Réponse à l’article de Séverine Labat, « Binationalité : notre futur » (2011)

mardi 14 juin 2011.
 
Voici ma réponse au texte de Séverine Labat, « Binationalité : notre futur », publié dans Le Monde des dimanche 12 et lundi 13 juin 2011, rubrique « Débats-Décryptages », p. 17.

Séverine Labat, politologue renommée, vient de publier dans Le Monde des dimanche 12 et lundi 13 juin 2011 une nouvelle opinion [1], qui illustre les positions qu’elle soutient dans son dernier livre intitulé La France réinventée : les nouveaux binationaux franco-algériens (Publisud, 2010). Cet ouvrage mérite d’être lu attentivement avant de pouvoir l’apprécier ; mais je ne peux m’empêcher de réagir sans plus attendre à la lecture de cet article.

Selon le sous-titre dû à la rédaction de la rubrique « Débats » du Monde, celui-ci peut se résumer ainsi : « À la suite des polémiques sur la double identité des joueurs de football, on voit combien les controverses liées au passé colonial continuent, plus que jamais, à grever le présent ». Ce résumé est fidèle, mais ne donne qu’une idée très imparfaite de la démonstration tentée par Séverine Labat, à laquelle nous renvoyons. Celle-ci est longue, puisqu’elle s’étend sur presque toute la page, et se lit avec un intérêt constant, mais elle n’emporte pas la conviction, pour de nombreuses raisons que nous souhaitons expliciter.

La première objection concerne le champ trop étroit couvert par l’analyse, qui s’enferme dans un cadre défini par les conséquences de la décolonisation française : « Un demi-siècle après la décolonisation, dont l’une des conséquences a été l’installation permanente en France de ressortissants venus de l’ex-empire et l’adoption par ceux-ci de la nationalité française, force est de constater que la récente polémique autour de la présence de binationaux au sein de l’équipe de France de football emprunte encore ses termes à des logiques de domination ». Et ces logiques sont, nous dit-on, coloniales : « car c’est bien la binationalité d’anciens ressortissants de l’empire qui alimente un imaginaire dont on peut douter qu’il soit lui-même décolonisé. La France, toutes sensibilités politiques confondues, ne parvient pas en effet à admettre son caractère fondamentalement postcolonial. Ainsi, après avoir longtemps magnifié notre empire, nous sommes entrés dans une phase d’amnésie, voire de déni, qui nous interdit de penser les conséquences de sa perte. Il est donc indispensable de s’interroger sur la manière dont pèsent encore aujourd’hui encore dans la société française les anciens rapports coloniaux ».

Telle est la thèse que l’auteur s’efforce de démontrer. Elle mérite une discussion attentive ; mais avant de l’entamer, il faut constater qu’elle limite le problème d’une manière discutable. En effet, un ouvrage récent d’un journaliste américain, qui a remporté un grand succès dans sa première édition [2], pose le problème à l’échelle de toute l’Europe et aboutit à des conclusions diamétralement opposées : pour lui, l’immigration de populations venues du Sud est actuellement le problème majeur de l’Europe entière, que ses États aient été coloniaux ou non. On peut sans doute lui reprocher de confondre l’immigration venue des États musulmans et celle, également importante, venue des États africains qui ne sont pas tous musulmans [3]. Mais l’existence d’un problème international majeur, liée aux différences de comportements démographiques entre les continents ou les aires de civilisations, et qui dépasse donc très largement les limites des anciens empires coloniaux, n’est pas contestable.

Cette objection est la première, mais non la seule. La deuxième concerne l’utilisation systématique d’un vocabulaire « colonial » sans définitions suffisantes, comme si le sens de ces expressions apparemment bien connues (« le lien colonial », « l’épisode colonial », « la mémoire coloniale », « le fait colonial », « le passé colonial »...) allait de soi. Ces expressions répétées comme un refrain laissent supposer que, pour l’auteur, il s’agit d’un rapport de domination et d’exploitation, fondé sur l’installation des Français dans des pays d’outre-mer, mais n’impliquant pas la réciprocité au profit des ex-colonisés. C’est ce que l’on peut comprendre en lisant que « seule l’intégration de l’épisode colonial dans les représentations collectives françaises fragilisées par la mondialisation permettrait de repenser la question de l’altérité, et, par là, celle de la construction nationale dans le cadre d’une République qui serait à même de reconnaître une forme de « diversité » de la société française susceptible de faire échapper les populations issues de l’empire à un statut d’éternelle infériorité ». Mais ce souci louable n’efface pas l’impression d’une réflexion historique trop sommaire pour étayer l’établissement d’un « consensus » autour des « tabous de la décolonisation », permettant « le deuil de l’empire » et « la réconciliation des Français, d’où qu’ils viennent, autour de valeurs communes fondatrices d’une identité nouvelle et enrichie ».

En effet, nous nous interrogeons sur le degré de réalité de cette « phase d’amnésie, voire de déni » qui pèserait sur la société française, près d’un demi-siècle après la décolonisation de l’Algérie. Les électeurs métropolitains ont approuvé les accords d’Évian par une très large majorité (90,7% des suffrages exprimés et 64,8% des inscrits, contre 9,3% et 6,65% de non) lors du référendum du 8 avril 1962. Le général de Gaulle a voulu donner l’impression d’une « solution du bon sens » et de la générosité, mais il n’avait pas caché sa motivation fondamentale en confiant dès 1959 au député Alain Peyrefitte que s’il avait voulu mettre en œuvre la politique d’intégration de l’Algérie dans la France, la différence des niveaux de vie et des comportements démographiques aurait produit une immigration algérienne massive, à la suite de laquelle « mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-deux-Églises, mais Colombey-les-deux-Mosquées » [4]. La politique de plus en plus restrictive envers l’immigration venant d’outre-mer, que Séverine Labat dénonce, est donc la conséquence logique du choix fait avant les accords d’Évian, même si par la suite des décisions n’allant pas dans le même sens (comme le regroupement familial proposé par Valéry Giscard d’Estaing en 1975) ont pu être prises. Il est également logique de voir de plus en plus de Français s’inquiéter d’un phénomène migratoire massif et durable que le discours public du général de Gaulle s’était bien gardé de leur annoncer, parce qu’il visait à le limiter autant que possible sans réussir à l’empêcher entièrement. En tout cas, on ne peut parler d’un « colonialisme » majoritaire dans la société française, même si, comme l’a signalé l’historien Charles-Robert Ageron [5], les classes les plus instruites de cette société étaient beaucoup plus divisées que les masses métropolitaines sur la juste solution du problème algérien. Enfin, rappelons que les jeunes générations nées ou formées après 1962 n’ont subi aucune imprégnation systématique par l’idéologie « colonialiste », du fait de la politique d’amnésie prônée par tous les gouvernements jusqu’à l’avènement du président Chirac en 1995.

L’analyse des facteurs de cette immigration extérieurs à la France par Séverine Labat suscite également de nombreuses réflexions critiques. On ne peut que l’approuver de remarquer ce qui suit : « Les mobilités qui conduisent des flux migratoires vers la France (élites qualifiées, sans-papiers) peuvent donc tout à fait être attribuées aux soubresauts des nouveaux États indépendants. Une de leurs causes les plus déterminantes tient à l’échec de ces États-nations à construire et à conforter leur lien national ». Cette remarque est très juste, et nous incite à souligner davantage le contraste entre l’enthousiasme des foules fêtant l’indépendance comme le début d’une ère nouvelle où tout serait fait pour satisfaire les masses populaires trop longtemps déshéritées par le colonialisme, et le désenchantement d’autres foules prêtes à s’embarquer, aujourd’hui, pour tenter de rejoindre au péril de leur vie un ailleurs supposé meilleur que leur ingrate patrie.

Mais on s’étonne de voir cette analyse se cantonner de fait à la politique de la France, alors que la notion de binationalité suppose une explication bilatérale, qui ne se réduit pas à la référence au fait colonial. Comme l’auteur l’a remarqué au début de son texte, cette notion recouvre une grande diversité de situations qui ne sont pas forcément ressenties comme un problème, par exemple le cas de la franco-norvégienne Eva Joly, devenue française par son mariage, et aujourd’hui candidate à la présidence de la République française. Mais s’il n’en est pas de même dans le cas des originaires des pays qui ont été naguère soumis à la domination de la France, faut-il ne chercher la cause de cette situation que du côté de la politique française ? Pourquoi ne pas rappeler que la Tunisie, le Maroc, et l’Algérie ont une religion d’État (l’islam) qui ne peut pas être officiellement rejetée par leurs citoyens, et que pour cette raison ces États n’admettent pas que leur nationalité puisse être abandonnée par leurs ressortissants émigrés et par leurs enfants, même devenus citoyens de leur pays d’accueil ou de naissance ? Et pourquoi ne pas rappeler que ces pays - et surtout l’Algérie - ont une idéologie officielle qui fixe la vision de leur histoire dans une perspective nationaliste qui ne se confond pas avec celle de l’histoire scientifique ?

C’est dans ce cadre de réflexion plus large qu’il faut replacer les exemples évoqués par l’auteur. En effet, nombre de Français ont été choqués de voir que « la revendication d’une filiation algérienne s’est ainsi donnée libre cours à l’occasion du match France-Algérie du 6 octobre 2001, qui a vu de jeunes Français d’origine algérienne siffler La Marseillaise et brandir des drapeaux algériens au nom d’une « algérianité » controversée dans l’espace public français » : on aimerait savoir ce que l’auteur pense de ce comportement qui a semblé confirmer les doutes de certains sur la validité de la naturalisation automatique des enfants d’étrangers nés en France [6]. De même, on attend un commentaire critique sur le film franco-algérien présenté l’an dernier au festival de Cannes : « Plus près de nous, on peut rappeler la violence des polémiques suscitées par la projection, lors du festival de Cannes de 2010, du film Hors-la-loi, réalisé par Rachid Bouchareb, un Franco-Algérien, et dont les acteurs principaux étaient soit franco-marocains (Jamel Debbouze et Rochdy Zem), soit franco-tunisien comme Sami Bouadjila. Leur tort ? Avoir voulu présenter un autre regard sur la guerre d’indépendance algérienne ». Un « autre regard » qui se confond parfaitement avec la propagande nationaliste algérienne [7] mais pas avec la vérité historique, et peu importe que les auteurs et acteurs cités en soient conscients ou non. Mais le plus inquiétant est que d’éminents intellectuels et journalistes, qui prétendent guider l’opinion publique, ne soient même pas conscients de cette réalité [8].

Un peu plus loin, Séverine Labat aborde un point d’une importance capitale, mais ne va pas jusqu’au bout de son raisonnement : « Il convient, à cet égard, de rappeler que durant ses cent-trente-deux ans de présence en Algérie, la France n’a jamais accepté d’octroyer la nationalité pleine et entière aux musulmans qui vivaient dans ses départements d’outre-Méditerranée. Or, depuis les accords d’Évian de 1962, qui mettent fin à la guerre d’Algérie, nos concitoyens issus de ce joyau de l’empire ont la latitude de jouir des même droits que n’importe quel autre Français ». C’est vrai, même s’il faut préciser que les Algériens musulmans avaient depuis 1865 la possibilité de demander leur accession individuelle à la citoyenneté française (qualifiée de « naturalisation »), ce qui les obligeait à renoncer à leur statut personnel musulman fondé sur le Coran [9] pour se soumettre à toutes les lois française, y compris le Code civil. Puis l’ordonnance du 7 mars 1944 a accordé aux membres de catégories d’élites le droit d’être citoyens français à part entière sans renoncer à leur statut personnel musulman, et ce droit a fini par être accordé à tous les « Français musulmans » d’Algérie, hommes et femmes, après le 13 mai 1958. Mais après l’indépendance et son approbation massive par le référendum algérien du 1er juillet 1962, tous les Algériens non soumis au Code civil ont perdu la nationalité française. Ceux qui ont voulu la retrouver ont dû se soumettre à l’ordonnance du 21 juillet 1962, qui les obligeait à venir en territoire français pour y souscrire une « déclaration recognitive de nationalité française », par laquelle ils renonçaient au bénéfice de la loi musulmane pour se soumettre à toutes les lois françaises, y compris le Code civil. De même, les enfants d’Algériens nés en territoire français à partir du 1er janvier 1963 deviennent automatiquement des Français comme les autres à leur majorité, à moins qu’ils refusent explicitement la nationalité française. Cette soumission entière à la loi française est la réforme décisive qui distingue la condition des citoyens française d’origine musulmane algérienne de celle de leurs parents ayant vécu dans l’Algérie coloniale. Elle n’est sans doute pas suffisante pour en faire à elle seule des Français à part entière, mais elle est absolument nécessaire à leur vraie assimilation.

Et c’est aussi pourquoi la place de l’islam en France n’est pas un faux problème, comme Séverine Labat semble le croire : « Aussi convient-il de cesser le poser la question de la place de l’islam dans les termes où elle l’est le plus souvent comme de la compatibilité de ses expressions avec les valeurs de la République. Au delà d’une confusion dangereuse entre enjeux de politique internationale et nationale, il y a une réminiscence du passé colonial, notamment algérien, qui pourrait se révéler funeste pour notre cohésion nationale ». Au contraire, il importe de savoir si tous les musulmans de notre pays acceptent de faire de l’islam une religion comme les autres, ou si certains d’entre eux aspirent à lui redonner tôt ou tard le statut de religion officielle qui est le sien dans la plupart des Etats musulmans [10]. D’autre part, le « passé colonial » ne fournit pas de réponse à cette question, dans la mesure où l’État colonial français en Algérie n’a jamais voulu mettre en cause officiellement cette religion qu’il affectait de respecter. Et c’est sans doute à cause de cette impossibilité de mettre en cause l’islam - alors qu’il était systématiquement utilisé par le FLN - que les autorités civiles et militaires françaises ont abusivement exagéré le rôle supposé du communisme international comme inspirateur et bénéficiaire de la « subversion ».

Voilà donc les principales réflexions que m’inspire la nouvelle contribution de Séverine Labat à une discussion qui mérite certainement d’avoir lieu. En effet, malgré toutes les réserves et objections que je viens de formuler, je ne peux qu’être d’accord avec la conclusion qu’elle a donnée à sa démonstration : « Quelles que soient les réponses apportées à ces questions, on ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur les nouvelles modalités du « vivre ensemble » qui donne toute sa place aux expressions publiques de la « diversité » de notre société assortie d’une notion de citoyenneté qui aura su prendre ses distances avec les valeurs de l’État-nation tel que nous l’avons hérité du XIXe siècle ».

Guy Pervillé

[1] J’ai déjà publié sur ce site ma réaction au texte qu’elle avait publié dans la même rubrique du Monde des 27 et 28 juin 2010. Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr, « Réponse à Séverine Labat », 2010.

[2] Christopher Caldwell, Reflections on the Revolution in Europe, Immigration, Islam and the West, New-York, Anchor Books, 2009.

[3] J’évite cette confusion dans mon article « “La pression migratoire existe-t-elle ?, ou L’inversion des flux démographiques au cours du XXe siècle”, consultable sur mon site internet http://guy.perville.free.fr, (rubrique Textes - 4).

[4] Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, t. 1. Paris, Editions de Falloix et Fayard, 1994, p. 52.

[5] « L’opinion française à travers les sondages », in La guerre d’Algérie et les Français, s.dir. J. P. Rioux, Paris, Fayard, 1990, pp. 25-44 (cf. p. 44 : « La grande force du général de Gaulle fut d’avoir fait la politique algérienne souhaitée par la majorité absolue du peuple français, mais non, semble-t-il, par la majorité de ses élites »).

[6] Voir la couverture, et le contenu stimulant, du numéro spécial de Panoramiques (n° 62, 1er trimestre 2003) intitulé « Algériens-Français : bientôt finis les enfantillages ? » publié par le regretté Guy Hennebelle.

[7] Tout particulièrement dans la scène qui évoque la répression colonialiste du 8 mai 1945 à Sétif en passant sous silence l’insurrection nationaliste.

[8] Voir sur mon site, rubrique « Mises au point », mes textes consacrés à cette question en 2010 : « Réponse à Yasmina Adi », « Réponse à Séverine Labat », « Réponse à Thierry Leclère ».

[9] Ou aux coutumes kabyles, fixées indépendamment du Coran bien que les Kabyles fussent musulmans.

[10] La comparaison entre la déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’ONU en 1948, la déclaration islamique universelle des droits de l’homme rédigée par le Conseil islamique pour l’Europe le 19 septembre 1981, et la déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam adoptée par l’Organisation de la conférence islamique (5 août 1990) et ratifiée par 57 Etats musulmans, donne à réfléchir.



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