Chokri Ben Fradj, Un combat laïque en milieu colonial (2005)

jeudi 8 mai 2008.
 
Ce compte-rendu du livre de Chokri Ben Fradj,Un combat laïque en milieu colonial. Discours et œuvre de la fédération de Tunisie de la Ligue française de l’enseignement (1891-1955), préface de Jacqueline Costa-Lascoux, Paris, L’Harmattan, 2004, 251 p., a été publié dans Outre-mers, revue d’histoire, n° 346-347, 1er semestre 2005, pp. 333-334.

Notre collègue Chokri Ben Fradj, enseignant-chercheur à la Faculté des Lettres et Sciences humaines de Tunis, a publié en 2004 un petit livre très bien documenté dont l’approche du centenaire de la loi française de séparation de l’Eglise et de l’Etat devrait renforcer l’actualité. Son sujet est en effet à l’intersection de deux histoires le plus souvent considérées séparément : celle de la laïcité française, et celle de la colonisation française en pays musulman. Cette monographie de la Fédération de Tunisie de la Ligue française de l’enseignement met en évidence le caractère paradoxal de ce « combat laïque en milieu colonial », dont les promoteurs ont tenté avec conviction et persévérance de faire vivre l’idéal prôné par Jules Ferry, celui d’une colonisation définie comme une « mission civilisatrice ». Et elle démontre clairement - sans verser dans la facilité des condamnations rétrospectives - que leur incapacité à penser la contradiction fondamentale entre leur idéal démocratique et le statut colonial de la Tunisie vouait leur action enfermée dans le cadre de la colonie française à un échec relatif.

Le plan suivi est simple et clair. Après un premier chapitre présentant au lecteur les « ruptures et mutations dans la Tunisie coloniale », sous le régime du protectorat, le deuxième expose d’une manière plus détaillée la naissance et les structures de la Fédération de Tunisie de la Ligue de l’enseignement, à partir de sources internes dont la principale est son Bulletin, publié presque régulièrement de 1902 à 1955 (avec une longue interruption de 1940 à 1951), ses archives ayant été malheureusement brûlées en août 1942 par des partisans du maréchal Pétain. Après des débuts obscurs entre 1891 et 1901, la Fédération s’organise et fait la preuve de son dynamisme sous la houlette de Victor Communaux, « le Jean Macé de l’Afrique du Nord », qui la dirige jusqu’à sa mort en 1932. Elle reste une association essentiellement française, par son statut organique de section de la Ligue française de l’enseignement, et par la composition de ses comités, presque jusqu’aux dernières années du protectorat. Enfin, le troisième chapitre, le plus développé, analyse rigoureusement, longues citations à l’appui, le discours idéologique de la Fédération, puis il expose minutieusement ses moyens d’action et ses réalisations. Ce discours invoque un objectif général de progrès et de liberté, se réfère aux valeurs de laïcité et de démocratie et prône avec ardeur le développement de l’enseignement public français en Tunisie en le situant dans le cadre de l’œuvre coloniale française, dont il ne conteste nullement le bien fondé. Il va au-delà de la politique officielle du protectorat en dénonçant farouchement le cléricalisme catholique au nom de la liberté d’opinion (même religieuse), et propose de conjurer le péril italien en multipliant les écoles françaises ; mais son intérêt pour la scolarisation des « indigènes » tunisiens (garçons et filles) est visiblement inhibé par une profonde méfiance envers la religion musulmane, et il renonce dans les faits à réclamer l’obligation scolaire pour tous les enfants tunisiens, jusqu’à une tardive prise de conscience du problème au début des années 1950. Enfin, l’inventaire minutieux des actions de propagande et des activités de loisir et d’éducation populaire organisées par la Ligue de l’enseignement en Tunisie donne une juste idée du dynamisme et du dévouement de ses militants.

On peut remarquer et regretter que ce plan synthétique privilégie les permanences sur les évolutions, qui nous sont présentées comme particulièrement lentes et tardives. Et aussi que le choix de privilégier les sources internes sur les sources externes nous prive d’informations complémentaires sur certains événements importants de l’histoire de la Tunisie. Par exemple, si nous entrevoyons les polémiques qui opposaient avant la Première guerre mondiale le grand colon réactionnaire Victor de Carnières aux « libres penseurs » favorables aux revendications des « Jeunes Tunisiens », on aimerait savoir ce que les « Ligueurs » ont pensé du soutien apporté en 1930 par les autorités du protectorat au Congrès eucharistique de Carthage, et de la relance de l’agitation nationaliste tunisienne utilisant l’islam dans les années 1930 par Habib Bourguiba. Et bien sûr, nous aimerions en savoir davantage sur ce que sont devenues la Ligue et ses militants sous le régime de Vichy, puis sous l’occupation allemande de 1942-1943, et comment ils ont vécu les troubles de 1952 à 1955 et la fin du protectorat. Les souvenirs du docteur Elie Cohen Hadria (Du protectorat français à l’indépendance tunisienne. Souvenirs d’un témoin socialiste, Nice, CMMC, 1979), qui fut l’un de ses derniers dirigeants, auraient pu être une source précieuse.

Il n’en reste pas moins qu’en plaçant l’analyse critique du discours de la Ligue au centre de son ouvrage, Chokri Ben Fradj a su garder un ton vraiment historique, évitant les condamnations politiques ou morales a posteriori. Fils d’un instituteur tunisien qui lui disait le plus grand bien du dévouement de ses collègues français, il a su juger avec équité ces « colonisateurs de bonne volonté » (pour reprendre l’expression d’Albert Memmi), dont le discours incarnait « une variante d’un projet assimilationniste (...) dont l’ambition, en réalité bien utopique, était - au nom d’une supposée suprématie civilisationnelle - d’amener au moins une partie des colonisés à se fondre dans le moule culturel français », tout en rendant hommage à leur générosité désintéressée. Il conclut même (sans pouvoir le démontrer du fait des limites chronologiques de son enquête) à une influence positive et durable : « Leur exemple fit, d’ailleurs, avant comme après l’indépendance de la Tunisie, tache d’huile, non seulement parmi les communautés européennes mais aussi parmi les Tunisiens (...). Moins peut-être qu’ils l’avaient espéré, mais néanmoins à un niveau non négligeable, les ligueurs de Tunisie, par leur conviction, leur persévérance et leur intégrité, avaient fini par semer quelques graines et transmettre un certain nombre de modèles » (p. 241). L’orientation laïque de la politique menée par Habib Bourguiba après l’indépendance, contraire à son instrumentalisation de l’islam pendant sa lutte anticoloniale, permet d’admettre cette hypothèse.

Le livre de Chokri Ben Fradj mérite donc d’être lu par tous ceux qui s’intéressent aujourd’hui aux relations entre la laïcité française et la religion musulmane, même si l’exemple de la Tunisie coloniale ne peut pas être transposé tel quel dans le cadre de la France actuelle.

Guy Pervillé



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