A propos de l’affaire de Zeralda (1er août 1942) (2007)

dimanche 9 septembre 2007.
 

En quelques jours, à la mi-juillet, j’ai reçu deux messages qui parlaient du même sujet, sans que je m’en rende compte sur le moment. Un correspondant m’a d’abord demandé la justification de ce que j’avais écrit dans mon Que sais-je ? sur la guerre d’Algérie au sujet de l’affaire de Zeralda : « La pratique de la torture électrique par des policiers et des gendarmes, et la mort de dizaines d’indigènes entassés dans la cave de la mairie de Zéralda pour avoir occupé une plage « interdite aux chiens, aux Juifs et aux Arabes » (août 1942) creusèrent un fossé entre les Algériens musulmans et les Français d’Algérie ». Puis j’ai reçu un texte diffusé par l’association Jeune Pied Noir protestant contre la diffusion le 12 juillet sur la chaîne Arte d’un film diffamant les Français d’Algérie comme ayant établi un régime d’apartheid sur les plages algériennes avant la guerre d’indépendance. Je n’ai pas pris garde sur le moment que ces deux messages concernaient le même événement historique, abusivement généralisé.

Ce que j’ai écrit à la page 29 de mon Que sais-je ? sur la guerre d’Algérie est tout à fait exact, sinon je ne l’aurais pas écrit. Je dois néanmoins préciser que ma phrase a condensé plusieurs faits qui se trouvaient exposés plus distinctement dans les sources que j’ai utilisées. Son début concerne la diffusion de la torture en Algérie sous le régime de Vichy, clairement attestée et condamnée par les officiers du « Centre d’information et d’études » (CIE) dirigé par le commandant Courtès pour toute l’Algérie et, pour le département d’Alger, par le capitaine Schoen. Quant à l’affaire de Zéralda, l’exposé le plus détaillé, qui fournit d’abondantes citations d’archives (Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence) et leurs références, se trouve dans l’article de Jean-Louis Planche publié dans Les Temps modernes, n° 590, octobre-novembre 1996. Il a déjà été cité d’une façon plus brève par le même auteur dans son livre Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé, Perrin 2006, p. 56. Mais aussi par Jacques Cantier, d’une manière très développée dans sa thèse, L’Algérie sous le régime de Vichy, publiée aux Editions Odile Jacob en 2002, pp. 187-192, plus brièvement dans l’ouvrage collectif que j’ai co-dirigé avec Jean-Jacques Jordi, Alger 1940-1962, une ville en guerres, Autrement, 1999, pp.45-46, et encore dans la contribution de Jacques Cantier aux actes du colloque La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, publié par la Société française d’histoire d’Outre-mer, 2000, pp. 54-55.

Le maire de Zéralda nommé en 1941, bien que n’étant pas connu comme militant d’extrême-droite ni comme représentant de la grande colonisation, avait décidé d’interdire la plage de sa commune « aux Arabes et aux Juifs », et au moins en un point ce nouvel interdit avait été rajouté sur un panneau l’interdisant déjà « aux chiens et aux chevaux ». Rapidement connue, cette décision avait attiré des Algériens musulmans venus d’Alger et de Blida constater le fait, dont certains avaient photographié le panneau. Peu après, le samedi 1er août 1942, le maire organisa une rafle sur la plage et dans les bois, et fit enfermer une quarantaine d’hommes et d’adolescents dans un local exigu et mal aéré situé au sous-sol de la mairie ; ils poussèrent des cris toute la nuit sans que personne leur vienne en aide. Le dimanche matin, un employé municipal découvrit un amoncellement de corps : « Ils gisaient dans la sueur entassés les uns sur les autres, couverts la plupart d’égratignures car dans leur lutte désespérée contre la mort effroyable qu’ils voyaient devant eux et qu’ils ne pouvaient éviter ils se débattaient, les plus forts écrasant les plus faibles, les plus faibles ses défendant farouchement », précise une note du 7 août 1942. Sur quarante internés, vingt-cinq (âgés de dix-sept à cinquante-deux ans, la plupart ouvriers saisonniers) ne purent être ranimés. Cet événement effroyable provoqua une émotion considérable dans la population musulmane, indignée par la minimisation officielle de l’affaire, et la peur chez les Européens de Zéralda. Le maire, l’inspecteur de police et les deux gardes-champêtres furent inculpés d’homicide par imprudence et placés sous mandat de dépôt. Les obsèques des victimes attirèrent des milliers de musulmans de toute la Mitidja, et la nouvelle se répandit dans toute l’Algérie. Le directeur des Affaires musulmanes Augustin Berque tenta d’en évaluer l’impact dans une longue note le 8 août : « si l’émotion a varié suivant les milieux sociaux (...), elle dégage une unanimité d’opinion qui frappe l’observateur impartial : la condamnation véhémente des maires algériens. (...) Nous assistons à la création d’un mythe - au sens sorélien du mot -, d’un mythe extrêmement dangereux qui cristallise autour de l’image type du colon toutes les haines de race et de classe » [1].

Pour essayer de comprendre ces faits monstrueux, il faut se rappeler que l’Algérie vivait sous le régime de Vichy, qui avait adopté une politique anti-juive pour plaire aux Allemands, mais aussi dans le vain espoir de règler une fois pour toutes le problème politique algérien en rabaissant les juifs en dessous des musulmans. N’oublions pas non plus que ces derniers restaient dans leur grande majorité tout en bas de l’échelle sociale. Mais le maire de Zeralda était allé encore plus loin que les autorités vichystes en édictant de son propre chef une réglementation anti-arabe qui n’était pas conforme à la politique officielle. Le Centre d’informations et d’études (CIE), service de renseignement spécialisé dans les affaires musulmanes, dirigé pour le département d’Alger par le capitaine (et futur colonel) Schoen, a réclamé la condamnation sévère des responsables, mais avec des effets très limités et tardifs (des condamnations avec sursis, prononcées en 1944). De tels actes ont fortement contribué à la diffusion des idées nationalistes dans la population musulmane, et notamment de l’idée qu’il fallait se révolter, jusqu’aux aboutissements sanglants que furent l’insurrection du 8 mai 1945 et sa répression. Augustin Berque avait bien jugé, dès 1942, l’extrême gravité de cet événement, oublié ou inconnu en France, mais dont les conséquences continuent de se faire sentir jusqu’à nos jours.

Aujourd’hui, le plus grave est que des faits de ce genre sont tout à fait oubliés par les rapatriés d’Algérie, et donc ressentis par eux comme de pures fictions, ce qu’ils ne sont malheureusement pas. Mais en même temps ils sont montés en épingle par la propagande nationaliste algérienne qui est restée très vigoureuse après l’indépendance et n’a fait que s’affirmer par opposition au silence officiel français (je me souviens d’avoir vu à Zéralda, au début des années 1970, une plaque de rue commémorant l’événement du 1er août 1942, dont le sens m’avait échappé). Et le résultat en est que les déclarations d’Algériens qui généralisent indûment ce genre de faits (de bonne ou de mauvaise foi), en oubliant toute précision de temps et de lieu, sont reprises comme paroles d’évangile par des journalistes qui manquent eux aussi de bonne foi, ou tout simplement de connaissances historiques et de simple bon sens. C’est justement ce que j’avais constaté dans le film de l’Anglais Peter Batty sur La guerre d’Algérie, diffusé en France en 1989 [2]. Une militante du FLN, Yasmine Belkacem, y déclarait : « Nous, les Algériens, nous ne pouvions pas aller dans les endroits réservés aux Français. On ne pouvait pas se baigner sur les mêmes plages. Il y avait une pancarte qui indiquait : « Interdit aux chiens et aux Arabes ». Et c’est de nouveau ce qui vient de se passer le jeudi 12 juillet 2007 sur Arte dans le film "Tout le monde à la plage" de Marie Christine Gambart (que je n’ai pas vu, mais dont j’ai été informé) : « Les anciens se souviennent des filles pieds-noirs qui se prélassaient sur la plage quand l’Algérie était encore française et que les Arabes étaient interdits de plage », annonçait Arte dans la présentation de l’émission [3].

Contre ce genre de désinformation particulièrement pervers, il faut réagir dans les deux sens, en montrant à la fois la réalité d’un fait historique injustifiable, et l’abus également injustifiable de sa généralisation.

Guy Pervillé

[1] Citations d’après Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Paris, Editions Odile Jacob, 2002, pp. 188-189.

[2] Voir le livre illustré de Peter Batty, La guerre d’Algérie, Paris, Editions Bernard Barrault, 1989, p.18.

[3] Les propos de l’auteur, cités par JPN, étaient un peu plus nuancés : après avoir donné la parole à un témoin algérien ancien combattant de l’indépendance, elle aurait commenté ses propos en ajoutant : “ Sous l’Algérie française, les plages étaient divisées en deux : une partie, la meilleure, était réservée aux Pieds Noirs et une autre aux musulmans. Albert Camus lui-même adorait flaner sur les plages réservées aux Pieds Noirs”. Remarque absurde, puisque Albert Camus (qui vivait en France en 1942) a fait condamner à mort le héros de L’étranger pour avoir tué un Arabe sur une plage.



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