Guerre d’Algérie : 19 mars 1962, la journée du souvenir qui fâche (2015)

jeudi 19 mars 2015.
 
Interview rédigée pour le site Atlantico à la demande d’Alexis Franco, et mis en ligne le 19 mars 2015 http://www.atlantico.fr/decryptage/guerre-algerie-19-mars-1962-journee-souvenir-qui-fache-guy-perville-2046913.html

Le 18 mars les accords d’Evian étaient signés. Le lendemain devait être marqué par un cessez-le-feu définitif. Or ce ne fut pas le cas : entre l’armée française, l’OAS et les différents groupes indépendantistes, attentats, escarmouches et règlements de comptes continuèrent pendant plusieurs mois.

Réponses aux questions d’Alexis Franco ( pour Atlantico) le 19 mars 2015.

1) - Pour ceux qui sont intéressés par la mémoire de la guerre d’Algérie, la date du 19 mars a un caractère particulier, si ce n’est controversé. Le 8 novembre 2012, sur inspiration des communistes, la majorité a fait voter une loi établissant le 19 mars comme étant la fin officielle du conflit. Pourquoi le choix de cette date revêt-elle une dimension si politique, qu’est-ce que l’une ou l’autre des deux positions peut-elle révéler sur leurs sensibilités politiques ?

C’est une très longue histoire. L’idée de célébrer le 19 mars 1962 comme fin de la guerre d’Algérie, à l’exemple des commémorations nationales du 11 novembre et du 8 mai, a été soutenue depuis le 19 mars 1963 par la principale association d’anciens combattants de gauche, qui recrutait surtout parmi les anciens rappelés et appelés, la FNACA (Fédération nationale des Anciens combattants en Algérie), et par de nombreuses municipalités de gauche. Au contraire tous les gouvernements de 1962 à 1997 avait préféré faire le silence au moyen de lois d’amnistie sur cette guerre qui avait divisé les Français et ne permettait pas de les rassembler, puisque la plupart des associations d’anciens combattants situées plus à droite ne voulaient pas entendre parler de commémorer l’événement qui avait transformé une quasi-victoire militaire en défaite, et ouvert la pire période de la guerre. Mais depuis le procès Papon (1997) qui avait attiré l’attention sur la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, le principe même de l’amnistie avait cessé d’être compris par les dirigeants politiques de droite et de gauche, et tous les députés et sénateurs avaient voté la loi du 18 octobre 1999 qui reconnaissait officiellement l’existence de la « guerre d’Algérie ». Il ne restait plus qu’à se mettre d’accord sur une date commémorative, mais ce fut impossible, parce que la gauche - alors majoritaire - choisit le 19 mars, alors que l’opposition de droite n’en voulait pas. Le projet de loi présenté par le gouvernement de Lionel Jospin avait été adopté par l’Assemblée nationale et allait être présenté au Sénat quand les élections de 2002 arrêtèrent tout en faisant réélire Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen, Lionel Jospin ayant été classé troisième au premier tour. Le président réélu donna satisfaction à ses partisans en choisissant comme date commémorative de la guerre d’Algérie le 5 décembre, jour de l’inauguration du Mémorial militaire du Quai Branly à Paris ; mais la FNACA persista à réclamer le 19 mars. Dix ans plus tard, après l’élection du président Hollande, la nouvelle majorité de gauche reprit le vote du projet de 2002 là où il s’était arrêté, en faisant comme si rien ne s’était passé entre temps.

2)- François Mitterrand aurait pourtant déclaré que cette date ne devait pas être celle de la fin de la guerre. Pourquoi ce basculement en 2012 parmi les socialistes ?

François Mitterrand, ancien ministre de Pierre Mendès-France et de Guy Mollet, élu en 1981 grâce aux voix de tous les anti-gaullistes, avait promis de faire voter une nouvelle loi d’amnistie qui réhabiliterait les généraux condamnés pour leur participation au « putsch » du 22 avril 1961 et à l’OAS, mais il se heurta dans son propre parti à une telle opposition qu’il dut recourir à l’article 49-3 pour faire adopter son projet en 1982. En 2001, le parti socialiste avait d’abord hésité avant de déposer le sien, mais il s’y était résolu. Pour presque toute la gauche, à part François Mitterrand, il fallait se démarquer de Guy Mollet sur cette question sensible.

3)- Que nous disent concrètement les travaux historiques sur la question, que s’est-il passé le 19 mars 1962 et qu’est-ce qui en a suivi ?

Les accords d’Evian signés par les représentants du gouvernement français et du GPRA le 18 mars 1962 pour mettre fin à la guerre d’Algérie prévoyaient un cessez-le-feu le 19 mars à midi. L’OAS, qui considérait ces accords comme le résultat d’une trahison, a refusé de l’appliquer et intensifié son action armée pour obliger les forces françaises à choisir entre la révolte et l’obéissance. Aux yeux du gouvernement, elle a ainsi pris la responsabilité de l’échec du cessez-le-feu à rétablir la paix, et a justifié l’engagement contre elle des forces gouvernementales, qui s’est notamment traduit par la répression de Bab-el-Oued et par la fusillade de la rue d’Isly le 26 mars. Certains en ont conclu qu’il faudrait mener contre l’OAS une guerre civile dans laquelle la France et l’Algérie se retrouveraient alliées contre le même ennemi. Mais le FLN s’est-il vraiment comporté comme un allié de la France ? Passons en revue les principaux faits.

Notons d’abord que les pré-accords des Rousses (février 1962) avaient été ratifiés par la majorité du CNRA (Conseil national de la Révolution algérienne) qui avait mandaté le GPRA pour négocier l’accord final à Evian, mais les délégués de la wilaya V (Oranie) et l’état-major général de l’ALN qui commandait les troupes de l’ALN extérieure en Tunisie et au Maroc avaient voté contre.

D’autre part, l’accord de cessez-le feu prévoyait que les forces combattantes de l’ALN existant au jour du cessez-le feu « se stabiliseront à l’intérieur des régions correspondant à leur implantation actuelle », mais en fait elles en sont rapidement sorties pour prendre le contrôle de la population algérienne. Il en résulta des incidents graves et même des combats dans les premières semaines, puis l’armée française renonça à cantonner l’ALN. Il y eut néanmoins encore un nombre non négligeable de soldats français tués par celle-ci.

Contre l’OAS, l’ALN semble avoir commencé par ne pas réagir ouvertement pour éviter de rompre le cessez-le-feu, mais un mois plus tard, à partir du 17 avril, elle a multiplié les enlèvements de civils européens à la limite des quartiers musulmans dans les deux grandes villes (Alger et Oran) où l’OAS était la plus forte, sur les principales routes et dans les campagnes les plus colonisées. C’était officiellement un moyen de riposter contre l’OAS, mais surtout un moyen de faire fuir la population civile française d’Algérie. Le 14 mai 1962, la Zone officielle d’Alger du FLN rompit ouvertement le cessez-le feu, le gouvernement français demanda au GPRA de la désavouer, mais sans l’obtenir. Les enlèvements et les meurtres, un moment interrompus à Alger par le cessez-le-feu négocié entre le chef OAS Jean-Jacques Susini et l’Exécutif provisoire, reprirent et s’intensifièrent après l’indépendance de l’Algérie (3 juillet 1962), notamment le 5 juillet à Oran. C’est seulement en septembre que les enlèvements commencèrent à diminuer, mais depuis le 19 mars il y eut plus de 3000 personnes enlevées dont près de 1700 morts ou disparus à jamais.

Cependant, des enlèvements et des massacres d’anciens « harkis » ou « Français musulmans » avaient commencé dès le 19 mars, mais avaient diminué après une circulaire du chef de la wilaya V demandant d’attendre le jour de l’indépendance pour régler le compte des traîtres. Dans les jours qui suivirent le 3 juillet (date de la proclamation officielle de l’indépendance), et dans le contexte de la lutte pour le pouvoir qui opposa le GPRA à la coalition Ben Bella-Boumedienne, les enlèvements et les massacres reprirent en plusieurs vagues, jusqu’à la fin de l’année. Ainsi les accords d’Evian, qui avaient pu aboutir grâce à l’acceptation par le GPRA du principe de non-représailles au début d’octobre 1961, furent-ils sapés à la base.

Ajoutons enfin que la dernière réunion du CNRA en mai-juin 1962 avait adopté à l’unanimité le programme de Tripoli, qui désavouait les accords d’Evian comme une « plateforme néo-colonialiste » et en prévoyait la révision dès que possible. Ce fait n’empêcha pas le GPRA de faire voter les Algériens pour l’indépendance le 1er juillet 1962, mais le texte du programme de Tripoli resta secret jusqu’à ce qu’il fut découvert par l’armée française en Algérie et transmis au gouvernement français par son ambassade au début septembre 1962.

Il est donc établi que les accords d’Evian furent désavoués par le FLN avant même la proclamation de l’indépendance.

4)- Quelle autre date de la fin du conflit serait alors plus exacte ?

Il n’y en a malheureusement pas d’autre, puisque le 3 juillet n’a pas davantage mis fin à la violence. La seule solution serait que les gouvernements français et algérien se mettent enfin d’accord pour signer un vrai traité de paix qui ne soit pas une déclaration de repentance de la France. En attendant, la querelle franco-française du 19 mars ne fait que justifier ce qu’écrivait en 1990 l’historien Robert Frank : “les partisans du 8 mai fêtent au moins une victoire qui donne un sens à leur guerre. Ceux du 19 mars veulent une célébration qui fasse remarquer que la guerre d’Algérie n’en avait pas. Une guerre sans cause est une guerre sans message, et la commémoration d’une guerre sans message ne peut se transformer en véritable commémoration ».

Guy Pervillé



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