Un jeune historien, Gregor Mathias, vient de publier le 22 mars dernier, dans la revue en ligne Etudes coloniales [1] un article intitulé : « Les « vampires » à Alger, Oran et Tlemcen (avril-juillet 1962) : une rumeur de la guerre d’Algérie ? ». Cet article n’est pas le premier que cet auteur ait publié sur ce sujet particulièrement délicat : il en avait déjà publié un dans la revue Outre-mers, revue d’histoire [2], à la fin de 2007, intitulé « Le sang des disparus d’Algérie en mai-juin 1962. Un drame oublié de la guerre d’Algérie ». Celui-ci avait déjà provoqué un certain nombre de réactions critiques de plusieurs collègues, qui n’étaient pas convaincus du bien fondé de sa publication dans une revue historique. Je leur avais donc envoyé une mise au point, que je crois utile de reproduire à quelques détails près, mais aussi de compléter pour la mettre à jour.
Ma mise au point datée du 15 février 2008
J’ai bien remarqué la publication de l’article de Gregor Mathias dans le dernier numéro de la revue Outre-mers, revue d’histoire, et je connais son origine presque depuis le début. En effet, j’ai fait partie du jury de son DEA [3] soutenu à l’Université d’Aix-en-Provence, avec mes collègues Jean-Louis Triaud et Robert Ilbert, le 19 juin 1998. Ce jour-là, il m’a montré la lettre qu’un légionnaire espagnol enlevé par le FLN aurait réussi à faire expédier à son frère, ainsi que la traduction de l’espagnol faite par un autre légionnaire sous le contrôle d’un officier, et l’appréciation de son colonel concluant à l’authenticité de ce document ; et il m’a autorisé à les photocopier, ce que j’ai fait directement à partir des originaux. Mais j’ai gardé secrets tous les noms propres, à la demande de Jean-Louis Triaud et de Gregor Mathias, parce que c’était la condition imposée par les détenteurs de ces documents en les lui confiant. Ce qui en fait la valeur exceptionnelle, c’est que l’origine de ces documents est connue, ainsi que ses détenteurs qui les ont directement confiés à Grégor Mathias ; et l’un d’entre eux, dont le nom se trouve sur l’un des documents, est connu par un autre de mes collègues, qui a pour lui le plus grand respect. Cet ensemble de documents est jusqu’à présent la principale preuve à l’appui de la réalité d’une rumeur persistante, mais longtemps refusée faute de preuve incontestable, à savoir les prises de sang forcées sur au moins une partie des personnes enlevées en Algérie en 1962. Leur réalité était une idée tellement insupportable que la plupart des auteurs ont refusé de l’admettre sans preuve incontestable [4], mais justement ce document semble bien en apporter une première preuve.
Pour ma part, j’y ai fait une première allusion très discrète dans l’ouvrage collectif publié par Jean-Jacques Jordi et moi-même aux Editions Autrement en mars 1999, Alger 1940-1962, une ville en guerres, p. 235 note 61 : après avoir cité les pages du Journal de Francine Dessaigne parlant des enlèvements et des cadavres saignés à blanc, je fis le commentaire suivant : "On hésite, en effet, à croire de telles horreurs ; mais où sont les limites du possible dans l’enfer qu’est devenu Alger, où les deux camps justifient leurs atrocités par celles de l’autre ? ", et j’ajoute dans la note : "De nombreux auteurs ont estimé qu’il s’agissait de rumeurs sans fondement. Il existe pourtant au moins un document officiel, qui paraît attester la réalité de ces effroyables pratiques". A ma grande surprise, cette phrase inquiétante ne m’a valu qu’une seule demande de précisions. Puis je suis revenu sur le même sujet dans mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie en 2002, à la page 214, note 3 : " Cette rumeur, diffusée par des tracts de l’OAS et répétée par ses chefs dans leurs souvenirs (cf. M. Susini, De soleil et de larmes, p. 226-227 ; J. C. Perez, Le sang d’Algérie, p. 35) n’est pas considérée comme suffisamment prouvée par les historiens (y compris l’Algérois Jean-Monneret dans sa thèse [5]). Il existe pourtant un document qui prouve tout au moins qu’une autorité militaire l’a considérée comme démontrée par un cas précis." Puis j’ai signalé cette affaire lors de ma journée d’étude du 19 mai 2003 sur les exodes d’Algérie à deux de mes collègues, qui se sont montrés sceptiques (voir sur mon site http://guy.perville.free.fr).
C’est ensuite que j’ai été recontacté en novembre 2004 par Grégor Mathias qui voulait publier un article sur le sujet. Je l’ai lu attentivement, j’ai suggéré des corrections, et finalement je lui ai fait enrichir son article à tel point qu’il en a écrit deux : le premier consacré à cette affaire, qui vient d’être publié dans Outre-mers, et le second qui fait le point sur toutes les affaires plus ou moins semblables mentionnées par différents auteurs [6]. Avant cette première publication, j’avais déjà montré brièvement les photocopies des documents en question au général Faivre et à Jean Monneret le 27 septembre 2003, et il y a quelques mois j’avais rappelé cette affaire à Jean Monneret qui écrivait alors son livre La tragédie dissimulée, Oran, 5 juillet 1962 [7]. Il y évoque avec prudence les quelques indices signalant des prélèvements sanguins aux pages 62-67, et signale à la fin l’existence d’un document qui pourrait être plus probant (p. 66), ainsi qu’un autre fait sans rapport apparent avec ce qui précède : les accusation d’anciens prisonniers marocains du Front Polisario libérés après une très longue captivité en 2005, qui déclarent que les prisonniers étaient transformés en "vaches à sang" , certains étant pompés "dix fois par mois" (Mélanie Matarese, "Les survivants de l’enfer sahraoui", Le Monde, mardi 11 octobre 2005, p. 13). C’est moi qui avais signalé cet article à Jean Monneret, très prudent au départ.
Le fond du problème est bien que cette affaire de légionnaire enlevé en 1962 est la première qui repose apparemment sur une chaîne de transmission du document pratiquement complète, et que ceux qui avaient l’avantage de connaître le personnage l’ont estimée tout à fait fiable. Ce qui permet de remettre en question l’absence de preuve sur laquelle s’appuyaient les sceptiques pour refuser de prendre au sérieux cette "rumeur" : nous pouvons désormais nous demander si cette attitude était vraiment critique, ou si elle ne s’enfermait pas dans une sorte de cercle vicieux logique ( Je m’abrite derrière l’absence de preuve pour éviter de croire ce qui serait trop effroyable si j’en avais ).
On peut sans doute encore ne pas consentir à croire, dans la mesure où l’on n’a pas soi-même la connaissance directe des personnes en cause, mais l’hypothèse d’une mystification visant à camoufler une désertion vers l’OAS est jugée invraisemblable, notamment à cause de la date tardive de la disparition (9 mai 1962). On peut ne pas être d’accord avec l’analyse de Gregor Mathias, qui penche vers une détention dans les faubourgs d’Oran, relativement proches du lieu de l’enlèvement (Arzew), alors que les seuls noms géographiques cités d’après les propos des gardiens ("Médéa et la Casbah") et le cachet de la poste sur l’enveloppe (que l’on peut déchiffrer "Alger-gare, 30.06 1962") semblent plutôt indiquer l’Algérois. Mais pour avoir davantage de certitudes, on ne peut demander que deux vérifications supplémentaires : une analyse chimique du papier et de l’encre, pour vérifier ou non la vraisemblance de la date, et une enquête visant à retrouver la famille du légionnaire disparu pour savoir s’il a finalement reparu. En tout cas, on ne peut plus éviter de considérer sérieusement l’hypothèse de la réalité de ces faits supposés jusque-là imaginaires. Bien sûr, cela pose une autre série de questions excessivement troublantes concernant ce que pouvaient savoir les membres du personnel médical qui avaient choisi de travailler du côté algérien. Pouvaient-ils, ou du moins pouvaient-ils tous, ignorer des actes évidemment contraires aux principes fondamentaux du devoir médical, même s’ils visaient à fournir le sang nécessaire aux blessés victimes de l’OAS ? Cette question est plus que délicate, et je ne suis pas sûr qu’elle puisse être traitée sereinement, comme semble le croire Gregor Mathias dans sa conclusion.
Mise à jour après la publication du deuxième article
Peu après avoir envoyé cette mise au point à plusieurs personnes, j’ai cru devoir évoquer de nouveau cette affaire troublante dans le cadre de la nouvelle journée d’étude sur la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie, que j’ai organisée à l’Université de Toulouse-Le Mirail le 19 mars 2008 [8] ; et de nouveau j’ai dû répondre à quelques réactions de collègues incrédules. Mais à ma grand surprise l’un des participants à cette journée, que j’avais informé de ma réponse, m’a répondu à son tour qu’il venait de recueillir un témoignage direct, celui d’un ancien policier enlevé à Oran au printemps 1962 puis libéré par l’intervention des forces de l’ordre, et qui semblait bien établir la réalité de ce qui était jusque-là considéré comme une rumeur invérifiée (comme s’il suffisait de chercher sur ce sujet maudit pour trouver du nouveau). Avec son accord, j’ai donc transmis ce témoignage à Grégor Mathias, qui l’a cité dans son nouvel article, lequel n’avait fait que s’enrichir au fil des mois.
D’autre part, Gregor Mathias m’a révélé l’identité de l’informateur qui lui avait remis le document qu’il m’avait montré le jour de sa soutenance de DEA, après le décès de celui-ci. Il s’agit du père Jorge Saavedra (1930-2009), un personnage extraordinaire : chilien d’une très grande famille, intellectuel marxiste, ayant parcouru le monde avant de s’engager dans la Légion étrangère en décembre 1960, puis d’entrer au séminaire et de devenir prêtre catholique après la fin de son engagement [9]. Je dois préciser qu’il ne s’agit pas d’un autre ancien légionnaire auquel j’ai fait allusion plus haut, et qui a publié en 2002 un roman remarqué : ce dernier était le supérieur de Jorge Saavedra (traducteur du document rédigé en espagnol), et il figure à ce titre dans la chaîne de transmission. Il y a donc deux transmetteurs identifiés, et leurs profils également remarquables ne correspondent pas à ceux de militants de l’OAS prêts à tout pour discréditer le FLN. La crédibilité de ce document en est donc renforcée, me semble-t-il. D’autre part, il faut remarquer, comme le fait l’auteur dans sa conclusion, que les accusations de prises de sang forcées ne concernent pas seulement l’Algérie de 1962, et qu’elles doivent donc être prises au sérieux [10].
On pourra cependant constater, à lire ce deuxième article, la difficulté d’établir incontestablement la réalité des prises de sang forcées à travers le grand nombre de témoignages et de documents étudiés par Gregor Mathias. Mais cette difficulté, admise par l’auteur, ne lui est pas imputable : elle tient plutôt au trop grand écart chronologique qui sépare les pistes disponibles pour son enquête et sa mise en œuvre tardive. Particulièrement significatif de cette difficulté est le témoignage du légionnaire Janos Kemencei, que je lui avais signalé en décembre 2009 (au moment où celui-ci venait de décéder) pour tenter de vérifier un trop bref passage de ses souvenirs publiés en 1991. En tout cas, deux choses sont sûres : une rumeur se distingue d’un fait réel par l’impossibilité absolue d’établir les faits prétendus, et le devoir des historiens est de ne pas attendre qu’il soit trop tard pour tenter de les établir autant que possible.
Guy Pervillé.
[1] Revue en ligne dirigée par Daniel Lefeuvre et Michel Renard.
[2] Outre-mers, revue d’histoire, n° 356-357, 2ème semestre 2007, pp. 265-280.
[3] Portant sur l’histoire des harkis et leur sort en 1962. Grégor Mathias a aussi publié un livre tiré de son mémoire de maîtrise, Les Sections administratives spécialisées en Algérie, entre idéal et réalité, (1955-1962), Paris, L’Harmattan, 1998, et prépare une thèse sur les SAS.
[4] Selon le témoignage d’un officier au procès d’un membre de l’OAS, avant même le 19 mars 1962 « ont commencé à courir des bruits sur l’existence à Alger de cliniques FLN utilisant des jeunes gens enlevés comme donneurs de sang. Je n’ai jamais pu établir l’authenticité de ce fait, mais estime la chose possible ». L’éditeur du recueil de documents OAS parle (collection Archives, Julliard,1964, p. 258), Pierre Nora, ajoute en note : « Bruit tenace, qui n’a jamais reçu la moindre preuve ».
[5] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2000.
[6] C’est ce deuxième articles, plus d’une fois complété, qui vient d’être publié par Etudes coloniales.
[7] Jean Monneret,La tragédie dissimulée, Oran, 5 juillet 1962, Paris, Editions Michalon, 2006, pp. 62-67.
[8] Dossier publié dans les Cahiers d’histoire immédiate, n° 34, automne 2008, pp. 9-39 (voir p. 38).
[9] Pour un portrait plus détaillé, voir Etienne de Montety, Des hommes irréguliers, Paris, Perrin, 2006 (voir chapitre 4 : « J. Saavedra, Dieu s’arrête à Sidi-Bel-Abbès »,
[10] L’auteur cite, en plus du témoignage de soldats marocains prisonniers au Sahara cité plus haut, ceux de M. Barry, Le royaume de l’insolence, Afghanistan 1504-2001, Flammarion, 2002, p. 489 ; et celui de C. Chameau et R. Panh, La machine khmère rouge, Flammarion, 2009, p. 193-194. Plus récemment, un rapport du Conseil de l’Europe a mis en cause l’UCK du Kossovo pour un trafic d’organes qui auraient été prélevés sur des prisonniers serbes (cf. Le Figaro, 25 janvier 2011, p. 8).