Des études récentes visent à renouveler l’approche d’un problème qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, celui des rapports entre communisme et nationalisme dans le monde arabe, lequel se laisse plus ou moins facilement ramener à une autre formulation : socialisme et islam. Suivant René Gallissot, la tendance dominante de l’historiographie de la question opposerait comme deux essences incompatibles le communisme marxiste et le nationalisme arabe d’inspiration islamique. Cette conception serait également chère aux auteurs occidentaux, influencés par l’orientalisme colonialiste de naguère, et à leurs adversaires arabes ou musulmans. Ainsi mis en accusation de tous côtés, les marxistes se défendraient mal : alors que les partis communistes se complairaient dans l’autosatisfaction, leurs dissidents gauchistes reconnaîtraient, eux aussi, « l’échec du communisme dans le monde arabe », et en rendraient responsables les « trahisons » de leurs dirigeants.
Mais il est vain d’opposer en champ clos des mots, des idéologies, sans préciser quels facteurs sociaux et culturels particuliers animent les mouvements qui s’en réclament. C’est en les prenant pour objets d’étude que René Gallissot et ses collaborateurs font progresser un débat qui risquait de s’enliser. Ils montrent que l’histoire des rapports entre communisme et nationalisme dans le monde arabe ne peut se réduire à celle d’un affrontement pur et simple. Assurément, aujourd’hui encore, presque tous les gouvernements arabes reprochent au communisme d’être une idéologie étrangère, donc inadaptée aux conditions sociales et culturelles spécifiques de leurs pays - notamment le rôle essentiel de l’Islam comme facteur de résistance à la colonisation et fondement de la conscience nationale [1]. Mais au moins les plus « progressistes » ont emprunté au mouvement communiste sa conception des relations internationales (lutte du « socialisme » contre « l’impérialisme »), et son modèle d’organisation politique interne (tout en rejetant la lutte des classes qui briserait l’unité du « peuple »). L’impact du communisme sur une certaine forme de nationalisme arabe n’est donc pas négligeable.
Ce curieux syncrétisme est l’aboutissement récent d’une évolution longue et complexe. Il n’est pas possible de résumer ici tout ce qu’apportent les études rassemblées dans ce cahier, les textes publiés en annexes, et la foisonnante synthèse de René Gallissot. Contentons-nous de quelques éléments de réflexions qui concernent la deuxième guerre mondiale.
Plus que de son origine européenne et de sa philosophie athée, le socialisme marxiste a souffert des modalités particulières de son implantation dans le monde arabe. En effet, dans une bonne moitié de ces pays (l’ensemble du Maghreb [2], la Palestine [3], voire dans une moindre mesure l’Égypte [4]), ses introducteurs étaient des immigrants venus d’Europe dans le processus de colonisation. Ils ont fondé les premières organisations syndicales et politiques du mouvement ouvrier, et y sont restés longtemps majoritaires, ce qui les conduisait à se réclamer d’une nationalité étrangère à la population indigène, ou à rejeter tous les nationalismes (en tant que facteurs de division de la classe ouvrière). Des membres des minorités locales chrétiennes et juives ont joué un rôle comparable, surtout en Orient. Mais, plus généralement, les mouvements socialistes et communistes ont eu le tort de situer leur action dans un cadre organiquement et idéologiquement européo-centriste, la libération nationale restant subordonnée à la cause du socialisme dans les métropoles, ou aux intérêts de l’URSS.
L’européo-centrisme caractérisait surtout les partis socialistes de la IIème Internationale (avant 1914 et après 1918), qui, dans leur grande majorité, s’étaient ralliés à l’idée d’une « politique coloniale socialiste », sous l’influence de leurs fédérations coloniales. Les nationalismes indigènes étaient à leurs yeux l’expression de forces sociales rétrogrades, et du fanatisme religieux [5]. L’indépendance immédiate des colonies était donc un mot d’ordre démagogique, objectivement réactionnaire.
Mais les communistes de la IIIème Internationale, qui l’avaient propagé de 1920 à 1935, n’étaient pas pour autant (à notre avis) des anticolonialistes absolus. Se réclamant de l’internationalisme prolétarien, ils considéraient foncièrement le nationalisme comme une idéologie bourgeoise, un facteur de division du prolétariat mondial. L’URSS, État multinational, représentant le « camp socialiste », combattait donc les mouvements nationalistes à l’intérieur de ses frontières, mais les encourageait à l’extérieur, afin de miner le « camp impérialiste » qui l’assiégeait. Mais la ligne de démarcation entre ces deux camps pouvait se déplacer brusquement, et temporairement en fonction des alliances conclues par la « patrie du socialisme » afin d’assurer sa sécurité. C’est ainsi que, de 1936 à 1939, puis de 1941 à 1945, l’antifascisme relégua dans l’oubli l’anti-impérialisme (qui resurgit seulement de 1939 à 1941, pendant la durée du pacte germano-soviétique). Abandonnant le nationalisme arabe, les communistes préconisaient en Afrique du Nord l’« union libre » avec le peuple de France, suivant le modèle de la politique soviétique des nationalités [6], alors qu’en Orient ils se réclamaient de patriotismes locaux, bannissant toute référence ethnique ou confessionnelle. Reprenant après la guerre leurs campagnes contre l’impérialisme occidental, ils commirent l’erreur de soutenir le partage de la Palestine, et de dénoncer tous les gouvernements arabes comme des créatures des Anglais ou des Américains. C’est seulement dans les années 1950 que l’URSS, révisant son jugement, reconnut la contribution positive du nationalisme arabe à la lutte anti-impérialiste.
On comprend que ces revirements aient placé les communistes des pays arabes dans des situations inconfortables, voire désespérées, et leur aient valu des méfiances profondément enracinées. Pourtant, René Gallissot souligne à juste titre l’évolution qui a conduit les nationalistes arabes les plus radicaux d’un « national-socialisme » subissant l’attraction du fascisme entre 1936 et 1942 à un « socialisme national », influencé par les méthodes et par les idées communistes depuis les années 1950. Phénomène inexplicable si l’on considère le nationalisme arabe comme un bloc monolithique, de nature uniformément « bourgeoise ». Il convient d’analyser précisément son contenu social. Dès 1928, l’Internationale communiste avait renoncé à soutenir indistinctement tous les mouvements nationalistes des pays colonisés. Elle distinguait parmi ceux-là les « nationaux réformistes », portés par leurs intérêts de classe à rechercher des compromis avec l’impérialisme, et les « nationaux révolutionnaires », qui poursuivaient simultanément la libération nationale et la libération sociale des masses populaires exploitées. Le grand tort des communistes après 1935 fut d’oublier cette distinction pour condamner sans nuance tous les nationalistes arabes, réactionnaires ou progressistes, et les repousser également vers la tentation de l’alliance fasciste. Plus tard, quand l’URSS redevint l’alliée du nationalisme arabe, les communistes de ces pays eurent l’amère déception d’être maintenus à l’écart, voire persécutés, et dépossédés d’une grande partie de leur programme « socialiste » par leurs rivaux « populistes ».
Mais chaque pays doit être considéré à part. L’Algérie offre le cas extrême d’un mouvement national en majorité d’origine prolétarienne, qui n’a guère trouvé de concurrence dans la « bourgeoisie nationale » (fort peu nationaliste, à l’exception des Oulémas, jusqu’en 1936 au moins). Formé à l’école du Parti communiste, il n’en ressentit que plus cruellement les « trahisons » de celui-ci ; devenus « frères ennemis », les deux partis ne réussirent jamais plus à collaborer dans la confiance, mais recommencèrent à s’influencer mutuellement. Au contraire, en Tunisie, le Parti communiste s’était définitivement disqualifié en confondant antifascisme et antinationalisme [7]. Ce nationalisme tunisien en fut renforcé dans son caractère bourgeois, dans sa direction, sinon dans ses troupes [8]. Enfin, en Irak, le nationalisme radical, engagé en 1941 dans le camp de l’Axe par Rachid Ali, n’a jamais pardonné ses retournements (dont le plus spectaculaire avait eu lieu le 22 juin 1941) à un parti communiste trop soumis à la stratégie de l’URSS [9], en dépit du zèle pour la cause arabe que celui-ci a manifesté après 1950. Il n’y a donc pas un nationalisme arabe, mais autant de cas d’espèces que de pays.
Ce précieux recueil démontre la nécessité d’études précises avant toute généralisation. Il n’a pu, bien entendu, couvrir exhaustivement le champ de son enquête. On attend avec intérêt d’autres tentatives analogues [10], dont une qui serait plus spécialement consacrée au problème des rapports entre communisme, fascisme et nationalisme, dans le monde arabe.
Guy Pervillé
[1] C’est moins vrai pour le « croissant fertile », de l’Égypte à l’Irak, où les minorités chrétiennes ont joué un rôle important dans la formation du nationalisme arabe, et des nationalismes locaux.
[2] Pour la Tunisie, voir la contribution de Béchir Tlili, « La Fédération socialiste de Tunisie (SFIO) et les questions islamiques (1919-1925) », pp. 57-90 ; pour l’Algérie, celle d’Abderrahim Taleb-Bendiab, « La pénétration des idées et l’implantation communiste en Algérie dans les années 1920 », pp. 127-146 ; pour le Maroc, celles de Georges Oved, « La gauche française et les Jeunes marocains », pp. 91-126, et d’Albert Ayache, « Les communistes du Maroc et les Marocains (1936-1939) », pp. 159-172.
[3] Cf. Maher Al Charif, « Le 1er Congrès ouvrier arabe : émergence du mouvement ouvrier arabe en Palestine », pp. 147-158.
[4] Cf. Jacques Couland, « Regards sur l’histoire syndicale et ouvrière égyptienne (1899-1952) », pp. 173-202.
[5] Contributions de Béchir Tlili et Georges Oved.
[6] Cf. Hassine Raouf Hamza, « Le Parti communiste tunisien et la question nationale (1943-1946) », pp. 231-264.
[7] Ibid.
[8] La contribution de Juliette Bessis, « La crise de l’autonomie et de l’indépendance tunisienne, classe politique et pays réel » (pp. 265-292), montre comment la division des dirigeants nationalistes, en 1955 et 1956, a fourni l’occasion d’une explosion de mécontentement populaire.
[9] Cf. Mohieddine Hadhri, « Essai sur l’histoire du Parti communiste irakien : luttes nationales et stratégie « internationaliste » » (pp. 203-230).
[10] René Gallissot renvoie le lecteur à deux de ses publications antérieures dont ce cahier est la suite : le numéro de juin 1977 de la Revue algérienne des Sciences juridiques, économiques et politiques (sur l’Algérie des années 1930), et pour l’ensemble du monde arabe, ses contributions à l’Histoire générale du socialisme sous la direction de Jacques Droz, t. III et IV, Paris, PUF, 1977 et 1978.