Raphaëlle Branche, Prisonniers du FLN (2015)

samedi 4 avril 2015.
 
Ce compte rendu a été publié sur le site Histoire@Politique de l’Institut d’études politiques de Paris. Vous pouvez le lire en cliquant le lien suivant : http://www.histoire-politique.fr/index.php ?numero=25&rub=comptes-rendus&item=523

Raphaëlle Branche, Prisonniers du FLN , Paris, Payot & Rivages, janvier 2014, 286 p, 21 euros.
ISBN : 978-2-228-91029-3

Raphaëlle Branche, qui appartient à la nouvelle génération d’historiens (et historiennes) de la guerre d’Algérie nés après son aboutissement, s’est fait connaître dès la soutenance de sa thèse controversée sur la torture et l’armée française pendant la guerre d’Algérie [1] en 2000 ; elle a depuis persévéré, non sans courage, dans cette spécialité qui n’est pas de tout repos, en publiant notamment en 2005 aux éditions du Seuil un bilan historiographique - La guerre d’Algérie, une histoire apaisée ? [2] - particulièrement bien informé et réfléchi. Plus récemment, en 2010, elle a tenté dans un autre livre, consacré à L’embuscade de Palestro, Algérie 1956 [3], de restituer à travers la monographie d’un épisode particulièrement douloureux de la guerre d’Algérie - l’embuscade du 18 mai 1956 dans laquelle 20 jeunes appelés français trouvèrent la mort - la pluralité de ses significations, en combinant les points de vue des acteurs algériens et français, mais aussi en recherchant les causes et les conséquences de cet événement dans la longue durée. Cette entreprise novatrice, qui se présentait comme authentiquement historique, n’avait pourtant pas fait l’unanimité, puisque deux historiens nés dans l’Algérie coloniale, Jean Monneret et Roger Vétillard, avaient exprimé en janvier 2014, dans la revue en ligne Etudes coloniales, [4] le malaise que sa lecture leur avait inspiré.

Et pourtant, à l’occasion du cinquantenaire de la fin de la guerre d’Algérie, en juillet 2012, Raphaëlle Branche avait publié dans la page « Débats » du Monde un long article consacré aux « disparus d’Algérie » [5] qui ne semble pas avoir été remarqué par ses deux critiques. Elle en consacrait un peu plus de la moitié à une comparaison rigoureuse entre le traitement réservé à la mémoire des morts de la guerre dans les deux pays, en insistant sur les points communs et sur les différences. Puis elle en arrivait à évoquer la douleur des proches dans le cas des disparus dont le sort est resté inconnu : « en Algérie comme en France, ici comme ailleurs, comparer des nombres et estimer le poids des souffrances respectives ramenées à des chiffres devenus eux-mêmes mythes ne rend pas compte de la douleur individuelle et du vide que ressentent les proches ». Et, constatant l’échec des accords d’Evian à instaurer une véritable paix entre les deux pays de 1962 jusqu’à nos jours, elle concluait par un véritable plaidoyer, d’une éloquente sincérité : « C’est maintenant, non pas à l’échelle des Etats mais à celle des hommes, qu’il faut agir. Seuls celles et ceux qui ont vécu la guerre peuvent contribuer à suturer ces plaies laissées béantes dans les familles par l’ignorance des conditions de disparition des proches, quelle que soit la rive de la Méditerranée. Cinquante ans après la guerre, il est temps de parler ! Que ceux et celles qui savent quelque chose témoignent ! Qu’il s’agisse du lieu où furent enterrées des personnes ou des circonstances de leur décès, les informations ne sont connues que d’un petit nombre. Anciens d’Algérie et habitants d’Algérie, parlez ! Dîtes ce que vous savez, même si c’est parcellaire et incomplet, car c’est la mise en commun de toutes ces informations qui, seule, peut faire avancer la vérité et contribuer à poser les base d’une réconciliation qui ne soit pas payée au prix d’un oubli forcé ».

Le nouveau livre de Raphaëlle Branche, paru en janvier 2014, est l’illustration de cet appel. D’une typographie beaucoup plus dense que le précédent, il s’en distingue aussi par le traitement systématique d’un sujet beaucoup plus large : l’ensemble des enlèvements de prisonniers français, tant militaires que civils, par le FLN-ALN tout au long de la guerre d’Algérie et leur détention, aussi bien dans les maquis de l’intérieur que dans les camps situés à l’extérieur, en territoire tunisien et marocain. Elle revient sur l’embuscade de Palestro, mais aussi sur un grand nombre d’autres épisodes non moins tragiques, tels que par exemple l’enlèvement occulté d’une section entière de 20 jeunes appelés dans leur cantonnement aux Abdellys (Oranie) le 1er novembre 1956, qui furent d’abord emmenés vers le Maroc puis tous exécutés et ensevelis dans une grotte [6]. « Pourquoi faire des prisonniers quand on est une guérilla dont la survie dépend de la mobilité et de la rapidité d’exécution ? Pourquoi tuer des prisonniers quand on s’est donné la peine de les capturer et même de les soigner ? Pourquoi encore en libérer quelques-uns et en retenir d’autres ? Telles sont quelques unes des questions que cette recherche éclaire » (p. 9). Ce travail de Raphaëlle Branche est le premier qui traite uniquement du comportement des combattants algériens, à l’opposé de sa thèse qui avait été consacrée à la torture pratiquée par les Français. Il repose sur une recherche utilisant tous les types de sources disponibles, aussi bien écrites qu’orales. Mais sa nouveauté la plus remarquable est, me semble-t-il, l’absence presque totale [7] de formules pouvant être ressentie comme des exagérations polémiques.

Non que l’auteure ait renoncé à critiquer le comportement des autorités françaises : elle le fait notamment dans son introduction, en rappelant que celles-ci, peu après avoir ratifié en 1951 les quatre conventions de Genève rédigées en 1949 pour améliorer le traitement des combattants désarmés et des civils, ont toujours refusé de reconnaître le statut de « prisonniers de guerre » à leurs propres « disparus » pour ne pas le reconnaître aux « rebelles » capturés par leurs forces armées. Mais ce qu’elle en dit me paraît un constat de faits incontestables ; ce qui ne l’empêche pas de formuler et de répéter tout au long de son livre des constats non moins incontestables portant sur l’utilisation par le FLN-ALN de la capture de prisonniers français comme instrument de chantage politique, aboutissant soit à une libération, soit à une exécution - et sans que la validité des motifs parfois allégués soit jamais démontrée - afin de faire pression dans les deux cas sur le gouvernement français pour qu’il reconnaisse la légitimité de son combat : « Faits pour servir les intérêts du FLN, les prisonniers étaient totalement à la merci de celui-ci. Leur vie comme leur mort lui appartenaient » (p. 136). Deux sorts opposés entre lesquelles l’incertitude pouvait durer des années, comme le montre l’exemple de Maurice Lanfroy, condamné à mort après avoir failli être libéré, et avant de retrouver tardivement la liberté en mai 1962. L’auteure indique dès son introduction que « plus de cinq cents civils français furent enlevés pendant la guerre quand les militaires français furent autour de quatre cents » (p. 14), et reconnaît dans sa conclusion que « alors qu’ils étaient dans leur très grande majorité jeunes et en bonne santé, plus de 58 % des militaires français moururent en captivité. Plus fragiles, à peine 30% des civils français survécurent » (p. 221) Elle va même jusqu’à reconnaître, en citant notamment le livre de Jean-Jacques Jordi sur les disparus civils européens de la guerre d’Algérie [8], que les enlèvements de civils français, qui se sont multipliés après le 19 mars 1962, visaient à « déraciner une présence présentée comme étrangère sur un sol que le FLN prétendait se charger de rendre à son propriétaire légitime » (p. 220), puisque « le projet du FLN visait précisément à chasser les Français d’Algérie » (p. 14).

Entre le gouvernement français et les chefs du FLN-ALN, le Comité international de la Croix Rouge apparaît, d’après ses propres archives, comme tentant d’obtenir des deux parties le respect des conventions de Genève, mais avec un bilan plus que mitigé. Si le CICR a obtenu très tôt du président du Conseil Pierre Mendès France le droit d’effectuer des visites d’inspection dans des lieux de détention en Algérie, il n’a guère obtenu de concessions significatives sur le statut des « rebelles » - si ce n’est en mars 1958 la création des « Centres militaires d’internement » destinés aux combattants faits prisonniers - avant l’ouverture des négociations finales avec le GPRA en 1961-1962. De l’autre côté, le GPRA a décidé de signer les conventions de Genève en avril 1960 - bien que leur respect à l’intérieur des frontières de l’Algérie fût jugé impossible par le chef de la wilaya IV, Si Salah - mais il a presque aussitôt oublié ses engagements en faisant procéder à de nouvelles exécutions d’otages militaires français dès l’été 1960. Comme une émissaire du CICR le dit très franchement au GPRA en novembre 1961 : « Il eût mieux valu ne pas adhérer aux Conventions si vous n’étiez pas en mesure de les respecter », ajoutant que « c’était la première fois depuis cent ans que la Croix rouge existait, que le CICR se trouvait fournir un travail considérable en faveur d’une des parties, et ne rien pouvoir faire pour l’autre » (pp. 91-93).

Ce livre terrible peut rappeler à ses lecteurs ce que le vice-président du GPRA, signataire des accords d’Evian le 18 mars 1962, avait dit auparavant au journaliste Jean Daniel : « Krim Belkacem, dont j’ai eu la faiblesse de faire le portrait en le comparant à un héros de Malraux, a cru devoir me faire des « reproches bienveillants » sur les campagnes de nos amis et de nos journaux contre la torture. Nous ne sommes pas des victimes, disait-il avec impatience, nous sommes des chefs de guerre ! Certains d’entre nous sont pris et subissent le sort que le destin leur inflige. Mais nous avons nous aussi des prisonniers. Il y a une armée algérienne contre une armée française, et il n’y a pas des surhommes français qui boufferaient de petits maquisards » [9].

Ainsi Raphaëlle Branche réussit-elle dans ce nouveau livre à concilier ce qui pouvait sembler a priori inconciliable : la rigoureuse impartialité que Charles-Robert Ageron recommandait aux historiens de la guerre d’Algérie en 1993 [10], et une réelle sensibilité dans l’évocation des personnes appartenant à une catégorie de victimes oubliées de cette guerre : « Aucune cause nationale, mais aucune visibilité de cette question non plus. Aucune image d’aucune sorte construite à partir de cette réalité qui fut partagée par au moins autant de civils que de militaires français : avoir été prisonnier d’une guérilla. C’est cette expérience que ce livre a essayé de montrer » (pp. 222-223).

Elle démontre aussi, en appuyant sa recherche sur celle de Jean-Jacques Jordi, que la communauté des historiens de la guerre d’Algérie, dont on avait pu mettre en doute la survie depuis la fin des années 1990, existe encore ; et c’est une très bonne nouvelle.

Guy Pervillé

[1] Thèse soutenue le 5 décembre 2000 à l’IEP de Paris et publiée sous le titre L’armée et la torture pendant la guerre d’Algérie, Paris, Gallimard, 2001, 474 p.

[2] La guerre d’Algérie : une histoire apaisée ? Paris, Le Seuil, collection Points-histoire, 2005, 449 p.

[3] L’embuscade de Palestro, Algérie 1956, Paris, Armand Colin, janvier 2010, 256 p, 19 euros.

[4] Etudes coloniales, 11 janvier 2014, “Algérie 1956 : l’embuscade de Palestro vue par Raphaëlle Branche”, http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2014/01/11/28936026.html , et 18 janvier 2014, “L’embuscade de Palestro selon Raphaëlle Branche” , http://etudescoloniales.canalblog.com/archives/2014/01/18/28983342.html.

[5] “Les disparus d’Algérie. Cinquante ans après la fin de la dernière guerre colonial française, il est temps de faire droit à la mémoire de tous les anonymes qui y ont perdu la vie des deux côtés”, par Raphaëlle Branche. Le Monde, 8 et 9 juillet 2013, débats, p. 14.

[6] Enquête menée par un membre de la FNACA, Claude Herbiet. Voir sa brochure illustrée de photographies, « Les disparus des Abdellys », s.d., 82 p.

[7] Les rares formules contestables que j’ai trouvées sont des répétitions d’oeuvres précédentes de l’auteure : “acte de piraterie aérienne” du 22 octobre 1956 constituant une “forfaiture” (p. 84), le bombardement de Sakiet constituant pour la Tunisie “une agression caractérisée de son territoire national” ( p. 152), “plus de 10.000 civils algériens tués dans le Nord Constantinois dans les jours suivant le 20 août 1955 (note 9 p. 228).

[8] Un silence d’Etat, Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011, 200 p. Voir aussi mon compte rendu de ce livre sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265.

[9] Témoignage de Jean Daniel reproduit dans l’ouvrage collectif dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, p. 496.

[10] L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, Points-histoire, 1993, p. 13.



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