Pour une histoire urbaine de la décolonisation de l’Algérie (1998)

lundi 21 février 2005.
 
Cet exposé a été présenté pour la première fois lors du colloque Conquête, colonisation, résistance, organisé par la Faculté des Sciences sociales de Tunis les 26-27 et 28 novembre 1998, et publié dans les Cahiers du CERES, Série Histoire, n° 12, Tunis, 2004, pp. 353-358.

Cet exposé ne présente pas un travail accompli, mais seulement l’esquisse d’un projet de recherche collective, proposé à tous ceux qui voudront y contribuer.

Pourquoi ce projet ? Il part d’un constat : la singularité des villes de l’Algérie coloniale par rapport à celles des autres pays de l’Afrique du Nord (singularité traduisant une différence de degré plus que de nature). Comme dans les pays voisins, et en dépit du projet de faire de l’Algérie un prolongement de la métropole en y implantant partout une population française, la population d’origine « européenne » [1] y a toujours été dans sa grande majorité urbaine [2], et elle l’est devenue de plus en plus [3], parce que les immigrants arrivaient par les villes portuaires, et parce que les habitants des villages de colonisation et des petites villes de l’intérieur se sont concentrés dans les principaux centres administratifs, commerciaux et industriels. Mais la singularité de l’Algérie tient dans le fait que de nombreuses villes y ont acquis très vite une population majoritairement européenne ou non-musulmane (du fait de la fuite d’une partie de la population « indigène » musulmane devant les nouveaux arrivants, comme à Alger, ou de la fondation d’une ville nouvelle sur un site peu ou pas urbanisé), et que les principales d’entre elles l’ont conservée pendant plus d’un siècle. Vers 1930, c’était encore le cas de quatre des cinq plus grandes villes d’Algérie (Alger, Oran, Bône et Sidi-Bel-Abbès) ; les plus forts pourcentages de population européenne se trouvaient sur les côtes et surtout dans la moitié occidentale du pays. Mais un autre type de villes, ayant conservé ou retrouvé très tôt une majorité musulmane, se trouvait surtout dans l’intérieur, comme Constantine et Tlemcen [4] . Or, après 1930, l’accélération de l’accroissement naturel et de l’exode rural de la population musulmane a bouleversé cette répartition. La part de la population européenne dans la population urbaine est tombée de 50% en 1926 à moins de 33% en 1954 ; à cette dernière date, l’agglomération d’Oran était la dernière à conserver une courte majorité européenne, ainsi que la commune d’Alger (mais pas l’agglomération, contrairement au recensement de 1948). Ainsi, la reconquête des villes algériennes par la population musulmane est un fait majeur de l’histoire de l’Algérie colonisée [5] .

Il en résulta des conséquences considérables. Les villes furent le principal lieu de coexistence massive entre les deux populations (en des proportions numériques parfois égales, mais dans des conditions économiques, sociales et politiques toujours inégalitaires). Le caractère massif du regroupement de chacune des deux sociétés en présence leur permit de vivre le plus possible entre soi, et de se croire avec la même sincérité chez soi dans son propre pays. Et pourtant, contrairement au schéma fanonien [6] de la ville coloniale coupée en deux suivant le modèle de l’apartheid sud-africain, les villes algériennes furent également des lieux d’acculturation plus intense qu’ailleurs, du fait des relations de voisinage, de travail, de la scolarisation, et du service militaire. Mais elles furent aussi, à cause de l’inégalité trop visible des conditions de vie, des lieux de conflits : d’abord des conflits sociaux permettant une certaine solidarité de classe entre travailleurs des deux sociétés, puis de plus en plus des conflits politiques nationaux. Les villes algériennes furent ainsi -avec l’émigration de travailleurs en France, et les douars montagnards dont elle était principalement issue- l’un des principaux foyers d’implantation et de diffusion du mouvement national, puis l’un des principaux théâtres de la « guerre de libération », lieu privilégié d’actes de violence et de manifestations politiques spectaculaires. Elles furent enfin l’un des principaux enjeux de cette guerre, puisque son issue provoqua la fuite massive de la population européenne, abandonnant sur place une énorme quantité de logements et d’emplois [7].

Si notre projet de recherche se justifie par l’importance historique du sujet, on pourrait également supposer qu’il serait facilité par l’abondance des sources et des publications héritées de cette forte présence européenne. Or, un rapide survol de la bibliographie disponible ne confirme pas cette supposition. Il existe pourtant un certain nombre de travaux de géographie ou de sociologie urbaine ou d’autres sciences humaines, réalisés durant la période coloniale ou depuis l’indépendance, et dont certains comportent une partie historique [8]. Les historiens et anthropologues anglo-saxons ont également commencé d’étudier les villes maghrébines [9]. Toutefois, la plupart de ces études s’arrêtent bien avant le début de la guerre de libération nationale, ou se contentent de l’évoquer sommairement. Les événements survenus dans les villes algériennes de 1954 à 1962 sont encore très mal connus, faute de monographies systématiques. Il existe pourtant de nombreux témoignages publiés, en Algérie et en France, mais ils sont le plus souvent ponctuels et non suivis ; ils se recoupent quelquefois, mais ils laissent subsister de vastes lacunes.

Ces connaissances globalement insuffisantes sont très inégalement réparties. Alger est relativement mieux connu - ou plutôt moins mal connu - que les autres villes, à cause de l’importance décisive des événements qui s’y sont produits et du grand nombre de journalistes qui les ont rapportés ; mais la tendance des auteurs à se recopier sans remonter aux sources fait que le progrès des connaissances est plus lent qu’on pouvait l’espérer. J’ai eu récemment l’occasion de le constater en rédigeant plusieurs contributions à un ouvrage collectif sur Alger de 1940 à 1962 [10] . Si la « bataille d’Alger » a souvent été racontée, on ne sait pas encore en toute certitude qui a tué le président de la Fédération des maires d’Algérie Amédée Froger, ni qui a commandité la tentative d’assassinat du général Salan dans les derniers jours de l’année 1956. L’idée largement répandue par Yves Courrière, suivant laquelle la répression menée par le général Massu aurait fait disparaître 3.024 algérois en trois mois ne semble pas bien fondée par le document qui est censé le prouver [11]. Quant au bilan du terrorisme (751 attentats ayant fait 314 morts et 917 blessés en quatorze mois), aucun ouvrage ne l’a cité depuis depuis le livre de Jacques Chevallier, Nous, Algériens, paru en octobre 1958. Après cette date, tous les événements importants comportent des points obscurs. En 1961 et 1962, l’OAS est beaucoup moins mal connue que le FLN, ce qui ne facilite pas une appréciation objectivement fondée des actes de ces deux organisations [12].

Au second rang vient Oran, grâce à l’abondance relative des témoignages ; mais ils sont inégalement répartis. La période de l’OAS est beaucoup moins mal connue que la précédente, et comme à Alger l’OAS est moins mal connue que le FLN. La connaissance des événements d’Oran bénéficie pourtant des apports de deux thèses inédites, L’OAS en Oranie de Régine Goutallier, et l’Essai d’étude comparative de la guerre d’indépendance de l’Algérie de 1954 à 1962 à travers deux villes : Oran et Sidi-Bel-Abbès, de Karim Rouina, ainsi que des travaux des chercheurs de l’URASC d’Oran. Il faut ajouter, sur Alger et Oran en 1961 et 1962, la thèse récemment soutenue par l’Algérois Jean Monneret [13] . Pour les autres villes, y compris les plus importantes comme Constantine, Tlemcen, Bône ou Philippeville, nous ne connaissons que de témoignages très fragmentaires.

Cette situation peu satisfaisante s’explique par le caractère très délicat du problème du terrorisme et de la répression. En France, depuis 1962, les gouvernements ont manifesté une volonté d’amnistie allant jusqu’à l’amnésie. Les rapatriés et leurs enfants ont généralement refoulé le souvenir d’événements trop douloureux ; et ceux d’entre eux qui s’adonnent à l’histoire préfèrent le plus souvent rechercher leurs racines dans la période fondatrice de la colonisation. En Algérie, la commémoration officielle n’a cessé d’exalter l’héroïsme des « martyrs » morts pour la patrie, et trop souvent de glorifier sans discernement la violence. Quelquefois, au contraire, le souci de préserver la bonne renommée de l’Algérie a conduit à occulter certains des moyens employés pour son émancipation. C’est ainsi que, lors du colloque organisé à Alger en novembre 1984 sur Le retentissement de la Révolution algérienne, les organisateurs ont invité tous les participants à témoigner sans réserve que « la lutte du FLN avait été un combat exemplaire pour tous les hommes libres », mais ils ont fait taire un historien algérien qui voulait parler du terrorisme à Oran [14] . Il est pourtant très important de chercher à savoir si, comme l’écrit Mohammed Harbi à propos de la « bataille d’Alger », « la guerre n’était pas pensée du côté algérien », et doit donc être interprétée comme un enchaînement d’initiatives et de ripostes » [15] , ou bien si l’on peut attribuer aux chefs du FLN -comme le fait Khalfa Mameri dans le cas d’Abane Ramdane [16] - une stratégie délibérée d’ « accélération voulue de la répression » pour mieux unifier le peuple algérien autour de ses dirigeants. Cette recherche est d’autant plus nécessaire que la récurrence de la violence dans la vie politique algérienne (manifeste depuis 1992) ne permet plus de croire, comme Frantz Fanon, à son caractère cathartique et constructif. C’est l’opinion, entre autres, de Mohammed Harbi, qui écrit : « l’idéalisation de la violence (...) requiert un travail de démystification. Parce que ce travail a été frappé d’interdit, que le culte de la violence en soi a été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie voit resurgir avec l’islamisme les fantômes du passé » [17] .

Notre projet de recherche consiste donc à entreprendre une série de monographies retraçant et expliquant le déroulement de la guerre dans chacune des villes algériennes, afin de pouvoir comparer systématiquement leurs résultats. Il faut d’abord établir les faits mal connus ou inconnus, sans craindre de faire de l’histoire « événementielle ». Puis il convient d’expliquer l’enchaînement des faits, de façon à faire la part du désir de vengeance et de la provocation délibérée, et ce dans tous les camps en présence. Enfin, la comparaison entre des villes à majorité européenne, mixtes, et à forte majorité musulmane (en utilisant les recherches de sciences humaines disponibles) permettra peut-être de savoir si le caractère massif de la présence européenne a été un frein ou un catalyseur du rassemblement de la société musulmane autour du FLN. Comme tout projet de recherche historique, celui-ci exige la combinaison sans exclusive de toutes les sources possibles, quelles que soient leur nature et la tendance de leurs auteurs. Sans négliger les témoignages déjà publiés et ceux qui restent à recueillir, ainsi que les archives publiques plus largement ouvertes depuis quelques années en France [18] , il faut insister sur la richesse de la presse quotidienne française d’Algérie, énorme masse d’informations à peine exploitées, dont Djamila Amrane a démontré l’utilité historique en dépit de ses préjugés colonialistes [19] . Il faut aussi rappeler l’impératif de l’impartialité dans la méthode : une enquête délibérément unilatérale risquerait de voir ses résultats récusés. On a pu le voir après la diffusion sur la chaîne Arte en mai 1995 d’un documentaire de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois sur Les massacres de Sétif , qui a provoqué une tempête de protestations de rapatriés français d’Algérie et la publication d’un recueil de témoignages en sens contraire [20] . Pour éviter de ranimer la guerre des mémoires antagonistes, les historiens doivent veiller à l’équilibre de leurs sources, et en tenir également compte. Etant donné que la dispersion des témoins et les difficultés de circulation entre les deux rives de la Méditerranée ne facilitent pas la tâche des chercheurs isolés, il convient de pallier ces difficultés en développant la coopération scientifique entre les historiens des deux principaux pays concernés. Ce n’est pas facile dans les circonstances actuelles, mais l’entreprise en vaut la peine.

Guy Pervillé.

N B : Parmi les nombreuses communications à ce colloque, on remarquera notamment celle d’André Nouschi, "Espace et colonisation au Maghreb" (op. cit., pp. 225-252), dont le texte proprement dit est complété à partir de la page 239 par des souvenirs personnels de l’auteur sur le début de la guerre d’Algérie de 1954 à 1958, particulièrement intéressants.

[1] C’est-à-dire, Français d’origine métropolitaine, étrangers et naturalisés d’origine européenne, et juifs algériens francisés en bloc par le décret Crémieux d’octobre 1871. Ces derniers furent recensés à part jusqu’au recensement de 1931. Ils se concentraient de plus en plus dans quelques grandes villes à majorité européenne (Alger, Oran) ou musulmane (Constantine, Tlemcen).

[2] Notion définie empiriquement par la liste des 46 communes les plus peuplées lors du recensement de 1926, et non révisée jusqu’en 1962.

[3] 60% de la population européenne totale en 1871, 71,4% en 1926, 80% en 1954.

[4] Dans ces villes, la population juive autochtone a été longtemps considérée comme une tierce population, intermédiaire entree les « Arabes » et les Français.

[5] Cf. André Nouschi, « Le sens de certains chiffres, croissance urbaine et vie politique en Algérie », dans Etudes maghrébines, Mélanges Charles-André Julien, Paris, PUF, 1964.

[6] Voir Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961.

[7] Cf. M’hamed Boukhobza, « Le transfert social de l’indépendance », in René Gallissot (s. dir.) Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée, Paris, Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1997, pp. 67-78.

[8] Par exemple, le livre tiré de la thèse de Larbi Icheboudène, Alger, histoire et capitale de destin national, Alger, Casbah Editions, 1997.

[9] Notamment James Malarkey, The colonial encounter in French Algeria. Asymetric and symbolic violence in the city of Constantine, Houston, 1980, et David Prochaszka, Making Algeria French, colonialism in Bône (1870-1920), Cambridge University Press et Paris, Editions de la MSH, 1990.

[10] Alger 1940-1962, une ville en guerres, s. dir. Jean-Jacques Jordi et Guy Pervillé, Paris, Autrement, 1999.

[11] Les 3.024 « qui manquent » sur le document reproduit par Yves Courrière (Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969, fac-similé à gauche de la p. 289) correspondent au total des sorties du camp de transit et de tri de Beni-Messous, comme l’a montré le colonel Godard dans son livre Les paras dans la ville, Fayard, 1972, pp. 390-391 et 431-437. L’ancien secrétaire général de la préfecture d’Alger, Paul Teitgen, a déclaré avoir constaté 3.000 disparitions, mais en un an et dans les cinq départements de la région d’Alger.

[12] Les rapports des préfectures de police d’Alger et d’Oran attestent que le terrorisme du FLN est resté plus meurtrier que celui de l’OAS jusqu’en janvier ou février 1962.

[13] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris IV, 1997. Une version abrégée a été publiée en 2000 aux Editions l’Harmattan.

[14] Fait rapporté par trois témoins. Les actes du colloque, publiés à Alger et à Bruxelles en 1985, ne contiennent aucune trace de son intervention.

[15] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 152.

[16] Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, Paris, l’Harmattan, 1988, PP. 136-137 et 263.

[17] Harbi, op. cit., p. 155.

[18] Notamment les Archives militaires de Vincennes, et celles des Sections administratives spécialisées (SAS) ou urbaines (SAU) à Aix-en-Provence.

[19] Djamila Amrane, « L’extension de la lutte armée pendant les premières années de la guerre de libération nationale » (d’apès La Dépêche quotidienne d’Algérie), actes du colloque Le retentissement de la Révolution algérienne, pp. 90-108.

[20] La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, s.dir. Maurice Villard, Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997.



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