Sur deux livres de Charles-Robert Ageron (1981)

vendredi 9 mai 2008.
 
Ces comptes-rendus de deux ouvrages publiés par Charles Robert Ageron en 1978 et 1979 sont parus dans la Revue d’histoire de la Deuxième guerre mondiale, n° 122, 1981, pp. 74-75 et 76-78.


-  Charles-Robert Ageron, France coloniale, ou parti colonial ? Paris, Presses Universitaires de France, 1978, 302 p.

Par ce livre dense, Charles-Robert Ageron a voulu tirer de l’oubli, près de vingt ans après la « décolonisation » de l’Empire français, « la France des coloniaux, face cachée de notre histoire ». Non par nostalgie : on ne peut, en effet, lui prêter aucune arrière-pensée de réhabilitation, contrairement à son devancier Raoul Girardet, qui naguère avait brillamment évoqué L’idée coloniale en France (1871-1962) [1]. Le seul point commun à ces deux livres est l’idée que, une fois retombées les passions colonialistes et anticolonialistes, le phénomène colonial peut et doit être enfin étudié dans l’esprit de l’histoire scientifique.

Ce projet conduit Charles-Robert Ageron à présenter une anthologie du discours colonial, limité par la force des choses à celui des « coloniaux » en métropole de 1815 à 1962. Même ainsi bornée, l’entreprise est immense, et l’on ne peut qu’admirer l’abondance et la diversité des textes cités. Cette richesse fait toute la difficulté du livre, qui suppose une certaine familiarité du lecteur avec l’histoire. Il semble destiné à de jeunes historiens en quête de sujets de recherche, comme le suggère la conclusion.

L’ouvrage présente d’abord la définition, très variable, de la notion de colonisation, puis l’argumentation elle aussi très diverse de ses partisans au cours du XIXème siècle. Il démontre ensuite, à travers les exemples de l’Indochine, de Madagascar, et de Fachoda, le rôle des « coloniaux » dans la préparation des expéditions de conquête, réussies ou non. Un chapitre analyse l’organisation du « parti colonial » (en fait, une multiplicité de groupements rivaux) avant 1914, et son action sur les milieux dirigeants et sur l’opinion publique. D’autres exposent en détail les différentes doctrines suivant lesquelles ces « coloniaux » entendaient conduire le gouvernement de l’Empire français après la conquête (assimilation, protectorat, « politique indigène », association...) ; et leurs efforts inlassables pour gagner l’opinion à l’idée coloniale (ou impériale) en informant les adultes et en formant les jeunes générations, avec l’appui croissant des gouvernements de 1919 à 1939. La rapide évolution qui conduisit de l’Empire à la décolonisation à travers l’Union française et la Communauté est plus brièvement retracée.

La conclusion est claire : la politique d’expansion outre-mer fut imposée à la France, nation casanière entre toutes, par une minorité active et organisée de « coloniaux », au moyen de pressions directes sur les responsables politiques (gouvernements et parlements) ; et d’une propagande systématique visant à conquérir durablement une opinion publique au départ indifférente ou hostile. Longtemps décevants, les résultats de cette action persévérante ne devinrent tangibles qu’à partir de 1939, au moment où la France, menacée par la montée des périls en Europe, crut trouver dans son Empire la garantie de son avenir de grande puissance. C’est alors que les premiers sondages d’opinion révélèrent une faible majorité de Français pour l’identifier au territoire national : 53 % des personnes interrogées en février 1939 estimaient « aussi pénible de devoir céder un morceau de notre empire colonial qu’un morceau du territoire de la France ». Mais on trouvait à l’opposé 43 % de « non », et seulement 44 % étaient « décidés à se battre plutôt que de céder la moindre partie de nos possessions coloniales » (alors que 40 % s’y refusaient) [2]. Succès très relatif de la propagande impériale, et l’on sait qu’en juin 1940 le maréchal Pétain et le général Weygand condamnaient comme une désertion la décision momentanément prise par le gouvernement et le Parlement de se transporter en Afrique du Nord... Pourtant, c’est bien la guerre mondiale qui assura la victoire de l’idée impériale en France. Vichystes et gaullistes exaltaient pareillement l’Empire, dont ils se disputaient la possession, comme la dernière chance de sauver la patrie et de ressusciter sa puissance. Pour la métropole occupée, la France d’outre-mer n’était plus un domaine d’exploitation, mais la « patrie vivante » ; et sa contribution à la libération ne pouvait que conforter cette vision. L’apogée des sentiments pro-coloniaux en France métropolitaine peut donc vraisemblablement être située en 1945-1946, entre la fin de la guerre mondiale et le début de la guerre d’Indochine. Cette conversion de la majorité de l’opinion explique la force des résistances qu’a rencontrée la dislocation de l’Union française ; mais son caractère tardif et limité permet également de comprendre que quinze ans de guerres coloniales ininterrompues aient suffi à la retourner en faveur de la « décolonisation ».

Ce n’est pas le seul enseignement de ce livre. Le lecteur ne peut manquer d’être également frappé par la diversité de ce « parti colonial » que l’idée reçue qualifie sommairement, en bloc, de « colonialiste ». En fait, c’est contre les « anticolonialistes », eux-mêmes très divers par leurs motivations [3], et contre les indifférents, que se sont unis les partisans de l’expansion coloniale de la France. Mais ils divergeaient profondément sur la politique à suivre envers les « indigènes ». L’auteur distingue à juste titre des « coloniaux conservateurs » - au mieux paternalistes, au pis racistes - et des « coloniaux indépendants », parmi lesquels il distingue encore les assimilationnistes « jacobins » des véritables « libéraux », qui préconisaient l’association sur un pied d’égalité des colons et des indigènes... On voit que tous les coloniaux n’étaient pas au même degré des colonialistes, et que ces deux mots ne sont pas de parfaits synonymes. Cet exemple montre l’insuffisance du vocabulaire courant en matière coloniale, héritage de l’anticolonialisme adopté sans examen par le nouveau conformisme de l’ère postcoloniale. En redonnant la parole aux « coloniaux », Charles-Robert Ageron a voulu faire prendre conscience aux jeunes historiens de l’ampleur des ignorances dans un domaine de recherche trop délaissé. Souhaitons lui d’être suivi.

-   Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2 : De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954), Paris, PUF, 1979, 643 pages.

Depuis 1962, l’histoire de l’Algérie est à réécrire. Le public ne disposait jusqu’ici que du « Que sais-je ? » de Charles-Robert Ageron intitulé Histoire de l’Algérie contemporaine (de 1830 à nos jours), plusieurs fois réédité et complété depuis 1964, et du premier tome d’un ouvrage monumental publié la même année sous le même titre par Charles-André Julien, qui s’arrêtait en 1871. Quinze ans après, en voici enfin le deuxième, dans lequel Charles-Robert Ageron nous conduit de l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération nationale, le 1er novembre 1954. Ce gros livre tant attendu vient combler une lacune, et ses utilisateurs se demanderont comment ils avaient pu s’en passer si longtemps. La quantité d’informations qu’il rend disponibles, et la clarté de leur présentation, en font l’ouvrage de référence indispensable à tous ceux qui s’intéressent sérieusement à l’Algérie, historiens ou non. Ils pourront seulement regretter l’absence totale de notes et de bibliographie, sans doute imposée à l’auteur par les impératifs de l’édition.

L’ouvrage se divise en deux parties. La première (1871-1919) est essentiellement fondée sur la thèse de doctorat de l’auteur [4], complétée par des recherches ultérieures et par les travaux d’autres chercheurs. Elle retrace une double évolution. Celle de la société musulmane vaincue, soumise au régime d’exception de l’indigénat, appauvrie par la réduction de ses moyens d’existence traditionnels, mais dont la croissance démographique a repris. Et celle de la colonie française - ou plutôt européenne - qui, forte de sa supériorité civique, étend sa mainmise sur la terre, développe sa production agricole, et s’enracine dans le pays. D’abord aveuglément solidaire d’une colonisation qu’il a voulue, le pouvoir métropolitain en vient, dès 1892, à s’alarmer du conflit d’intérêts qui oppose les deux éléments de la population, et tente de rétablir l’équilibre. Il ne réussit d’abord qu’à soulever contre lui une vague d’autonomisme colonial, voire d’indépendantisme « algérien », qui culmine en 1898 avec les émeutes anti-juives d’Alger mais se laisse apaiser dès 1900 par l’octroi de l’autonomie financière. Cependant, à la veille de la Grande Guerre, la nécessité d’imposer la conscription aux indigènes et l’apparition parmi eux d’un mouvement revendicatif - celui des « Jeunes Algériens » formés par l’école française - décida le gouvernement à réaliser de profondes réformes. L’opposition farouche des élus coloniaux ne put que les retarder jusqu’à la victoire et qu’en atténuer la portée.

La deuxième partie, la plus neuve, retrace la période cruciale qui va des réformes de 1919 à l’insurrection de 1954, dont l’analyse fut trop longtemps obscurcie par les passions opposées. Elle s’ouvre sur une présentation des mouvements revendicatifs de l’immédiat après-guerre (1919-1924). Celui des musulmans, sous la direction de l’émir Khaled, n’est pas encore nationaliste, alors que celui des « Algériens » européens réclame l’autonomie législative contre les velléités réformatrices de la métropole. Suit un tableau des forces politiques de 1925 à 1939 ; chez les musulmans, parmi lesquels l’influence des Jeunes Algériens et des Élus, assimilés ou tentés par l’assimilation, est de plus en plus vivement concurrencée par celle des premiers mouvements nationalistes (l’Association des Oulémas réformistes, et surtout l’Étoile Nord africaine, remplacée en 1937 par le Parti du Peuple algérien) ; mais aussi chez les Européens, dont la vie politique reste remarquable par la violence des querelles de personnes et de clans, la persistance d’un antisémitisme virulent, et la prépondérance des droites. Ferment révolutionnaire à la charnière des deux sociétés, le Parti communiste est le premier à lancer - sous la pression du Komintern - le mot d’ordre d’indépendance, mais il l’abandonne en 1936, au moment où le nationalisme prend racines dans la société musulmane. Cette évolution décisive est retracée en détail, du gouvernorat de Maurice Viollette jusqu’à l’ultime échec de sa proposition de loi qui porta pendant sept ans tous les espoirs de l’élite indigène. Ce pari audacieux sur la volonté d’assimilation que celle-ci manifestait jusqu’en 1930 fut compromis non seulement par le refus systématique des élus « algériens » et par l’immobilisme des responsables métropolitains, mais aussi par l’influence croissante des mouvements nationalistes dans la communauté indigène. À partir de 1936, la revendication d’égalité immédiate et inconditionnelle formulée par le Congrès musulman dépassa le projet Viollette d’assimilation progressive et menaça la pérennité de la souveraineté française.

En toile de fond, l’auteur brosse un tableau contrasté des deux économies et des deux sociétés algériennes entre 1919 et 1954. Alors que la population européenne tend à se stabiliser, par diminution de l’immigration et de la natalité, la population musulmane commence une croissance explosive, défavorable au développement économique. L’opposition s’aggrave entre l’économie coloniale, principalement agricole, qui continue d’étendre son domaine, sa production et sa productivité à travers les aléas de la conjoncture ; et l’économie indigène dont la plus grande partie s’enfonce dans le sous-développement, en dépit des timides mesures de modernisation prises par l’administration. Cependant, la société musulmane se différencie en catégories inégalement défavorisées, sous l’effet du contact avec la colonisation, de l’urbanisation, de l’émigration en France, et de la diffusion progressive de l’instruction française.

Déterminé par cette évolution économique et sociale, le destin de l’Algérie n’en fut pas moins décidé par des événements politiques. L’auteur insiste particulièrement sur l’importance de la Deuxième guerre mondiale, qui accéléra la pénétration du nationalisme dans la masse et dans une partie de l’élite algérienne. La propagande allemande pendant et après la « drôle de guerre », l’ébranlement du prestige français par la défaite de 1940, la politique rétrograde de Vichy (dont les mesures anti-juives renièrent la doctrine de l’assimilation et consacrèrent la « superposition des races »), puis le débarquement anglo-américain de 1942 et la « course au pouvoir » qui s’ensuivit parmi les Français, tous ces facteurs contribuent à expliquer l’audacieuse initiative de Ferhat Abbas : le Manifeste du Peuple algérien, contresigné par les principaux élus musulmans. Le général de Gaulle, en restaurant l’État et en réalisant les réformes attendues depuis un quart de siècle par l’élite indigène, sut en rallier une partie, mais il était trop tard pour désamorcer le conflit entre les nationalismes algérien et français. Celui-ci éclata en mai 1945, sous la forme d’une insurrection préparée par le PPA clandestin à l’insu de Ferhat Abbas, et implacablement réprimée (sans que l’on puisse y voir une « provocation colonialiste », comme on l’a trop répété à la légère). Les responsables français de l’après-guerre ne surent pas en tirer les leçons. Ils maintinrent le dogme de l’assimilation, alors que le choix s’imposait entre une évolution pacifique fondée sur le droit des Algériens à disposer d’eux-mêmes, et la révolution violente. Tous les partis musulmans, après avoir tenté la première voie, se rallièrent de plus ou moins bon gré à la seconde, à la suite de « quelques hommes qui sentaient l’aspiration générale des Algériens à échapper à la situation coloniale et à devenir maîtres de leur destin ».

En écrivant ce livre, Charles-Robert Ageron a pris le risque de choquer plus d’une fois les nostalgiques de l’Algérie française, qui persistent à voir en elle une « magnifique réussite », victime innocente de l’envie méritée par son succès même. Ils lui reprocheront de démontrer le bien-fondé de l’insurrection. Plus que d’autres, ceux qui s’appelaient fièrement les « Algériens » croiront lire un implacable réquisitoire, tendant à rejeter sur leurs ancêtres et sur eux-mêmes la responsabilité fondamentale du désastre dont ils ont tant souffert. Pourtant, l’auteur n’affirme rien sans preuves surabondantes : combien de fois des élus qui se disaient « algériens » ont-ils condamné les réformes décidées à Paris et se sont-ils déclarés seuls compétents en matière de politique algérienne ? Il n’en conclut pas pour autant à l’irresponsabilité des autorités métropolitaines, qui n’ont jamais officiellement abdiqué leur souveraineté sur l’Algérie. Le dédoublement du pouvoir entre la colonie et la métropole, qui caractérise la période couverte par ce livre, n’absout ni l’une ni l’autre de leurs responsabilités propres.

À l’opposé, les critiques inspirés par le nationalisme algérien ont reproché à l’anticolonialisme de l’auteur de ne pas être assez systématique. Ils lui ont fait grief de ne pas avoir condamné l’œuvre scolaire française comme une manifestation d’impérialisme culturel et d’avoir estimé que celle-ci aurait pu changer le destin de l’Algérie si la France avait osé, dès 1919, accorder la pleine citoyenneté aux « évolués » formés par son enseignement [5]. D’après eux, le nationalisme était la seule alternative à la situation coloniale, et le mouvement revendicatif musulman s’en réclamait dès avant 1914, sous la conduite de l’Émir Khaled, petit-fils d’Abd-el-Kader. De ce révisionnisme, qui rejoint paradoxalement les dénonciations du mouvement « Jeune Algérien » par les « arabophobes » d’Algérie, Charles-Robert Ageron a tenu compte, dans la mesure où il l’a trouvé fondé sur des preuves solides. Car il n’a pas voulu faire œuvre de partisan, mais d’historien.

Aux reproches des uns et des autres, il peut donc opposer la sereine défense d’Alexis de Tocqueville : « Je n’ai craint, je le confesse, de blesser personne, ni individus, ni classes, quelque respectables qu’elles puissent être. Je l’ai souvent fait avec regret, mais toujours sans remords. Que ceux auxquels j’ai pu déplaire me pardonnent en considération du but désintéressé et honnête que je poursuis ».

Ce volume s’arrête, prudemment, à la veille de l’insurrection ; car, dit l’auteur, « j’ai vécu ces événements, donc je ne les connais pas ». Un troisième tome, allant du 1er novembre 1954 à nos jours, est annoncé en préparation. Combien de temps se fera-t-il attendre ?

Guy Pervillé

[1] Paris, La Table Ronde, 1972, 332 p.

[2] Sondage IFOP, cité par Ageron, op. cit., page 264 ; et par Girardet, op. cit., page 134.

[3] Diversité clairement démontrée par Charles-Robert Ageron dans son petit livre : L’anticolonialisme en France de 1871 à 1914, Paris, PUF, 1973, 96 pages.

[4] Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, PUF, 1968, 1296 pages en 2 volumes.

[5] Conclusion de la thèse citée, pages 1239 et 1244.



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