A propos de la pétition : "France-Algérie : dépassons le contentieux historique" (2007)

dimanche 16 décembre 2007.
 

Une pétition intitulée « France-Algérie : dépassons le contentieux historique », et sous-titrée « Le voyage à Alger de Nicolas Sarkozy doit être l’occasion de faire face au passé et de penser l’avenir », a été publiée dans Le Monde du samedi 1er décembre 2007, p. 19, et dans L’Humanité à la même date. Ces journaux ont donné une sélection des premiers signataires qu’ils ont jugés les plus importants, tout en renvoyant pour la liste complète, rassemblant des centaines de noms, au site internet de la Ligue des droits de l’homme de Toulon (http://www.ldh-toulon.net/spip.php ?article2382). En Algérie, les journaux El Watan et Le quotidien d’Oran en français et Al Khabar en arabe se sont chargés de relayer simultanément la même initiative.

Ayant été invité à donner mon avis sur les premières versions de ce texte par ses initiateurs à la fin de septembre dernier, je leur avais fait connaître un avis critique. Après avoir lu son état final, je me suis sincèrement demandé si je pouvais et devais rajouter ma signature à celle des centaines de personnes, français et algériens, qui lui ont donné les leurs. Réflexion faite, je crois que le choix le plus utile est de faire connaître le plus clairement possible mes points d’accord et de désaccord. Je présenterai donc successivement le pour, le contre, et un essai de synthèse.

Le pour

La lecture du texte suivant l’ordre des paragraphes en fait apparaître la logique, et permet de répondre aux principales objections qu’il peut susciter.

-  « Le passé colonial ne cesse de resurgir, faisant obstacle à des relations apaisées entre la France et les pays qu’elle a autrefois colonisés. Dans ce passé, l’Algérie a une place particulière, en raison des drames qui s’y sont déroulés. Aujourd’hui encore, trop souvent, l’évocation de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962) est soumise à la concurrence des victimes, avec leurs souffrances et leurs mémoires, alors que l’ensemble des citoyennes et citoyens des deux rives de la Méditerranée aspirent à passer à autre chose. Mais pour construire un avenir de partage, il faut, au présent, regarder en face le passé. »

-  Cette introduction pose bien le problème des rapports entre le présent, le passé et l’avenir. Elle ne suscite pas, me semble-t-il, d’objection fondamentale.

-  « L’histoire apprend, au premier chef, que le système colonial, en contradiction avec les principes affichés par la République française, a entraîné des massacres de centaines de milliers d’Algériens ; et qu’il les a dépossédés, "clochardisés" - pour reprendre le terme de l’ethnologue Germaine Tillion - à une grande échelle, exclus de la citoyenneté, soumis au code de l’indigénat, et sous-éduqués, au déni des lois en vigueur. »

-  Ce paragraphe résume à grands traits la conquête et la colonisation de l’Algérie par la France. Le constat, même s’il est pénible à admettre pour ceux qui préfèrent garder une image beaucoup plus positive de la colonisation française, ne peut pas être sérieusement réfuté. Le seul point discutable est la notion de « système colonial », qui suppose que rien dans la dite situation n’est arrivé par hasard, mais que la domination et l’exploitation des colonisés par les colonisateurs étaient des faits prémédités.

-  « Elle nous apprend aussi qu’il y eut de multiples souffrances de Français, parfois déportés en Algérie pour raisons politiques, ou embrigadés dans les guerres coloniales, ou encore pris dans un système dont ils sont devenus, à son effondrement, les victimes expiatoires - comme l’ont été les harkis, enrôlés dans un guêpier qu’ils ne maîtrisaient pas -, sans compter ceux qui ont soutenu l’indépendance algérienne et qui en ont payé le prix. »

-  La notion de « système » se retrouve ici, mais cette fois-ci elle s’oppose clairement à la culpabilisation des Français d’Algérie et des « harkis », lesquels sont rangés parmi les « victimes expiatoires » du système colonial. Ce point, favorable à une réconciliation des anciens ennemis, mérite d’être signalé.

-  « Quelles qu’aient été les responsabilités de la société, c’est bien la puissance publique française qui, de 1830 à 1962, sous la Vème République, a conduit les politiques coloniales à l’origine de ces drames. Sans omettre la complexité des phénomènes historiques considérés, c’est bien la France qui a envahi l’Algérie en 1830, puis l’a occupée et dominée, et non l’inverse : c’est bien le principe des conquêtes et des dominations coloniales qui est en cause. »

-  Ce paragraphe-clé risque de provoquer, et a sans doute déjà provoqué, des réactions instinctives de rejet de la part de ceux qui se considèrent toujours comme les principales victimes de la guerre d’Algérie ou, tout au moins, de son issue finale. Pourtant, le constat n’est guère contestable, si l’on continue à distinguer comme l’a fait le paragraphe précédent les destins individuels souvent tragiques et les responsabilités politiques de l’Etat français, sur lesquelles nous reviendrons plus tard.

-  « En même temps, nous sommes attentifs aux pièges des nationalismes et autres communautarismes qui instrumentalisent ce passé. Ainsi qu’aux pièges d’une histoire officielle qui utilise les mémoires meurtries à des fins de pouvoir, figeant pour l’éternité la France en puissance coloniale et l’Algérie en pays colonisé. Et c’est précisément pour les déjouer - comme pour déjouer les multiples formes de retour du refoulé - que nous voulons que la souffrance de toutes les victimes soit reconnue, et qu’on se tourne enfin vers l’avenir. »

-  Ce paragraphe complète et clarifie très utilement le précédent en récusant formellement une histoire officielle anticoloniale qui est bien évidemment, même si cela n’est pas dit, l’histoire officielle algérienne. Par là, les auteurs de ce texte rendent crédible leur volonté « que la souffrance de toutes les victimes soit reconnue, et qu’on se tourne enfin vers l’avenir ».

-  « Cela peut être accompli non par des entreprises mémorielles unilatérales privilégiant une catégorie de victimes, mais par un travail historique rigoureux, conçu notamment en partenariat franco-algérien. Plus fondamentalement, dépasser le contentieux franco-algérien implique une décision politique, qui ne peut relever du terme religieux de "repentance". Et des "excuses officielles" seraient dérisoires. Nous demandons donc aux plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie. Une reconnaissance nécessaire pour faire advenir une ère d’échanges et de dialogue entre les deux rives, et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial. »

-  Cette conclusion mérite une attention particulièrement soutenue. La première phrase, rejetant les « entreprises mémorielles unilatérales privilégiant un catégorie de victimes », risque d’être très mal prise par ceux qui ont l’impression (malheureusement fondée par de nombreux exemples jusqu’à présent) que les diverses catégories ne sont pas également traitées suivant qu’elles sont cataloguées comme victimes ou comme agents du colonialisme. Et pourtant, les deux phrases suivantes devraient leur plaire en ce qu’elles rejettent l’exigence algérienne d’une « déclaration de repentance » et même d’ « excuses officielles » de la France. En effet, la phrase essentielle de la conclusion demande aux « plus hautes autorités de la République française de reconnaître publiquement l’implication première et essentielle de la France dans les traumatismes engendrés par la colonisation en Algérie ». Cette formulation, différente des expressions qui viennent d’être rejetées, peut sembler fade, mais elle a le mérite de se distinguer nettement des formules correspondant aux revendications officielles de l’Algérie. Ce n’était pas le cas, je peux en témoigner, de la première version proposée le 25 septembre dernier, qui demandait une « déclaration de reconnaissance de responsabilité de la puissance publique dans l’élaboration et la conduite de politiques coloniales discriminatoires et souvent violentes ». J’avais alors exprimé deux objections contre cette demande.

D’abord, le désaveu de cette politique erronée a déjà été accompli dans les faits par le général de Gaulle, non sans difficultés ni déchirements. Il a remplacé le principe chimérique de l’Algérie française et de l’intégration à la France par celui de l’autodétermination, puis par celui du droit à l’indépendance de l’Algérie, représentée par le FLN. Il a fait face à toutes les conséquences de ce retournement de politique (mini-guerre civile contre l’OAS, représailles du FLN contre les Français d’Algérie et contre les Français musulmans, exode massif des "rapatriés" et reclassement de ceux-ci en France, perte de tous les biens nationalisés par l’Algérie le plus souvent sans indemnisation, financement du déficit budgétaire de l’Etat algérien par l’Etat français) jusqu’à la nationalisation du pétrole et du gaz, qui a donné à l’Algérie les moyens de son indépendance économique en 1971. Depuis lors, il me semble évident que l’Algérie coloniale a entièrement cessé d’exister, et que l’Algérie indépendante a désormais les moyens de son indépendance. Cette "responsabilité de la puissance publique française" ne concerne donc, à mon avis, qu’un passé déjà lointain, vieux de plus d’un demi-siècle.

Dès lors, elle appartient à l’histoire, mais appartient-elle encore à la politique actuelle ? Qui peut aujourd’hui se reconnaître responsable des torts subis par l’Algérie du fait de la France entre 1830 et 1962 ? Pour ce qui est des choix fondamentaux erronés du début, personne, car Charles X et Bourmont, Louis-Philippe et Bugeaud, sont tous morts depuis longtemps ; de plus, le suffrage universel masculin n’existe en France que depuis 1848, après l’épisode décisif de la conquête de l’Algérie. Même le général de Gaulle est mort depuis trente-sept ans déjà, en 1970. Les présidents en fonction jusqu’au début de cette année 2007 avaient tous connu le problème algérien comme problème politique actuel, et participé plus ou moins directement à la guerre d’Algérie. Mais le nouveau président de la République, plus jeune que son prédécesseur de près d’un quart de siècle, est né en 1955 (dix ans après le 8 mai 1945), et il avait sept ans en 1962 ! Il est temps de nous habituer à l’idée que la guerre d’Algérie est à son tour sortie de l’actualité (même si les retours de mémoire donnent une impression contraire) et qu’elle va bientôt rejoindre la conquête coloniale dans le passé révolu qui appartient incontestablement à l’histoire. La grande majorité de nos concitoyens n’a pas vécu la période coloniale, guerre d’Algérie comprise, en tant que citoyens responsables disposant du droit de vote.

Peut-être m’objectera-t-on que l’Etat ne se confond pas avec la personne éphémère de ses dirigeants, mais ce raisonnement ne peut pas être poursuivi à l’infini sans tomber dans l’absurde : si nous devons assumer la responsabilité politique des régimes successifs de l’Etat qui est le nôtre, pourquoi nous arrêter en 1830 ? Pourquoi ne pas remonter jusqu’à Hugues Capet, ou même jusqu’à Clovis ? Et pourquoi ne devrions-nous pas reprocher aux Berbères, nos anciens compatriotes de l’Empire romain, d’avoir envahi l’Espagne et la Gaule en acceptant de renforcer leurs conquérants arabes musulmans ? Il ne manque malheureusement pas aujourd’hui de partisans de mémoires nationales, raciales ou religieuses qui ignorent totalement la différence entre le passé et le présent. Ce n’est pas en les confondant nous aussi que nous défendrons la cause trop méconnue de l’histoire, qui ne se confond pas avec la ou les mémoires.

La nouvelle rédaction de ce manifeste me paraît donc avoir tenu un juste compte de mes objections. Mais c’est la lecture de sa dernière phrase qui fait renaître mon inquiétude : la reconnaissance de responsabilité historique demandée à la France est qualifiée de « nécessaire pour faire advenir une ère d’échanges et de dialogue entre les deux rives » de la Méditerranée, mais est-elle pour autant suffisante ?

Le contre

La principale objection que l’on puisse faire à ce texte tient au fait qu’il ne s’adresse qu’au président de la République française, comme si la réconciliation franco-algérienne ne dépendait que de lui. Cette impression est renforcée par sa diffusion en Algérie autant qu’en France, et par le soin qui a été pris de réunir les signatures d’Algériens autant que de Français. Dans ces conditions, on s’attendrait logiquement à le voir adressé également aux chefs des deux Etats, mais le fait est qu’il ne demande apparemment rien au président de la République algérienne. La dernière phrase de la conclusion se contente d’évoquer le bienfait attendu de la déclaration demandée au président français, « une reconnaissance nécessaire pour faire advenir une ère d’échanges et de dialogue entre les deux rives, et, au-delà, entre la France et les nations indépendantes issues de son ancien empire colonial ». Mais elle ne garantit pas que cette reconnaissance serait suffisante pour mettre fin aux revendications mémorielles de l’Algérie, résumées par les formules rejetées plus haut de « repentance » et d’ « excuses officielles ». Cette lacune est peut-être significative pour les auteurs français du texte ; mais elle risque de ne pas avoir été bien comprise par la plupart des signataires algériens, ce qui lui donne un caractère fâcheusement équivoque. De même, rien ne prouve que la plupart des signataires français soient bien conscients du fait que la solution du conflit des mémoires française et algérienne de la guerre d’Algérie dépend autant de l’Algérie que de la France.

J’ai déjà rendu compte de la politique mémorielle algérienne à de très nombreuses reprises, et au moins une douzaine de fois depuis cinq ans [1]. Cette politique est fondée sur la réaffirmation de plus en plus insistante des vieux thèmes de la propagande nationaliste du PPA-MTLD et du FLN ; réaffirmation qui paraît avoir été renforcée depuis douze ans par la volonté de dissuader les Français de tout jugement critique sur les responsabilités de la situation actuelle de l’Algérie. Sans entrer dans les détails, je crois devoir rappeler ici les principales étapes de cette évolution :

-  1987 : déclarations de Maître Jacques Vergés, avocat de Klaus Barbie, invitant les Français à reconnaître qu’ils avaient eux aussi commis des « crimes contre l’humanité » contre le peuple algérien. [2]

-  mai 1990 : création de la Fondation du 8 mai 1945 par l’ancien ministre Bachir Boumaza, afin de « démontrer que les massacres de Sétif sont un crime contre l’humanité et non un crime de guerre comme disent les Français », afin d’obtenir un « dédommagement moral ». [3]

-  8 mai 1995 : commémoration officielle du 8 mai 1945, et appel du journal El Watan invitant les intellectuels algériens à « travailler au corps » les démocrates français pour qu’ils diffusent dans leur société un sentiment de responsabilité et de culpabilité, et réclament à l’Etat français des excuses officielles au peuple algérien « pour les centaines de milliers d’innocents assassinés au cours des 130 ans de domination coloniale ». [4]

-  15 juin 2000 : discours du président Bouteflika devant l’Assemblée nationale française, suggérant habilement une déclaration de repentance de la France : « De vénérables institutions comme l’Eglise, des Etats aussi anciens que le vôtre n’hésitent pas, aujourd’hui, à confesser les erreurs et les crimes qui ont, à un moment ou à un autre, terni leur passé ». [5]

-  8 mai 2005 et 2006 : le président Bouteflika, tirant les leçons de la loi française du 23 février 2005 et de ses effets sur la négociation d’un traité d’amitié franco-algérien, s’aligne totalement sur les revendications de la Fondation du 8 mai 1945 : “ Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Etat algérien demande officiellement à l’Etat français de reconnaître ses crimes coloniaux et de demander pardon pour les souffrances imposées au peuple algérien pendant les 132 ans d’occupation. Ce qui a toujours été la revendication de la société civile à travers les associations des victimes des atrocités coloniales est désormais une demande officielle formulée par le président de la République. La réconciliation entre les deux pays passe ainsi par la reconnaissance par l’agresseur de ses crimes et par sa repentance. Autrement, aucune page de l’histoire ne serait tournée et aucune réconciliation n’est possible entre les deux peuples » [6]

Ces quelques faits, encore trop peu connus en France, donnent la vraie mesure du conflit mémoriel franco-algérien. Contrairement à ce que certains semblent croire, le président Sarkozy n’a pas inventé la revendication algérienne de repentance. Cette revendication a été enracinée dans la société algérienne par plusieurs décennies de propagande reprenant celles du PPA-MTLD et du FLN, puis reprises par les deux camps de la guerre civile des années 1990, chacun des deux voulant identifier son adversaire au « parti de la France ». L’idée de tirer des leçons critiques du passé pour en éviter la répétition sanglante n’a malheureusement pas été retenue par les principales forces politiques en conflit. Au contraire, celle d’exploiter l’évolution récente de la mémoire officielle française, d’une mémoire glorieuse à une mémoire honteuse (évolution accélérée durant la présidence de Jacques Chirac), a été délibérément choisie pour obtenir l’alignement de la France sur l’Algérie.

En effet, la revendication algérienne a exploité l’acceptation du devoir de repentance exprimée par le président Chirac à propos de la responsabilité du régime de Vichy, donc de l’Etat français, dans la déportation des juifs pour le compte des autorités d’occupation allemandes, afin de faire accepter par la France l’accusation d’avoir été pour l’Algérie ce que l’Allemagne nazie avait été pour elle. Cette manœuvre de guerre psychologique a manifestement embarrassé le président français qui avait lui-même naïvement présenté le futur traité franco-algérien comme l’équivalent du traité franco-allemand de 1963. Elle n’est pourtant pas sans réplique. En effet, la dénonciation de la répression française du 8 mai 1945 comme étant un « crime contre l’humanité », voire un « génocide », repose sur une identification explicite ou implicite avec le génocide des juifs par les nazis qui n’est pas historiquement soutenable, si dure et si disproportionnée qu’ait été la répression d’un début d’insurrection qui avait tué près de cent civils français et en avait blessé autant [7]. Et d’autant moins que cette identification des colonialistes français aux nazis allemands oublie les sympathies que la victoire de ces derniers sur les Français leur avait valu de la part de plus d’un nationaliste algérien dans les premières années de la guerre [8].

C’est peut-être pourquoi la revendication algérienne de repentance ne s’est pas arrêtée à 1945, mais est remontée jusqu’au début de la conquête française de l’Algérie en 1830. Cette conquête, en effet, a été entachée de nombreux actes de violence et d’inhumanité que les Français d’hier ont préféré recouvrir par une mémoire sélective de faits d’armes glorieux, et que les Français d’aujourd’hui préfèrent en majorité oublier. On peut condamner cet oubli d’actes honteux, mais on ne peut pourtant pas demander aux Français actuels de s’en reconnaître coupables ni responsables, car le fait est qu’ils ne le sont pas. Et l’on ne peut pas davantage identifier les cent-trente-deux ans d’occupation de l’Algérie par la France aux cinq années (voire deux fois moins dans la zone sud) qu’a duré l’occupation de la France par les nazis. En effet, la première de ces conquêtes a enraciné en Algérie une population française ou européenne qui a eu le temps d’oublier les conditions violentes de l’établissement de ses ancêtres, et de se croire très sincèrement chez eux dans le pays où ils étaient nés et avaient enterré leurs parents, grands-parents et aïeux ; alors que les soldats et policiers allemands n’ont pas eu le temps d’installer une population civile allemande en France, même s’ils en avaient eu l’intention. L’identification entre les Français en Algérie et les Allemands en France, sur laquelle est fondée la revendication algérienne de repentance, est donc très discutable. En tout cas, on ne voit pas en quoi elle pourrait être la condition nécessaire d’une sincère réconciliation entre les deux peuples. On peut même soutenir le contraire, car cette revendication de repentance tourne le dos à la reconnaissance de torts partagés que les signataires des accords d’Evian, algériens comme français, avaient implicitement admise en signant la déclaration des garanties qui proclamait une amnistie générale et réciproque :

-  « Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison d’actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu.

-  « Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné, ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque, en raison de paroles ou d’opinions en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ». [9]

Même si les accords d’Evian sont depuis longtemps dépassés, peut-on établir une vraie paix entre les deux peuples sans respecter au moins l’esprit de leurs clauses fondamentales ?

Un essai de synthèse

On peut donc être perplexe sur la signification qu’il convient d’accorder à cette pétition, à en juger d’après les noms de ses organes de diffusion et de ses signataires. Nous pouvons pourtant observer que certains de ces signataires ont, en dehors de son texte, exprimé très clairement des opinions contraires aux positions de la mémoire officielle algérienne. Donnons en quelques exemples.

L’un des premiers signataires, dans l’ordre alphabétique, est Hocine Aït-Ahmed, l’un des chefs historiques du FLN-ALN, devenu après l’indépendance de l’Algérie l’un des premiers défenseurs du pluralisme politique, et après la libéralisation de 1989 l’un des principaux « dialoguistes » partisans d’une négociation sans exclusive entre tous les partis voulant éviter la guerre civile. Il a récemment exprimé son regret que les « Pieds-noirs » n’aient pas été traités comme de vrais Algériens ayant le droit de continuer à vivre dans leur pays pendant et après la guerre d’indépendance, et donné l’exemple d’une déclaration de repentance venant d’un patriote algérien : « Plus qu’un crime, une faute ! Une faute terrible pour l’avenir politique, économique, et même culturel, car notre chère patrie a perdu son identité sociale. N’oublions pas que les religions, les cultures juive et chrétienne se trouvaient en Afrique du Nord bien avant les Arabo-musulmans, eux aussi colonisateurs, aujourd’hui hégémonistes. Avec les Pieds-Noirs et leur dynamisme, je dis bien les Pieds-Noirs et non les Français, l’Algérie serait aujourd’hui une grande puissance africaine, méditerranéenne. Hélas ! je reconnais que nous avons commis des erreurs politiques, stratégiques. Il y a eu envers les Pieds-Noirs des fautes inadmissibles, des crimes de guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie doit répondre au même titre que la Turquie envers les Arméniens » [10]. A titre de comparaison ( en dehors de la liste de signataires que j’ai pu lire), il semble que deux anciens premiers ministres connus au contraire pour leurs positions « éradicationnistes » aient aussi nettement pris position contre la revendication algérienne de repentance, à savoir Redha Malek [11], ancien porte-parole de la délégation du FLN à Evian, et Belaïd Abdesselam [12], ancien membre de l’Exécutif provisoire franco-algérien à Rocher Noir, l’un et l’autre ayant été chefs du gouvernement algérien peu avant 1995.

D’autre part, l’un des plus célèbres des signataires est Mohammed Harbi, militant nationaliste et progressiste devenu le premier et le plus important des historiens algériens de la guerre de libération nationale. Celui-ci n’est pas soupçonnable de subordonner ses jugements personnels à la propagande officielle algérienne. Dès 1987, au moment du procès Barbie, il avait très nettement pris position contre les déclarations de Maître Jacques Vergès, accueillies très favorablement par la presse algérienne : “Il y a une spécificité du “crime contre l’humanité”, et ce serait une erreur grave que d’assimiler tout crime, tout massacre, toute exaction, à cette notion juridique nouvelle. Ce qui est mis au compte du nazisme, c’est une volonté délibérée, que son idéologie légitime, de nier toute appartenance à l’humanité de certaines catégories d’êtres humains, et de prétendre en nettoyer la planète comme on nettoie un matelas de ses punaises et comme on aseptise un linge à l’hôpital. L’Algérie a connu les massacres, les crimes, les exactions engendrées par le colonialisme. Mais, il faut le dire, les crimes de guerre dont est jalonné son chemin vers l’indépendance (...) ne sont pas le résultat d’une idéologie visant à l’extinction totale d’un peuple jusqu’au dernier de ses descendants » [13]. En 1992, au moment où la violence islamiste commençait à remplir la une des journaux, il jugeait nécessaire de rappeler les responsabilités fondamentales du régime établi par le FLN après l’indépendance : « L’idéalisation de la violence [...] requiert un travail de démystification. Parce que ce travail a été frappé d’interdit, que le cultede la violence en soi a été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie voit resurgir avec l’islamisme les fantômes du passé » [14]. En 2004 encore, il déplorait l’absence de tout débat sur le fond du problème de la violence en Algérie : “On ne peut pas ne pas s’interroger sur le rapport entre les méthodes employéespendantla guerre de libération et celles qu’utilisent aujourd’hui les islamistes ou l’armée. Les gens sont conscients que la gestation du pouvoir algérien et de ses pratiques s’est faite au cours de la révolution même. Et que, pour n’avoir pas suffisamment réfléchi sur ce qui est arrivé à l’époque, les mêmes faits ont fini par se reproduire. Mais méfions nous d’une vision déterministe qui consisterait à dire : ce qui se passe aujourd’hui, c’est ce qui est arrivé hier. Ce serait évacuer totalement le rôle et la responsabilité des acteurs. La suite n’était pas écrite. Je ne vois malheureusement pas, en Algérie, de travaux sur ce problème de la violence. J’ai écrit des articles sur ce sujet. Ils sont parus. Mais on n’en a pas parlé. On ne censure pas, mais on ne débat pas...” [15]

Enfin, une fille de harkis née en Algérie en 1955, et ayant gardé des souvenirs très précis du drame et du déracinement subis par sa famille, Fatima Besnaci-Lancou, a publié son témoignage en 2003, « année de l’Algérie » en France. Elle y exprime avec beaucoup de sincérité son désir de voir se réconcilier les Français et les Algériens et aussi tous les enfants de l’Algérie, qu’ils soient devenus français ou restés algériens. Mais elle ne cache pas son inquiétude et sa réprobation de la politique mémorielle algérienne qui persiste à faire des « harkis » les pires des criminels : « Alors que j’arrive à la conclusion de ce récit, plus de deux ans ses sont écoulés depuis les paroles humiliantes de Abdelaziz Bouteflika. Pendant toute cette période, j’ai lu tout ce que j’ai pu me procurer concernant le sujet : revues, livres d’historiens, comptes-rendus de colloques, séminaires, conférences et témoignages. Je me suis mise à lire ce qui s’écrit en Algérie. Chaque jour, j’ai consulté, sur internet, les six principaux journaux nationaux algériens. En ce qui concerne nos relations à notre pays d’origine, ce que j’y ai trouvé ne me rassure pas du tout. Je n’ai trouvé aucune lueur d’espoir. J’ai la désagréable impression que personne ne veut connaître les raisons qui ont poussé des Algériens à se rallier à l’armée du colonisateur. La vérité a les traits de fantômes. Pour s’en protéger, l’« algérianité » des harkis est niée. Sur les forums internet, j’ai découvert beaucoup de paroles d’une violence inouïe. Tout le monde se traite de « harkis » comme s’il fallait à tout pris débusquer des harkis derrière chaque buisson du pays. Et chose très étonnante, tout le vocabulaire de la guerre d’Algérie est repris dans la guerre qui sévit actuellement dans le pays : « moudjahidin » pour les extrémistes religieux, les « martyrs » pour ceux qui sont actuellement tués au maquis, « forces coloniales d’occupation » pour les policiers, « la junte militaire » pour l’armée et le pouvoir. Quant au mot « harki », il est multi-usages. Toutes les parties s’en servent pour s’insulter. Les bras m’en tombent. Je n’ai trouvé aucune accroche, personne pour m’aider à trouver une ouverture, aussi petite soit-elle ». Et après cette analyse d’une vérité incontestable, elle interpelle le chef de l’Etat algérien : « Monsieur Bouteflika, quand entreprendrez-vous le gigantesque travail d’écrite l’histoire de l’Algérie telle qu’elle s’est vraiment faite ? C’est au prix de cette vérité-là que vous pourrez construire la paix et que les consciences enfin pourront trouver le repos. Ne léguez pas aux générations futures les mensonges de l’histoire » [16]. On ne saurait mieux dire.

Depuis la récente visite du président Sarkozy en Algérie, du 3 au 5 décembre dernier, les événements se sont succédés très vite. Le président français a fait une concession raisonnable aux demandes algériennes en déclarant : « Le système colonial a été profondément injuste », donnant ainsi satisfaction à la pétition dont nous parlons, mais en prenant le risque de mécontenter ceux qui avaient approuvé son intransigeance antérieure. Dès son retour il a tenté de regagner leur confiance en rendant hommage, le 5 décembre, aux « hommes et femmes qui ont œuvré de bonne foi pour leur pays, dans le respect de ses lois, et qui se sont sacrifiés parfois. » Il a reconnu « le courage et la persévérance de ces Français d’Afrique du Nord qui avaient travaillé dur toute leur vie, qui avaient construit des routes, des écoles, des hôpitaux, des mairies... » et conclu en disant : « Je veux qu’on les respecte ». Le problème du président est d’arriver à tenir un discours qui parvienne à satisfaire toutes les sortes de mémoires représentées en France, et si possible en Algérie [17]. Tâche extrêmement difficile, mais pas tout à fait impossible à en juger d’après le texte trop peu connu de l’accord de Nouméa de 1998 qui semble avoir réussi à concilier les mémoires des colonisateurs et des colonisés en Nouvelle Calédonie [18].

Cependant, une implacable actualité est venue rappeler aux Algériens, le 11 décembre dernier, que leur vrai problème n’était pas d’obliger le président de la République française à prononcer les mots qu’ils lui réclament depuis tant d’années, mais de faire en sorte que le terrorisme cesse d’être considéré comme un moyen d’action légitime par des Algériens contre d’autres Algériens. Et ce problème-là, qui tient à l’idéologie enseignée par l’Etat algérien à son peuple depuis l’indépendance du pays il y aura bientôt un demi-siècle, mérite d’être enfin pris en considération si l’on veut que l’avenir des Algériens soit meilleur que leur passé.

Guy Pervillé

[1] Voir le chapitre VI de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 269-312, et mes textes publiés sur mon site internet http://guy.perville.free.fr.

[2] Voir notamment l’écho d’une conférence de M° Vergès à Alger dans la presse algérienne, “Tout comme Bigeard, Massu, Begin et Le Pen...”, dans Le Monde, 24-25 mai 1987.

[3] El Moudjahid, 6 mai 1990. Voir aussi le mémoire de maîtrise d’histoire de Michaël-Lamine Tabraketine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, Université de Toulouse-Le Mirail, 2000. Sur les liens entre M° Vergès et Bachir Boumaza, voir le film de Barbet Schroeder, L’avocat de la terreur, sorti en juin 2007.

[4] El Watan, 9 mai 1995. Cité par le mémoire de maîtrise d’histoire de Michaël-Lamine Tabraketine, op.cit..

[5] Voir El Watan, 15 juin 2000, p. 1, et Le Monde, 17 juin 2000, p. 18 .

[6] « La France appelée à solder ses comptes avec l’histoire », par Abdelkrim Ghezali, La Tribune, 9 mai 2005. Voir aussi « Préalable », par Tamani Salim, Liberté, 8 mai 2005, et « La France va-t-elle reconnaître son génocide ? », par A. Abdelghafour, La Nouvelle République, 10 mai 2005.

[7] Voir ma communication faite à Berlin le 29 avril 2005, « Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France ».

[8] Une organisation secrète exclue du PPA clandestin, le CARNA (Comité d’action révolutionnaire nortd-africain), avait tenté plusieurs fois d’obtenir l’aide des Allemands contre la France en 1939 et 1940. D’autres organisations se sont formées en 1940 pour exploiter la défaite française. Voir la Lettre de Chawki Mostefaï à Mohammed Lamine Debaghine, El Watan, 18-11-2004 (document n° 8089), rappelant à celui-ci qu’un groupe d’étudiants de l’Université d’Alger avait projeté d’organiser une insurrection pour le 1er novembre 1940 avant de se laisser recruter par lui dans le PPA clandestin. Mais le futur écrivain Mouloud Mammeri continua de préparer des attentats à la bombe contre des casernes. Projet confirmé par Mouloud Mammeri dans son entretien avec Tassadit Yacine, “Mouloud Mammeri dans la guerre”, in Awal, Cahiers d’études berbères, 1990, n° spécial "Hommage à Mouloud Mammeri", pp. 107-109.

[9] Déclaration des garanties. Première partie, dispositions générales. Dispositions reprises dans la déclaration générale, chapitre II, II, 1°) Dispositions communes. Voir le fac-simile de l’exemplaire original des accords d’Evian, dans Vers la paix en Algérie, les négociations d’Evian dans les archives diplomatiques françaises, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 412 et 465.

[10] Revue Ensemble, Association culturelle d’éducation populaire, Montpellier, n° 248, juin 2005. PS : un autre « dialoguiste », l’ancien secrétaire général du parti FLN Abdelhamid Mehri, a déclaré : « Je pense que le pardon n’a pas de sens, nous avons mené une résistance conclue par une victoire, dès lors nous n’avons pas besoin d’excuses », lequel demande aussi « Qui a demandé pardon ? Qui a cristallisé cette idée en Algérie ? Que signifie repentance ? » (El Khabar, 5 mars 2008, et Liberté-Algérie, rubrique Radar, 6 mars 2008).

[11] “ Demander à la France de venir se mettre à genoux, je ne trouve pas ça très réaliste ni faisable, maintenant c’est terminé, ce que nous demandons à la France, ce n’est pas de ressassser le passé, mais de dire qu’à l’avenir elle ne cherchera plus à s’ingérer dans nos affaires intérieures ». Entretien à la radio algérienne, chaîne 3, du 11 novembre 2005, citée par El Watan du 14 novembre 2005, repris par l’AFP et par Courrier international, n° 789, du 15 décembre 2005.

[12] « Je vais vous surprendre, mais il n’y a aucune raison de demander ces excuses, parce que simplement c’est impossible du point de vue pratique. Nous avons quant à nous obligé la France à reconnaître notre indépendance, mais nous ne l’avons pas vaincue. C’est aujourd’hui une puissance mondiale, et ces excuses sont impossibles et improbables ». Interview à El Khabar, 15 août 2007.

[13] Sou’al, n° 7, 1987, pp. 149-151.

[14] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 155.

[15] “L’heure de la vérité”, interview de Mohammed Harbi et Benjamin Stora par Agathe Logeart et Claude Weill, in Le Nouvel Observateur, n° 2085, du 21 au 27 octobre 2004, pp. 42-44.

[16] Fatima Besnaci-Lancou, Fille de harkis. Le bouleversant témoignage d’une enfant de la guerre d’Algérie, préface de Jean Daniel et de Jean Lacouture, Paris, Editions de l’atelier, 2003, pp. 120-121.

[17] « Je signerai le traité d’amitié. L’Algérie appartient aux Algériens. Je condamne sans réserve le système colonial. Entre l’Algérie et la France, c’est une histoire d’amour. Le problème réside dans la manière de l’exprimer et de le prouver », aurait déclaré le candidat Nicolas Sarkozy, selon Djazaïr News du 21 avril 2007. Le petit livre du journaliste du Monde, Jean-Pierre Tuquoi, apporte cette révélation passionnante (p. 98) parmi beaucoup d’autres. Dommage qu’il n’ait pas la même attitude de sympathie critique envers les Français d’Algérie, et qu’il semble ignorer l’existence de la Fondation du 8 mai 1945, dont il cite pourtant le fondateur.

[18] Voir l’article du professeur Jean-Yves Faberon, directeur de l’Institut de droit d’outre-mer, dans L’Algérianiste, n° 112, décembre 2005, pp. 5-15, et dans la Revue juridique et politique des Etats francophones.



Forum