Mes réponses aux questions de Guy Hennebelle (2003)

Une histoire complexe, des torts partagés. Je préfère m’abstenir de tout pronostic.
lundi 21 février 2005.
 
Cette interview n’a jamais eu lieu à proprement parler. Le regretté Guy Hennebelle m’avait envoyé par la poste une trentaine de questions que j’ai ramenées à six, et auxquelles j’ai répondu en ayant pour la première fois le sentiment de répondre à toutes les interrogations essentielles que soulevaient mes recherches. Elle est parue dans le n° 62 de la revue Panoramiques (aujourd’hui malheureusement interrompue après le n° 71, octobre 2005, par suite du dècès de Guy Hennebelle survenu le 3 juillet 2003), daté du 1er trimestre 2003, pp. 150-158.


-  Comment avez-vous été amené à écrire sur la guerre d’Algérie, et quelle est votre ligne directrice ?

-  Mon livre intitulé Pour une histoire de la guerre d’Algérie est une commande des Editions Picard, que j’ai acceptée en 1994 parce qu’elle répondait à mon désir antérieur de dresser un bilan des connaissances et des débats historiques sur le sujet, trente ans après la fin de la guerre et au moment de l’ouverture des archives publiques françaises la concernant. Mais le vrai point de départ de ma recherche est très antérieur.

La fin de la guerre d’Algérie a coïncidé avec ma première prise de conscience de ce qui se passait dans le monde. En 1958, j’ai eu dix ans juste après le retour au pouvoir du général de Gaulle. J’ai alors entendu dire, et j’ai lu dans les journaux lus par ma famille, que de Gaulle était revenu pour sauver la France d’une guerre civile imminente et pour garder l’Algérie à jamais française, et j’ai vu à la télévision des images semblant prouver que l’Algérie toute entière avait dit oui à de Gaulle et à la France pour toujours. La suite des événements ne pouvait que me troubler très profondément, d’autant plus que mes parents continuaient de faire confiance au Général, alors que les journaux que je lisais critiquaient l’absurdité de sa politique. Je n’avais pas quatorze ans quand le referendum du 8 avril 1962 a ratifié massivement les accords d’Evian, et je n’ai même pas eu le temps de songer que si la guerre avait continué, j’aurais pu moi aussi être envoyé risquer ma vie en Algérie. Le fait que je n’ai pas eu à souffrir personnellement ni familialement de la guerre d’Algérie ni de son issue m’a permis de la considérer immédiatement comme une énigme historique, beaucoup plus que comme un problème politique ou éthique, et c’est plus tard que j’ai peu à peu pris conscience de ces enjeux.

Ma première enquête a commencé à la rentrée scolaire de septembre 1962, quand je me suis précipité sur mes camarades « rapatriés » au lycée de Creil pour recueillir leur témoignage et leur demander de m’expliquer ce qui s’était passé ; mais elle ne pouvait aboutir à grand chose, faute de moyens et de méthode. Un deuxième départ lui a été donné en 1967 à Paris, après mon arrivée à l’internat du Lycée Louis-le-Grand, un antre de gauchistes à l’époque : une conversation avec un maoïste m’a révélé que tout ce que je croyais vrai sur le sujet était rejeté ou ignoré par mon interlocuteur, et inversement. Nous étions d’accord sur le caractère atroce de cette guerre, mais pas sur la liste ni sur les responsables de ces atrocités. C’est ce jour là que, scandalisé par les contradictions fondamentales de ce conflit, je me suis juré de faire tout mon possible pour les tirer au clair. Quelques mois plus tard, la publication du premier des quatre volumes d’Yves Courrière sur la guerre d’Algérie a commencé à me fournir des réponses, mais j’ai vite pris conscience que le livre qui répondrait à toutes mes interrogations n’existait pas, et qu’il m’appartiendrai de l’écrire un jour. C’est pourquoi, après mon entrée àl’Ecole normale supérieure, j’ai saisi l’occasion de mon mémoire de maîtrise d’histoire pour me lancer en 1970 dans une recherche sur la participation des étudiants algériens musulmans de culture française à la guerre d’indépendance algérienne. Ce sujet, d’abord choisi comme un prétexte pour me renseigner sur la guerre d’Algérie auprès de témoins et d’acteurs parlant ma langue, puis élargi et approfondi, est devenu celui de ma thèse de troisième cycle, soutenue en 1980 puis publiée aux Editions du CNRS en 1984 sous le titre Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, et rééditée à Alger par Casbah Editions en 1997. Parallèlement, j’ai étudié systématiquement la politique algérienne de la France, la guerre d’Algérie de 1954 à 1962, son historiographie et sa mémoire dans les deux pays après 1962.

Ma méthode était au début tout à fait élémentaire, et tenait dans quelques idées directrices : nécessité de l’objectivité, c’est-à-dire de chercher à connaître des faits tels qu’ils se sont passés indépendamment de toute préférence personnelle, et de l’impartialité, qui consiste à confronter les points de vue de témoins aux partis pris opposés pour en identifier les points d’accord et de désaccord, et enfin utilité de la méthode comparative qui permet de dégager des « régularités » (sinon des lois au sens physique du mot) du déroulement de tous les conflits connus. La plus importante étant que la guerre est un affrontement dialectique entre deux adversaires qui s’influencent mutuellement en cherchant à devancer ou à riposter aux coups de l’autre, ce qui fait que l’on ne peut pas comprendre le comportement de l’un sans tenir compte de celui de l’autre.

-  Que pensez-vous de la tendance actuelle à réclamer la repentance de la France pour ses crimes commis durant la guerre d’Algérie ?

-  Mes recherches m’ont conduit à m’intéresser de plus en plus à la mémoire collective de cette guerre dans les deux pays concernés. En France, les faits majeurs sont l’absence de mémoire nationale officielle et consensuelle, et la rivalité de plusieurs mémoires de groupes antagonistes (les partisans de l’Algérie française, ceux de l’indépendance, et ceux qui s’y sont plus ou mois aisément résignés comme le général de Gaulle), qui tentent d’imposer leur mémoire particulière comme mémoire nationale. Le seul point commun est un sentiment de mauvaise conscience, mais les points de vue s’opposent au sujet de ce qui doit le motiver : honte d’avoir fait cette guerre, des méthodes qui l’ont presque gagnée, ou de l’abandon final qui l’a rendue vaine et injustifiable ? En Algérie, au contraire, il existe une mémoire nationale et une commémoration officielle organisée d’une manière obsessionnelle, parce que la « guerre de Libération nationale » est la source de légitimité de la nation, de l’Etat, du régime et des dirigeants ; mais cette mémoire officielle est de plus en plus contestée.

Je ne crois pas que les Français qui ont vécu ou vu la guerre d’Algérie en ont « fait leur deuil » par la cure d’amnésie que les dirigeants de la Cinquième République leur avaient imposée à travers une série de lois d’amnistie échelonnées de 1962 à 1982. Au contraire, un besoin d’exprimer les mémoires individuelles n’a pas cessé de se manifester par une énorme masse de publications, et connaît un paroxysme depuis quelques années. Mais l’indépendance de l’Algérie est acceptée comme un fait logique et inéluctable par la grande majorité des Français, qui sont soulagés de s’être débarrassés de la responsabilité de son évolution, et les jeunes nés après 1962 ont beaucoup de mal à concevoir qu’elle ait pu être considérée comme autre chose qu’un pays arabo-musulman étranger à la France. En Algérie, la France est officiellement considérée elle aussi comme un pays étranger, mais elle ne cesse pas d’être mise en cause pour son ingérence ou pour son indifférence, quoi qu’elle fasse ou ne fasse pas. Cette dissymétrie dans les relations bilatérales traduit le fait que l’Algérie continue d’avoir besoin de la France beaucoup plus que l’inverse.

Depuis quelques années, les gestions opposées de la mémoire collective de la guerre d’Algérie dans les deux pays connaissent des interférences croissantes. En juin 2000 le président algérien Abdelaziz Bouteflika, lors de sa visite officielle en France, a publiquement suggéré une déclaration de repentance pour les fautes du colonialisme. Très peu de temps après, les journaux Le Monde, L’Humanité et Libération ont relancé une campagne de témoignages, d’accusations et d’aveux au sujet de la torture pratiquée par l’armée française en Algérie, aboutissant à un appel de douze intellectuel pour une condamnation officielle de son usage par le gouvernement de la République. Puis les aveux sans remords du général Aussaresses ont redoublé le scandale, et provoqué une vague de dépôts de plaintes pour « crimes contre l’humanité » (les seuls crimes imprescriptibles en droit français), qui à leur tour ont inspiré d’autres plaintes aux défenseurs des victimes de la décolonisation (harkis et Français d’Algérie). Jusqu’à présent, toutes ces plaintes et d’autres antérieures se sont heurtées à plusieurs obstacles juridiques, dont les principaux sont la jurisprudence niant l’existence de la notion de « crime contre l’humanité » en droit français avant le code pénal de 1994, et les lois d’amnistie découlant directement ou indirectement des accords d’Evian. Lever ces obstacles reviendrait à recommencer la guerre sous la forme d’une guérilla judiciaire qui rouvrirait toutes les plaies et ranimerait tous les griefs entre les deux peuples et à l’intérieur de chacun.

La déclaration de repentance, à supposer qu’elle ne soit pas une étape vers la reprise des procès, ne serait pas une meilleure solution dans la mesure où elle resterait unilatérale. En effet, cela supposerait que les Français aient été les seuls à commettre des actes répréhensibles durant la guerre d’Algérie, alors que l’amnistie réciproque des accords d’Evian avait eu au moins le mérite de reconnaître implicitement que ce n’était pas le cas. Comme l’a remarqué Bruno Frappat dans La Croix des 16 et 17 mars 2002, « crimes, tortures, traitements inhumains, terreur, les clandestins du FLN commirent des horreurs qu’il fut longtemps de bon ton de passer au compte pertes et profits d’un juste combat pour une « libération nationale », mais qui apparaissent aujourd’hui pour ce qu’ils furent ».

Mais certains continuent à penser que les Français doivent se repentir parce que leur cause était mauvaise, alors que les Algériens seraient dispensés de ce devoir parce que leur cause était juste. C’est-à-dire que la fin politiquement correcte justifie tous les moyens, quels qu’ils soient ; ou encore, que ceux qui ont politiquement raison ont droit à tous les moyens, et que ceux qui ont politiquement tort n’ont droit à aucun. Cela revient à subordonner la morale à la politique, qui n’est ni une science exacte, ni une vérité révélée, et à ruiner la morale. Le psychiatre antillais Frantz Fanon, devenu le plus talentueux des propagandistes du FLN, a glorifié dans son dernier livre, Les damnés de la terre ( Maspéro, 1961), des comportements de « violence absolue » contre les colons qu’il avait d’abord tenté de minimiser et d’excuser, en en faisant le moyen nécessaire du défoulement de la violence accumulée dans le cœur des colonisés par la longue oppression coloniale. D’après lui, « pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon » ; et, selon son préfacier Jean-Paul Sartre, « abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ». Si cette théorie avait été juste, l’Algérie devrait être aujourd’hui le pays le plus heureux du monde. On sait bien qu’il n’en est rien, et il faut tirer les conséquences de ce constat.

Une tendance longtemps prépondérante parmi les milieux intellectuels et journalistiques de gauche croyait que la France ne pourrait se réconcilier avec l’Algérie qu’en admettant sans aucune réserve le bien-fondé de sa révolte, et en s’alignant totalement sur son point de vue. Les Français devaient donc taire tous leurs griefs, et entourer d’un mur de silence les « colonialistes » nostalgiques de l’Algérie française jusqu’à la disparition du dernier. Mais cette attente était vaine, puisque aujourd’hui, en Algérie même, une tendance nostalgique du temps des Français s’exprime de plus en plus ouvertement, parmi ceux qui l’ont connu dans leur jeunesse ; mais aussi parmi les jeunes qui portent un « regard féroce » sur la génération de leurs parents et rejettent en bloc le nationalisme officiel : « La guerre d’indépendance ? Ca m’emmerde, et je trouve qu’on est mal placé pour en parler parce que ça veut dire quoi, indépendance ? Ca veut dire liberté, et ça, on ne l’a pas » (...) ; « Les militaires « ont accaparé le pouvoir après l’indépendance et ont mené la barque jusqu’à la faillite totale. En 1962, une colonisation s’est terminée, mais une autre s’est installée », rapporte Florence Beaugé dans Le Monde du 19 mars 2002. Le politologue algérien Lahouari Addi avait déjà signalé en 1997 (dans Confluences- Méditerranée, n° 20, p. 47) « un fait qui heurte le sentiment patriotique : des centaines de milliers de jeunes nés après l’indépendance, dont certains sont des enfants et des petits enfants de martyrs, sont en admiration de la France, souhaitent partir en France pour y vivre et y acquérir la nationalité française, cette même nationalité que leurs parents ont refusée pour arracher un Etat indépendant. Force est de constater - et il est inutile de ne pas regarder la réalité en face- que la guerre livrée en 1954 par l’ALN à la France coloniale a été perdue trente ans après ».

C’est pourquoi on peut interpréter comme une contre-offensive idéologique et une manœuvre de diversion les appels à la repentance de la France qui se multiplient en Algérie depuis une douzaine d’année. Mais cette explication ne suffit pas à rendre compte des relais qu’ils ont spontanément trouvés parmi les intellectuels français. En effet, la France ne peut plus continuer à gérer les mémoires de la deuxième guerre mondiale et celle de la guerre d’Algérie suivant des principes diamétralement opposés, en prônant un devoir de mémoire de plus en plus exigeant pour l’une, et un devoir d’oubli pour l’autre. L’examen de conscience actuel est donc légitime, mais il ne doit pas s’enfermer dans une autre contradiction tout aussi insupportable, entre la mémoire éternelle qui serait due aux « bonnes victimes », et l’oubli réservé aux « mauvaises ».

-  N’y a-t-il pas une sorte de schizophrénie dans les attitudes algériennes envers la France, quarante ans après la fin de la guerre ?

-  Quand je me rendais en Algérie pour mes recherches, entre 1970 et 1975, j’avais été très agréablement surpris d’être accueilli à bras ouverts, non seulement par d’anciens étudiants algériens qui avaient participé à la lutte du FLN, mais aussi par des hommes de la rue, dès qu’ils m’avaient identifié comme français. J’en avais retiré l’impression d’un sincère et profond désir de réconciliation. Mais peu à peu, j’ai ressenti une inquiétude croissante en découvrant l’entretien par les autorités algériennes d’une culture du ressentiment, incompatible avec des relations apaisées. M’intéressant à la politique culturelle algérienne dans le prolongement de mon sujet de thèse, j’ai constaté que le discours populiste dirigé par Messali Hadj contre « la trahison de l’élite », formée en français dans l’Algérie coloniale ou en France, était de plus en plus utilisé par des nationalistes et des islamistes comme arme absolue pour discréditer les diplômés et intellectuels francophones formés avant ou après l’indépendance, en les stigmatisant comme un « Parti de la France » (Hizb frança), ou comme des « nouveaux pieds-noirs ». En même temps, j’ai essayé de suivre l’historiographie de la « guerre de libération » en Algérie, et mon inquiétude en a été redoublée. Il est normal et légitime que la littérature commémorative exalte l’héroïsme et le sacrifice des nombreux martyrs ( en arabe, chouhada) qui sont morts pour que vive leur patrie, et que certains des anciens moudjahidine survivants jugent sévèrement la France. Mais il ne l’est pas que cette commémoration officielle persiste à répéter les thèmes d’une propagande de guerre susceptible d’entretenir la haine de l’ennemi héréditaire, comme les 45.000 morts de mai 1945 et les 1.500.000 martyrs de 1954 à 1962, des accusations récurrentes de « génocide » et de « crimes contre l’humanité », et même celle d’avoir testé la première bombe atomique française sur des prisonniers algériens. Ni qu’elle glorifie l’usage de la violence et de la terreur contre les « colonialistes » et les « traîtres », évacue toute critique du système de gouvernement instauré par la Révolution, et occulte le rôle des anciens dirigeants écartés du pouvoir. J’en suis donc venu à douter que la guerre d’Algérie soit vraiment finie, puis je n’ai pas été surpris de la voir recommencer à partir de 1992.

En effet, la guerre civile algérienne encore inachevée a donné l’impression d’une répétition du scénario de la « première guerre d’Algérie ». Non seulement aux yeux des « rapatriés » français et « français musulmans » d’Algérie, qui voient se répéter le terrorisme xénophobe et l’usage de la plus cruelle violence contre les « traîtres » par les islamistes armés, la mise en cause des méthodes expéditives de la répression, (enlèvements, tortures, disparitions), et la stigmatisation paradoxale du « terrorisme » par un pouvoir militaire qui l’avait autrefois pratiqué et glorifié contre le colonialisme français. Mais aussi par le fait que tous les protagonistes de cette guerre civile l’ont présentée comme une répétition de la « guerre de libération », en prétendant se réserver le beau rôle du « Moudjahid » et imposer à son adversaire celui du traître à la patrie ou à l’islam. Les islamistes ont continué la vieille dénonciation du « Parti de la France » et des « nouveaux Pieds-noirs » pour stigmatiser les partisans du coup de force de janvier 1992. Ceux-ci, embarrassés dans leur propagande par le fait d’avoir repris à leur compte dans les journaux et les médias francophones « le vocabulaire du général Massu et du général Salan », n’en persistent pas moins à revendiquer le nom de « Patriotes », et à présenter les tueurs islamistes comme des fils de harkis poursuivant la vengeance de leurs pères. Il s’agit en réalité d’amalgames arbitraires et contestables. Les Algériens francophones ne sont pas nécessairement francophiles ni francisés (il suffit de lire leur presse pour le constater), et la minorité qui a pris la place des « Pieds-noirs » en 1962 n’était pas pour autant le « Parti de la France ». Quant aux fils de harkis, ils ne sont nullement les inventeurs de l’islamisme ni de sa branche terroriste ; et à supposer que certains d’entre eux l’aient rejoint pour venger leurs pères, ce ne serait qu’une raison supplémentaire de condamner le sort qui leur a été réservé en 1962 et depuis lors.

Les vraies responsabilités sont ailleurs. Sans vouloir expliquer la nouvelle guerre d’Algérie par une cause unique, on peut au moins rendre compte de son caractère d’extrême violence par l’image de la « Guerre de libération » qui a été inculquée aux jeunes Algériens par l’enseignement public et la commémoration officielle. Comme l’a écrit Mohammed Harbi, « l’idéalisation de la violence requiert un travail de démystification. Parce que ce travail a été frappé d’interdit, que le culte de la violence en soi a été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie voit ressurgir avec l’islamisme les fantômes du passé » (L’Algérie et son destin, Arcantère, 1992, p. 155). Plus largement, la culture politique algérienne est une culture de guerre et de guerre civile (non avouée comme telle). Le système politique élaboré de 1954 à 1962 et institué sous la forme du parti unique de 1962 à 1989 postulait l’unanimité nationale et l’imposait par la force, toute divergence interne étant niée en tant que telle et qualifiée de trahison. Selon Lahouari Addi, ce système politique est fondé sur « le présupposé qu’entre Algériens il n’y a pas de conflits politiques », mais qu’il y en a « entre Algériens et étrangers, ou entre Algériens patriotes et Algériens traîtres. Ce type de conflit n’a pas à être institutionnalisé, car les traîtres sont à exterminer physiquement, à ‘éradiquer’, d’où le caractère sanglant de la crise actuelle, qui oppose, pour les uns, les traîtres à la nation, et pour les autres, les traîtres à l’islam qui définit la nation » ( Le Monde, 29-11-1995, p. 16). Tout s’est passé comme si les dirigeants algériens avaient refusé de refermer les portes de la guerre, afin de perpétuer un régime fondé dans, par et pour la guerre contre un ennemi extérieur.

Ainsi s’expliquerait la pratique d’un double langage envers la France, que le journaliste libanais Antoine Basbous a bien mis en lumière dans son livre : L’islamisme, une révolution avortée ? (Hachette, 2001, pp.130-137). « Le régime algérien s’est forgé une autre source de légitimité : le discours mobilisateur contre la France, qui a fini par lasser et par perdre toute crédibilité. La culture de la haine contre l’ancien colonisateur ne pouvait plus dissimuler les carences et les difficultés inhérentes au régime ». Il ajoute que « le pouvoir algérien et les opposants islamistes sont prisonniers d’une même culture anti-française », et que « l’attitude du FLN de rejet politique de la France, soutenue avec acharnement pendant un quart de siècle, s’est propagée à l’ensemble des forces politiques algériennes ». La sincérité de ses propagateurs n’est pourtant pas incontestable : « En règle générale, plus les dirigeants algériens et leur entourage familial ont été proches de la France, plus ils affichent une attitude d’hostilité pour s’en démarquer. Certains dirigeants insultent publiquement la France et lui tendent la main loin des micros et des caméras ». Il cite de nombreux exemples de comportements privés démentant les discours publics, notamment la multiplication des demandes de réintégration dans la nationalité française après les émeutes d’octobre 1988 et en 1997. Et il souligne enfin l’étonnante « capacité française d’avaler les couleuvres algériennes », motivée entre autres raisons par l’importance de la communauté algérienne en France et par la crainte d’une nouvelle vague d’immigration si l’Algérie sombrait dans le chaos.

-  Comment voyez-vous l’intégration de la communauté algérienne en France ? Succès ou échec ?

-  L’intégration de la communauté algérienne en France fait l’objet de diagnostics contradictoires, et variables. Après la victoire tricolore dans la coupe du monde de football en 1998, les médias s’enthousiasmaient à présenter la « France plurielle » comme « la France qui gagne » et comme un fait accompli ; trois ans plus tard, le fiasco du « match amical » France-Algérie a relancé une vague de pessimisme, renforcée par les réactions favorables à Ben Laden et par la multiplication des actes antisémites inspirés par le conflit israélo-palestinien dans certaines banlieues. Il y a pourtant des faits encourageants, par exemple l’augmentation des mariages mixtes franco-musulmans, non seulement entre des hommes musulmans et des femmes françaises non converties (ce que l’islam autorise), mais aussi en sens inverse (ce qu’il a toujours prohibé). Mais jusque à présent, la tendance majoritaire chez les jeunes franco-algériens nés en France a semblé être le refus de choisir entre leurs deux nationalités, au risque de se comporter et d’être considérés comme des apatrides. Après la convention franco-algérienne de 1983 sur le service militaire de ces jeunes, 4.200 conscrits par an faisaient leur service en Algérie, 5.200 le faisaient en France, et 10.000 s’en dispensaient (selon Claude Liauzu, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 211 ; mais les statistiques militaires françaises indiquent un effondrement des options pour l’Algérie à partir de 1988) . De même pendant la guerre du Golfe en 1991, selon un sondage de l’IFOP, 11% des jeunes d’origine maghrébine se disaient prêts à se battre dans l’armée irakienne, 13% dans l’armée française, et 72% ni dans l’une ni dans l’autre.

La « France plurielle » née de l’immigration coloniale et post-coloniale a besoin d’une mémoire commune, qui fasse comprendre aux populations séparées par les drames de la décolonisation pourquoi elles doivent pourtant vivre ensemble dans le même pays. Or, certaines associations qui se préoccupent de constituer une mémoire collective des enfants de l’immigration algérienne en France semblent vouloir leur inculquer celle du nationalisme algérien, qui ne répond pas aux exigences de leur situation. Braquer les projecteurs sur la féroce répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris, et sur celle, disproportionnée, de l’insurrection manquée du 8 mai 1945 autour de Sétif et de Guelma en Algérie, serait tout à fait légitime, à condition de ne pas présenter ces deux sanglants épisodes comme représentatifs de l’ensemble du conflit franco-algérien, qui ne se résume pas à un « génocide » colonialiste unilatéral. La « mémoire de l’immigration » ne saurait davantage se confondre avec celle de la Fédération de France du FLN. En effet, le nationalisme algérien était né parmi des travailleurs émigrés en France qui se considéraient comme obligés de s’exiler pour travailler dans le pays des colonisateurs parce que leur patrie ne leur appartenait plus ; ils associaient donc logiquement leur projet d’indépendance de l’Algérie avec leur rêve de retour. La participation plus ou moins volontaire de la masse des travailleurs algériens en France au combat du FLN était pourtant directement contraire à leurs intérêts d’immigrants, qui étaient de pouvoir épargner le plus d’argent possible pour l’envoyer à leurs familles ou pour l’économiser en vue de leur retour, et de pouvoir continuer à immigrer en toute liberté, ce que seule l’intégration de l’Algérie à la France pouvait garantir absolument. Leur soutien à la Fédération de France du FLN impliquait donc logiquement que sa victoire garantisse aux Algériens émigrés en France la possibilité réelle du retour au pays. Or l’indépendance, suivie par la « récupération des richesses nationales », n’a pas permis celui de la masse des émigrés ; au contraire, la crise de désorganisation due à l’exode massif des Français d’Algérie fuyant l’insécurité a provoqué une nouvelle vague d’émigration plus forte que jamais. Les émigrés algériens ont dû prendre conscience du fait qu’ils étaient désormais des immigrés en France, et ils en ont tiré les conséquences en faisant venir leurs familles.

C’est pourquoi on ne rendrait pas service aux enfants de l’immigration algérienne en leur inculquant une mémoire manichéenne, qui leur donnerait seulement des raisons de haïr le pays où ils sont destinés à vivre. Il est incohérent de prôner l’intégration des jeunes franco-algériens en France en discréditant ceux qui ont eu le tort d’y croire trop tôt en Algérie. Il est aberrant que des enfants de militants nationalistes algériens, citoyens français parce que nés en France, persistent à considérer les fils de harkis comme des fils de traîtres. Une mémoire collective inadaptée peut être un frein à l’intégration dans la société française, et un danger pour la paix publique, comme l’ont montré les complicités trouvées par des réseaux terroristes algériens ou orientaux en 1986, en 1995, et en 2001. Il y a quelques années, le MIL (Mouvement Initiative et Liberté, présidé par le général de Boissieu, gendre du général de Gaulle) avait couvert les murs d’affichettes interpellant les immigrés : « La France, aimez la, ou quittez la ! ». L’amour ne se commande pas, surtout pas sous la menace d’expulsion, et il ne doit pas être à sens unique. Mais l’exigence de cohérence est incontestable. Et pas uniquement pour les enfants de l’immigration. Toutes les composantes de la société française postérieure à la colonisation et à la décolonisation ont également besoin d’une mémoire commune qui les aide à comprendre et à ne pas répéter les drames de leur passé commun.

-  L’islam n’est-il pas un obstacle à l’intégration des Algériens en France comme il l’a été pour celle de l’Algérie dans la France ?

-  Le rôle de l’islam dans le nationalisme algérien et dans la guerre d’indépendance a été sous-estimé par un bon nombre d’intellectuels français, dupés par la propagande élaborée à leur intention par leurs homologues du FLN. En réalité, la tendance dominante dans le mouvement national a toujours été l’arabo-islamisme, préconisé à la fois par le mouvement prolétarien de Messali Hadj et par l’Association des Oulémas fondée par le cheikh Ben Badis, qui enseignait : « L’islam est ma religion, l’arabe est ma langue, et l’Algérie est ma patrie ». Suivant cette conception, l’identité algérienne est définitivement fixée depuis la conquête arabe du VIIe siècle, suivie par une très rapide islamisation des Berbères (même si leur arabisation a été plus lente et incomplète). En effet, l’islam a réussi à unifier très vite la très grande majorité des habitants du Maghreb, en recouvrant et en effaçant les traces de la romanisation et de la christianisation antérieures (contrairement auProche-Orient,oùlesdiversescommunautéschrétiennes ont survécu jusqu’à nos jours, et à la péninsule ibérique, d’où l’islam a été refoulé puis éradiqué par la reconquête chrétienne). Cette réussite est un problème historique majeur. On peut l’expliquer en admettant que les Berbères vaincus ont adopté l’islam comme un moyen de revendiquer l’égalité avec leurs vainqueurs, et qu’ils ont trouvé dans cette religion des affinités avec leurs propres traditions, l’islam étant, selon Pierre Bourdieu (Sociologie de l’Algérie, PUF, 1985, pp. 96-104), l’idéologie d’un certain type de société patriarcale. Au contraire, les colonisateurs français n’ont pas voulu imposer le christianisme parce que leur idéologie laïque n’en faisait plus une condition nécessaire de l’identité nationale, et ils se sont engagés à respecter l’islam, tout en le jugeant incompatible avec la citoyenneté française parce qu’il oppose une loi révélée aux lois humaines. Renonçant à franciser la très grande majorité des habitants de l’Algérie, ils ont imposé jusqu’en 1944 aux « indigènes » musulmans un statut d’assujettissement qui leur rappelait celui de « dhimmi » réservé aux juifs et aux chrétiens dans l’Etat musulman : l’ordre colonial était donc l’inversion de l’ordre voulu par Dieu. C’est une des raisons de l’échec de la colonisation française en Algérie.

Les peuples musulmans se sont montrés particulièrement résistants à toute tentative d’absorption par assimilation, parce que leur foi est en principe inséparable d’une loi considérée comme parfaite parce que d’origine divine. Pourtant, la civilisation musulmane avait été particulièrement ouverte aux apports des autres civilisations dans ses quatre ou cinq premiers siècles, quand l’interprétation du Coran (ijtihad) n’était pas encore achevée, et quand les Etats musulmans était puissants et prospères. Mais les défaites de l’Islam devant les Croisés et les Mongols, du XIe au XIIIe siècle, ont entraîné un raidissement idéologique, un désintérêt pour la culture profane, et le rejet de toute innovation, surtout si elle venait des Chrétiens. Cette mentalité a creusé un fossé et créé un retard culturel du monde musulman sur l’Occident, qui l’a rendu incapable de résister à ce dernier. Au XIXe et dans la première moitié du XXe siècles, les dirigeants et les intellectuels des Etats musulmans ont tenter de restaurer leur indépendance et leur ancienne puissance, mais sans choisir clairement entre l’imitation de l’Occident et le retour aux sources de l’islam. Depuis un quart de siècle, l’échec apparent de tous les modèles occidentaux (libéralisme, démocratie, nationalisme, socialisme) a fait apparaître le retour à l’islam primitif comme la seule solution encore non essayée. En réalité, aucun de ces modèles n’a été intégralement adopté, et l’islamisme ne fait que reproduire la mentalité rétrograde qui avait failli conduire les peuples musulmans à leur perte (avec en plus l’instrumentalisation de la technique occidentale grâce à la manne des pétro-dollars dans certains pays privilégiés).

Mais faut-il en conclure que des minorités musulmanes dispersées dans des sociétés non-musulmanes sont nécessairement destinées à rester des blocs réfractaires à toute forme d’intégration et d’assimilation ? On ne peut l’affirmer a priori, car il s’agit d’une situation inédite en Europe, où jamais les musulmans n’avaient durablement cohabité avec des non-musulmans autrement qu’en situation dominante. La pression de la société majoritaire peut assimiler une partie de la minorité musulmane (notamment par les mariages mixtes dans les deux sens), ou bien inciter une partie des musulmans à inventer, par un nouvel ijtihad, un islam laïque adapté à la vie commune avec la majorité non-musulmane, même si d’autre musulmans préfèrent le repli communautaire sur l’islam traditionnel. Un sondage effectué en France à la fin des années 1980 a montré que 20% des personnes d’origine musulmane interrogées ne se réclamaient plus de l’islam, et que seulement 9% approuvaient la fetwa de l’imam Khomeini condamnant à mort Salman Rushdie. D’autre part, les musulmans d’origine algérienne vivant en France sont moins pratiquants que les autres musulmans.

-  Le temps est-il venu de franchir un pas vers la « déschizophrénisation » des rapports de l’Algérie avec la France, ou bien sommes nous condamnés pour longtemps à ces rapports névrotiques fondés sur le principe du « je t’aime, moi non plus » ?

-  En 1989, au moment où la nouvelle Constitution algérienne avait reconnu pour la première fois le principe du pluralisme politique et les droits de l’homme et du citoyen, j’avais espéré une véritable réconciliation franco-algérienne fondée sur la base saine de valeurs partagées. On sait ce qu’il en est advenu. En juin 2000, le voyage officiel du président algérien Abdelaziz Bouteflika en France a offert une autre magnifique occasion, que celui-ci a gâchée en parlant comme s’il se souciait davantage de l’effet de ses paroles sur les Algériens que sur les Français. Depuis lors, je préfère m’abstenir de tout pronostic. Mais je crois qu’une vraie réconciliation est toujours possible, à condition que les uns et les autres renoncent à rejeter toutes les responsabilités sur leurs anciens adversaires pour préserver leur propre irresponsabilité. C’est une affaire de volontés simultanées et convergentes.

Guy Pervillé

Cet entretien s’insérait dans le n° 62 de Panoramiques, consacré à une franche explication franco-algérienne sous le titre : " Algériens-Français : bientôt finis les enfantillages ?" , et ainsi présenté dans le catalogue de la revue :

"Ce numéro a failli s’appeler "Je t’aime, moi non plus", mais ce titre a justement été utilisé par un quotidien algérien. Signe d’une convergence, déjà, entre le nord et le sud de la Méditerranée. Lesquels, depuis 1830, se sont à la fois tant aimés et tant haïs. Conçu suivant le principe du fifty-fifty, volontairement brutal, il laisse s’exprimer une douzaine d’auteurs algériens et autant de français, qui, pour la plupart, "se défoulent" sans entraves, mais chez qui on sent le souci de déboucher sur un avenir apaisé et probablement commun".

Dans un "éditorial ravageur", intitulé d’après une dédicace de Kateb Yacine "A la France, et à la Navarre, pour que franche soit la bagarre", Guy Hennebelle exposait avec sa verve habituelle son propos iconoclaste : "contribuer à briser ce que j’appelle "le duo sado-maso" entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif".

Dans sa lettre datée du 23 mars 2002, il m’avait expliqué plus précisément ses intentions : « Mon objectif est de casser les discours dominants, sortir du ronron et en particulier du duo sado-maso culture algérienne du ressentiment versus culture française du culpabilisme. Il a pu m’arriver de donner « là dedans », ça ne mène à rien. Il faut regarder devant nous et jeter les bases difficiles d’un avenir relativement commun. J’ai donc demandé à mes auteurs de faire dans le hard politique et non dans le soft habituel ».

L’ensemble de ce numéro doit être lu par tous ceux qui s’intéressent à la refondation sur des bases saines des relations franco-algériennes. Il peut être commandé aux Editions Corlet, Z.I., route de Vire, 14110 Condé-sur- Noireau, au prix de 14 euros et 4 euros de port pour la France métropolitaine (tel : 02.31.59.15.15).



Forum