Nordine Boulhaïs, Des harkis berbères, de l’Aurès au Nord de la France (2003)

mardi 29 juillet 2008.
 
Ce compte-rendu du livre de Nordine Boulhaïs, Des harkis berbères, de l’Aurès au Nord de la France, Presses universitaires du Septentrion, Lille, 2002, 439 pages, a été publié dans la revue Diasporas, histoire et société, Toulouse, 2ème semestre 2003, pp. 228-232.

Ce livre est une version abrégée d’une thèse de doctorat en histoire soutenue à l’Université de Lille III en 2001, sous la direction du professeur Jean Martin, auteur de la préface. Dès l’introduction, l’attention du lecteur est attirée sur ce qui fait l’intérêt exceptionnel d’un sujet apparemment très étroit : une communauté berbère chaouia de 379 personnes, déracinées et transplantées du massif de l’Aurès vers une agglomération industrielle du département du Nord par la tourmente de la guerre d’Algérie. Il s’agit d’une histoire familiale élargie, entreprise par un sentiment de « devoir de mémoire ». Mais cette famille n’est pas n’importe laquelle : fils et petit-fils de harkis, rejetés en tant que « traîtres » par l’Algérie indépendante, l’auteur nous apprend dès le début que son grand-père était un neveu de Mostefa Ben Boulaïd, le premier chef régional des maquis FLN-ALN des Aurès-Nementchas (future wilaya I). Ainsi, cette micro-histoire nous invite à constater que les maquisards indépendantistes et leurs adversaires pro-français étaient des enfants du même peuple, de la même société.

Mais le lecteur se trouve aussitôt embarrassé par un problème d’orthographe. L’auteur déclare en effet adopter la distinction proposée par le colonel Abdelaziz Méliani entre les « Harkis » avec un H majuscule, définis par le sociologue Mohand Hamoumou comme « l’ensemble des personnes de souche arabe ou berbère qui ont eu un comportement pro-français durant la guerre d’Algérie, en raison duquel elles ont dû quitter le pays lors de son accession à l’indépendance en optant pour la citoyenneté française », et les « harkis » avec un h minuscule, qui ne sont qu’une des catégories de supplétifs de l’armée française, membres d’une « harka » rattachée à une unité militaire sans avoir le statut de soldat régulier. Cette distinction paraît à première vue pertinente, mais elle entraîne de sérieuses difficultés. D’abord, elle ne peut fonctionner quand le nom harki est employé comme adjectif qualificatif, à cause d’une règle générale de l’orthographe française ignorée par l’auteur. Et surtout, la majuscule ayant pour effet de transformer un nom commun en nom propre, elle fait des « Harkis » un peuple distinct des Algériens, contrairement à la thèse qu’il soutient et démontre. Ce point de vue peut se défendre à partir de leur émigration vers la France qui a fait des « Harkis » rejetés par l’Algérie une communauté de destin, mais pas avant, sous peine d’anachronisme. Il y a donc une contradiction interne qui affaiblit la clarté du propos de l’auteur, d’autant plus que celui-ci écrit souvent « la Harka », en faisant un usage laxiste des majuscules sous l’influence des documents qu’il utilise.

Le plan de la thèse, suivi par celui du livre, est divisé en trois grandes parties. La première était consacrée à la présentation de l’Aurès, de ses habitants et de leur histoire des origines à la conquête et la colonisation françaises. Pour les besoins de la publication, elle a été réduite à un préambule de quelques pages (pp. 23-30). La deuxième, de loin la plus développée dans le livre (pp. 33-306), expose la place de cette région dans la guerre d’indépendance algérienne et le rôle de ses supplétifs aux côtés de l’armée française, jusqu’à leur abandon et leur fuite vers la France. Enfin la troisième partie (pp. 307-406) retrace l’installation et l’intégration d’une partie d’entre eux dans une région industrielle du Nord de la France, et en propose une étude sociologique originale. Etant donné l’hétérogénéité de ces différentes parties et des chapitres dont elles se composent, et le caractère très contrasté des impressions que laisse leur lecture, nous allons les examiner l’une après l’autre.

Du préambule, il n’y aurait rien à redire s’il ne faisait pas apparaître, pour la première fois, un défaut de style récurrent : l’emploi de l’imparfait de l’indicatif, temps de la description ou de la répétition dans le passé, à la place du passé simple, temps de la narration d’actions ponctuelles qui se succèdent. Cette confusion regrettable revient très souvent par la suite, et gâche des pages entières. On s’étonne qu’elle n’ait pas été corrigée avant la publication (comme cela semble avoir été fait dans les pages 221-227).

Le premier chapitre, consacré aux origines de la guerre d’Algérie, à l’insurrection de l’Aurès et à la formation de la première harka, est très bien mené. Après avoir critiqué le caractère partisan des désignations courantes de l’adversaire dans les sources tant algériennes que françaises, et choisi d’appeler « indépendantistes » les insurgés combattus par les « Harkis », Nordine Boulhaïs commence par un portrait de son arrière-grand-oncle Mostefa Ben Boulaïd, ancien soldat décoré par la France, bourgeois de village frustré dans ses ambitions politiques locales par la fraude électorale, devenu un ardent militant du PPA-MTLD et de son Organisation spéciale (OS) para-militaire, puis l’un des pères fondateurs du FLN et le chef incontesté de son plus solide maquis dans sa région natale de l’Aurès. Puis il retrace le déroulement des événements de la « Toussaint rouge » le 1er novembre 1954, son impact sur la population chaouia, et sa conséquence directe : la formation de la première « harka » par les autorités françaises pour défendre Arris, village natal de Mostefa Ben Boulaïd, contre les « rebelles ». Discutant le témoignage de son premier chef français, l’ethnologue Jean Servier, Nordine Boulhaïs établit que sa fondation résulte d’une initiative spontanée d’un notable local, l’agha Merchi Sebti, appartenant à la même tribu que le chef indépendantiste, les Aït Daoud (ou Touaba), mais à une fraction différente et traditionnellement rivale. Il corrige également l’erreur d’Yves Courrière, selon lequel Jean Servier aurait recruté cette première harka en exploitant l’inimitié de la tribu des Ouled Abdi contre leurs ennemis ancestraux les Touaba. En réalité, c’est la tribu des Touaba (Aït Daoud) qui s’est partagée dès le premier jour entre les deux camps, dans des proportions très inégales suivant les fractions (environ les deux tiers de la tribu pour les « rebelles », et un tiers pour la harka). On retouve derrière ce partage la force des liens du sang dans la société berbère aurésienne, bon exemple de ce que les anthropologues anglo-saxons ont appelé la société segmentaire. Ainsi, l’apport de ce premier chapitre est très substantiel.

Le deuxième chapitre, le plus long (pp. 85-211), est consacré aux diverses formations supplétives du massif de l’Aurès. Il commence par une analyse convaincante de la diversité des mobiles d’engagement, en distinguant la volonté de rétablir l’ordre et de se protéger des « bandits », les pressions ou l’influence de l’armée française, et enfin le poids de la misère qui rendait attractifs la prime d’engagement et la solde. Puis il présente les différentes catégories administratives de « Harkis » en citant longuement leurs statuts (mais sans indiquer leurs dates de création) : les harkis proprement dits, auxiliaires rattachés à des unités de l’armée ; les moghaznis, gardes des Sections administratives spécialisées (SAS) dirigées par des militaires mais dépendant de l’administration civile ; les Groupes mobiles de protection rurale (GMPR) puis de sécurité (GMS), auxiliaires de gendarmerie ; les Groupes d’auto-défense des villages ; enfin les soldats engagés ou appelés dans les unités militaires régulières, qui n’étaient pas des supplétifs à proprement parler. L’historique de la « Harka » d’Arris montre que ce groupe de volontaires armés (et d’abord non payés) a préexisté à son statut, qui a d’ailleurs varié en même temps que ses appellations : le premier groupe appelé « goum » a été transformé en GMPR, puis en avril 1955 a été recrutée une unité de 150 hommes connue sous les deux noms de harka et de maghzen (en fait, un maghzen de 30 moghaznis payés sur crédits civils, et le reste des harkis payés sur crédits militaires), et enfin tous les harkis ont été rattachés administrativement au maghzen de la SAS d’Arris qui devint « groupe de maghzen » le 1er janvier 1957. On comprend mieux ainsi pourquoi l’auteur n’attache pas trop d’importance au sens légal du mot « harki », et préfère l’élargir suivant l’usage des intéressés eux-mêmes.

Après avoir donné quelques indications sur l’évolution de la « Harka » d’Arris et de deux autres voisines, l’auteur entreprend de présenter successivement toutes les SAS aurésiennes, à savoir celle d’Arris et huit autres, dans les pages 123 à 211 ; et c’est là que le bât blesse. Au lieu d’intégrer les données des archives dans des analyses et d’en rassembler les conclusions dans une synthèse, il se contente de les présenter brutes, dans l’ordre chronologique des dossiers, en citant longuement les documents. Les Journaux de marche et des opérations (JMO) de chaque SAS sont intégralement paraphrasés, et presque toujours à l’imparfait de l’indicatif. Celui de la SAS d’Arris est complet du 1er mars 1959 au 31 mars 1962, mais une masse de documents antérieurs sont donnés en annexe à la fin du chapitre. Le lecteur est partagé entre l’intérêt intrinsèque des documents qui lui sont fournis, et l’irritation de constater que l’auteur, débordé par leur abondance, s’est déchargé sur lui de l’essentiel de son travail d’historien.

Le chapitre suivant, consacré à « l’Aurès, théâtre de la guerre d’indépendance algérienne » de 1954 à 1962, est moins long et plus facile à lire (bien qu’il abuse, lui aussi, des récits à l’imparfait) ; mais il ne suffit pas à compenser les défauts du précédent. En effet, son plan compliqué par des bonds en avant et des retours en arrière ne donne pas un aperçu clair de l’évolution des opérations militaires et de la « pacification ». Et il est déséquilibré par un long récit de celle de la wilaya des Aurès-Némentchas durant l’absence et la captivité de son fondateur Mostefa Ben Boulaïd, des luttes intestines qui ont précédé son retour après son évasion et qui ont suivi sa mort en mars 1956, et des dissidences tribales contre les instances dirigeantes centrales du FLN qui se sont perpétuées jusqu’en janvier 1960. Les informations fournies sont néanmoins incomplètes (il manque notamment un important rapport sur les SAS de l’Aurès en janvier 1956, cité par Philippe Bourdrel dans son livre La dernière chance de l’Algérie française, Albin Michel, 1996), et leur quantité diminue à mesure que l’on avance dans le temps. D’autres défauts de méthode se font sentir : l’extrême rareté des notes (étonnante dans une thèse publiée par des presses universitaires), et le recours excessif à des sources journalistiques recopiées ou paraphrasées sans guillemets ni références. Le plus regrettable est l’ignorance des travaux du journaliste particulièrement bien documenté qu’était Claude Paillat, et surtout du grand historien algérien Mohammed Harbi, absents de la bibliographie.

Le chapitre IV, consacré au devenir des « Harkis » aurésiens après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, est beaucoup plus clair et cohérent. Confrontant les instructions officielles et de nombreux témoignages longuement cités, Nordine Boulhaïs démontre un « abandon programmé » par les autorités militaires, le désarmement par surprise des unités et le choix forcé entre des options qui se réduisaient pratiquement au licenciement avec prime, vite reversée au FLN dans l’espoir d’acheter son pardon. A la question « Y a-t-il eu épuration dans l’Aurès ? », il répond avec mesure : en dépit d’une propagande hostile aux « harkis » (dont il donne des exemples frappants en berbère et en arabe) et de nombreux cas avérés d’arrestations et de violences, la majorité de ceux du maghzen d’Arris sont restés sur place, et une très forte proportion a pu rejoindre la France grâce à la bienveillance de certains officiers, comme le montrent de nombreux témoignages. Il semble que la solidarité tribale des Aurésiens ait limité les représailles, et qu’il n’y ait pas eu de grand massacre dans la région étudiée (l’affirmation de Pierre Rivière, selon lequel les harkis d’Edgar Quinet auraient été massacrés à Khenchela avec leurs familles a été démentie le jour de la soutenance par leur ancien chef Jean Nouzille, membre du jury). Beaucoup d’anciens supplétifs ont néanmoins choisi la France, pour échapper à la mort ou à une vie de parias sans avenir.

Après avoir évoqué l’accueil dans des camps militaires sans complaisance ni misérabilisme, Nordine Boulhaïs retrace dans le chapitre V la rapide réinsertion d’une partie de cette population réfugiée dans le bassin de la Sambre, auprès des usines métallurgiques de Louvroil. En s’appuyant de nouveau sur des témoignages et des documents longuement cités, il retrace avec précision et clarté l’embauche d’anciens harkis aurésiens par l’entreprise où l’un d’entre eux avait déjà travaillé, l’aide fournie par une famille de rapatriés « pieds noirs », la construction d’une cité Sonacotra à leur intention et son devenir, l’évolution de l’emploi et de la scolarisation durant la période marquée par la désindustrialisation de la région, enfin la vie associative propre aux anciens harkis chaouia de l’Aurès.

Nordine Boulhaïs entreprend ensuite dans son chapitre VI une étude sociologique de la communauté chaouia du bassin de la Sambre. Ce chapitre est de loin le meilleur, il se lit aisément et avec un intérêt constant. L’auteur commence par rassembler les maigres statistiques existantes, puis il constitue son propre fichier par questionnaire ou par enquête orale. Il accumule ainsi des données sur l’origine chaouia ou métissée, les tribus, les fractions et les lieux d’origine, la qualité d’ancien « harki », la nationalité, le sexe, l’âge, les ménages, la commune de résidence, le statut marital, l’activité. Puis il analyse les données recueillies de façon à « cerner la population chaouie dans un ‘kaléodoscope identitaire’ et mettre en évidence les stratégies matrimoniales et communautaires ». Cette identité apparaît très forte, tout au moins dans la génération née en Algérie. Elle se définit par l’attachement au dialecte berbère chaouia de l’Aurès et à la culture dont il est porteur, entretenu par des mariages avec des femmes « importées » du pays ; mais aussi par la mémoire de l’expérience vécue par les « harkis » et par la nationalité française (la seule revendiquée dans la grande majorité des cas). Elle se traduit par un vif désir de revoir le pays natal et de s’y faire enterrer, et par le souci de rester musulman et de pratiquer sa religion. Les stratégies matrimoniales, le plus possible endogamiques, tiennent compte du fait que la communauté est composée presque entièrement de membres de la tribu Aït Daoud, et en majorité de la fraction Aït Tahribt. Mais dans les jeunes générations, les expériences de cohabitation et les mariages mixtes avec des partenaires non-musulmans sont de plus en plus fréquents, ce qui remet en question la perpétuation de l’identité communautaire traditionnelle.

Dans sa conclusion, Nordine Boulhaïs définit très sereinement son identité personnelle (« nous ne nous sentons ni Algérien (...), ni obligé d’être musulman, ni usurpant notre place dans la société française »), et formule des jugements clairs, vigoureux et nuancés. Il considère que les « Harkis » ont été surtout des victimes de l’histoire, réfute l’image répandue par la propagande Algérie française qui les érigeait en martyrs du patriotisme français, et celle de leurs ennemis qui en ont fait des traîtres impardonnables à leur vraie patrie. Il souligne les lourdes responsabilités du gouvernement français dans le sort qui leur a été réservé en 1962 (en sous-estimant quelque peu, à notre avis, celles du FLN et de l’Etat algérien). Condamnant le « tintamarre médiatique » des associations qui les font passer pour des assistés, il refuse toute victimisation et tout misérabilisme, et il estime que les harkis de la Sambre appartiennent à la partie de leur communauté qui, « oubliée des études et majoritaire pourtant, est bien intégrée dans la société française et sans rancune envers l’Algérie avec qui des liens existent ». Conscient de l’existence de nombreux points communs avec les autres populations immigrées d’origine maghrébine, il appelle pour finir d’autres études sur d’autres communautés chaouies de France, composées de « Harkis » ou d’immigrants économiques, ce qui relativiserait le poids de la mémoire douloureuse des premiers. Dans cette perspective, le livre de Nordine Boulhaïs est très utile, en dépit de ses imperfections, pour dépasser les clichés de propagande. Il fait comprendre à la fois que les « harkis » étaient des Algériens comme les autres, pris dans la tourmente d’une guerre civile, et qu’ils ont été la première catégorie d’Algériens immigrés en France à revendiquer massivement leur intégration dans la Cité française.

Guy Pervillé



Forum