Charles Schweisguth, Lettres de Kabylie (2006)

dimanche 17 février 2008.
 
Préface au livre de Charles Schweisguth, Lettres de Kabylie (1959-1960), Toulouse, Privat, 2006, 382 p. (pp. 9-13). Editions Privat, 10 rue des Arts, BP 38028, 31080 Toulouse Cedex 6.

Les publications de journaux tenus par des militaires français durant la guerre d’Algérie se multiplient depuis plusieurs années : c’est là un phénomène générationnel aisé à comprendre au moment où les anciens combattants, volontaires ou appelés, de cette guerre avancent en âge et trouvent enfin le temps de revenir sur leur passé. Ces livres ne sont pas pour autant identiques, et il n’est donc pas inutile d’indiquer ce qui distingue l’un d’entre eux de la masse des autres.

Les lettres de Charles Schweisguth sont datées d’avril 1959 à décembre 1960, et rendent compte des épisodes de la guerre à l’extrémité orientale de la Kabylie , à la limite du Nord-Constantinois : deux régions importantes dans le dispositif militaire de l’ALN, mais qui sont à ce moment l’objectif des opérations militaires du plan Challe. L’auteur nous parle très peu de lui, car il a choisi de reprendre son abondante correspondance envoyée jour après jour à sa fiancée pour nous donner une sorte de « journal » reconstruit après coup, mais pourtant « fidèle aux faits, échanges verbaux, sentiments et interrogations dont témoignent les lettres ». Ce pari audacieux est gagné, et le lecteur peut avoir l’impression d’un véritable journal, il est vrai fort bien écrit. Le seul inconvénient n’est pas que la plupart des noms des personnages aient été modifiés par discrétion, mais que leur nombre même rende leur identification par le lecteur moins facile que pour l’auteur.

Celui-ci se présente très brièvement dans son introduction et dans les premières pages, mais ce qu’il en dit suffit à capter notre intérêt. Il ne nous dit rien de sa vie privée, que nous pouvons imaginer en Alsace, mais sans pouvoir en être sûr. Et peu importe, car l’essentiel nous est expliqué dans les premières pages, voire en une seule phrase : « Parce que notre groupe est une promotion de colos (Ecole nationale de la France d’outre-mer, ex-Ecole coloniale), parce que nous avons baigné dans un milieu estudiantin mendésiste et que nous avons dû nous préparer en esprit à la prompte disparition de la carrière que nous avions choisie, nous ne sommes guère convaincus par les discours sur l’Algérie française et nous ne sommes pas très tendres pour la politique de répression collective ni pour la torture dont nous entretiennent L’Express et Le Monde ». Un premier voyage d’Oran à Casablanca dix ans plus tôt n’avait pas laissé à l’auteur une impression favorable, et ses premières réactions à l’insurrection algérienne, depuis novembre 1954, avaient donc été celles d’un mendèssiste plus radical (si l’on peut dire) dans l’anticolonialisme que Mendès-France lui-même. Profondément déçu en 1956 par l’échec du Front républicain, il avait été en mai 1958 un anti-gaulliste de principe, et avait voté contre la nouvelle Constitution. « Pourtant aujourd’hui, comme tout le monde, c’est en de Gaulle que je place mes espoirs d’une solution qui ne soit pas celle des colonels activistes ».

On pourrait donc s’attendre à une attitude politique bien tranchée, aisément prévisible et définissable. Or, l’attitude de l’auteur est moins simple parce qu’elle est marquée d’un doute presque méthodique, qui lui fait éviter de croire tout-à-fait vrai ce qu’il souhaiterait croire tel. Les six mois qu’il vient de passer à l’Ecole militaire de Saint-Maixent ont conforté sa méfiance envers les thèmes simplistes de la guerre psychologique, mais lui ont fait également découvrir l’existence d’engagements sincères et désintéressés pour l’Algérie française. Comme le dit l’auteur avec lucidité : « Ainsi deux images contraires de cette guerre cohabitent en moi : celle d’une répression maladroite, brutale, raciste, exacerbée par l’échec, falsifiant la vérité et n’ayant d’autre espérance que d’intimider un peuple révolté qui lutte pour son indépendance, et à l’opposé, nouvelle et fragile, celle d’une subversion implacable, recourant à toutes les cruautés du terrorisme, abusant de la crédulité populaire et contre laquelle lutte une armée le plus souvent saine et humaine, qui éduque, protège, et finit par gagner la confiance de la population, une armée qui ramène la liberté avec la sécurité et qui veut la justice, une armée qui prend le parti du fellah et de la réforme agraire et non celui du colon, qui croit à l’Algérie française et condamne les politiciens milliardaires qui ont empêché les réformes. J’aimerais que la seconde vision soit la bonne, mais n’est-elle pas un peu trop belle ? »

En résumant ainsi son état d’esprit au moment d’aborder enfin l’Algérie, l’auteur témoigne d’une hésitation qui nous permet de comprendre son option pour les Sections administratives spécialisées (SAS), la seule « arme » de cette guerre dont le combat n’était pas nécessairement et strictement militaire, puisqu’il s’agissait de « pacifier » l’Algérie en s’occupant des civils pour les détourner de la « rébellion ». Mais il exprime aussi un doute méthodique, qui est ou devrait être le signe distinctif des historiens étudiant ce genre de situations.

La confrontation de cette double attitude avec la réalité dans un coin d’Algérie en voie de « pacification » ou de soumission, dans la région de Souk-et-Tenine et dans la vallée de l’oued Agrioun, c’est tout le contenu ce ce passionnant journal, qu’il n’est pas possible de résumer brièvement. Disons simplement que l’auteur y a trouvé de nombreux exemples concrets, à la fois des comportements inadmissibles (tortures, exécutions sommaires) auxquels l’armée française s’était trop habituée ; mais aussi de l’abus de la terreur par ceux qui se voulaient ou se proclamaient des libérateurs de leurs compatriotes opprimés par le colonialisme. De cette accumulation de faits concrets accablants pour les uns ou pour les autres, on pourra retenir quelques exemples frappants.

Le 13 octobre 1960, une discussion passionnée avec un de ses amis, ancien anarchiste pro-communiste, qui en est venu à prôner les méthodes les plus expéditives de répression : « Je provoquai une discussion sur les embuscades et à quelque chose qui se nouait dans ma poitrine, je sentis tout de suite qu’elle dérivait vers l’inhumain. Je ne reconnaissais plus mon ami Parot : « Tu comprends, si après l’embuscade des Vannes, on était allé à Tadergount et on avait buté quinze types ... ». Après cette phrase terrible, la discussion tourne court, puis elle reprend à l’initiative de Parot en un affrontement sans concessions qui couvre plusieurs pages inoubliables, confrontant les idéaux rêvés aux faits constatés. « Nous avons parlé si longtemps, engageant si totalement notre intelligence et notre passion qu’à la fin, épuisés de discussions, nous concédant des faits, nous retrouvant dans un même sentiment de la vie, le silence s’est fait et une grande vague de fraternité nous a envahis ».

Le lendemain, l’auteur exprime son étonnement devant la publication dans L’Express du livre de Jules Roy, La guerre d’Algérie, lequel affirme que la répression a fait 1.200 morts dans le bourg kabyle de Toudja : « Je me suis fait envoyer L’Express ; il est à nouveau saisi en Algérie. J’ai lu Jules Roy ; ses chiffres ne peuvent être vrais. Il y a eu beaucoup de morts, beaucoup d’atrocités, d’un côté comme de l’autre ; mais pourquoi en remettre ? Pourquoi ces jugements excessifs et partiaux ? Faut-il prendre parti et prendre parti contre les siens ? Ne plus voir les choses qu’à travers des partis pris ? »

Un mois plus tard, le 11 novembre 1960, l’auteur étudie avec stupéfaction le contenu d’une musette abandonnée par un gendarme du FLN. « Ainsi tous les enlèvements, y compris ceux qui nous paraissaient les plus douteux, se révèlent parfaitement authentiques. J’ai décompté sur une année huit personnes égorgées sur l’accusation de nous avoir donné des renseignements ; dans tous les cas c’était faux, il n’y avait pas le plus petit cas de compromission avec nous. (...) Ce qui s’impose tout de suite quand on regarde ces misérables paperasses, c’est l’évidence d’un système de délation généralisé, avec des accusations absolument invraisemblables, une suspicion maladive et les jalousies à l’intérieur du système entre gens relevant de circonscriptions différentes, en particulier une coupure radicale avec les « frères » de la wilaya voisine ». Et après de longues pages de citations de ce document : « En dépit du caractère artisanal, absurde et délirant de tout cela, on ne peut s’empêcher de penser à Staline ou à Mao ». Il refuse néanmoins d’en tirer une justification de la répression aveugle : « N’est-ce pas une bonne leçon pour tous ceux qui font l’amalgame de la population et du FLN, tous ceux qui refusent de distinguer les complices malgré eux des tyranneaux sanguinaires qui ont pris le pouvoir dans la montagne ? »

L’expérience algérienne de l’auteur se termine à Bougie, où il arrive le même jour que le général de Gaulle dans sa dernière tournée à travers l’Algérie, le 13 décembre 1960. Un épilogue nous fait part de ses sentiments face au règlement de l’affaire algérienne qu’il avait espéré et approuvé : « Partagé entre l’indignation envers l’OAS et l’angoisse pour ceux qui s’étaient rangés à nos côtés, j’ai été hanté par ce que j’avais vécu et par ce qui se passait encore en Algérie ». Il reproduit les échos des rares lettres reçues de ses anciens administrés et collaborateurs musulmans avant l’indépendance, dont un lui annonce sa prochaine visite en France en ajoutant « Moi, je crois que nous sommes des amis jusqu’à la fin ». Puis plus rien, sinon pendant son sommeil troublé.

Le livre de Charles Schweisguth est remarquable par des qualités rares : son aptitude à distinguer le jugement politique et le jugement humain, et à douter de ses convictions a priori. C’est pourquoi sa lecture doit être recommandée à tous, même et surtout aux historiens.

Guy Pervillé



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