Mémoire, histoire et enseignement de la guerre d’Algérie (1999)

lundi 21 février 2005.
 
Cet exposé a été présenté à l’Université d’été de l’Institut national de la recherche pédagogique (Toulouse, 9 au 13 juillet 1999) intitulée : Penser, dire et enseigner les drames ou les refoulés de l’histoire du temps présent. Il a inspiré une partie des idées exprimées par Monsieur le ministre de l’Education nationale Jack Lang le 29 août 2001 dans son allocution d’ouverture de l’Université d’été Apprendre et enseigner la guerre d’Algérie et le Maghreb contemporain, Paris, CNDP, 2002 (voir pp. 8 et 10).

Né en 1948 au nord de Paris, n’ayant pas eu à souffrir de la guerre d’Algérie, je l’ai ressentie d’emblée comme un problème historique, avant d’en découvrir les enjeux politiques et moraux. Cette absence d’implication personnelle doit être signalée d’abord, pour éclairer les remarques suivantes.

Dix ou quinze ans avant la guerre d’Algérie, l’occupation de la France par les Allemands a profondément marqué la mémoire des Français, puis elle a inspiré une activité considérable de recherche historique et d’enseignement. C’est pourquoi la guerre d’Algérie a été vécue et est encore très souvent interprétée comme une répétition de la même expérience [1] . Il convient donc, avant de nous demander comment étudier et enseigner l’histoire de la guerre d’Algérie, de réfléchir préalablement sur les rapports qui existent entre celle-ci et la Deuxième guerre mondiale.

L’histoire de la Deuxième guerre mondiale est, à mes yeux, un objet d’envie, pour l’énorme travail de recherche historique et d’enseignement déjà réalisé, et pour la contribution efficace qu’il a apportée à la réconciliation franco-allemande. Mais c’est aussi un objet de crainte. Crainte de la confusion causée par la surimposition du modèle de l’occupation et de la Résistance sur la perception d’une situation algérienne moins bien connue, et entraînant une série d’équations simplificatrices :
-  « rebelles », « hors-la-loi » ou « terroristes » algériens égale « résistants » ;
-  « harkis » égale « collabos » ;
-  « colonialistes » égale nazis.

Cette surimposition était compréhensible dix ans après, dans les générations marquées par l’expérience de l’occupation et de la Résistance, et qui ne pouvaient envisager sans trouble de conscience l’idée d’une inversion des rôles [2] . Elle était en partie justifiée, dans la mesure où toutes les occupations d’un pays étranger par une armée venue d’ailleurs comportent des points communs. Elle est pourtant dangereuse, parce qu’elle occulte des différences considérables, dont je ne citerai que les plus évidentes.

Différence, d’abord, dans la durée des deux occupations : quatre ou cinq ans en France (et moins de deux en zone Sud), mais 132 années en Algérie, de 1830 à 1962. Il en est résulté des accommodements avec l’occupant inévitables et particulièrement nombreux en Algérie, où même certains des organisateurs de l’insurrection nationaliste avaient appartenu plus ou moins longtemps à l’armée ou à l’administration française. De plus, les insurgés ne se sont pas heurtés seulement à une police et à une armée étrangères : ils ont affronté l’opposition d’une forte minorité européenne enracinée dans le pays - et d’une minorité juive autochtone -- dont les membres se considéraient également comme « Algériens », mais refusaient dans leur très grande majorité de se séparer de la France. A cet égard, le rapprochement de l’Algérie colonisée avec la France occupée est moins pertinent que ceux avec l’Irlande, la Bohême, ou la Palestine/Terre d’Israël. La guerre d’Algérie n’a donc pas été seulement une guerre entre deux peuples étrangers : elle a induit plusieurs guerres civiles qui ont profondément divisé les peuples en présence.

D’autres différences significatives se remarquent dans les conditions d’exercice de la mémoire et de l’histoire. La commémoration, l’histoire et l’enseignement de la Deuxième guerre mondiale sont grandement facilités par le fait que l’Allemagne et la France ont rompu, respectivement, avec le nazisme et le vichysme. En ce qui concerne la guerre d’Algérie, au contraire, on observe une continuité entre les ennemis d’hier et les partenaires d’aujourd’hui, qui paraissent officiellement réconciliés, mais qui ne le sont pas en profondeur.

En Algérie, une seule mémoire a droit de cité. L’Etat a organisé une commémoration obsessionnelle de la « guerre de libération » qui est la source de légitimité du régime et de ses dirigeants. En conséquence de l’importance capitale des enjeux politiques, des contraintes très lourdes continuent de peser sur « l’écriture de l’histoire » [3] .

En France, tout au contraire, il n’y a pas de mémoire nationale officielle de la guerre d’Algérie. De 1962 à 1982, l’Etat a encouragé l’amnésie par toute une série de lois d’amnistie. Les tentatives d’une association d’anciens combattants, la FNACA, et de nombreuses municipalités de gauche pour organiser une commémoration annuelle du 19 mars 1962 « fin de la guerre d’Algérie » se heurtent à l’absence d’un consensus national donnant à cette guerre un sens positif [4] (contrairement aux deux guerres mondiales). Deux mémoires antagonistes, celles des partisans de l’Algérie française et des anticolonialistes militants, continuent de s’affronter, alors qu’un centre mou (la majorité qui avait approuvé l’évolution de la politique gaullienne) combine des sentiments confus et contradictoires. L’opposition traditionnelle entre droite et gauche est une fausse clé, dans la mesure où, si l’on excepte le début (1830) et la fin (1961-1962), l’appartenance de l’Algérie à la France n’était pas plus contestée à gauche qu’à droite [5] . Aujourd’hui, la mauvaise conscience par rapport à la guerre d’Algérie est le seul point commun à tous les Français, mais la désignation de ses raisons est une cause de désaccord entre eux.

Cette situation a entraîné un inconvénient : l’absence d’encouragements à la recherche historique jusqu’à une date très récente en France, et un avantage : l’absence de directives et d’interdits officiels (contrairement à ce qui se passe en Algérie). Comment donc pouvons-nous étudier et enseigner l’histoire de la guerre d’Algérie ?

Aujourd’hui, la recherche historique sur la guerre d’Algérie n’est pas différente, ni plus difficile qu’elle peut l’être sur d’autres sujets d’histoire contemporaine ou très contemporaine. Le but est dans tous les cas d’établir des faits pour empêcher l’oubli et les déformations (celles commises inconsciemment et involontairement n’étant pas les moins redoutables), qui transforment naturellement la mémoire en légende puis en mythe. Et de proposer des rapports de causalité entre ces faits pour les rendre intelligibles, ce qui permet de circonscrire le champ des jugements de valeur qui ne sont pas le propre des historiens.

Les sources restent celles de l’histoire très contemporaine (témoignages et enquêtes journalistiques déjà publiés dans les livres et dans la presse, archives privées, sources orales, documents audio-visuels), de plus en plus relayées par les sources classiques de l’histoire contemporaine. En effet, les archives publiques françaises ont commencé à s’ouvrir depuis 1992 en application de la loi sur les archives de janvier 1979, qui prévoit un accès inconditionnel du public au bout de 30 ans, sauf pour certaines catégories de documents intéressant la sécurité de l’Etat ou de la Défense nationale, et surtout la vie privée des personnes ou des familles, qui relèvent de délais spéciaux allant de 60 à 100, 120 ou 150 ans. Ces documents peuvent néanmoins être consultés par dérogations octroyées à des chercheurs avec l’autorisation du ministre dont ils relèvent. L’arbitraire dans l’octroi des dérogations (qui n’est pas un droit, mais une faveur) ou dans leur refus a été souvent dénoncé, notamment par Jean-Luc Einaudi lors du procès en diffamation que lui avait intenté Maurice Papon au sujet de la répression du 17 octobre 1961. Le Premier ministre Lionel Jospin vient de recommander aux membres de son gouvernement un plus grand libéralisme dans leur octroi [6] . Quoi qu’il en soit, l’histoire de la guerre d’Algérie ne souffre pas d’un manque de sources, mais plutôt d’un manque de chercheurs.

Enfin, la méthode historique est fondée sur l’impartialité a priori de l’enquête, et sur la confrontation systématique des sources de toutes origines et de toutes tendances. Contrairement à ce que certains semblent croire, la critique historique ne consiste pas à sélectionner les témoins bien pensants et à rejeter les autres.

Enseigner à des élèves (et, indirectement, à leurs familles), c’est leur transmettre des vérités historiques, en tenant compte de leur utilité générale, et en ménageant les sensibilités particulières. Le souci de la vérité est le propre de l’histoire, même si les historiens sont bien conscients qu’ils ne peuvent en proposer que des approximations. Subordonner la vérité à une quelconque opportunité politique (le « politiquement correct ») serait justifier les accusations de certains qui reprochent aux historiens et aux enseignants d’histoire d’être trop sensibles à des modes idéologiques, voire complices d’entreprises de « désinformation » [7] . Il existe des liens indissolubles entre l’histoire du passé proche et la formation des futurs citoyens : il est donc nécessaire de toucher à la politique, mais sans en faire d’une façon partisane. Se soucier de l’intérêt général, c’est chercher à faciliter une coexistence pacifique et harmonieuse entre les élèves dans l’école, et entre leurs familles (qui sont d’origines et d’opinions différentes) dans la Cité. En effet, un professeur ne peut pas deviner à coup sûr, d’après la physionomie ou le nom et le prénom de chacun de ses élèves, comment leurs familles ont vécu les drames de la décolonisation. Il doit donc être attentif à la manière de présenter ce qu’il croit être vrai pour éviter de choquer des sensibilités et des susceptibilités légitimes.

A ce propos, on peut relire avec profit les premières pages du Discours de la méthode, où Descartes expliquait « la diversité de nos opinions », et les conséquences que Pascal en tirait dans ses Pensées : « Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse ». L’efficacité de cette méthode classique n’est pas garantie dans tous les cas. Mais, sans aucun doute, présenter les choses d’une manière partielle et partiale ne peut que provoquer des réactions d’indignation et relancer la guerre des mémoires. Un très bon exemple de ce qu’il ne faut pas faire se trouve dans le documentaire de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, Un certain 8 mai 1945, les massacres de Sétif (diffusé plusieurs fois sur la chaîne Arte depuis le 10 mai 1995), qui présente la mémoire du nationalisme algérien comme étant la vérité historique, sans tenir compte des apports des historiens français et même algériens, ce qui a provoqué les véhémentes protestations de plusieurs associations de rapatriés [8] .

L’enseignement de l’histoire contemporaine contribue également à l’éducation morale des élèves. Les enseignants doivent frayer leur voie entre deux écueils opposés. Confondre naïvement la morale et la politique, en oubliant que cette dernière ne peut atteindre qu’un bien relatif, tenant compte du possible, et que certaines situations inextricables n’ont pas de solution innocente. Ou au contraire subordonner la morale à la politique, en admettant qu’une fin louable justifie l’emploi de tous les moyens, même injustes [9] , ce qui revient à ruiner la morale. En réalité, les résultats obtenus résultent des moyens employés, et non pas des intentions proclamées.

L’indépendance de l’Algérie est un fait acquis, sur lequel nul ne propose de revenir. Trente-sept ans après, rien n’oblige les historiens d’aujourd’hui à prendre parti rétrospectivement sur des enjeux politiques dépassés. Le recul du temps nous permet de distinguer clairement deux questions qui étaient alors inextricablement confondues (les raisons qui recommandaient la décolonisation, et les mérites ou démérites du système politique imposé par le FLN), et de leur proposer des réponses distinctes. Faire comprendre pourquoi l’Algérie n’était pas vraiment française et ne pouvait pas le devenir n’empêche pas de porter un regard critique sur les vices fondamentaux du régime qui a conduit l’Algérie à une faillite matérielle et morale patente depuis 1992. Les historiens peuvent donc restituer aux anciens acteurs et témoins engagés des deux camps leur part de légitimité et concilier leurs mémoires. Ils pourraient même les réconcilier si les uns et les autres acceptaient de procéder à des examens de conscience simultanés inspirés par des valeurs communes.

Malheureusement, les anciens acteurs et témoins tendent trop souvent à camper sur leurs positions et à entretenir la guerre des mémoires. Et les historiens de la même génération se laissent trop souvent entraîner dans leurs querelles au lieu de les arbitrer [10].

Guy Pervillé.

[1] Cf . Sandrine Ségui, « Guerre d’Algérie, miroir de la résistance », dans Mémoire et histoire : la Résistance, s. dir. Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie, Toulouse, Privat, 1995 ; et Guy Pervillé, « La génération de la Résistance face à la guerre d’Algérie », dans La Résistance et les Français, Lutte armée et maquis, s. dir. François Marcot, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, 1996, pp. 445-457.

[2] Idée très présente dans la mémoire des anciens appelés vosgiens étudiée par Claire Mauss-Copeaux dans le livre tiré de sa thèse, Appelés en Algérie, la parole confisquée, Paris, Hachette, 1998.

[3] Voir les actes du colloque organisé par la Ligue de l’enseignement et l’Institut du monde arabe, Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie (deux volumes et un volume de documents sur La guerre d’Algérie dans l’enseignement en France et en Algérie, publié avec le concours du CNDP en 1993), la synthèse de Gilles Manceron et Hassan Remaoun, D’une rive à l’autre. La guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire, Paris, Syros, 1993, et la dernière partie des actes du colloque La guerre d’Algérie et les Algériens, s. dir. Charles-Robert Ageron, Paris, Armand Colin, 1997.

[4] Cf. Robert Frank, « Les troubles de la mémoire française », dans La guerre d’Algérie et les Français, s. dir. Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1990, pp. 603-607.

[5] Cf. Guy Pervillé, « L’Algérie dans la mémoire des droites », dans Histoire des droites en France, s. dir. Jean-François Sirinelli, Paris, Gallimard, 1992, pp. 621-656.

[6] Cf. Guy Pervillé, « 17 octobre 1961 : combien de victimes ? », L’Histoire, n° 237, novembre 1999, pp. 16-17, et la lettre de Claude Liauzu, « 17 octobre 1961 : quelles archives ? », L’Histoire, n° 239, janvier 2000, p. 4.

[7] Notamment des associations de rapatriés, de harkis, et de soutien à l’armée française. Cf. Guy Pervillé, « Mythes et réalités de la ‘désinformation’ dans l’histoire de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie », dans La désinformation. Pour une approche historique, s.dir. Marcel Bénichou, Montpellier, Université Paul Valéry, 2001, pp. 235-239.

[8] Voir L’Algérianiste, n° 70, juin 1995, à 74, juin 1996, et La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, s. dir. Maurice Villard, Amicale des hauts plateaux de Sétif, 1997. PS : je dois signaler avec respect la très grande patience avec laquelle Mehdi Lalloui a supporté mes critiques sans en mettre en doute la sincérité. Une telle tolérance est devenue trop rare.

[9] Cf. Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspéro, 1961, avec une préface non critique de Jean-Paul Sartre ; réédition Gallimard-Folio 1991, avec une présentation critique de Gérard Chaliand.

[10] Voir les réactions de plusieurs de mes collègues à mes articles sur le 17 octobre 1961 et sur la tragédie des harkis (L’Histoire n° 216, octobre 1997, et 231, avril 199ç) dans les n° 217 et 235 de cette revue.



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