Grégor Mathias : Les vampires à la fin de la guerre d’Algérie, mythe ou réalité ? (2014)

vendredi 5 septembre 2014.
 
J’ai écrit cette préface pour attirer l’attention sur le livre que vient de publier le jeune historien Grégor Mathias sur un sujet qui a été trop longtemps ignoré.

Grégor Mathias, Les « vampires » à la fin de la guerre d’Algérie : mythe ou réalité ? Préface de Guy Pervillé. Paris, Editions Michalon, 2014, 187 p.

Ce nouveau livre du jeune historien audacieux qu’est Grégor Mathias répond à une nécessité, mais pour bien comprendre laquelle il convient de dissiper au préalable un malentendu que son titre risque de provoquer. En effet, les « vampires » sont un mythe littéraire qui s’est formé à partir de la fin du XVIIIème siècle, et qui a pris une forme bien connue à la fin du XIXème, celle du Dracula de Bram Stoker, très librement inspiré du féroce prince valaque du XVème Vlad l’empaleur. Plusieurs cas de supposés morts vivants, censés sortir de leur tombeau pour entretenir une sorte d’immortalité à leur profit en prenant le sang de simples mortels ont inspiré des enquêtes officielles en Europe centrale dans la première moitié du XVIIIème siècle, mais les autorités éclairées et les philosophes du siècle des Lumières, comme Voltaire - qui écrivit l’article « vampires » de L’Encyclopédie (1764) - ont conclu à son inanité. Cette notion est donc une création fictive de l’imagination littéraire et artistique, et non une réalité. La science médicale moderne, construite à partir de la découverte fondamentale de la circulation du sang par l’anglais William Harvey (1578-1657), publiée dès 1628, ne permet pas d’autre conclusion. L’emploi de ce mot par Grégor Mathias est donc une sorte de métaphore, qui désignerait une réalité autre, mais encore plus troublante.

De quoi s’agirait-il donc en effet ? De prises de sang pour un usage médical, mais sans le consentement des donneurs qui se trouveraient forcés de les subir contre leur gré, voire jusqu’à la mort. Voilà une pratique dont l’horreur dépasserait largement celle du « vampirisme » littéraire, à supposer que sa réalité fût prouvée, et plus encore si des médecins étaient impliqués dans de tels actes évidemment incompatibles avec l’éthique médicale. Mais est-ce vraiment une réalité ? Leur pratique a été dénoncée à partir de la fin de la guerre d’Algérie (1962) par plusieurs auteurs appartenant le plus souvent à la population française de ce pays, suivant lesquels les cadavres d’un certain nombre de Français civils ou militaires enlevés par des militants du FLN algérien au cours de leur lutte contre l’OAS auraient été retrouvés vidés de leur sang. Mais si cette affirmation a trouvé un certain crédit parmi les rapatriés d’Algérie, elle a été très largement ignorée de la masse des Français, et rejetée comme invraisemblable par la plupart de ceux qui en ont entendu parler, même par des historiens. Et pourtant, on sait bien que le vrai n’est pas toujours vraisemblable ; c’est pourquoi il convient de réfléchir soigneusement à ce problème, puisqu’un historien doit réfléchir au sens des mots et des concepts qu’il emploie.

Plusieurs historiens ont, semble-t-il, exprimé plus ou moins clairement l’idée que de telles affirmations ne relèveraient pas d’un constat de faits objectifs, mais de l’imagination de ceux qui les rapportent, sans mettre nécessairement en cause leur sincérité. Par exemple - mais ce ne sont que des exemples parmi d’autres - l’historienne Raphaëlle Branche a évoqué dans sa thèse des actes de cruauté commis par le FLN sur les militaires français qui « viennent alimenter l’imaginaire ancien des Occidentaux à propos des Arabes qui, depuis les Sarrasins, sont assimilés à des tueurs sanguinaires armés de lames coupantes et égorgeantes » (sic) ; et elle a cité à ce propos l’intellectuel Cornélius Castoriadis, selon lequel, « entre les Français et les Algériens, il y a un couteau. Et ce couteau, c’est tout l’imaginaire français sur les Maghrébins, les Algériens en particulier, à la fois sur le plan du meurtre et sur le plan sexuel » [1]. Mais la validité de la démonstration dépend de celle du concept d’imaginaire. Selon tous les dictionnaires, l’imaginaire est une pure création de l’imagination, donc le contraire de la réalité. Attribuer un épisode aussi cruel à l’imaginaire colonial, c’est donc, littéralement, reprocher à celui qui le rapporte de justifier - volontairement ou non - le racisme visant les Maghrébins par une dénonciation objectivement calomnieuse. Mais employer ce mot ne tient pas lieu de preuve de l’inanité des faits allégués. On peut en dire autant du mot « fantasme », qui exprime la même idée.

De même une autre historienne, Régine Goutalier, dans sa thèse sur l’OAS en Oranie soutenue à Aix-en-Provence en 1975, avait qualifié d’« énorme bobard » la dénonciation de ces prises de sang affirmées par la propagande de l’OAS, mais elle non plus n’avait pas fourni la moindre preuve à l’appui de son jugement, comme si l’invraisemblance des faits allégués était une évidence pour tout esprit rationnel. Mais rappelons encore une fois que le vrai peut quelquefois ne pas sembler vraisemblable.

Signalons enfin le mot « rumeur », qui a un rapport ambigu avec la notion de réalité. On désigne généralement par ce mot une affirmation transmise oralement, plus ou moins longtemps, avant d’être parfois mise par écrit. Une simple rumeur est généralement considérée comme un produit conscient ou inconscient d’une mentalité collective, qui lui donne une crédibilité dans l’esprit de ceux qui la véhiculent, mais son caractère fictif apparaît clairement à tout chercheur qui cherche à en retrouver l’origine par l’impossibilité absolue d’identifier des témoins directs, des lieux et des dates précises. Voilà donc un critère sûr qui permet de reconnaître une simple rumeur. Mais que conclure si l’enquête met en évidence des témoignages précis répondant aux critères de réalité de l’histoire ? Dans ce cas, comment un historien pourrait-il refuser d’en tenir compte ? Il faut donc admettre que la rumeur peut, dans certains cas, exprimer une réalité cachée ou refusée par la majorité d’une société. Et, comme on le verra, cela paraît bien être le cas de cette rumeur sur les prises de sang forcées dans la dernière année de la guerre d’Algérie, si l’on se donne la peine de chercher à les examiner.

Mais il reste encore un argument qui mérite une réponse : celui de l’invraisemblance évidente qui empêcherait d’admettre la dite rumeur. Invraisemblance, vraiment ? Les personnes qui s’abritent derrière cet argument pour rejeter comme une simple rumeur le discours sur les prises de sang forcées subies par des Français en Algérie en 1962 sont généralement les mêmes qui rappellent avec force - et à juste titre - le grand nombre d’Algériens qui ont été victimes de mitraillages, de bombardements de mortiers et de bombes particulièrement meurtrières posées par l’OAS dans les quartiers musulmans d’Alger et d’Oran. Sachant que cette situation de terreur a abouti au retrait de milliers de malades et de blessés algériens hors des hôpitaux français et à leur transfert vers des hôpitaux algériens improvisés, est-il illogique de se demander comment le FLN a pu faire face aux énormes besoins de sang auxquels il était confronté ? Les lecteurs du livre de Grégor Mathias pourront juger sur pièces la valeur probante de ces témoignages et documents prétendus invraisemblables. Ils pourront aussi apprécier la sage prudence avec laquelle il s’efforce de tirer les conséquences de témoignages dispersés, de sources très variées, et pas toujours aussi précises qu’on le souhaiterait pour pouvoir en tirer des conclusions aussi certaines que possible. Mais ils pourront aussi conclure que les témoignages auraient pu être plus nombreux, plus complets et plus probants si les historiens n’avaient pas attendu près d’un demi siècle pour tenter de faire leur métier.

Enfin, Grégor Mathias a aussi le grand mérite de rappeler à ceux qui voudraient l’ignorer que l’Algérie de 1962 n’a pas été le seul lieu mentionné pour des prises de sang forcées : dans sa conclusion, il en cite cinq exemples postérieurs - dont un concerne encore l’Algérie - dans diverses parties du monde. Ce qui justifie son refus de considérer a priori la rumeur comme nécessairement étrangère à l’histoire. Et c’est pourquoi tous les historiens, me semble-t-il, ont le devoir professionnel de le lire avec la plus grande attention, quelle que soit leur première impression [2].

Guy Pervillé

[1] Citations empruntées à mon article « Albert Camus était-il raciste ? Le témoignage du Premier homme » (2003), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=33.

[2] Voir aussi à ce sujet sur mon site ma mise au point sur « les prises de sang forcées en Algérie : mythe ou réalité ? » (2011), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=261.



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