plus proches l’un de l’autre que des « centralistes », ce qui conduit à s’interroger sur les facteurs de la différenciation ultérieure du FLN et du MNA.

Les trajectoires politiques des membres des trois directions présentent des points communs : l’instruction par l’école française, le service militaire, l’adhésion souvent précoce au parti ou à une organisation parallèle, la répression. Mais une différenciation s’opère par l’âge, les traditions et l’expérience politique : Messali est le seul dirigeant qui ait connu toute l’histoire du mouvement depuis sa fondation en 1926. Les dates d’adhésion permettent de distinguer trois générations, marquées par trois grandes séquences d’événements :
-  celle de la Grande Guerre, qui est celle des pionniers de l’Étoile en France ;
-  celle qui rejoignit le mouvement en Algérie à l’époque du Front populaire et du Congrès musulman ;
-  celle qui subit l’empreinte de la Deuxième guerre mondiale et des massacres de mai 1945.

Trois générations qui n’ont pas gardé les mêmes souvenirs du passé et n’en tirent pas les mêmes leçons, sans que l’âge soit le seul critère de différenciation. En 1954, les dirigeants messalistes ont de 56 ans (Messali) à 22 ans ; la plupart ont connu les débuts de l’Étoile et sa longue lutte pour imposer son programme indépendantiste aux autres tendances musulmanes. Les chefs activistes s’échelonnent de 26 à 42 ans : seul le plus âgé (Mohammed Khider) a connu l’Étoile en 1936 ; tous sont des anciens de l’OS, hantés par l’impératif de la lutte armée. Les centralistes sont en position intermédiaire par leur âge (de 26 à 47 ans). Beaucoup ont connu l’Étoile ou le PPA d’avant 1939 : mais leur mémoire privilégie les tentatives de rassemblement de préférence aux affrontements. Aussi n’est-il pas étonnant que 76 % des membres du Comité central soient passés au FLN, contre 11 % seulement au MNA.

En conclusion, l’auteur souligne la fragilité de la cohésion de la direction nationaliste, minée par la perte progressive des traditions de l’Étoile et par une profonde modification de sa base sociale. Il insiste encore sur le poids des particularismes régionaux et sur la nature même de l’organisation, à la fois « plébéienne » et « interclassiste ». C’est elle qui empêche le PPA-MTLD d’analyser clairement les différenciations de classes au sein du « peuple » algérien et du parti lui-même. La référence commune au « peuple » masque les enjeux sociaux des luttes de tendances, jusqu’à l’éclatement du parti et au déclenchement de l’insurrection.

Ce résumé trop sommaire ne vise qu’à donner une idée du travail accompli par Benjamin Stora, qui représente un progrès notable dans l’étude du nationalisme algérien. Celui-ci a le mérite de ne pas avoir accepté sans examen, ni les mythes simplificateurs du populisme, ni même les facilités de schémas marxistes préconçus. Maints détails de ses notices pourront être critiqués et corrigés, mais l’ampleur même de son travail donne du poids à ses conclusions. Il nous démontre notamment une vérité qui apparaissait déjà intuitivement : que le mouvement national n’était pas un échantillon statistiquement représentatif de l’ensemble du peuple algérien. Cette constatation conduit à remettre en cause la conception longtemps dominante dans l’historiographie algérienne ou sympathisante, selon laquelle seul « le peuple agit et parle » et sur les « rapports entre mouvement spontané et mouvement organisé ». Cette réhabilitation du rôle des hommes et des organisations n’est pas une mince leçon.

JURQUET (Jacques), La révolution nationale algérienne et le parti communiste français, tome 4 : Algérie 1945-1954, Des élections à la lutte armée. Paris, Éditions du Centenaire, et Marseille, Le monde en marche, 1984, 443 p.

L’histoire des rapports entre le communisme français et le nationalisme algérien dont Jacques Jurquet a publié un nouveau tome [7], relève du genre hybride qu’est l’histoire militante. L’auteur, longtemps militant du PCF, exclu en 1964, est un dirigeant du Parti communiste marxiste léniniste de France (PCMLF, maoïste). II a conçu son travail comme une réfutation des justifications et des demi-autocritiques trop complaisantes des responsables de la ligne fluctuante suivie par le parti communiste français envers le mouvement national algérien. Il analyse et juge leurs positions au nom des « principes indélébiles » du « socialisme scientifique ». Il se défend de vouloir faire l’histoire de l’Algérie - ni même celle du PCA - qu’il laisse aux historiens algériens. Sa méthode consiste à commenter de longs extraits de textes, tirés des publications du PCF et du PCA ou des débats parlementaires, qu’il confronte à des témoignages postérieurs de militants communistes français ou algériens.

Ce tome 4 nous montre l’évolution des positions communistes, très hostiles au nationalisme à la fin de la deuxième guerre mondiale [8], vers une tentative de rapprochement qui prit la forme du « Front National démocratique algérien » à partir de juillet 1946. Il insiste sur les limites de cette évolution, marquées par l’attachement des communistes aux thèses « para-colonialistes » de Maurice Thorez sur « l’Algérie, nation en formation » et sur la nécessité d’une « véritable Union française ». Il démontre également la persistance d’une tutelle vigilante du PCF sur le PCA, exercée par André Marty puis par Léon Feix. On lira avec intérêt le témoignage inédit d’Amar Ouzegane sur le désaccord des deux partis communistes avant le vote du Statut de l’Algérie, et sur son exclusion du PCA par la volonté d’André Marty (bientôt victime des mêmes procédés au sein du PCF).

Mais c’est l’interprétation qui laisse le lecteur sur sa faim, d’autant plus que de nombreuses études ont déjà été consacrées à ce problème [9]. Jacques Jurquet se borne à constater et à condamner la violation des principes du marxisme léninisme, qui obligeaient les partis communistes à soutenir tous les mouvements de libération nationale au nom de la lutte contre l’Impérialisme. Il relie cette violation à l’abandon de la « violence révolutionnaire » dans la stratégie d’accès au pouvoir du PCF, mais ne va pas plus loin.

Or, l’idée que se fait Jacques Jurquet des « principes indélébiles » du socialisme scientifique en la matière n’est pas moins contestable que les positions qu’il dénonce. Le marxisme n’a jamais reconnu le droit des peuples a disposer d’eux-mêmes, jusqu’à l’indépendance, comme un principe absolu : Miklos Molnar l’a montré chez Marx et Engels [10], ainsi qu’Hélène Carrère d’Encausse chez Lénine [11], qui a précisé que « le droit au divorce n’est pas l’obligation de divorcer ». De plus, les marxistes doivent juger sur les actes plutôt que sur les intentions. Or, le droit à l’autodétermination était devenu un « chiffon de papier » en URSS dès 1922, selon l’aveu de Lénine. Quant au parti communiste chinois, où Jacques Jurquet croit trouver un modèle de vertu léniniste, il n’a jamais reconnu le droit à disposer d’eux-mêmes des peuples dépendants de l’ancien empire mandchou, tels que les Tibétains. Ainsi, les nationalismes doivent être encouragés dans le « camp impérialiste », mais condamnés dans le « camp socialiste ». Le parti communiste français a cru que la France cessait d’être « impérialiste » en devenant l’alliée de l’Union Soviétique, et qu’il pouvait appliquer la politique soviétique des nationalités à l’Union française, en anticipant sur sa prochaine accession au pouvoir. Erreur de jugement, sans doute. Trahison des principes marxistes-léninistes, non.

Guy Pervillé

VII. - HISTORIOGRAPHIE DE LA GUERRE D’ALGÉRIE [12]

Voici déjà le trentième anniversaire du début de l’insurrection algérienne. Celui-ci n’a pas donné lieu à des changements significatifs dans le nombre et dans la nature des publications. La nouveauté la plus importante pour l’avenir paraît être l’organisation du premier colloque international sur la guerre d’Algérie, en novembre 1984 à Alger.

Du côté algérien, les publications ne semblent pas avoir été très nombreuses, pour autant que nous ayons pu les recenser toutes à temps. Notre liste se limite à deux exemples représentatifs de deux genres distincts : le discours édifiant et le témoignage instructif. Quant à l’histoire proprement dite, elle n’est représentée que par un nouveau livre de Mohammed Harbi, rédigé et publié en Europe.

La nouvelle brochure de Abdelhamid Baitar [13] : Afin que nul n’oublie, ou La révolte des bidonvilles (Alger, ENAL, 1984, 86 p.) réunit plusieurs récits de guerre, débordants de patriotisme exalté et d’anticolonialisme véhément - voire haineux - qui témoignent de la mentalité de son auteur sans nous apprendre d’autre fait précis que sa montée au maquis, pour échapper à son arrestation, à Géryville en 1956. Le dernier et le plus long de ces récits, qui donne son titre à l’ensemble, est un discours autobiographique et politique très éclairant : « Notre pays a supporté toutes les épreuves imaginables pour vaincre la France. Je pourrais dire « pour vaincre le colonialisme », mais j’ignore le jeu subtil des nuances. Je ne suis ni un bourgeois, ni un intellectuel, ni un politicien. Je suis simplement un enfant du peuple. Mon village était un bidonville, et pour nous, enfants des masures et des gourbis, c’est la France qui incarnait le colonialisme. [... ] Et maintenant que, la paix revenue, nous sommes disposés à coopérer avec la France, nous pensons que cette dernière doit réparer la plus grande partie des pertes qu’elle nous a infligées, et qu’il faudrait qu’elle le fasse spontanément pour se racheter. Les circonstances ont voulu que nous nous engagions à collaborer avec la France, mais il demeure que nous ne pourrons pas l’embrasser avec effusion, ni serrer dans nos bras nos bourreaux d’hier » (pp 54-56).

Le récit de sa vie qui suit cette déclaration l’explique largement. Mais il ne convainc pas tout à fait que le colonialisme français était seul responsable de tant de misères. Et il n’excuse pas trop d’outrances de langage (p 61 : « à l’exception de quelques Français nouvellement arrivés, tous les autres souhaitaient notre anéantissement et travaillaient à le rendre effectif. ») et d’entorses à la vérité (commela comparaison entre les « 200 morts » d’Oradour et les « 40.000 » de Sétif et de Guelma). L’existence de cette mentalité manichéenne chez d’anciens moudjahidine aide à comprendre-sans lajustifier - l’actuelle campagne de presse anti-française dont ce livre annonce tous les thèmes.

Le témoignage de Abderrahmane Naceur, Les enfants des frontières (Alger, ENAL, 1983, 227 p., photos et fac-similés) raconte son expérience pédagogique dans les maisons d’enfants réfugiés en Tunisie de 1958 à 1962. L’auteur, éducateur spécialisé à Alger, membre du MTLD en 1954, rejoignit le FLN et fut chargé d’organiser la première maison d’orphelins de guerre - jusque-là mêlés aux réfugiés des camps - après le bombardement de Sakiet-Sidi-Youssef. En 1962, il fonda à Alger la première maison d’enfants de Chouhada, El Djil el Djedid (la nouvelle génération).

Sa vision de la guerre n’est pas moins unilatérale que celle de Abdelhamid Baitar, mais elle est plus convaincante parce qu’elle ressort d’un récit concret, vivant et émouvant. Entre autres épisodes, on retiendra la chasse aux poux baptisés « Lacoste » (« C’est pareil, ce sont tous des ennemis »), l’exorcisme de l’enfant terrorisé par les avions de papier, le départ pour l’ALN de volontaires dont plusieurs ne reviendront pas, ou l’irrépressible soif de vengeance du jeune Hamid, qui effraie même ses camarades : « Moi, je n’oublierai jamais [... ] Moi, la France, c’est de la merde ! Oui, c’est des salauds [... ]. Si je rencontre un Français, je lui arracherai le cœur pour le manger cru [... ] Demain, moi, je tue tous les traîtres. Je les égorgerai tous. Et tous les Français avec. »

À l’opposé, le voyage en Tchécoslovaquie, prolongé par suite de l’intervention française à Bizerte, fait découvrir aux enfants une vie plus normale et des relations amicales avec des jeunes de toutes nationalités. On voit là un nouvel exemple du rôle des jeunes algériens dans la popularisation de la cause algérienne à travers le monde, déjà illustré par le cas des étudiants de l’UGEMA. On y trouve aussi des indices de la séduction du « socialisme », au moins sur l’esprit de l’auteur.

Ce livre nous informe également sur la société algérienne en guerre : discipline militaire que l’auteur trouve à son arrivée dans la première maison, et qu’il transforme en autodiscipline : bureaucratie imbécile à laquelle il se heurte plusieurs fois, mais sur laquelle il reste assez discret. Il préfère insister sur les aides reçues de personnages sympathiques : le syndicaliste de I’UGTA Rahmoune Dekkar, le président du Croissant Rouge Benbahmed, le ministre des Affaires sociales et culturelles Abdelhamid Mehri, des Algériens chrétiens comme les docteurs Pierre Chaulet et Jeanine Belkhodja, ou l’instituteur Jean-Pierre Mondon, des Français sympathisants comme Jacques Charby. En somme, un livre utile, qui nous instruit et nous donne à réfléchir sur un aspect méconnu de cette guerre.

D’une toute autre importance est le livre de Mohammed Harbi, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions Complexe (collection « La mémoire du siècle ») 1984, 209 p. Nul n’était mieux qualifié que celui-ci pour expliquer l’insurrection du 1er novembre 1954. Après trois autres publications [14] ce nouveau livre reprend et approfondit la même démarche, à la fois historique et politique, visant à redonner aux Algériens, avec la compréhension de leur passé, « la capacité de déchiffrer leur présent et de s’imaginer un futur ».

Afin de mieux expliquer « pourquoi des hommes dont la résistance force l’admiration n’ont pas su devenir des hommes libres », l’auteur veut situer l’événement politique qu’il étudie dans la perspective plus longue des « données structurelles » et de leur évolution. C’est pourquoi il consacre au premier novembre 1954 et à ses origines immédiates (depuis la formation du courant « activiste » au sein du PPA) ses deux premiers chapitres, qui résument simplement ses ouvrages antérieurs. Puis il remonte aux origines du processus qui aboutit à l’insurrection, en analysant successivement « Les fondements du conflit franco-algérien », « la renaissance de l’Algérie » (avec la formation du mouvement national composé de tendances diverses) et « le triomphe des indépendantistes » sur les « réformistes ». Enfin, il se retourne vers le présent en critiquant les visions mythiques du 1er novembre - comme « table rase » ou comme « révolution paysanne » - qui ont servi à légitimer l’action du FLN et le pouvoir en place depuis l’indépendance. De précieuses notices biographiques des principaux représentants des diverses tendances du mouvement national, et une nomenclature des dirigeants des trois fractions du MTLD à la veille de l’insurrection, une chronologie, une bibliographie sélective et un index des noms complètent utilement l’ensemble.

Ce petit livre très bien informé vaut surtout par la pertinence de ses analyses, qui soulèvent des problèmes essentiels. Rapports moins simples qu’on ne l’a dit entre la colonisation et les diverses couches de la société algérienne ; entre le « peuple » algérien, ses « élites » intellectuelles et son « avant-garde » militante ; entre les courants réformistes et révolutionnaires du mouvement national - représentant respectivement la « bourgeoisie » et la « plèbe ». Raisons qui ont poussé les fondateurs du FLN à imposer leur monopole de représentation au peuple algérien, en condamnant le pluralisme politique, et les ont empêchés de « poser le problème de la liberté de l’individu d’une façon adéquate ». Enfin, réalité des luttes de classe occultées par le discours unanimiste et par les mythes populistes.

La conclusion de M. Harbi est que les « couches moyennes » réformistes désavouées par les auteurs de l’insurrection ont réussi à redresser leur situation en se ralliant au FLN : « la division du camp plébéien facilite le retour sur la scène politique des élites réformistes. En rejetant, dès novembre 1954, toute alliance avec le messalisme pour contracter plus tard une alliance avec les centralistes, l’UDMA et les Ulema, la fraction dominante du FLN compromet tout approfondissement de la révolution. Avec le ralliement des couches moyennes et la mutation bureaucratique de larges fractions d’entre elles (1956-1962), le cours de la révolution subit une transformation dont les résultats n’apparaîtront qu’avec le reflux du mouvement plébéien, d’abord en 1962 [...], puis en 1965 [...]. Abritée derrière le masque du parti unique, l’armée apparaît alors comme le moyen enfin trouvé de la domination des groupes privilégiés formés à l’ombre de la colonisation sur les classes populaires ». Interprétation marxiste évidemment contraire au discours officiel, mais qu’on ne peut négliger, même si le concept de « plèbe » et ses rapports avec celui de « peuple » demanderaient à être mieux précisés.

En tout cas, les spécialistes tireront de ce bref ouvrage un florilège de formules bien frappées qui sont autant de pistes à suivre pour des recherches plus approfondies. Ils regretteront aussi quelques petites inexactitudes de détail - le plus souvent des confusions sur les noms et les prénoms - qui paraissent autant d’indices de mauvaises conditions de travail. II faut souhaiter que le plus audacieux historien algérien contemporain puisse mener à bien la grande œuvre dont il vient de fournir une nouvelle et passionnante esquisse.

Du côté français, l’ouvrage le plus ambitieux est celui de Pierre Montagnon, La guerre d’Algérie. Genèse et engrenage d’une tragédie (Paris, Éditions Pygmalion - Gérard Watelet, 1984, 451 p. Photos hors texte, tables, index). Son auteur n’est pas le premier ancien officier (« Saint-cyrien - Depuis vingt ans dans la vie civile ») à écrire une histoire de la guerre d’Algérie : et le lecteur averti ne manquera pas de comparer son livre à celui de Philippe Tripier (Autopsie de la guerre d’Algérie) paru en 1972. Bien que le projet des deux ouvrages soit le même, celui de Pierre Montagnon se distingue par un ton plus narratif, qui l’apparente aux récits journalistiques d’Yves Courrière ou d’Alistair Horne. Les meilleures pages du livre sont celles où l’auteur exprime, avec un certain bonheur de style, son expérience directe du pays et de ses habitants ; en particulier, les combats du 2e REP, et l’action de l’OAS. D’une qualité plus inégale sont les développements historiques, pour lesquels l’auteur est tributaire d’une bibliographie variée, mais incomplète : à l’exception de deux livres de Mohammed Harbi, il y manque la plupart des thèses et des ouvrages essentiels qui ont fait progresser depuis quelques années l’histoire de l’Algérie contemporaine [15]. C’est pourquoi le spécialiste relèvera des maladresses ou des jugements dépassés ; sans parler d’une fâcheuse tendance à estropier les noms propres musulmans qui ne semble pas toujours imputable à des coquilles d’imprimerie (en particulier, « Abderrahmane Ramalek » pour Ramdane Ben Abdelmalek).

Pourquoi donc, en dépit de ces quelques faiblesses, le livre de Pierre Montagnon mérite-t-il d’être lu avec attention ? Parce que son auteur a su, mieux que Philippe Tripier, se dégager de la théorie qui justifiait l’action de l’armée française en la présentant comme la « pacification » de l’Algérie agressée par la « subversion » étrangère. Au contraire, il a compris que les « forces de l’ordre » avaient tué trop de « rebelles » pour que l’Algérie puisse rester durablement sous la souveraineté de la France. Cette constatation s’exprime en des passages étonnants de la part d’un officier colonial : « La France peut légitimement avancer le nombre de ceux qui servent en ses rangs. Le FLN peut décliner l’interminable liste de ses martyrs, témoignage absolu de son audience » (p 231-232). Malheureusement, sa conscience aiguë des « flots de sang et de haine » répandus par les deux camps l’entraîne à cautionner les surestimations courantes des deux côtés. « L’armée française a laissé derrière elle des centaines de milliers de tués. Le FLN annoncera un million, chiffre probablement peu éloigné de la vérité » écrit-il (p. 376) contre toute vraisemblance [16]. De même, il affirme sans preuve que « deux-cent-vingt-mille musulmans et Européens ont été assassinés dont plus de la moitié après l’indépendance » (p. 404) ; et la comparaison qu’il fait avec les « plus de cent mille morts » dus à des vengeances pendant l’été 1944 en France ne convaincra pas les historiens. Mais l’arbitraire des nombres invoqués n’enlève rien à l’intérêt de la conclusion : « L’Algérie algérienne était inéluctable en raison notamment du jeu démographique. [... ] la spécificité des départements algériens s’inscrivait dans la logique du peuplement et de la religion. Mais de quel côté pencherait cette spécificité ? [... ] L’Algérie nouvelle serait-elle avec ou contre la France ? » (p. 405). Ici, l’auteur retrouve exactement la pensée du général de Gaulle, telle que celui-ci l’a exprimée dans ses Mémoires d’espoir. Rencontre d’autant plus surprenante que Pierre Montagnon s’était révolté contre sa politique algérienne et avait été membre du « soviet des capitaines » qui dirigeait en fait l’OAS d’Alger. Comme quoi il est toujours possible de dépasser ses propres convictions, si l’un veut vraiment chercher à comprendre.

Les autres études historiques ont un objet plus limité. Si l’on met à part les thèses publiées par quelques jeunes universitaires [17], elles sont généralement le fait de militants qui reviennent sur le passé de leur organisation.

Un exemple typique du genre et de ses limites est l’ouvrage de Jacques Jurquet, La révolution nationale algérienne et le parti communiste français, qui approche de son terme avec son tome 4 : Algérie 1945-1954, Des élections à la lutte armée (Paris, Éditions du Centenaire, et Marseille, Le Monde en marche, 1984, 443 p.). Mais il ne traite pas encore la guerre proprement dite [18], contrairement au livre de Michel Branciard, Un syndicat dans la guerre d’Algérie : la CFTC qui deviendra CFDT (Paris, Syros, 325 p. dont annexes, index, bibliographie et chronologie). Celui-ci apparaît comme une défense et illustration de l’action de ce syndicat pour la paix en Algérie, récemment contestée avec une violence inconsidérée par un responsable communiste de Belfort. Ce n’en est pas moins un travail historique, comme le soutient dans sa préface l’historien Pierre Ayçoberry, lui-même ancien militant de la tendance Reconstruction (noyau de la future CFDT). En effet, l’auteur a eu, grâce à ses fonctions syndicales, la chance de pouvoir utiliser les archives confédérales de l’ancienne CFTC. Mais il ne semble pas en avoir tiré le meilleur parti possible. En effet, sa méthode consiste, comme celle de Jacques Jurquet, à commenter des textes suivant leur ordre chronologique (et sans même les distinguer typographiquement du commentaire). Le lecteur non initié aux arcanes de la CFTC-CFDT aurait souhaité un plus grand effort de présentation des personnages (notamment Alexandre Chaulet, François Fraudeau et Gérard Esperet), des tendances, des organisations, et d’évaluation de leur importance numérique à différents moments. De même, on souhaiterait un bilan synthétique plus développé des enseignements de ce livre. Celui-ci soulève en effet des problèmes très importants. Comment a évolué le rapport des forces entre les « apolitiques » et les partisans de prises de position pour la paix, en métropole où nous savons que le renversement de majorité aboutit à la mutation et à la scission de 1964 ; et en Algérie où l’organisation régionale semble être restée fidèle aux directives de la Confédération malgré l’opposition de la majorité des adhérents de base ? Le syndicat a-t-il efficacement influencé l’évolution de l’opinion publique, voire celle de la politique du gouvernement, qu’il semble devancer en réclamant l’autodétermination de l’Algérie dès son congrès de juin 1959, et en renouant des relations solides avec l’UGTA sans attendre l’aboutissement des négociations avec le GPRA ? Enfin, les difficultés de l’unité d’action avec les autres syndicats (CGT, FO, FEN, UNEF) et avec les partis de gauche (PCF, SFIO, PSU) sont annonciatrices de celles qu’a rencontrées et que rencontre encore la problématique Union de la gauche. Ainsi, ce livre éveille notre curiosité sans la satisfaire entièrement. En attendant qu’il suscite d’autres travaux, on gagnerait à la compléter par celui d’André Nozière : Algérie, les chrétiens dans la guerre [19], qui permet de le situer dans un plus large courant d’opinion.

Les entretiens du cardinal Léon-Étienne Duval, archevêque d’Alger, avec Marie-Christine Ray (Le cardinal Duval, évêque en Algérie. Préface de Monseigneur Scotto, Paris, Le Centurion, 1984, 242 p. plus annexes) complètent utilement le recueil de ses messages publié deux ans plus tôt par Denis Gonzalez et André Nozière [20] On y trouve de précieux renseignements sur la formation du futur cardinal, né dans une famille catholique traditionaliste de Savoie, la précocité de sa vocation, sa modestie et sa piété, sa fidélité aux directives pontificales, et sa prédilection pour l’œuvre de Saint-Augustin, bien antérieure à sa nomination au siège épiscopal de Constantine et d’Hippone en 1946. On apprend avec intérêt qu’il fut aidé dans sa découverte de l’Algérie par Rabah Zenati, champion désabusé de l’assimilation et témoin lucide des progrès du nationalisme. On est un peu surpris de le voir se réclamer de la tradition missionnaire de l’Église d’Afrique, celle de Monseigneur Lavigerie et de Monseigneur Leynaud, qui ne séparaient pas la cause de l’Église et celle de la France en Algérie. Il confirme que ses prises de position et ses silences - qui lui furent tant reprochés par la plupart de ses diocésains d’Alger pendant la guerre et depuis - lui furent dictés par le souci de défendre « l’honneur de Dieu » contre le « blocage du politique avec le religieux », mais aussi par une analyse politique du problème algérien. La difficulté de concilier des principes spirituels avec des choix temporels apparaît bien dans sa réponse à cette question : « S’il est des luttes qui se justifient, celle du FLN entrait-elle à vos yeux dans cette catégorie ? » - « Je ne peux pas répondre par oui ou par non. Le FLN prétendait qu’il avait épuisé tous les moyens de faire reconnaître les droits des Algériens. Mais il a été quelquefois dépassé par ses troupes » (p. 133). Réponse embarrassée, et non satisfaisante, car le recours au terrorisme aveugle engageait pleinement la responsabilité des chefs de l’insurrection, qu’ils l’eussent décidé ou toléré.

La suite du livre ne concerne notre sujet qu’indirectement. Elle présente une Église au service de tous, témoignant de sa foi par l’exemple et ouverte au dialogue avec les non-chrétiens, spécialement les Musulmans. Mais elle ne convainc pas tout à fait que cette Église est vraiment « algérienne », vraiment « missionnaire », et entièrement libre de ses prises de position.

Dans le même genre, celui des interviews, signalons encore une enquête auprès d’anciens combattants français parvenus ensuite à une certaine notoriété, Ils ont fait la guerre d’Algérie, propos recueillis par Gérard Marinier et réunis en volume par la FNACA en 1983, mais malheureusement peu diffusés.

Les albums de photos publiés par Marc Garanger, Femmes algériennes 1960 (Paris, Contrejour, 1982, 114 p.) et La guerre d’Algérie vue par un appelé du contingent (Paris, Le Seuil 1984, 133 p., préface de Francis Jeanson) témoignent avec une éloquence criante, bien que muette. Photographe aux idées de gauche, mais sans engagement militant, l’auteur a fait son service militaire en Algérie de mars 1960 à février 1962 dans le secteur d’Aumale, où il fut d’abord chargé de prendre les photographies d’identité des populations regroupées. « Pour survivre, pour m’exprimer avec mon œil, puisque les mots paraissaient inutiles, j’ai pris mon appareil photo. Pour hurler mon désaccord. Pendant vingt-quatre mois, je n’ai pas cessé de photographier, sûr qu’un jour je pourrais témoigner ». Il en a rapporté des images toutes frappantes, comme les visages de femmes barricadées dans leur refus de son premier album, ou ceux des « rebelles » prisonniers, blessés ou morts du second ; sans oublier la face réjouie du brave commandant français dans l’exercice de ses fonctions.

Dans un tout autre esprit, René Bail évoque par le texte, les nombres et les images Hélicoptères et commandos marine en Algérie, 1954-1962, (Paris et Limoges, Lavauzelle, collection « Élite » 1983, 141 p.). Engagé volontaire devenu photographe de la marine nationale, puis auteur de livres spécialisés, il présente un mémorial des combats de ses camarades, pour rendre à chacun ses titres de gloire, et ses photographies (allusion possible au livre analogue publié en 1982 par Marc Flament, Les hélicos des djebels  ?) On y apprend avec intérêt que le dernier combat du commando Jaubert eut lieu le 14 avril 1962, près d’un mois après le cessez-le-feu.

À propos de « troupes d’élites », signalons une réédition de l’itinéraire du capitaine Pierre Sergent, du 1er REP à l’OAS : Ma peau au bout de mes idées (Paris, La Table Ronde, 1ere édition 1967), et un témoignage inédit de l’Anglais Simon Murray, Légionnaire (Paris, Éditions Pygmalion - Gérard Watelet 1984).

D’autre publications en langues étrangères manifestent la persistance de l’intérêt que le conflit franco-algérien a suscité en dehors des deux pays directement concernés. Les germanistes pourront apprécier la brochure de l’Allemand de l’Est Helmut Nimchowski, Algerien Nationaler Befreiungskrieg (Berlin. Militärverlag der DUR, 1984, 111 p.). Sa bibliographie sélective comporte les principaux titres publiés en français, en allemand, et même russe (notamment des ouvrages de G. S. Kondratiev sur l’ALN, Moscou 1979, et de R. G. Landa sur le mouvement national algérien de 1939 à 1962 et sur la révolution algérienne, Moscou 1982 et 1983). Signe de l’attention particulière que les États socialistes ont accordée à cette révolution.

C’est précisément au « retentissement de la révolution algérienne » qu’était consacré le colloque organisé à Alger du 24 au 28 novembre 1984 par le Centre national d’études historiques et le Ministère algérien de la culture et du tourisme. Ce premier colloque international sur un sujet resté longtemps tabou était remarquable par le nombre de ses communications (45 en quatre jours) et par la diversité des origines de leurs auteurs : algériens, français, et ressortissants de différents pays de l’Est, de l’Ouest, et du Tiers Monde. Faute d’avoir pu y participer, nous devons attendre la publication des actes pour savoir si cette rencontre sans précédent inaugure une nouvelle époque dans l’historiographie de la guerre d’Algérie. On peut au moins l’espérer, d’autant plus qu’en France l’Institut d’Histoire du Temps Présent et l’Institut d’Histoire des Conflits Contemporains ont créé chacun une commission spécialisée - la première sur la décolonisation, la seconde, sur la guerre d’Algérie - l’une et l’autre animée par Charles-Robert Ageron.

Guy Pervillé

[1] Sur ce sujet, cf. un article du même auteur : « La catholicité de l’Algérie française », dans Itinéraires, n° 264, juin 1982, pp 143-179.

[2] L’auteur voit dans l’affaire Pucheu la préfiguration des « horreurs de l’immense et sanglante épuration dans la métropole » (p 147) qu’il range parmi les « grands massacres », après « le génocide juif, Dresde et Hiroshima » (p 148). C’est très exagéré, comme l’a montré l’enquête du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale (cf. l’article de Jean-Pierre Rioux : « L’épuration en France >>, dans L’Histoire n°5, oct. 1978).

[3] Seule une malencontreuse erreur a empêché qu’il en soit rendu compte dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1982.

[4] Les Mémoires de Messali Hadj, Paris. J. C. Lattés 1982, 319 p. (sur la contribution de Benjamin Stora, voir p. 10, note 1). Cf. AAN 1982, pp 935-936.

[5] Aux origines du FLN, Christian Bourgois, 1975 ; Le FLN, mythe et réalité, et Les archives de la révolution algérienne, Éditions Jeune Afrique 1980 et 1981 ; La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Éditions complexe 1984. Cf. AAN 1976 p. 1356, 1980 pp. 1009-1102, 1981 pp. 1175-1176, et 1984.

[6] Benjamin Stora a présenté ce chapitre : « Continuité et rupture dans la direction nationaliste algérienne à le veille du 1er novembre 1954 » au colloque sur Les prodromes de la décolonisation organisé à Paris par l’IHTP en octobre 1984.

[7] Ainsi qu’une Chronologie commentée des mouvements communiste et nationaliste en Algérie, 1920-1962 (Paris, Presses d’aujourd’hui, 1982, 186 p.)

[8] Ce tome part du lendemain du « génocide colonialiste » du 8 mai 1945 ; expression exagérée, que l’auteur répète inlassablement. Pour une mise au point sur ce sujet, voir l’article de Charles Robert Ageron dans XXe siècle, n° 4, octobre 1984, pp 23-38.

[9] Notamment par Emmanuel Sivan, Communisme et nationalisme en Algérie, 1920-1962, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques, 1976, 262 p.

[10] Marx, Engels, et les relations internationales, Paris, Gallimard (coll. « Idées »), 1975, 385 p.

[11] Voir ses livres : L’empire éclaté, et Le grand frère, Flammarion 1978 et 1983, ainsi que son article : « Staline et les minorités en URSS » dans L’Histoire, n° 9, février 1979.

[12] Rubrique réalisée par Guy Pervillé.

[13] Pseudonyme de Baki Tahar, auteur de poèmes et récits de guerre. Cf. AAN 1982, p. 941.

[14] Aux origines du FLN, la scission du PPA-MTLD, Paris, Christian Bourgois 1975 ; Le FLN, mirage et réalité ; et Les archives de la Révolution algérienne, Éditions Jeune Afrique 1980 et 1981.

[15] Les travaux de Charles-Robert Ageron, Gilbert Meynier, Mahfoud Kaddache...

[16] Xavier Yacono estime le total des pertes algériennes à 250 ou 300 000 morts environ (cf. son article dans la Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, 34, 1982-2).

[17] G. Pervillé, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Editions du CNRS, 1984 (voir rubrique "Histoire"). B. Stora, auteur de Messali Hadj, pionnier du nationalisme algérien (le Sycomore 1982) a soutenu en 1981 une thèse de 3° cycle en sociologie a paraître en 1985 aux Éditions l’Harmattan : Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens.

[18] Voir la rubrique Histoire, ci-dessus.

[19] Éditions Cana, 1979. Voir AAN 1979, pp. 1308-1310.

[20] Au nom de la vérité, Éditions Cana, 1982, voir AAN 1982, p. 943.



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