Historiens de la guerre d’Algérie : quels engagements ? (2013)

samedi 29 mars 2014.
 
Ce texte a été présenté à la table ronde « Résister, témoigner, s’indigner : le rôle des intellectuels en situation coloniale, historiens et géographes durant la guerre d’Algérie », organisée par l’UMR CITERES-Equipe Monde Arabe et Méditerranée (EMAM) à l’Université de Tours, le 21 janvier 2013. Puis il a été publié dans les Cahiers de l’EMAM n° 23/2014 pp. 125-128 et dans leur version en ligne le 11 février 2014.

La présente communication se distingue de celles qui précédent, au point que l’on peut se demander si telle traite bien du même sujet et si elle est bien à sa place dans cette journée. En effet, les historiens de la guerre d’Algérie n’ont pas nécessairement été des historiens en guerre d’Algérie, puisque ceux d’entre eux qui n’avaient pas encore à ce moment l’âge d’être citoyens, et à plus forte raison ceux qui n’étaient pas encore nés en 1962, n’ont pas eu l’obligation de s’engager à son sujet au sens politique ou civique du mot. Nous sommes aujourd’hui plus d’un demi-siècle après la fin de cette guerre, qui n’est donc plus un sujet d’actualité ni un problème politique actuel. Et pourtant, il me semble possible d’apporter ma contribution à la réflexion en grande partie autobiographique des témoins qui se sont exprimés ici, en trois étapes de longueur croissante.

La guerre d’Algérie : un passé qui ne passe pas  [1]

La première consiste à situer la guerre d’Algérie dans la perspective chronologique qui est aujourd’hui la sienne. En effet, cette guerre n’est plus est un événement présent, c’est un fait passé qui s’éloigne de plus en plus de notre vécu dans l’écoulement inexorable du temps. Nous sommes déjà séparés de la fin de cette guerre (1962) par un peu plus d’un demi-siècle, et des événements de mai 1945, qui apparaissent comme son prélude, par deux tiers de siècle : comment donc ne pas la considérer comme un événement passé ?

Mais en même temps, c’est un sujet mémoriel qui est considéré jusqu’à présent comme un fait toujours actuel, sans doute parce que de nombreux acteurs et témoins sont encore vivants et qu’ils ont la possibilité de se remémorer ce qu’ils ont vécu et d’en tirer des enseignements pour les générations suivantes. Il en est résulté, à partir des années 1990, l’impression trompeuse d’un événement d’une éternelle actualité, comme si le sens d’écoulement du temps s’était subitement inversé. A quoi s’ajoute chez les acteurs engagés un phénomène de perception différentielle des événements suivant qu’ils les ont considérés comme importants ou comme secondaires, les premiers tendant à monopoliser la conscience au détriment des seconds qui tendent à s’en effacer, autrement dit une vision partielle et partiale. Pour illustrer ce phénomène, je me permets de renvoyer à deux comptes rendus que j’ai placés sur mon site, l’un concernant la revue protestante de gauche Christianisme social [2], et l’autre la correspondance de l’historien chrétien de gauche Paul-Albert Février [3].

Les générations d’historiens de la guerre d’Algérie et leurs rapports à leur sujet d’étude

C’est pourquoi il convient de distinguer parmi les historiens de l’Algérie et de la guerre d’Algérie plusieurs générations qui se distinguent par leur rapport aux événements étudiés. Ces « générations » sont d’une durée très inégale.

La première est celle des historiens qui ont connu l’Algérie coloniale sans avoir assisté à sa remise en cause radicale après la Deuxième guerre mondiale. A vrai dire, il s’agit plutôt de géographes historiens amateurs (comme Emile-Félix Gautier et Augustin Bernard) que d’historiens proprement dits, car ces derniers étudiaient les faits avec au moins deux tiers de siècle de retard, suivant les préceptes de l’école historique dite « méthodique ». La pérennité de l’Algérie française était pour eux un dogme qui leur interdisait de la remettre en question, au moins jusqu’au début des années 1930 [4].

La deuxième est celle des historiens qui ont connu l’Algérie coloniale triomphante et sa décolonisation, comme Charles-André Julien, auteur de l’Histoire de l’Afrique du Nord (1931 et 1951), de L’Afrique du Nord en marche (1952, 1953 et 1972), et de l’Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 1, conquête et colonisation (1827-1871) (PUF, 1964).

La troisième est celle des historiens qui ont vécu la décolonisation de l’Algérie, comme l’historien et militant Pierre Vidal-Naquet, auteur de L’affaire Audin (1958) et de La torture dans la République (1972) ; ou comme Charles-Robert Ageron qui a poursuivi la décolonisation de l’histoire de l’Algérie et plus largement celle de l’histoire de la colonisation française par ses nombreux livres et colloques [5].

La quatrième est celle d’historiens plus jeunes qui ont découvert le problème algérien comme un enjeu politique et moral avant même leur majorité, et qui ont ensuite découvert le pays comme coopérants dans les années 1960. Le plus connu d’entre eux est Gilbert Meynier, qui a renouvelé l’histoire des origines du nationalisme algérien dans sa thèse intitulée L’Algérie révélée (1981). Durant la même période sont apparus les premiers historiens algériens dont les principaux sont Mahfoud Kaddache, auteur de l’Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, publié en 1980-1981, et surtout Mohammed Harbi, auteur de Le FLN, mirage et réalité (1980).

La cinquième génération - sans doute la plus brève - est celle d’historiens encore plus jeunes qui ont découvert la guerre d’Algérie durant leur enfance, soit en Algérie, soit en France. Le plus connu de tous ces historiens est Benjamin Stora, né à Constantine en 1950 ; mais il n’est pas le seul de sa génération, dont je fais également partie.

Enfin, la sixième génération regroupe tous les historiens de la guerre d’Algérie qui n’en ont aucune expérience personnelle parce qu’ils sont nés après sa fin. Il serait intéressant de savoir comment chacun d’entre eux a pu trouver la motivation du choix d’un tel sujet de recherche, à travers des conversations et des lectures. Il me semble que parmi eux les héritiers intellectuels de Pierre Vidal-Naquet (comme Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault) sont les plus connus.

Ce classement par générations n’est évidemment pas le seul possible, et il faut se garder de croire qu’à chaque génération correspond une seule tendance. Je n’ai cité ici qu’un petit nombre de noms pour simplifier le tableau, mais je renvoie à un essai de classement plus complet publié en 2004 dans la revue de l’APHG Historiens et géographes [6].

Témoignage sur mon expérience personnelle

Puisque la plupart des participants à cette journée nous ont déjà présenté leur expérience personnelle, il me reste à faire de même.

Ma rencontre avec la guerre d’Algérie n’a pas été le fait d’une expérience vécue, puisque je suis né et que j’ai grandi à 50 km au nord de Paris. Aucun membre de ma famille n’a souffert de cette guerre. Mais j’en ai pris conscience à l’âge de dix ans, à partir de juin 1958, quand mes parents m’ont expliqué que la France venait d’échapper à une guerre civile, et que le général de Gaulle venait de la sauver pour la deuxième fois. Je me suis alors mis à essayer de suivre la suite des événements à travers les deux journaux que l’on lisait dans ma famille, à savoir L’Aurore et Le Parisien libéré, qui disaient la même chose : en mai et juin 1958 l’Algérie s’était donnée librement à la France, et l’on ne reviendrait pas sur ce fait historique majeur.

Mais peu à peu, j’ai ressenti un malaise croissant en lisant ces journaux et en regardant la télévision. Alors qu’en 1958 les habitants de l’Algérie s’embrassaient sous le drapeau tricolore en acclamant De Gaulle, en janvier 1960 les déclarations de celui-ci mettaient le feu aux poudres, et des Français s’entretuaient à Alger autour de barricades. Puis en décembre 1960, deux foules de Français d’Algérie et de Musulmans algériens s’affrontaient avec deux drapeaux différents à Alger, Oran et Bône. Un soir d’avril 1961, je vis et entendis successivement le général de Gaulle puis son premier ministre Michel Debré parler à la télévision contre le risque d’un « putsch » militaire traversant la Méditerranée, et deux gendarmes rendre visite à mon père, qui était radio-amateur, pour lui ordonner de mettre son installation hors d’usage, ce qu’il s’abstint heureusement de faire : ce fut le seul épisode de cette guerre dont je fus le témoin direct... Enfin, après des mois de plus en plus sanglants en Algérie, le 1er juillet 1962, je vis des foules algériennes - mais pas tout-à-fait les mêmes qu’en mai et juin 1958 - manifester leur joie débordante dans les rues d’Alger et de toutes les autres localités, en agitant le nouveau drapeau tricolore que j’avais vu sur l’écran de la télévision pour la première fois en décembre 1960, portant un croissant et une étoile rouges sur deux bandes verticales verte et blanche.

Totalement désorienté par cet enchaînement de faits imprévus, je me précipitai à la rentrée d’octobre 1962 vers mes nouveaux camarades rapatriés au lycée de Creil pour essayer d’en savoir plus, mais cette enquête orale ne pouvait pas me conduire bien loin. Elle montrait pourtant que, la guerre d’Algérie étant terminée sur le fond par la séparation de ce pays et du nôtre, je la considérais déjà comme un fait historique à expliquer, et non comme un problème politique ; ce en quoi mon point de vue se distinguait fortement de celui de mes futurs collègues historiens de l’Algérie contemporaine. Mais durant plusieurs années, l’insuffisante diversité de mes contacts et de mes lectures ne me permit pas d’aller plus loin.

C’est seulement à partir de 1967 que mon arrivée à l’internat du lycée Louis-le-Grand, en classe d’hypokhâgne puis de khâgne, me permit d’accomplir des progrès décisifs en un temps record. J’y arrivai au milieu des Comités Vietnam de base et des adeptes du président Mao, et je compris très vite l’urgence de diversifier mes lectures pour tout apprendre, mais sans rien oublier de ce que j’avais cru savoir jusque-là. Une conversation avec un jeune maoïste sur la guerre d’Algérie me causa un choc intellectuel décisif. Nous étions d’accord sur l’essentiel, à savoir que cette guerre avait été marquée par trop d’atrocités, mais nous n’étions pas d’accord ni sur leur liste ni sur leurs auteurs. Il me parlait de la torture et des « corvées de bois » commises par des soldats français, dont je n’avais jamais entendu parler, mais je lui parlais des massacres et des attentats commis par le FLN, dont il paraissait tout ignorer. C’était à croire qu’il ne s’agissait pas de la même guerre, mais ce n’était évidemment pas le cas. Interloqué, je décidai de tout apprendre sur cette guerre, mais sans rien oublier. Un peu plus tard, en 1968, je découvris avec enthousiasme le premier volume d’Yves Courrière, qui me donna pour la première fois l’impression de comprendre les points de vue de tous les acteurs des deux camps. Mais je compris assez vite que le livre qui répondrait à toutes mes questions sur la guerre d’Algérie n’existait pas encore, et qu’il m’appartiendrait de l’écrire. Après mon entrée à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et à la Sorbonne, quand arriva le moment de choisir un sujet de maîtrise en histoire, en juin 1970, je me lançai dans l’histoire de l’Algérie contemporaine, et je n’en suis pas sorti depuis. Quand je commençai ma recherche, la guerre était finie en Algérie depuis huit ans, et la France venait d’effacer ses dernières conséquences judiciaires par l’amnistie de 1968, deux ans auparavant. C’était vraiment de l’histoire « immédiate », ou presque immédiate.

Grâce à mon sujet de maîtrise, je fus guidé dans mes premières recherches par le grand historien Charles-Robert Ageron, qui me fournit ma première liste de témoins à contacter, et qui me laissa la plus grande liberté pour organiser mon enquête et pour en tirer des conclusion provisoires. Grâce à lui, je pus m’intégrer dans le groupe encore très peu nombreux des historiens qui s’employaient à reconstruire l’histoire de l’Algérie contemporaine après le choc de la guerre et de l’indépendance.

Durant les vingt premières années, de 1970 à 1990, j’eus vraiment l’impression que ce petit groupe, qui se réunissait à Paris d’abord dans le Groupe de recherche maghrébine (GERM) autour de Charles-Robert Ageron, puis dans celui de L’Association de recherche pour un dictionnaire biographique de l’Algérie, qui rédigeait le bulletin Parcours autour de Gilbert Meynier, était une oasis de calme, même si la plupart de ses membres avaient pris parti pour l’indépendance de l’Algérie. L’heure n’était plus à la politique, mais à l’histoire, qui avait été avant la guerre d’indépendance de l’Algérie beaucoup trop dépendante du dogme officiel de l’Algérie française. Reconstruire une histoire indépendante de la politique, tel me semblait être l’objectif commun à tous.

Et pourtant, à deux reprises j’avais pu constater que la politique pouvait encore opposer entre eux les historiens, mais je pensais naïvement que c’était un phénomène résiduel en voie de disparition, héritage d’une autre époque. D’abord en 1970, peu après la publication de sa thèse de doctorat d’Etat intitulée Les Algériens musulmans et la France, Charles-Robert Ageron avait réagi très vivement à un compte rendu critique de l’historien algérois Xavier Yacono publié dans la Revue historique. Il déplaça le débat dans le numéro suivant, en déclarant que ses analyses et celles de son contradicteur s’expliquaient par leur appartenance aux deux tendances que l’on pouvait symboliser par des expressions bien connues à l’époque : « Conscience française » et « Présence française ». Xavier Yacono, dans la réponse qu’il publia dans la Revue d’histoire et de civilisation du Maghreb , eut l’habileté de rester sur le terrain de l’analyse de faits historiques. Beaucoup plus tard, Charles-Robert Ageron me dit qu’il avait eu tort de politiser ainsi le débat et qu’il ne le referait plus [7].

Puis une autre polémique fut déclenchée contre lui en 1985 par François Caron, historien spécialiste de l’histoire économique et auteur d’un ouvrage de synthèse intitulé La France des patriotes, 1852-1919. Celui-ci y attaquait le caractère outrancier de l’histoire coloniale, et d’elle seule, après avoir rendu hommage au renouvellement de toutes les spécialités historiques : « Un seul domaine reste en dehors du champ de cette relecture : c’est celui de l’histoire coloniale. Celle-ci est trop souvent tombée dans la dénonciation polémique et le pamphlet injurieux. Le cas de l’historiographie algérienne est à cet égard caricatural. Ce retard est inexplicable ». Auparavant, il avait directement attaqué : « Charles Ageron, historien quasi-officiel de l’Algérie ». Charles-Robert Ageron réagit beaucoup plus habilement par une réponse dactylographiée qu’il envoya à la plupart des historiens français de la colonisation. Il défendit ces derniers, que François Caron avait eu l’imprudence d’attaquer tous en bloc, puis réfuta point par point toutes les accusations portées contre lui. Quelques années plus tard, dans la préface de l’Histoire de la France coloniale écrite en 1990, il exprima de nouveau l’idée que les conditions étaient réunies pour une « histoire scientifique de la France coloniale » [8].

Peu après l’un de ses premiers disciples, l’historien Daniel Rivet, publia dans XXème siècle, un important article intitulé « Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement » [9], qui permettait de remettre toutes ces controverses à leur juste place. Il retraçait dialectiquement en trois grandes étapes l’évolution de l’histoire dite coloniale. D’abord le temps de l’histoire coloniale triomphante, jusqu’au milieu des années 1950. Puis à partir des années 1960, le temps de l’histoire anti-coloniale victorieuse, mais avec une résistance au « tiers-mondisme de la part d’historiens néo-coloniaux (tels que Xavier Yacono et Raoul Girardet), et aussi d’inclassables tels que Charles-Robert Ageron. Et enfin la situation actuelle, caractérisée à la fois par l’absence d’une école unique ou dominante, le « refus du rejet de l’histoire historicisante par les deux premières générations de l’école des Annales » , et une polarisation entre deux grandes tendances : l’étude de la colonisation comme processus en fonction des forces profondes et des décisions (suivant les conceptions des grands maîtres de l’histoire politique (Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle et René Rémond), et celle de la colonisation comme système suivant des conceptions structuralo-marxistes. Si la plupart des auteurs de l’Histoire de la France coloniale appartenaient à cette dernière tendance, comme par exemple Gilbert Meynier ou Annie Rey-Godzeiguer, Charles-Robert Ageron appartenait incontestablement à la première. L’article de Daniel Rivet, que je résume ici beaucoup trop brièvement, surestimait largement ce qu’il estimait être une tendance générale au dépassionnement de l’histoire en fonction du temps écoulé, mais à l’époque il m’avait convaincu [10].

Pourtant quelques mois plus tard, au printemps 1992, un autre disciple de Charles-Robert Ageron, Benjamin Stora, déclencha involontairement une tempête en tentant de faire passer la guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire. Sa série télévisée : Les années algériennes, réalisée avec les journalistes Philippe Alfonsi, Bernard Favre, et Patrick Pesnot, et diffusée par Antenne 2 en septembre 1991, avait suscité des réactions très sévères de cinq historiens qui avaient été des militants pour l’indépendance de l’Algérie (Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Madeleine Rébérioux, Annie Rey-Goldzeiguer et Pierre Vidal-Naquet). En tant qu’historien engagé à gauche, Benjamin Stora avait surtout été critiqué dans son propre camp : il s’était vu reprocher, au mieux d’avoir confondu la mémoire et l’histoire, au pis d’avoir fait un film colonialiste (sans pour autant satisfaire les partisans intransigeants de l’Algérie française, qui lui faisaient le reproche inverse). Il n’avait pourtant pas prétendu faire une histoire de la guerre d’Algérie, mais présenter les diverses mémoires françaises de la guerre d’Algérie - ce qu’il avait très bien réussi - comme il l’expliqua d’une manière très convaincante dans sa réponse. Le livre publié peu après ce film par le même auteur : La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie [11]aurait dû dissiper tous les malentendus. Appliquant les méthodes d’étude critique de la mémoire des conflits, développée par les chercheurs de l’IHTP à propos de la Deuxième Guerre Mondiale, Benjamin Stora y démontait implacablement les occultations et les mystifications en confrontant les silences et les discours aux faits établis : d’abord en France de 1954 à 1962, puis dans le mouvement national algérien de 1926 à 1962, avant de mener en parallèle l’analyse des « désirs d’oubli » dans les deux pays. Il concluait en soulignant la nécessité d’« assumer l’histoire » si l’on veut éviter la « répétition du refoulé ».

La tendance générale des années 1990 et 2000 allait cruellement démentir le pronostic optimiste de Daniel Rivet, et donner à la polémique déclenchée contre Benjamin Stora la valeur d’un signe des temps nouveaux. En effet, la mémoire de la guerre d’Algérie est apparue brusquement comme un devoir qui interdisait son éloignement dans le temps, mais qui devait la rendre éternellement présente, comme si le cours du temps s’était subitement arrêté ou même inversé. En conséquence, des historiens furent de plus en plus souvent entraînés dans des polémiques lancées par des militants de la mémoire ou même par d’autres historiens. Voici une liste des principales polémiques [12].

D’abord en 1992 (au moment même où Daniel Rivet avait publié son article), l’attaque très sévère lancée contre Benjamin Stora en sa qualité de conseiller historique de la série d’Antenne 2, Les années algériennes, par cinq historiens qui avaient d’abord été des militants anticolonialistes à laquelle il répondit seul, courageusement et efficacement.

Puis les attaques simultanées et symétriques lancées en 1993 par l’anticolonialiste Yves Benot et par le défenseur des harkis Ahmed Kaberseli contre le prétendu « révisionnisme » (en matière de bilans chiffrés des victimes de la guerre d’Algérie ) de Charles-Robert Ageron, qui avait pourtant pris une position très ferme pour l’impartialité des historiens.

Puis le film de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, Un certain 8 mai 1945 diffusé sur Antenne 2 en mai 1995, qui déchaîna les réactions indignées de plusieurs associations de rapatriés d’Algérie.

Les accusations polémiques lancées contre l’historien Jean-Paul Brunet par le militant de la mémoire anticolonialiste Jean-Luc Einaudi au sujet du bilan de la répression du 17 octobre 1961, appuyé par les historiens Pierre Vidal-Naquet et Claude Liauzu, accusations reprises en 1999 par l’association 17 octobre 1961 contre l’oubli, présidée par le politologue Olivier Lecour-Grandmaison.

La campagne de presse dirigée en 2000 par Le Monde, L’Humanité et Libération contre l’utilisation de la torture par l’armée française durant la bataille d’Alger, récupérant la thèse sur la torture de la jeune historienne Raphaëlle Branche qui fut à son tour attaquée par le Livre blanc de l’armée française en Algérie [13].

Enfin la pétition lancée par Claude Liauzu, Gilbert Meynier et quelques autres historiens contre la loi du 23 février 2005 glorifiant la colonisation française, qui recueillit en quelques mois les signatures de plus de mille historiens et enseignants d’histoire. Suivie de la plainte déposée en septembre 2005 par une association d’Antillais, Guyanais et Réunionnais contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, lauréat du prix d’histoire du Sénat pour son livre Les traites négrières, essai d’histoire globale, après qu’il eut critiqué le texte de la loi Taubira-Ayrault dans une interview.

Sans oublier les critiques et attaques auxquelles j’ai dû personnellement faire face, de la part de Claude Liauzu et Annie Rey-Goldzeiguer en 1997, de Mohamed Harbi et Gilbert Meynier en 1999, d’André Nouschi en 2003, de Gilles Manceron en 2005 [14], de Thiery Leclère en 2010 [15].

Après cet enchaînement de polémiques désagréables qui semblait mener à sa perte la communauté des historiens de la guerre d’Algérie, un fait positif s’est heureusement produit : le colloque international "Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française", organisé à l’Ecole normale supérieure de Lyon les 20, 21 et 22 juin 2006 par Gilbert Meynier et Frédéric Abécassis [16]. Mais les polémiques des quinze années précédentes ont laissé de telles traces dans les esprits qu’il ne suffit pas de dire que l’histoire doit se distinguer des mémoires pour être cru sur parole. Même l’apport des travaux de jeunes historiens et historiennes, multipliés à partir de 1992 par l’ouverture de la grande majorité des documents d’archives publiques, n’a pas renouvelé la perception de la guerre d’Algérie par les militants et par les journalistes engagés, qui est restée très proche de ce qu’elle était en 1962. La mémoire de la guerre d’Algérie a pris le dessus sur l’histoire, et l’a même récupérée à son service, contrairement à ce que Charles-Robert Ageron recommandait encore à ses collègues en 1993 : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni « l’Algérie de papa » ni « l’Algérie des colonialistes », les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer » [17].

Cette vérité reste à mon avis tout-à-fait valable. Pour ma part, j’ai tiré de cette politisation abusive de l’histoire trois principales conclusions. Réhabiliter l’histoire immédiate pour prendre en compte le retour des mémoires du passé dans le présent en tant qu’historien et non pas en tant que militant. M’engager en tant qu’historien et que citoyen contre l’instrumentalisation d’une pseudo-histoire engagée au service de la revendication algérienne de repentance adressée à la France depuis 1990 ou 1995, et dont je vais parler un peu plus loin. Et enfin, m’engager contre toutes les lois mémorielles pour défendre la « Liberté pour l’histoire » [18] menacée par ces lois qui sont aussi des lois pénales menaçant la liberté du travail des historiens.

Commentexpliquereneffet cet enchaînement catastrophique ? Par des causes générales qui, depuis quelques dizaines d’années, tendent à effacer toute différence entre les devoirs de mémoire, de justice, et d’histoire [19]. Mais aussi, dans le cas particulier de la guerre d’Algérie, par le fait que la génération de ses anciens combattants et anciens militants français, arrivant à l’âge de la retraite et voyant la situation tragique de l’Algérie aux prises avec une sorte de guerre civile, a eu la possibilité de réactiver ses souvenirs enfouis, soit pour y voir une justification a posteriori de leur hostilité au FLN, soit pour y trouver une responsabilité indirecte de la France dans le tragique échec de l’Algérie indépendante. Mais surtout parce que ce que l’on a parfois appelé la « troisième guerre d’Algérie » dans les années 1990, a pris la forme d’un affrontement implacable entre les opposants islamistes et le pouvoir établi dans ce pays. Car les uns et les autres ont voulu se justifier en s’identifiant comme les authentiques héritiers des Moudjahidin, combattant pour la nation algérienne et pour sa religion l’islam, contre des « nouveaux pieds-noirs » et des « nouveaux harkis » ou fils de harkis. Attitude qui a conduit les deux camps à vouloir impliquer la France, soit comme ennemie de prédilection pour les islamistes, soit comme alliée forcée du gouvernement algérien, contrainte de lui fournir toute l’aide demandée sans se permettre la moindre critique.

Ce calcul du gouvernement algérien, au moins à partir de 1995, est démontré par un fait très peu connu de ce côté-ci de la Méditerranée : la revendication algérienne de repentance adressée à la France, d’abord par la Fondation du 8 mai 1945 (fondée en mai 1990) pour que celle-ci reconnaisse sa répression comme un "crime contre l’humanité" et non pas un crime de guerre, puis à partir de mai 1995 avec l’approbation du gouvernement algérien, pour obtenir sa repentance pour tous les crimes contre l’humanité commis par celle-ci contre le peuple algérien de 1830 à 1962. Cette revendication s’est exprimée clairement en France en 1995, et surtout à partir du voyage officiel du président Bouteflika en juin 2000. Le regretté journaliste et intellectuel Guy Hennebelle (malheureusement décédé en 2003) avait expliqué l’attitude algérienne par « le « duo sado-maso" entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif » [20]. Voilà qui paraît expliquer la campagne de presse lancée par Le Monde peu après la visite du président Bouteflika, et que Daniel Rivet a ainsi commentée : « La lecture du Monde depuis juin 2000 installe le lecteur dans le malaise. Une fixation s’y opère sur la torture, les viols, les sévices exercés par la seule armée française au cours de la guerre d’Algérie. Les autres dimensions de la guerre sont occultées. (...) Un dispositif réduisant cette guerre au phénomène de la torture et des camps d’enfermement s’est mis en place subrepticement. [21] »

La négociation d’un traité d’amitié franco-algérien, proposé sur le modèle du traité franco-allemand de 1963 par le président Chirac, semblait pouvoir être l’occasion de faire aboutir cette revendication, mais le gouvernement français voulut en même temps satisfaire les revendications matérielles et matérielles des Français rapatriés d’Algérie, et la loi qui leur donnait satisfaction fut votée avant l’aboutissement de la négociation. Relancée par l’Algérie en réponse à la loi mémorielle française du 23 février 2005, la revendication de repentance fut soutenue publiquement par le président Bouteflika le 8 mai 2005 : « Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Etat algérien demande officiellement à l’Etat français de reconnaître ses crimes coloniaux et de demander pardon pour les souffrances imposées au peuple algérien durant les 132 ans d’occupation. Ce qui a toujours été la revendication de la société civile à travers les associations des victimes des atrocités coloniales est désormais une demande officielle formulée par le président de la République. (...) La réconciliation entre les deux pays passe ainsi par la reconnaissance par l’agresseur de ses crimes et par sa repentance. Autrement, aucune page de l’histoire ne serait tournée et aucune réconciliation n’est possible entre les peuples » [22]) et le 8 mai 2006. Mais sans succès, comme l’a reconnu le président Jacques Chirac dans ses Mémoires : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour « les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale ». Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’Unesco à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté, consentant tout au plus à souligner, dans une déclaration parallèle et distincte du traité, « les épreuves et les tourments » que l’histoire avait imposés à nos deux pays. C’est le maximum de ce que je pouvais faire [23]. » Cette exigence fut ensuite oubliée par le président algérien après l’élection du président Sarkozy, qui avait clairement pris position contre elle. Elle n’en a pas moins été relancée en février 2010 sous la forme d’une proposition de loi signée par 125 députés, demandant que l’Algérie se charge de juger elle-même tous ces crimes commis par la France à son encontre de 1830 à 1962 [24] ; mais le gouvernement algérien n’a pas voulu la soutenir. L’élection de François Hollande était le dernier espoir de ses partisans, mais celui-ci, comme ses deux prédécesseurs, a refusé la repentance pour proposer à la place la concertation des historiens des deux pays, et le gouvernement algérien a clairement pris son parti de ce refus.

Aux dernières nouvelles, le gouvernement français a obtenu le soutien de l’Algérie pour son intervention militaire contre les islamistes au Mali, et l’attaque de ceux-ci contre le centre pétrolier d’In Aménas a prouvé que la France et l’Algérie étaient désormais alliées contre les mêmes ennemis. Cela rend tout-à-fait absurde la poursuite de la revendication de repentance [25].

Guy Pervillé

Mots clés : engagement, générations, guerre d’Algérie, histoire, mémoire, témoignage.

[1] Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas , Paris, Fayard, 1994, 327 p.

[2] « Remarques sur la revue Christianisme social face à la guerre d’Algérie » (2004), communication à la journée d’étude sur « Les protestants et la guerre d’Algérie » (Paris, 20 mars 2004), publiée dans le Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, tome 150, octobre-novembre-décembre 2004, pp. 683-701. Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=31.

[3] « Engagement et histoire dans la correspondance d’un historien engagé, Paul-Albert Février » (2009), compte rendu qui a été publié sous une forme abrégée (et sans notes) dans le n° 267, juillet-septembre 2009, de la revue Annales du Midi, revue de la France méridionale, Toulouse, Editions Privat, pp. 429-432, et intégralement sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=254.

[4] Voir mon article « L’Algérie de 1913 à 1931 dans la Revue de l’histoire des colonies françaises » , dans le volume publié sous la direction de Hubert Bonin, Bernard Droz et Josette Rivallain sous le titre Cent ans d’histoire des outre-mers , SFHOM, 1912-2012, en janvier 2013, pp. 473-492, et sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=289.

[5] Voir l’hommage que je lui ai rendu à l’occasion de son décès, « In memoriam. Charles-Robert Ageron (1923-2008) », Outre-mers, revue d’histoire, n° 360-361, 2ème semestre 2008 (pp. 373-380), et sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=226.

[6] « L’historiographie de la guerre d’Algérie, en France, entre mémoire et histoire », Historiens et géographes, n° 420, octobre-novembre 2012, pp. 225-235.

[7] Pour plus de détails, voir mon hommage à Charles-Robert Ageron cité plus haut.

[8] Ibid.

[9] « Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement », XXème siècle, revue d’histoire, n° 33, janvier-mars 1992.

[10] J’avais publié en 1993 un article de même tendance dans le n°3 des Cahiers d’histoire immédiate : « Histoire immédiate, histoire du temps présent, ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie » (1993), et je l’ai réédité dans le n° double 37-38 (2010), Hommage à Jean-François Soulet, « A propos de mon article « Histoire immédiate, histoire du temps présent, ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie » (1993) : une mise à jour sans repentance ». Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=88, et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=258.

[11] Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La découverte, 1991.

[12] D’après ma communication « De la glorification à la repentance : la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie dans le cadre de la nouvelle politique mémorielle française », présentée au colloque franco-québécois intitulé L’histoire nationale en débats. Regards croisés sur la France et le Québec , Paris, Riveneuve, 2010 (voir pp. 103-113) publié sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=255.

[13] Raphaëlle Branche soutient sa thèse six mois après que Le Monde ait lancé le témoignage de Louisette Ighilariz (juin 2000). http://www.liberation.fr/politiques/2000/12/06/torture-en-algerie-1-211-pages-d-histoire_346729.

[14] Voir sur mon site ma « Réponse à Gilles Manceron » : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=37.

[15] Voir sur mon site ma « Réponse à Thierry Leclère » : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256.

[16] Voir sur le site de l’ENS-Lyon : http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/.

[17] L’Algérie des Français, présentation critique de Charles-Robert Ageron intitulée « Pour une histoire critique de l’Algérie de 1830 à 1962 », Paris, Le Seuil, collection Points-histoire, 1993, pp. 7, 10 et 13.

[18] Association créée pour la défense d’Olivier Pétré-Grenouilleau en 2006. Voir sur mon site ma « Réponse au livre de Catherine Coquery-Vidrovitch : Enjeux politiques de l’histoire coloniale » (2012) (2009) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=282.

[19] Voir mon article "La guerre d’Algérie cinquante ans après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ? » publié dans Historiens et géographes n° 388, octobre 2004, pp. 237-246, et mis à jour sous le titre « L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie », Ibid. n° 420, octobre-novembre 2012, pp ; 287-294. Et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=24, et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=293.

[20] Panoramiques n° 62, « Algériens-Français, bientôt finis les enfantillages ? », 1er trimestre 2003, « Editorial ravageur » de Guy Hennebelle, p. 20.

[21] Daniel Rivet, « Présence/absence des Accords d’Evian et des premiers jours de l’indépendance algérienne dans quelques journaux français », in La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, s. dir. Anny Dayan Rosenman et Lucette Valensi, Saint-Denis, Editions Bouchène, 2004, pp. 181-204.

[22] « La France appelée à solder ses comptes avec l’histoire », par Abdelkrim Ghezali, La Tribune , 9 mai 2005.

[23] J. Chirac, Mémoires t. 2, Le temps présidentiel, Paris, éditions Nil, 2011 p. 435.

[24] Texte reproduit dans mon livre, Les accords d’Evian (1962), succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-2012), Paris, Armand Colin, 2012, pp. 257-248.

[25] Voir ma mise au point sur « Le voyage du président Hollande en Algérie, 19-21 décembre 2012 » (2013), sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=287.



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