Réponse à Séverine Labat (2010)

lundi 28 juin 2010.
 
Réponse au texte de Séverine Labat, « Massacre de Sétif et débat national », publié dans Le Monde des dimanche 27 et lundi 28 juin 2010, p. 16 (rubrique Horizons-débats), ainsi que sur Le blog de l’histoire , http://blog.passion-histoire.net/ ?p=6268.

Séverine Labat, docteur en sciences politiques, chercheur au CNRS et à l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), auteur du livre Les islamistes algériens, entre les urnes et le maquis [1] et co-auteur du film Algérie 1988-2000, autopsie d’une tragédie [2], vient de publier dans Le Monde une libre opinion qui revient de nouveau sur le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb. La rédaction du journal lui a donné le titre « Massacre de Sétif et récit national » (avec « massacre » au singulier, comme à son habitude [3]), et le sur-titre « Le film de Rachid Bouchareb ‘Hors-la-loi’ doit fournir l’occasion de redonner leur juste place à tous les acteurs de la guerre d’Algérie ».

Séverine Labat commence par écarter le débat sur le film dans son introduction avant d’y revenir plus tard : « Hors-la loi , le film de Rachid Bouchareb, dont on ne peut évaluer les qualités cinématographiques et historiques avant de l’avoir visionné, représentera, du moins faut-il l’espérer, un tournant majeur dans l’élaboration de notre récit national ». Je suis d’accord avec le début de la phrase, puisque je ne l’ai moi non plus pas encore vu, même si les informations sur le scénario données par le chef du Service historique des armées et par le général Maurice Faivre n’incitent pas à attendre un exposé historique valable des sept premières minutes de ce film. Mais il n’y a rien d’étonnant à cela : ce n’est pas d’un film qui se proclame de fiction tout en évoquant des événements supposés réels que l’on peut attendre la révélation de la vérité historique. Or cette vérité, nous dit-on, est occultée dans le cas du 8 mai 1945 : « la France, réconciliée autour du mythe gaullo-communiste de son héroïque et collective résistance à l’occupant nazi, se livre, en Algérie, à une sanglante répression contre les populations musulmanes de Sétif et de Guelma ».

Il faut reconnaître à Séverine Labat le mérite de ne pas confondre Sétif et Guelma, contrairement à ce que fait habituellement Le Monde, et de ne pas oublier non plus qu’il y eut d’abord une insurrection sanglante à Sétif : « Certes, les massacres du 8 mai répondirent à l’assassinat de 103 Européens suite à la dispersion dans le sang d’une manifestation pacifique nationaliste dans les rues de Sétif ». Mais les lignes qui suivent opposent à la reconnaissance accordée à ces victimes françaises par la société coloniale son indifférence envers « les dizaines de milliers de ‘musulmans’ exécutés en représailles par l’armée française ». A partir de cette phrase, il est clair que Séverine Labat est dupe de la mémoire officielle du nationalisme algérien qui s’exprime avec une insistance croissante depuis presque deux tiers de siècle. Et elle le prouve encore plus nettement au début du paragraphe suivant : « Il en résulte que ce massacre, dont il revient aux historiens d’établir un bilan (les spécialistes français et américains non suspects de parti pris l’estiment à plusieurs dizaines de milliers »)... Or, cette affirmation répétée est fausse. Il y a bien eu quelques historiens français qui se sont plus ou moins rapprochés du bilan officiel algérien fixé à 45.000 morts, mais sans fournir une justification convaincante à l’appui de leur estimation subjective [4]. Pour ma part, j’estime convaincant le raisonnement de mon maître Charles Robert Ageron, qui a écrit trois études importantes sur le 8 mai 1945 [5]. Dans la dernière en date, il constatait l’impossibilité d’arriver à une "certitude mathématique" pour un bilan quelconque. D’autre part, il constatait que le bilan officiel inférieur à 1.500 morts n’était pas crédible si on le comparait à celui de la répression du 20 août 1955. Il en déduisait : "il est donc très probable que le nombre des victimes ait été supérieur à ceux des estimations officielles militaires ou civiles. Malheureusement, les chiffres proposés par les témoins français sont également peu fiables et varient de 5.000 à 20.000". Et c’est alors qu’il proposait "deux ou trois estimations (qui) paraissent sérieuses. Elles émanent de hauts fonctionnaires du gouvernement général connus pour leur libéralisme, qui déplorèrent "5.000 à 6.000 morts", chiffres retenus par le directeur du Service des liaisons nord-africaines, le colonel Schoen" [6]. A titre de comparaison, l’auteur du dernier ouvrage important publié sur le sujet, Roger Vétillard [7], estime qu’ « une évaluation objective établit à un niveau situé entre 4.000 et 8.000 le nombre de morts », ce qui reste dans le même ordre de grandeur. Il y a donc une surestimation manifeste dans la vision de Séverine Labat, qui reflète fidèlement le point de vue officiel algérien, repris et diffusé depuis mai 1990 par la Fondation du 8 mai 1945 et son fondateur l’ancien ministre Bachir Boumaza. Cette exagération diminue sensiblement la crédibilité de la thèse soutenue ici, qui dénonce « un déni consensuel des crimes imputables à la colonisation », et déplore que, jusqu’à présent, « polémiques et débats monopolisés par les nostalgiques de l’Algérie française relayés par des élus soucieux de ces clientèles électorales » privent « notre société d’une mise à plat de notre passé indispensable à la préservation de la paix sociale et au bon fonctionnement de la vie démocratique ».

Pourtant, là encore, on serait tenté d’approuver cette déclaration d’intention, si Séverine Labat ne s’embarquait pas aussitôt après dans une analogie dangereuse avec la mémoire française de la Deuxième guerre mondiale pour nous mettre en garde contre notre retard à « entreprendre un travail de mémoire, fût-ce à contre-courant d’une histoire officielle magnifiant à loisir le génie français et volontiers donneuse de leçons à l’adresse du reste du monde ». Il y a du vrai dans ces formules, et dans les deux colonnes qui suivent pour faire le procès de la timidité française à regarder en face les faits qui dérangent (dictature de Vichy, antisémitisme, collaborationnisme et collaboration à la déportation des juifs). Mais, faute de mention contraire, j’en retire l’impression que mai 1945 en Algérie serait un autre épisode méconnu du fascisme français, comme les représentants des partis de gauche à l’Assemblée consultative provisoire de 1945 et à la première Assemblée constituante de 1946 avaient tenté de le faire croire. Or c’est faux : la répression fut conduite suivant les instructions du général de Gaulle, président du GPRF, par les autorités militaires et civiles qu’il avait nommées. Et l’épisode le plus unilatéral, le plus injustifiable de cette répression, celui qui eut lieu à Guelma [8] sous l’autorité du sous-préfet Achiary, héros de la Résistance, fut le fait de la France combattante, c’est-à-dire des forces de gauche, socialistes et même communistes [9]. Voilà un aspect très particulier de la répression de mai 1945, qui aurait mérité de retenir toute l’attention de notre collègue.

La dernière partie du texte de Séverine Labat revient alors au film de Rachid Bouchareb, qui nous est présenté comme la première fois où, « dans l’histoire cinématographique française, une fiction évoquant la guerre d’Algérie est traitée du point de vue des militants nationalistes et non plus, comme ce fut le cas jusqu’à présent, du point de vue des militaires français ». Je ne crois pas que cela soit vrai, car des « fictions » de toutes tendances ont déjà été tournées, même si aucune n’a eu le même succès que le film italo-algérien La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi, dont la diffusion en France a été longtemps entravée. Et sur le 8 mai 1945, Arte a déjà projeté plus d’une fois depuis quinze ans le film documentaire de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, très proche de la vision de la Fondation du 8 mai 1945, qui a fortement contribué à relancer la guerre des mémoires en France [10]. Mais j’accepte le vœu que la diffusion du film de Rachid Bouchareb puisse être « l’amorce d’un débat, dans l’espace public, sur le bilan et les conséquences de cent trente ans d’occupation coloniale ».

Pourtant, la longue analyse du rapport des Français d’origine algérienne à leur passé colonial, si intéressante soit-elle, continue de surprendre. Faut-il vraiment minimiser à ce point les floraisons de drapeaux algériens à l’occasion des matches de football, dont on ne se souvient pas d’avoir vu récemment l’équivalent tricolore bleu-blanc-rouge ? Faut-il vraiment ignorer la diffusion de la mémoire officielle algérienne en France depuis 1962 ? Mais admettons pourtant que « seule une culture historique nationale non amputée » peut permettre d’avoir « une capacité à décrypter le monde social à partir d’une conscience politique forgée par des filiations admises ». Peut-on approuver pour autant le paragraphe qui suit ? Oui à la nécessité d’admettre « l’enjeu de la recherche historique concernant l’histoire de l’Algérie française [11] et exploitant l’ensemble des archives sans aucun ostracisme ». Mais qui sont ces « créateurs affranchis des tabous » qui sont opposés ironiquement aux député Lionel Luca et au « Service historique des armées où résonnent encore les légendes de la Coloniale » ? Les historiens ne sont pas, à ma connaissance, des « créateurs », contrairement aux romanciers ou aux cinéastes de fiction. Et « la mémoire collective, ciment du vouloir vivre ensemble », n’est pas non plus l’histoire. Le travail des historiens est avant tout d’écrire l’histoire, non la mémoire, et il faut regretter que depuis une quinzaine d’années trop d’écrits, même dus à des historiens, aient fait oublier cette différence qui n’est pas du tout négligeable.

J’admets le droit de Séverine Labat, en tant que politologue et que citoyenne, de prendre parti pour inviter la classe politique française à « prendre ses responsabilités à l’égard de ces nouveaux Français pour le bien commun de la nation ». Mais je ne crois pas que « cela devrait passer, sous une forme ou sous une autre, sinon par un acte de contrition, du moins, à l’instar de la démarche de Jacques Chirac concernant les crimes du régime de Vichy, par la reconnaissance officielle des exactions commises par la France dans son ex-Empire, et par voie de conséquence, par l’inscription de leur récit dans les manuels scolaires ». Parce que l’Algérie, en dépit des accords d’Evian, se garde bien de pratiquer de son côté cette attitude repentante qu’elle réclame à la France avec une insistance croissante depuis quinze ou vingt ans [12], et parce que la France ne pourrait certainement pas mieux intégrer ses nouveaux citoyens en battant systématiquement sa coulpe qu’en passant ses fautes sous silence.

Mais surtout, en tant qu’historien, je dois rappeler à Séverine Labat que, dans l’intention louable de traiter « la question centrale de l’intégration politique de nos concitoyens ex-colonisés », nous ne pouvons pas nous permettre d’ignorer aussi dédaigneusement qu’elle le fait les « gesticulations d’arrière-garde » qui ne servent d’après elle qu’à « tenir une partie de l’électorat captif de prurits sécuritaires ». L’histoire doit aussi prendre en compte les tourments mémoriels de toutes les catégories de citoyens qui estiment avoir été injustement sacrifiées par la décolonisation telle qu’elle s’est faite, et qui demandent également la reconnaissance par la nation de leurs victimes trop oubliées. Si nous les oublions, la construction d’une vraie mémoire nationale française, que je souhaite comme elle, échouera certainement.

Guy Pervillé

[1] Paris, Editions du Seuil, 1995, 344 p.

[2] Documentaire en trois volets de 52 minutes, co-réalisé avec Malik Aït-Aoudia, diffusé sur France 5 en 2003.

[3] Voir l’éditorial du vendredi 21 mai 2010 intitulé "Algérie-France : le choc des mémoires - encore".

[4] Voir le livre d’Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois , Paris, Editions La Découverte, 2002, 403 p, qui donne deux estimations différentes : ou bien « la seule affirmation possible, c’est que le chiffre dépasse le centuple des pertes européennes », ou bien « j’ai dit en introduction pourquoi il était impossible d’établir un bilan précis des victimes algériennes, dont on peut seulement dire qu’elles se comptent par milliers ». Quant au livre de Jean-Louis Planche, Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé , Paris, Perrin, 2006, 422 p, il parle de 20.000 à 30.000 victimes (mot qui n’est pas forcément synonyme de morts), mais sans en fournir de preuve.

[5] Synthèse des événements de mai 1945 dans le tome II de l’Histoire de l’Algérie contemporaine , Paris, PUF, 1979, pp. 572-578, puis “Les troubles insurrectionnels du Nord-Constantinois en mai 1945 : une tentative insurrectionnelle ?”in XXème siècle, n° 4, octobre 1984, et enfin l’article cité écrit en 1995.

[6] Article publié dans le n° 39/40 (juillet-décembre 1995) de Matériaux pour l’histoire de notre temps, pp. 52-56, sous le titre "Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire".

[7] Roger Vétillard, Sétif, mai 1945 : massacres en Algérie, Editions de Paris, 2008, 592 p, préface de Guy Pervillé. L’auteur est né à Sétif en 1944 ; il a su rassembler et confronter des sources de toutes origines.

[8] Voir le livre de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, préface de Marc Olivier Baruch, La Découverte, 2009, 403 p. Celui-ci a le grand mérite de signaler la grande différence entre les événements de Sétif et ceux de Guelma : « si l’on assista bien à un soulèvement algérien, spontané, dans les campagnes de Sétif, à la suite des émeutes qui suivirent la manifestation de Sétif, les violences survenues à Guelma relevèrent d’une autre nature. Il s’agit d’un mouvement subversif entrepris non pas par des Algériens mais par des Européens »

[9] Le Parti communiste algérien (PCA) désavoua et exclut ses militants de Guelma qui avaient participé à la répression.

[10] Pour plus de détails, voir ma récente mise au point « Réponse à Yasmina Adi » sur mon site http://guy.perville.free.fr.

[11] Elle est déjà beaucoup plus avancée que Séverine Labat semble le croire.

[12] Voir notamment mon article « La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France » (2004), et les autres textes énumérés à la fin de ma mise au point précédente (« Réponse à Yasmina Adi » sur mon site http://guy.perville.free.fr). Tout particulièrement : Le 8 mai 1945 et sa mémoire en Algérie et en France (2005), Préface au livre de Roger Vétillard, Sétif, mai 1945, massacres en Algérie, Editions de Paris (2008) , Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie (2002-2009) (2009).



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