Historiens et géographes n° 360 (1998)

mercredi 9 juillet 2008.
 

Les comptes-rendus de ces six livres :

-  Patrick-Charles Renaud, Combats sahariens, 1955-1962, préface du général Bigeard, Éditions Jacques Grancher, Paris, 1993 ;

-  Georges Fleury,La guerre en Algérie, Plon, Paris, 1993, 643 p., photographies hors-texte ;

-  Jean-Claude Carrière, commandant Azzedine, C’était la guerre. Algérie 1954-1962, Plon, Paris, 1992, 465 p. ;

-  Pierre Pellissier, La bataille d’Alger, Perrin, Paris, 1995, 390 p. ;

-  Alexis Berchadsky, La question d’Henri Alleg, un « livre événement » dans la France en guerre d’Algérie, Larousse et Sélection du Reader’s Digest, coll. « Jeunes Talents », Paris, 1994, 193 p. ;

-  Pierre Miquel, La guerre d’Algérie, Fayard, Paris, 1993, 554 p.,

sont parus dans Historiens et Géographes n° 360, janvier-février 1998, pp. 427-429.


-  Patrick-Charles Renaud, Combats sahariens, 1955-1962, préface du général Bigeard, Éditions Jacques Grancher, Paris, 1993.

Ancien des troupes sahariennes, Patrick-Charles Renaud a écrit à l’intention de ses camarades un livre-mémorial abondamment illustré, qui retrace dans leurs moindres détails tous les combats livrés dans le grand désert de 1955 à 1962, en rapport direct ou indirect avec la guerre d’Algérie. L’exactitude du récit est garantie par le général Bigeard, qui avait mené ses parachutistes à la poursuite de méharistes "rebelles" dans le grand erg occidental en octobre et novembre 1957. L’auteur ne prétend rien démontrer, puisqu’il laisse son livre sans conclusion. Il ne cache pourtant pas sa nostalgie du temps où le drapeau français flottait au vent du désert (jusqu’au 7 juillet 1962 à Tamanrasset), et où de jeunes officiers affrontaient la mort avec panache à la tête de méharistes encore fidèles (quoique travaillés par une propagande hostile), tout en respectant le courage et la valeur militaire de leurs adversaires. Il laisse néanmoins percer ses partis pris en incriminant les convoitises étrangères sur un Sahara pacifié et tardivement mis en valeur par la France.

Du point de vue de l’histoire, le principal intérêt de ce livre est de rappeler des combats presque tous oubliés, livrés par les troupes sahariennes françaises contre des unités du MNA ou de l’ALN algérienne venus des Aurès-Nementchas et de l’Atlas saharien au Nord, ou contre des éléments locaux soulevés par sa propagande dans le Tassili à la frontière libyenne, et dans le grand erg occidental ; mais aussi contre l’armée tunisienne en 1958 et en 1961, et contre l’Armée de libération marocaine encadrant les nomades Regueibat aux confins du Maroc, du Sud algériens, de la Mauritanie et du Sahara espagnol jusqu’à la contre-offensive franco-espagnole du début 1958 (éclipsée par la crise franco-tunisienne due au bombardement de Sakiet-Sidi-Youcef). Ces épisodes méconnus éclairent les origines de conflits actuels, tels que celui du Sahara occidental, qui oppose depuis plus de vingt ans les mêmes Regueibats à l’armée marocaine.

- Georges Fleury, La guerre en Algérie. Plon, Paris, 1993, 643 pages, photographies hors-texte.

Georges Fleury s’est engagé à dix-sept ans, en 1957, dans les commandos de marine ; il a combattu en Algérie jusqu’en 1962, et il s’est marié sur place, avec une fille de Bab-el-Oued. Plus tard, il est devenu un écrivain militaire, spécialisé dans les biographies de « baroudeurs » et dans les mémoriaux de corps d’élite, après avoir consacré un livre aux Combattants du mauvais choix : les harkis. Son dernier ouvrage est de loin le plus ambitieux : il entend raconter l’ensemble de la guerre d’Algérie de façon à réhabiliter le rôle militaire des soldats du contingent, et le faire sans haine, avec la plus stricte objectivité. À cette fin, l’auteur a utilisé les archives militaires, la documentation fournie par diverses organisations d’anciens combattants, des entretiens avec des officiers et avec des centaines d’appelés, la presse de l’époque et des revues spécialisées, enfin une bibliographie rassemblant surtout des témoignages d’anciens acteurs ou des récits de journalistes.

Étant donné l’engagement personnel de l’auteur et d’un bon nombre de ses informateurs, on pourrait a priori avoir des doutes sur la sincérité ou sur le réalisme de son projet. Et pourtant, le contenu du livre tient globalement ses promesses. Georges Fleury a réussi la gageure de raconter, en plus de six cents pages qui retiennent constamment l’attention, une histoire militaire faite de mille combats qu’il arrache à l’oubli, en redonnant un nom à tous les morts français même les plus obscurs. Il démontre ainsi qu’un grand nombre des appelés ont été de vrais combattants qui ont risqué ou sacrifié leur vie comme leurs aînés des deux guerres mondiales, sans occulter pour autant les aspects les moins reluisants de cette guerre-ci (torture, « corvée de bois »), ni le fait que la grande majorité des appelés s’est finalement séparée des soldats de métier et des Français d’Algérie en acceptant avec joie ou soulagement les accords d’Évian et la fin de la guerre.

L’auteur intègre habilement son histoire militaire dans une histoire politique racontée de seconde main, mais assez justement dans l’ensemble. Le lecteur spécialiste pourra regretter la non-prise en compte des travaux d’historiens (à la seule exception de Mohamed Harbi), l’absence de notes, et contester quelques détails (intervention d’« émissaires du GPRA » à Alger en décembre 1960, page 458 ; le recrutement de la force locale parmi les anciens « rebelles », page 600 ; total de 250.000 harkis cité page 605 ; consignes attribuées au général Katz à Oran, pages 607-608 et 611 ; confusion dans le récit des luttes pour le pouvoir après l’indépendance, pages 617-618). II n’en reste pas moins que cet ouvrage d’un historien amateur, en dépit des limites du genre et du point de vue particulier de l’auteur, peut-être lu avec profit.

- Jean-Claude Carrière, commandant Azzedine, C’était la guerre. Algérie 1954-1962, Plon, Paris, 1992, 465 p.

Ce livre est une réédition de deux témoignages sur la guerre d’Algérie déjà publiés séparément : La paix des braves, de l’écrivain et scénariste de cinéma Jean-Claude Carrière (Le Pré aux Clercs, Paris, 1989, 228 pages), et On nous appelait fellaghas, du commandant de l’ALN Si Azzedine (Stock, Paris, 1976, 345 pages). Cette réédition commune a été occasionnée par une coproduction franco-algérienne des réalisateurs Maurice Failevic et Ahmed Rachedi, dont le scénario combinait des éléments empruntés aux deux ouvrages. Ce film, selon le compte-rendu de Jean-Louis Mingalon paru dans Le Monde du 19 avril 1993, mettait en valeur, d’un côté, l’absurde expérience des appelés français, « de la découverte d’un pays d’évidence étranger, avec sa culture et sa langue propres, auquel le contingent est contraint de faire la guerre alors qu’il ne songe qu’à rentrer dans ses foyers, jusqu’au pourrissement inexorable des consciences », et de l’autre, « le courage et la détermination des maquisards de l’ALN qui, face à un ennemi pourtant très puissant militairement, ont l’avantage de savoir qu’ils se battent pour retrouver une dignité perdue depuis plus d’un siècle ».

La lecture successive des deux livres donne exactement la même impression. Mais la démonstration est prédéterminée et sa valeur démonstrative fortement diminuée par l’hétérogénéité fondamentale des points de vue entre l’appelé malgré lui ne rêvant qu’à « la quille, bordel », et le maquisard librement engagé dans un combat inégal. L’armée française a pourtant compté dans ses rangs un certain nombre d’officiers et de soldats qui croyaient savoir pourquoi ils combattaient, même parmi les appelés : Bertrand Tavernier et Patrick Rotman les ont montrés dans leur film La guerre sans nom, contrairement à Jean-Claude Carrière. C’est avec eux qu’il aurait valu la peine d’essayer de « finir cette guerre ».

Ajoutons que, si le premier texte a été reproduit sans changement, le second a été « considérablement remanié » et, nous dit-on, « échappe aujourd’hui à toute censure ». On trouve en effet plusieurs passages nouveaux intercalés, et toute la fin, qui évoque la lutte contre l’OAS et les débuts chaotiques de l’indépendance, a été réécrite. Cependant, il ne semble pas y avoir de modification fondamentale ni dans la forme ni dans le fond. Et l’on peut regretter que la nouvelle préface de l’avocat Mourad Oussedik, moins critique et moins nuancée que le témoignage d’Azzedine, perpétue le mythe de la révolution faite par le peuple et du « million et demi d’Algériens qui ont alors donné leur vie » (page 161).

- Pierre Pellissier, La bataille d’Alger, Perrin, Paris, 1995, 390 p.

Encore une livre sur La bataille d’Alger ? Celui du journaliste Pierre Pellissier, qui en avait suivi les péripéties à l’époque, appartient pleinement au genre journalistique, avec ses limites et ses mérites. L’auteur nous raconte en détail les faits et gestes de ses personnages, dans un style vivant et agréable (bien que l’orthographe des noms propres, et pas seulement ceux d’origine arabe, laisse à désirer). Le contenu de son récit est fondé principalement sur des témoignages originaux d’anciens responsables et acteurs militaires français (complétés par les journaux de marche des régiments parachutistes consultés dans les archives de Vincennes et d’Aubagne), et sur des entretiens avec ses anciens confrères journalistes d’Alger. La bibliographie est de même composée surtout de témoignages militaires et de récits journalistiques, presque tous d’auteurs français.

Il n’est donc pas surprenant que ce livre tende à réhabiliter les intentions, et l’action des parachutistes du général Massu, en corrigeant ou en nuançant l’image du tortionnaire diffusée depuis 1957 par les propagandes anticolonialistes et antimilitaristes. Il le fait pourtant sans polémique, avec un réel souci de nuance et d’objectivité. La qualité de ses informateurs permet à l’auteur d’apporter des éléments nouveaux et intéressants sur de nombreux épisodes très controversés (tels que l’assassinat d’Amédée Froger, le complot du bazooka visant le général Salan, l’arrestation et les derniers jours du chef du FLN Larbi Ben M’Hidi), sans prétendre donner des réponses définitives à toutes les questions. Il a également le mérite de fournir, parallèlement au récit des événements d’Alger, des informations précises sur l’évolution de la perception du problème algérien en France, et à l’étranger.

Cependant, on peut regretter que ce livre n’utilise presque aucun travail d’historien, que son récit, partant de l’arrivée de la Xème division parachutiste à Alger à la fin de décembre 1956, éclaire imparfaitement par des retours en arrière tardifs les origines et les causes de cette « bataille » déclenchée par le FLN dès juin ou septembre 1956, et qu’il évoque d’une manière trop floue les conséquences de cette victoire des « forces de l’ordre » au-delà des manifestations de mai 1958, sans expliquer comment et pourquoi le FLN a fini par se réimplanter à Alger en décembre 1960. En dépit de ces limites, le livre de Pierre Pellissier reste intéressant et utile.

- Alexis Berchadsky, La question d’Henri Alleg, un « livre événement » dans la France en guerre d’Algérie, Larousse et Sélection du Reader’s Digest, coll. « Jeunes Talents », Paris, 1994, 193 pages.

La collection « Jeunes talents » dirigée par Jacques Marseille s’est donnée pour mission de faire connaître quelques-uns des meilleurs travaux de maîtrise en les publiant. Le mémoire d’histoire d’Alexis Berchadsky, réalisé à l’université Aix-Marseille I sous la direction de Marc Michel, en fait partie. Il est fondé sur les archives d’Henri Alleg, sur celles des éditions de Minuit et de la Ligue des droits de l’homme, complétées par des sources orales, par les autres publications des mêmes éditions relatives à la guerre d’Algérie, et par une bibliographie bien informée sur cette guerre et sur l’histoire politique et culturelle de la France contemporaine.

Son propos est d’étudier La question d’Henri Alleg, moins comme une témoignage sur les faits qu’il dénonce (les tortures infligées à des militants du Parti Communiste Algérien - parmi lesquels Maurice Audin disparut à jamais - par des parachutistes français qui les soupçonnaient à tort de participation aux réseaux terroristes du FLN), que comme un événement marquant la bataille d’opinion qui conditionna en grande partie l’issue politique de la guerre. En replaçant la publication de ce petit livre explosif dans l’histoire des pratiques culturelles et dans celle de l’engagement politique des intellectuels français, il montre comment sa saisie (non suivie de procès) et ses multiples rééditions en France et à l’étranger ont contribué à ruiner le mythe républicain de la mission civilisatrice de la France en Algérie, et à faciliter l’acceptation de la nouvelle politique du général de Gaulle par l’opinion métropolitaine.

Cette étude passionnante tend à réhabiliter l’importance du rôle des intellectuels dans l’évolution de l’opinion publique (récemment mise en doute par Jean-François Sirinelli dans les actes de la table ronde sur La guerre d’Algérie et les intellectuels français qu’il a dirigée avec Jean-Pierre Rioux, éditions Complexe, Bruxelles, 1991). Mais elle laisse de côté une question importante, qui justifierait d’autres recherches : pourquoi d’autres événements contemporains des affaires Alleg et Audin, et beaucoup plus sanglants (tels les attentats à la bombe du FLN à Alger et le massacre de Mechta Casbah près de Melouza) n’ont-ils pas suscité des réactions aussi fortes ni surtout aussi durables ? Leur a-t-il manqué un témoin sachant écrire ?

- Pierre Miquel, La guerre d’Algérie, Fayard, Paris, 1993, 554 p.

Pierre Miquel est un historien de formation, auteur d’une thèse de doctorat d’État (publiée chez Flammarion en 1972) sur La paix de Versailles et l’opinion publique en France. Ayant opté pour la vulgarisation historique, par la plume et les médias audiovisuels, il s’est fait une spécialité de tous les conflits externes et internes qui ont marqué l’histoire de la France. À ce titre, il a été le premier historien à publier une histoire de la guerre d’Algérie après avoir exploité les archives militaires de Vincennes, largement ouvertes aux chercheurs à partir de juillet 1992. On pouvait donc espérer un renouvellement profond de l’historiographie de cette guerre. La déception n’en a été que plus cruelle.

Dès les premières pages naît l’impression désagréable d’un travail hâtif, dont ni la forme ni le fond ne sont satisfaisants. Les noms propres estropiés sont trop nombreux, le style est trop souvent relâché pour convenir au sujet. Innombrables sont les perles (trop nombreuses pour être de simples lapsus) qui font penser que l’auteur ignore autant l’histoire de l’Algérie que sa géographie. Ces insuffisances ne portent pas que sur des points de détail : par exemple, l’analyse de la politique algérienne du général de Gaulle de juin à octobre 1958 (pages 354 à 362) est ou superficielle ou obscure. Ce laborieux pensum sans inspiration prouve qu’il ne suffit pas de bien connaître les guerres de la France pour écrire pertinemment sur la guerre d’Algérie, parce que l’Algérie n’est pas la France.

Pourtant, tout n’est pas mauvais dans cet ouvrage. Son principal intérêt réside dans les archives militaires qu’il utilise et cite ou résume abondamment. Tout le chapitre sur la révolte de Sétif et de Guelma en mai 1945 est fondé sur le recueil publié en 1990 par le Service historique de l’armée de terre (La guerre d’Algérie par les documents, tome I : L’avertissement, 1943-1946) qui est cité dans la bibliographie, malheureusement sans mentionner le nom du maître d’œuvre Jean-Charles Jauffret et celui de ses collaborateurs. Et dans les chapitres suivants, les passages les plus intéressants rapportent les points de vue, plus divers et plus nuancés qu’on le croyait auparavant, des responsables militaires en contact avec l’adversaire ou avec les populations. Mais l’utilité de ces passages est gâchée par l’absence de notes, qui auraient dû apporter des références précises aux cotes, lieux et dates des documents commentés. Ce parti pris (qui ne se retrouve pas dans d’autres ouvrages publiés par le même éditeur) est injustifiable.

En somme, ce livre n’est pas utilisable par le lecteur profane qui ne pourra y distinguer le vrai du faux ; et il ne l’est que difficilement pour le lecteur spécialiste, qui en retirera surtout l’envie d’aller consulter lui-même les archives militaires de Vincennes.

Guy Pervillé



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