Nordine Boulhaïs : Histoire des Harkis du Nord de la France (2005)

mardi 29 juillet 2008.
 
Cette préface est celle du livre de Nordine Boulhaïs : Histoire des Harkis du Nord de la France, Paris, L’Harmattan, septembre 2005, 300 p., qui reprend et actualise son mémoire de maîtrise.

Le premier travail de recherche de Nordine Boulhaïs, son mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1994, méritait d’être porté à la connaissance du public, fût-ce plus de dix ans après. Parce que son sujet, apparemment très étroit, présente un très grand intérêt, et parce que l’approche personnelle de l’auteur l’éloigne des sentiers battus, des points de vue idéologiques stéréotypés sur la guerre d’Algérie et ses conséquences.

L’objet de cette recherche est l’itinéraire d’une communauté berbère chaouia de 379 personnes, déracinées et transplantées du cœur du massif de l’Aurès vers une agglomération industrielle du département du Nord par la tourmente de la guerre d’Algérie. Il s’agit d’une histoire familiale élargie en histoire communautaire, entreprise par un sentiment de « devoir de mémoire ». Mais cette famille n’est pas n’importe laquelle : fils et petit-fils de harkis, rejetés en tant que « traîtres » par l’Algérie indépendante, l’auteur nous apprend, à la page 49, que son grand-père paternel était un neveu de Mostefa Ben Boulaïd, le premier chef régional des maquis FLN-ALN des Aurès-Nementchas (future wilaya I), rallié à la première « harka » fondée dès le 1er novembre 1954 à Arris par un notable de la même tribu. Ainsi, cette micro-histoire nous invite à constater que les insurgés indépendantistes et leurs adversaires pro-français étaient des enfants du même peuple, de la même société.

Pour atteindre son objectif, Nordine Boulhaïs a recouru en priorité à l’histoire orale, en donnant la parole aux personnages qui ont vécu cette douloureuse odyssée, au moyen d’un questionnaire semi-directif. Il a néanmoins confronté autant que possible ces sources orales avec d’autres témoignages déjà publiés, avec des documents d’archives officielles et d’archives privées. Et il a eu raison de tenir compte des travaux d’historiens, publiés depuis dix ans, qui ont commencé à renouveler une historiographie très marquée à l’origine par des présupposés politiques, réduisant les « harkis » à des archétypes (le traître à la patrie algérienne, ou au contraire le martyr de l’Algérie française). En nous faisant entendre la voix des intéressés, il restitue la diversité et la complexité des situations qu’ils ont vécues.

Il pose clairement les principales questions qui balisent la première partie de son plan : quels ont été les motifs de l’engagement de ces hommes subissant les pressions du FLN, et celles de l’armée française, les modalités de leur participation à la guerre dans les différents types d’unités supplétives (dont les « harkis » proprement dits n’étaient que la catégorie la plus nombreuse) ou militaires, et leurs destinées après le cessez-le-feu du 19 mars 1962. On constate en le lisant que la plupart de ses témoins ont été transportés en France non pas clandestinement, à l’insu de la hiérarchie militaire et du gouvernement (même si ce fut le cas de certains d’entre eux), mais tout à fait officiellement. Quant à la deuxième partie, elle retrace avec une masse d’informations précises l’installation des familles réfugiées en France dans le bassin industriel de la Sambre, leur adaptation à un genre de vie nouveau et leur confrontation aux problèmes économiques et sociaux d’une région frappée par la désindustrialisation. L’un de ses apports les plus intéressants est de montrer que tous les anciens « harkis » et leurs familles n’ont pas subi des années de relégation dans des camps entourés de barbelés ou des hameaux forestiers isolés de la population française et des immigrés algériens : au contraire, ceux dont il s’agit ont partagé dans une certaine mesure le sort des « rapatriés » français d’Algérie (dont ils avaient le statut juridique sans en faire vraiement partie), mais aussi l’expérience des immigrés algériens venus chercher du travail en France avant et après l’indépendance de l’Algérie. La démonstration aboutit à une analyse des « associations harkies », des caractéristiques des harkis et de leur place dans la société du Nord. Le lecteur y trouvera une riche matière à réflexion sur l’existence d’une « communauté harkie », et sur l’usage - auquel s’est rallié l’auteur - de la désigner par le nom « Harkis » écrit avec une majuscule, comme les noms de peuples, alors que cette communauté n’existait pas en 1954 et s’est formée en 1962 dans l’épreuve du déracinement (tout en restant fidèle autant que possible à son identité berbère et musulmane).

Dans sa conclusion, Nordine Boulhaïs formule des jugements nuancés et balancés. Il affirme que les « Harkis » ont été surtout des victimes de l’histoire, et réfute à la fois l’image répandue par la propagande Algérie française qui les érigeait en martyrs du patriotisme français, et celle de leurs ennemis qui en ont fait des traîtres impardonnables à leur vraie patrie. Il souligne les lourdes responsabilités du gouvernement français dans le sort souvent tragique qui leur a été réservé en 1962, mais sans oublier celles du FLN et celles des patriotes de la dernière heure, les « marsiens ». Condamnant le « tintamarre médiatique » des associations qui les font passer pour des assistés, il refuse toute victimisation et tout misérabilisme, car il estime que les "Harkis" de la Sambre appartiennent à la partie méconnue de leur communauté qui s’est bien intégrée dans la société française. Il constate également l’existence de nombreux points communs avec les autres populations immigrées d’origine maghrébine, « bien que ces dernières aient une trajectoire fondamentalement différente au regard de l’histoire et des motifs de la présence sur le sol français ». Dans cette perspective, le livre de Nordine Boulhaïs est très utile pour dépasser les clichés de propagande. Il fait comprendre à la fois que les « Harkis » étaient des Algériens comme les autres, pris dans la tourmente d’une guerre civile, et qu’ils ont été la première catégorie d’Algériens immigrés en France à revendiquer massivement leur intégration dans la Cité française.

Guy Pervillé




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