La "francisation" des intellectuels algériens : histoire d’un échec ? (1994)

dimanche 17 avril 2005.
 
Cet article, inédit en français, a été rédigé durant l’été 1994, et publié en traduction anglaise dans Franco-arab encounters (rencontres franco-arabes), Studies in Memory of David C. Gordon, edited by L. Carl Brown and Matthew S. Gordon, American University of Beirout, Lebanon, 1996, pp. 415-445. Je remercie les éditeurs et l’AUB pour m’avoir autorisé à reproduire ici la version originelle de mon texte : le temps écoulé depuis sa rédaction donne un intérêt particulier à cette tentative de déchiffer la troublante actualité du moment à la lumière de l’histoire.

Il y a dix ans (en 1984) fut publiée ma thèse de troisième cycle d’histoire sur les étudiants et les diplômés musulmans algériens formés par l’enseignement supérieur français de 1880 à 1962 [1]. Dans ce livre, j’ai montré que ceux-ci n’avaient pas joué le rôle d’une "élite" guidant l’évolution de sa société, ni vers l’assimilation à la nation française, ni vers l’affirmation d’un nationalisme algérien. Au contraire, ils se sont ralliés au mouvement national issu de couches sociales moins favorisées pour échapper au reproche d’être une minorité privilégiée et aliénée par sa culture étrangère, et de trahir les aspirations de leur peuple. J’ai néanmoins souligné qu’ils avaient joué un rôle croissant dans ce mouvement national à partir de la Deuxième guerre mondiale, pris leur part des sacrifices de la guerre d’indépendance, et fourni la majeure partie des cadres de l’Etat et de la nation algérienne. Ainsi, j’ai cru pouvoir conclure à une fusion partielle entre l’élite intellectuelle de formation française et l’avant-garde nationaliste, tendant à former une nouvelle classe dirigeante.

Dix ans après, cette conclusion semble remise en question par les derniers événements. La fidélité à leur patrie des intellectuels algériens francophones (pourtant formés en majorité par le système d’enseignement algérien depuis 1962), est plus que jamais suspectée, et leur avenir, dans leur pays plus que jamais menacé par les groupes armés islamistes. Mais le pouvoir établi, qui a projeté de longue date la réduction du français au statut de langue effectivement étrangère, ne semble pas fermement résolu à défendre ceux que l’ancien Premier ministre Belaïd Abdesselam a qualifié de "laïco-assimilationnistes".

Ainsi, dans une situation pourtant sans précédent, les deux principales forces en lutte pour le pouvoir continuent d’employer contre le prétendu "parti de la France" (Hizb França) les thèmes de l’anti-intellectualisme que le mouvement national populiste avait déjà opposé un demi-siècle plus tôt aux "Jeunes Algériens" de formation française. Mais l’histoire peut contribuer à une meilleure compréhension de l’actualité, en opposant aux polémiques partisanes une vision plus objective de l’évolution de la francophonie en Algérie, laquelle ne se confond pas nécessairement avec la francisation de l’Algérie.

L’école française, instrument d’une "conquête morale"  ?

Il est vrai que l’enseignement de la langue et de la culture françaises a été introduit en Algérie dans une perspective politique définie, celle de l’assimilation à la France. L’Algérie devait devenir française, "par l’épée et par la charrue" (devise du maréchal Bugeaud), mais aussi par l’esprit. La conquête des cœurs et des intelligences devait sceller le ralliement volontaire et définitif des vaincus à la civilisation et à la nationalité des vainqueurs.

Mais cette forme de conquête pacifique fut longtemps reléguée loin derrière la conquête militaire et la colonisation du sol dans l’ordre des priorités. Les Républicains installés au pouvoir entre 1870 et 1879 s’en étaient moins souciés que Napoléon III, et ils avaient laissé dépérir le système d’enseignement primaire et secondaire "arabe-français" hérité du Second Empire. Jules Ferry fut le premier homme d’Etat républicain à prendre au sérieux l’idéal de la "mission civilisatrice", en décrétant l’application de ses lois scolaires à l’Algérie en 1882.

En France, l’enseignement primaire généralisé par les lois de 1881 et 1882 instituant l’obligation et la gratuité visait à inculquer aux enfants du peuple les valeurs patriotiques et républicaines en même temps qu’un savoir pratique adapté à leur condition sociale. Parallèlement, les enfants des classes dirigeantes recevaient dans l’enseignement secondaire et supérieur une plus haute culture susceptible de les préparer à leur rôle futur d’encadrement de la société.

En Algérie, ces lois produisirent les mêmes effets dans la population française et dans celles d’origine étrangère ou juive algérienne, dont elles facilitèrent l’assimilation culturelle et politique. Mais leur application à la population indigène musulmane fut beaucoup plus lente, parce qu’elle rencontra une double opposition. D’un côté, les chefs de famille musulmans redoutaient de voir leurs enfants oublier leur langue et leur religion à l’école des "roumis". De l’autre, les élus des colons algériens donnaient la priorité aux besoins de la colonisation, et craignaient de fabriquer parmi leurs sujets indigènes des déclassés mécontents de l’ordre établi.

C’est pourquoi l’école française se diffusa très lentement. Le taux de scolarisation des enfants musulmans scolarisables atteignit 5% en 1914, 10% en 1950, 15% en 1955, et 30 % en 1962. La scolarisation générale envisagée par les autorités françaises à partir de 1944 fut entravée par l’insuffisance des moyens en matériel et en personnel, et par l’accélération de la croissance démographique. La scolarisation des filles resta très en retard sur celle des garçons.

L’accès à l’enseignement secondaire et supérieur fut encore plus rare, et tardif (bien que quelques indigènes algériens eussent été diplômés en France avant 1880). Ces enseignements profitèrent surtout aux fils de la petite et moyenne bourgeoisie citadine, et à ceux des élites intermédiaires utilisées par les autorités pour encadrer les masses : "chefs indigènes" (caïds, aghas et bachaghas), officiers, agents du culte et de la justice musulmane (formés dans les trois medersas officielles d’Alger, Tlemcen et Constantine depuis 1850), interprètes, instituteurs (formés à l’Ecole normale d’Alger depuis 1865, puis de la Bouzarea depuis 1884), auxiliaires médicaux. Les étudiants issus des Ecoles supérieures (1879) puis des Facultés de l’Université d’Alger (1909) ou de celles de la métropole, devinrent une maigre élite de quelques centaines de diplômés, orientés surtout vers l’enseignement et les professions libérales (avocats et avoués, médecins, pharmaciens).

Dans ces conditions, l’instruction, même élémentaire, resta un privilège rare dans la population musulmane de l’Algérie. Selon le recensement de 1954, seulement 13,7 % des musulmans adultes savaient lire et écrire. Parmi ceux-ci, 55 % le savaient en français, 25% en arabe, et 20 % dans les deux langues. Ainsi l’arabe, langue religieuse et culturelle traditionnelle de l’Algérie, était moins répandu que le français.

En effet, alors que le français servait de véhicule à toutes les disciplines, la langue arabe n’était enseignée que comme une matière facultative dans l’enseignement public et privé français (à l’exception des trois medersas officielles bilingues, devenues en 1950 des lycées franco-musulmans). Elle avait été longtemps considérée officiellement comme une langue étrangère. En 1947, le Statut de l’Algérie lui avait reconnu le rang de langue officielle de l’Union française et préconisé l’organisation de son enseignement à tous les niveaux. Mais en 1954 les inspecteurs de l’enseignement primaire s’opposaient encore à son obligation, parce que l’arabe dialectal était un "patois", l’arabe classique une "langue morte", et l’arabe moderne une "langue étrangère".

L’arabe littéraire diffusé depuis des siècles par les écoles coraniques servait de véhicule à un enseignement plus diversifié dans les écoles musulmanes privées, dont les plus nombreuses appartenaient à l’Association des Oulémas musulmans algériens fondée en 1931 par le cheikh Ben Badis pour maintenir l’identité arabo-islamique de l’Algérie. Elles conduisaient leurs meilleurs élèves à un collège secondaire, l’Institut Ben Badis de Constantine, puis aux prestigieuses mosquées universités de Tunis, de Fès ou du Caire. Ainsi la langue arabe censée être la langue maternelle de la grande majorité des Algériens musulmans et la langue religieuse de tous était marginalisée en Algérie. Cependant, il faut remarquer que la différence entre la langue d’enseignement écrite et la langue parlée (dialectes arabes ou berbères) était antérieure à la conquête française.

Cet enseignement très assimilateur visait à rapprocher la masse indigène du peuple français, et à lui montrer la voie de l’assimilation en intégrant l’élite intellectuelle musulmane dans la classe dirigeante française. Le mot "élite" désigne les personnes les meilleures, les plus remarquables par leur talent ou leur valeur. Le nom "intellectuel" y ajoute la notion d’un engagement personnel pour influer sur l’évolution de la société, mais en Algérie, il désignait plus simplement tous ceux qui avaient fait de longues études et travaillaient avec leur esprit (par opposition aux "manuels"). Quoi qu’il en soit, les Français ne doutaient pas que les "intellectuels" qu’ils avaient formés en Algérie montreraient la voie à leurs compatriotes moins instruits. Mais dès qu’une partie d’entre eux émit des revendications politiques, le bien-fondé de leur engagement fut aussitôt controversé.

Les "Jeunes Algériens", pionniers du nationalisme musulman ?

C’est entre 1908 et 1912 que naquit un mouvement revendicatif, à l’occasion des débats du Parlement français sur un projet de loi imposant le service militaire obligatoire aux indigènes musulmans algériens pour pallier l’insuffisance des effectifs recrutés par engagement. Ce projet et son vote soulevèrent deux oppositions aux raisons contradictoires. D’un côté, l’opinion indigène et les lettrés de culture arabe traditionnelle (appelés "Vieux turbans") protestèrent contre le fait d’imposer à des sujets accablés de multiples charges une obligation considérée jusque là comme le propre des citoyens. Au contraire, de nombreux élus et hauts fonctionnaires "algériens" (c’est-à-dire, français d’Algérie) virent un danger pour l’ordre colonial dans le fait d’enseigner le maniement des armes modernes aux "Arabes", et dans les revendications que cette obligation nouvelle ne manquerait pas de susciter.

En effet, quelques diplômés des universités françaises connus sous le nom de "Jeunes Algériens", prétendant représenter leurs compatriotes, affirmèrent que ceux-ci accepteraient volontiers le service militaire obligatoire sous réserve de compensations. Le manifeste "jeune algérien" de 1912 présenté au Président du Conseil Raymond Poincaré revendiqua des améliorations au sort de la masse, et des droits politiques pour l’élite, sans remettre en question la souveraineté française.

Pourtant, ces revendications furent aussitôt dénoncées comme un complot anti-français par de nombreux auteurs "algériens" ou français de France. En 1913, un livre du journaliste de Constantine André Servier prétendit dévoiler Le péril de l’avenir, le nationalisme musulman en Egypte, Tunisie, Algérie : il présentait les Jeunes Algériens comme des ennemis sournois de la France, cachant sous des protestations de loyalisme leur rêve d’une Algérie musulmane indépendante, suivant l’exemple des Jeunes Tunisiens, Jeunes Egyptiens et Jeunes Turcs. Même le père de Foucauld adopta cette vision dans ses lettres à ses correspondants : il y prédisait que si la France n’évangélisait pas les musulmans, elle serait tôt ou tard chassée d’Afrique du Nord par les élites instruites en français (mais n’ayant ni l’esprit ni le cœur français) qui utiliseraient l’Islam comme un levier pour soulever les masses ignorantes et fanatiques [2]. Cependant, la Grande Guerre ne confirma pas cette prophétie : les masses algériennes obéirent sans révolte majeure aux exigences des autorités françaises, et très peu de Jeunes Algériens se rallièrent au mouvement pour l’indépendance du Maghreb animé par quelques émigrés tunisiens collaborant avec les Turcs et les Allemands [3].

La polémique reprit à la fin de la guerre, quand le gouvernement de Clemenceau décida de récompenser par des réformes politiques le loyalisme et les sacrifices des musulmans algériens. De nouveau, les Jeunes Algériens, diplômés ou étudiants, furent accusés de sentiments nationalistes ou panislamistes, de sympathies pour les Turcs, les Allemands, les principes wilsoniens ou le bolchevisme. Ces accusations comportaient une large part d’affabulation ou d’exagération. Le principal fait établi est le message secrètement remis en mai 1919 à l’ambassade américaine à Paris pour demander au président Wilson l’autodétermination de l’Algérie sous l’égide de la SDN [4]. Mais son auteur, le capitaine Khaled, petit-fils de l’émir Abd-el-Kader et né à Damas, n’était pas représentatif des Jeunes Algériens formés en Algérie, et fut désavoué par la plupart d’entre eux. Si l’on peut suspecter sa sincérité quand il revendiqua par la suite la représentation des musulmans algériens au Parlement français en proclamant son loyalisme envers la France, on ne peut en déduire que tous les Jeunes Algériens étaient des nationalistes camouflés.

Contre leurs ennemis "arabophobes", les Jeunes Algériens avaient trouvé des défenseurs "arabophiles", partisans d’une politique d’assimilation ou d’association entre la France et ses sujets musulmans, qui soutenaient leurs revendications. Ils furent pourtant moins nombreux et moins influents après les réformes partielles et insuffisantes de février 1919. Le raidissement des autorités françaises s’explique en partie par le comportement de l’émir Khaled (faisant appel au président Wilson, utilisant les sentiments religieux des musulmans pour sa propagande électorale, et acceptant l’appui des communistes en 1924), et par la crainte d’une contagion de la révolte pendant la guerre du Rif (1925-1926). Mais le gouverneur général Maurice Viollette, en poste de 1925 à 1927, se convainquit de la "solide bonne volonté française" de la plupart des Jeunes Algériens, et de la nécessité de les intégrer socialement et politiquement dans la nation française pour éviter qu’ils en cherchent une autre. Constatant que la plupart d’entre eux refusaient de rompre avec leur famille et avec leur milieu en renonçant à leur statut personnel coranique (ou coutumier en Kabylie) pour solliciter leur accession individuelle à la citoyenneté française (impliquant la soumission au Code civil), il proposa en 1931 d’octroyer la pleine citoyenneté française sans renonciation à leur statut personnel aux membres de catégories d’élites définies par des diplômes, des décorations ou d’autres titres prouvant leur attachement à la France [5]. Cette proposition souleva l’enthousiasme de ses bénéficiaires potentiels. Mais elle alarma ceux qui refusaient de leur faire confiance, croyant comme le géographe Emile-Félix Gautier que "les intellectuels sortis de nos écoles deviennent automatiquement nos pires ennemis", parce qu’ils sont des "métis intellectuels" (écartelés entre leur milieu d’origine et leur culture d’emprunt). Reprise en décembre 1936 par la proposition de loi Blum-Viollette, elle ne fut réalisée que le 7 mars 1944 par une ordonnance du Comité français de Libération nationale.

Ce débat récurrent sur les sentiments nationaux des Jeunes Algériens aurait pu être clarifié par une étude systématique de leurs écrits. Une telle étude aurait montré qu’il était vain de vouloir les qualifier en bloc d’assimilationnistes ou de nationalistes. Il existait sans doute de véritables partisans de l’assimilation, acceptant l’idée qu’ils devaient devenir tout à fait semblables aux Français pour mériter d’être leurs égaux. Certains, peu nombreux, avaient accepté ce qu’on appelait la "naturalisation" individuelle, impliquant la renonciation au statut personnel musulman ou berbère et l’acceptation de la demande par l’autorité française, suivant le sénatus-consulte du 14 juillet 1865. D’autres demandaient qu’elle ne puisse être refusée aux postulants qui rempliraient certaines conditions, mais la loi du 4 février 1919 ne leur donna pas satisfaction. D’autres encore, n’osant pas défier les préjugés de leurs familles qui rejetaient les "naturalisés" comme des renégats de l’Islam et des traîtres à leur milieu naturel, souhaitèrent que la citoyenneté française leur fût imposée par une "douce violence" en fonction de leurs diplômes ou d’autres titres prouvant qu’ils adhéraient à la culture française. Mais la "naturalisation automatique" ne fut appliquée qu’aux enfants d’étrangers nés en territoire français (loi du 26 juin 1889) et aux enfants nés d’une mère française.

Toutefois la tendance la plus nombreuse (même avant 1914) désirait la citoyenneté sans abandon du statut personnel musulman ou berbère. Ceux-là refusaient d’admettre une incompatibilité entre leur fidélité à leur religion ou à leurs coutumes ancestrales, et la dignité de citoyen (au moins pour les élites). La revendication de la "citoyenneté dans le statut", jugée acceptable dès 1911 par quatre experts en droit français, fut en partie satisfaite par la loi du 4 février 1919, qui créa un corps électoral musulman relativement large, élisant ses propres représentants minoritaires dans les assemblées locales. Mais la revendication d’une représentation musulmane au Parlement français égale à celle des citoyens français d’Algérie, soutenue par l’émir Khaled entre 1919 et 1924, ne fut pas acceptée. Ainsi les Jeunes Algériens mécontents de la "naturalisation" individuelle furent cantonnés contre leur gré dans une demi citoyenneté algérienne, jusqu’à l’ordonnance du 7 mars 1944.

Parmi les défenseurs les plus convaincus de la « citoyenneté dans le statut » se trouvaient les animateurs de l’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN) fondée en 1919 à Alger, et notamment Ferhat Abbas qui la présida de 1927 à 1931. Dans le recueil de ses premiers articles, publiés en 1931 sous le titre « Le jeune Algérien », il plaidait chaleureusement pour la réconciliation de la France et de l’Islam, entre lesquels ses camarades et lui refusaient de choisir : "Soyons en même temps français et musulmans, et prouvons à certains esprits chagrins que ce n’est pas une utopie" [6]. Il refusait donc la "naturalisation" individuelle qui obligeait l’individu à renier son milieu d’origine. "La naturalisation individuelle ne se justifie pas. [...] Nous sommes des Algériens, nous faisons partie d’une famille, nous faisons partie d’une Société. [...] Aurait-on par hasard la prétention de changer quoi que ce soit à cette société par la naturalisation individuelle ? Non, ce qu’il faut, c’est la loi pour tous." En effet, ajoutait-il, "l’individu, fût-il un génie, ne compte pas. Il ne compte que dans la mesure où, subissant la loi commune, il en prépare les réformes et l’évolution." [7] C’est pourquoi Ferhat Abbas alla jusqu’à proposer au ministre de l’Intérieur Marcel Régnier, visitant l’Algérie en 1935, de supprimer le statut personnel, s’il y voyait un obstacle insurmontable à l’égalité civique entre tous les habitants du pays.

Cette opinion favorable à l’émancipation collective de la société indigène se distinguait nettement de l’assimilation individuelle telle qu’elle était comprise avant l’interprétation assouplie qu’en proposa Maurice Viollette. Elle correspondait plutôt à la doctrine de l’association entre des peuples de civilisations différentes, qui avait la préférence des experts coloniaux depuis le début du XXème siècle ; mais celle-ci n’aboutit jamais à une politique clairement définie. En tout cas, on ne peut parler d’un nationalisme algérien conscient dans les esprits des Jeunes Algériens à quelques exceptions près (dont Khaled fut le principal exemple). La meilleure preuve en est le fameux article de Ferhat Abbas intitulé « La France, c’est moi ! », publié dans L’Entente franco-musulmane du 27 février 1936, où il niait catégoriquement l’existence d’une nation et d’un nationalisme algérien et faisait allégeance à « l’œuvre française dans ce pays ». Cependant il ajoutait à l’intention des « arabophobes » : « Personne d’ailleurs ne croit à notre nationalisme. Ce que l’on veut combattre derrière ce mot, c’est notre émancipation économique et politique. [...] Sans émancipation des indigènes, il n’y a pas d’Algérie française durable." [8] Ainsi, la souveraineté de la France en Algérie lui paraissait acceptable dans la mesure où elle favorisait la promotion des Algériens musulmans.

Ces rappels étaient nécessaires pour mettre en évidence le danger des interprétations trop simplistes. Bien que formés par la France et imprégnés de sa culture, les Jeunes Algériens ne furent pas des instruments de l’administration française : au contraire, ils passèrent pour une redoutable menace contre l’ordre colonial aux yeux de ses partisans les plus acharnés. Ce fait démontre la contradiction entre le colonialisme fondé sur l’inégalité entre colonisateurs et colonisés, et les principes républicains enseignés par l’école française. Il n’en est pas moins vrai que les Jeunes Algériens ne furent pas les fondateurs du mouvement national. En effet, le nationalisme algérien musulman naquit simultanément dans les élites arabophones influencées par les mouvements intellectuels du Proche Orient et dans le prolétariat immigré en France où il fut exposé à la propagande anti-impérialiste du parti communiste. Ces deux tendances nationalistes s’affirmèrent en s’opposant à la "francisation" vraie ou supposée des diplômés de l’enseignement français.

Le mouvement national contre les intellectuels francisés.

L’anti-intellectualisme et le populisme (faisant des masses défavorisées les gardiennes de l’identité nationale reniée par l’élite francisée) sont deux caractéristiques majeures du mouvement national algérien depuis sa formation. En effet, dès les premières revendications du mouvement Jeune Algérien, des journaux en arabe et même en français (comme El Hacq d’Oran) dénonçaient la non-représentativité de ses leaders naturalisés, maître Bouderba et le docteur Benthami, et suspectaient leur désintéressement. Les rivalités entre les élus entretinrent des sentiments hostiles aux "politiciens" qui se servaient du peuple au lieu de le servir. Après la Grande guerre, les étudiants de l’AEMAN d’Alger s’efforcèrent pourtant d’accréditer dans l’opinion indigène une image positive de l’intellectuel voulant servir son peuple en guidant son évolution vers le progrès.

Mais dès le début des années 1930, les mouvements nationalistes prirent pour cible les diplômés des universités françaises, qu’ils jugeaient embourgeoisés par leur réussite professionnelle et aliénés par leur culture étrangère. A Alger, en 1933, La Voix du peuple, proche de l’Association des Oulémas, dénonça violemment la trahison des élus ainsi que "l’Elite dans l’erreur", "l’isolement de l’Elite et sa sujétion aux doctrines d’importation". En 1936 les Oulémas eux-mêmes s’engagèrent dans la vie politique, notamment par la déclaration nette du Cheikh Ben Badis, qui répondit à Ferhat Abbas que la nation algérienne existait bien sur les bases de la religion musulmane, de la langue arabe, et d’une patrie territoriale particulière [9]. En même temps à Paris, El Ouma (la Nation), organe semi-clandestin de l’Etoile nord-africaine, développait les mêmes thèmes anti-intellectualistes.

Son fondateur Messali Hadj, qui revendiquait depuis 1927 l’indépendance de toute l’Afrique du Nord, avait rencontré la sympathie des étudiants tunisiens et marocains de Paris, regroupés dans l’Association des Etudiants musulmans nord-africains en France (AEMNAF) mais non celle des étudiants algériens qui s’en étaient presque tous retirés en 1930. Dans ses mémoires écrits beaucoup plus tard, celui-ci a bien résumé son jugement de l’époque : "En 1930 [...] nous manquions de cadres, d’argent, et d’adhérents. [...] Aucun étudiant algérien n’était venu nous offrir sa plume et son savoir. Ni les étudiants, ni les bourgeois, ni les commerçants n’avaient osé frapper à notre porte. En France, ces messieurs étaient indifférents à notre association, à nos activités. En Algérie, ils évoluaient vers les réformistes, pour ne pas dire les béni-oui-oui. Au Maroc et en Tunisie, ce sont les étudiants, la bourgeoisie et les intellectuels qui ont pris en main la destinée de leur peuple. Tout en luttant pour des revendications précises, ils ne se cachaient pas de réclamer l’indépendance de leur pays. En Algérie, ce grand honneur de défendre la patrie échut aux ouvriers, aux paysans et aux petites classes de notre société." [10] Ainsi le leader de la première organisation indépendantiste condense-t-il heureusement les principaux caractères du mouvement national algérien, populaire par son recrutement et populiste par son idéologie qui dénonçait la trahison des élites, étudiants, diplômés et bourgeois confondus. Ces thèmes inspirèrent la propagande de l’ENA puis de son successeur, le Parti du Peuple algérien (PPA).

Cependant, l’attitude réservée des étudiants et des diplômés musulmans de culture française envers le nationalisme algérien commença de se modifier, sous l’influence des étudiants tunisiens et marocains de l’AEMNAF (qui organisèrent des Congrès des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord en collaboration avec l’AEMAN de 1931 à 1936) et sous la pression morale des Oulémas et du PPA (auquel une vingtaine d’étudiants sur 250 avaient adhéré avant son interdiction en 1939). Pendant la Deuxième guerre mondiale, la chute du prestige français et les effets cumulés des propagandes étrangères sur l’opinion indigène provoquèrent le ralliement à l’idée nationale algérienne de Ferhat Abbas, qui rassembla la majorité des anciens élus autour du Manifeste du peuple algérien [11] en mars 1943. Le étudiants de l’AEMAN d’Alger suivirent leur ancien leader. Le PPA clandestin recruta de plus en plus dans les lycées et les Facultés, et prit le contrôle de l’AEMAN dès 1944. Après les troubles du 8 mai 1945 autour de Sétif et de Guelma, plusieurs lycéens d’Alger (dont le jeune Hocine Aït-Ahmed) se préparaient à prendre le maquis en Kabylie suivant l’ordre d’insurrection générale qui fut annulé au dernier moment [12]. Un nombre croissant d’étudiants et de diplômés accédèrent à des fonctions dirigeantes dans l’appareil du PPA, comme le docteur Lamine-Debaghine, et plus tard Benyoucef Ben Khedda.

Néanmoins, le ralliement de nombreux "intellectuels" au nationalisme algérien ne mit pas fin à l’utilisation polémique de l’anti-intellectualisme dans les luttes entre partis ou entre tendances. Un premier clivage opposa le PPA (puis sa façade légale le Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques fondé en 1946), resté fidèle à son programme d’indépendance totale arrachée par la force, aux organisations créées par Ferhat Abbas pour promouvoir une République algérienne fédérée à la France dans le cadre de l’Union française (les Amis du Manifeste et de la liberté en 1944-1945, puis l’Union démocratique du Manifeste algérien à partir de 1946). Le parti indépendantiste se glorifiait de représenter la masse du peuple, et accusait ses rivaux réformistes d’être des "bourgeois" poussés au compromis avec la France par le souci de défendre leurs intérêts de classe. Ferhat Abbas et ses amis ripostaient en se présentant comme d’authentiques fils du peuple tirés de la misère par leur travail, et soucieux de défendre les véritables intérêts de leurs compatriotes contre la démagogie et l’irresponsabilité de leurs détracteurs. Mais le PPA-MTLD lui-même perdit peu à peu sa cohésion sociale et culturelle par l’afflux d’étudiants et de diplômés dans ses rangs. Ceux-ci ne formèrent pas une seule tendance ; ils se partagèrent entre les partisans du déclenchement rapide de la lutte armée (qui imposèrent la création d’une Organisation spéciale paramilitaire en 1947), et ceux d’une action politique menée en commun avec l’UDMA et les Oulémas. Pourtant, le président du parti, Messali Hadj, recourut encore aux arguments anti-intellectualistes dans deux crises qui mirent en question son orientation. En 1949, il fit condamner les "berbéristes", groupe de militants kabyles ardemment nationalistes, mais qui avaient proposé une définition pluraliste de la nation algérienne dépassant le cadre arabo-islamique et intégrant les apports de la pensée révolutionnaire française [13]. Puis, en 1954, il fit exclure la majorité du Comité central dirigé par le secrétaire général Benyoucef Ben Khedda, qui avait appelé tous les partis algériens à se réunir en un Congrès national algérien pour définir un programme commun d’action politique. Messali et ses partisans accusaient les "centralistes" d’avoir accaparé les postes de direction en écartant de vieux militants dévoués sous prétexte d’incompétence, pour aligner le parti sur les positions réformistes des autres organisations (UDMA, Oulémas, Parti communiste algérien), en sacrifiant le programme nationaliste et révolutionnaire du PPA. Ils les disqualifiaient en rappelant que "ni compétence, ni valeur intellectuelle, ni rang social [...], ni éloquence, ni parchemin quelconque, ne peuvent remplacer les actions des masses, ni faire quoi que ce soit en dehors d’elles." [14] Les "centralistes", sans contester l’idée que "le mérite de l’individu ne se mesure pas à la longueur de ses parchemins, mais aux services qu’il rend à son peuple", contre-attaquaient avec véhémence : "Ces messieurs de la "Révolution" [les messalistes] haïssent l’intellectuel. Maintenant, nous comprenons pourquoi. C’est parce qu’ils ne le sont pas eux-mêmes, c’est parce qu’ils n’ont pas de diplômes, cette peau d’âne qu’ils envient en leur for intérieur, génératrice de qualités, que seule leur imbécilité les empêche d’avoir." [15]

La troisième tendance, le Front de Libération nationale (FLN) créé en octobre 1954 par d’anciens cadres de l’OS, écarta la tentation de l’anti-intellectualisme grâce au fait que plusieurs de ses chefs avaient entamé des études secondaires (Ben Bella, Ben M’Hidi, Boudiaf, Aït-Ahmed) ou les avaient achevées comme Abane. Ce dernier réussit à rallier au FLN les anciens dirigeants centralistes du MTLD, ceux de l’UDMA et de l’Association des Oulémas, sous condition de dissoudre leur parti et d’adhérer au programme indépendantiste et aux méthodes révolutionnaires du Front. Il les fit coopter par le Congrès de la Soummam au sein des nouveaux organes dirigeants, le Conseil national de la Révolution algérienne, et le Comité de Coordination et d’exécution (devenu gouvernement provisoire de la République algérienne le 19 septembre 1958). Le GPRA fut présidé par Ferhat Abbas (septembre 1958-août 1961) puis par Ben Khedda. De nombreux diplômés furent employés dans son appareil administratif et diplomatique.

En même temps, dès le 19 mai 1956, l’Union générale des étudiants musulmans algériens avait ordonné une grève illimitée des cours et des examens et mis à la disposition de la révolution les lycéens et le étudiants, qui renforcèrent l’encadrement du FLN-ALN. Puis, à partir de la rentrée de 1957, l’UGEMA suspendit la grève pour organiser la formation des futurs cadres de l’Algérie en dehors des universités françaises, tout en secondant la propagande du GPRA dans les pays d’accueil. Ainsi, le FLN permit aux étudiants et aux diplômés algériens francophones de participer pleinement à la lutte pour l’indépendance de l’Algérie.

Cependant, la méfiance envers les "intellectuels" de formation française n’avait pas complètement disparu. Elle se manifesta par l’élimination d’Abane à la fin de 1957, sur l’ordre de ses collègues militaires du CCE dont il dénonçait le despotisme et l’ambition. Et surtout par les purges sanglantes qui décimèrent la Wilaya III (Kabylie) en 1958 et 1959 ; quand le colonel Amirouche, dupé par les services secrets français, se crut entouré de traîtres, l’épuration qu’il ordonna visa prioritairement tous ceux qui avaient une instruction même élémentaire en français.

D’une façon générale, les chefs politico-militaires du FLN-ALN se réservèrent toujours la réalité du pouvoir. Les "intellectuels" francophones furent le plus souvent spécialisés dans des tâches d’administration, de rédaction et de représentation, et ne prirent qu’une part limitée aux grandes décisions [16]. Significativement, l’UGEMA et un grand nombre d’intellectuels (notamment l’équipe du journal El Moudjahid) restèrent neutres dans la crise qui déchira le FLN pendant l’été de 1962, entre la majorité du GPRA et le "bureau politique" formé par Ahmed Ben Bella avec le soutien du chef d’état-major de l’ALN, le colonel Boumedienne. Ce dernier, bilingue, de culture principalement arabe, savait utiliser les étudiants et diplômés francophones, tout en se méfiant de leur faiblesse pour "les doctrines étrangères destinées à l’exportation".

Ce résumé des rapports entre le mouvement national algérien et l’élite intellectuelle formée par l’enseignement français démontre que l’anti-intellectualisme en fut un trait constant. Accusés en permanence d’être séparés de leur peuple par leur culture étrangère et par leurs intérêts de classe privilégiée, les intellectuels algériens francophones ont eux-mêmes adopté ce populisme anti-élitiste en se désolidarisant de la "bourgeoisie pourrie" et des politiciens arrivistes, puis en se ralliant au mouvement national.

Cette vision populiste des intellectuels en opposition ou en retard sur la volonté de leur peuple est fondée sur des faits indéniables : que la plupart des étudiants et diplômés de l’enseignement français sont restés longtemps étrangers à l’idée de nation algérienne musulmane, et que certains d’entre eux ont volontairement opté pour la nationalité et la citoyenneté française [17]. Mais elle comporte également une part de simplification abusive. On peut lui objecter que les intellectuels francophones ont pu croire servir les véritables intérêts de leur peuple en revendiquant des améliorations de son sort sans contester la souveraineté française ; et que la plupart ont fini par rejoindre le mouvement national et y participer activement. Il est donc exagéré de prétendre qu’ils ont toujours "raté le coche de l’histoire" [18].

Cette vision s’appuie sur une analyse sociologique également discutable. Si les rares étudiants algériens étaient évidemment des privilégiés par rapport à la masse de leur peuple, leurs origines étaient relativement modestes : la plupart étaient des fils de fonctionnaires ou de la petite bourgeoisie commerçante, et les professions libérales qu’ils choisissaient le plus souvent formaient une "classe moyenne" plutôt qu’une classe dirigeante. Les diplômés de l’enseignement arabo-musulman privé n’étaient guère moins favorisés par rapport à la masse : le cheikh Ben Badis lui-même appartenait à l’une des plus illustres familles de Constantine. Quant aux militants des mouvements indépendantistes animés par Messali Hadj depuis 1926, recrutés surtout parmi les travailleurs immigrés en France et dans les classes populaires urbaines, ils étaient bien sûr plus pauvres que les diplômés francophones ou arabophones, mais ils n’étaient pourtant pas représentatifs de la majorité illettrée du peuple algérien. La plupart avaient plus ou moins fréquenté l’école française, parlaient ou écrivaient plus ou moins bien le français, avaient été déracinés et acculturés par l’expérience du service militaire et du travail salarié. Leur niveau d’information et de culture politique était très supérieur à celui des masses rurales dont ils prétendaient être "l’avant-garde" [19].

Ainsi, l’anti-intellectualisme populiste doit être considéré comme une arme polémique décisive dans les luttes politiques entre des groupes prétendant représenter un "peuple algérien" mythifié.

L’identité nationale algérienne en question.

On aurait pu espérer que l’Algérie, indépendante depuis 1962 dans la coopération avec la France, aurait su dépassionner les problèmes linguistiques en reconstruisant un système d’enseignement national tout en laissant une place à la langue française comme voie d’accès au monde moderne. Il n’en fut rien : la question de l’identité nationale n’a pas cessé d’être un enjeu idéologique majeur, sous-jacent aux choix à faire en matière d’enseignement et de culture. C’est pourquoi la dénonciation du "parti de la France" est restée une arme polémique d’une redoutable efficacité.

La tragique situation dans laquelle l’Algérie s’enfonce depuis 1992 résulte sans doute de multiples facteurs. Mais elle me semble s’expliquer en grande partie par les contradictions de la politique culturelle appliquée dans les trente années précédentes. Il faut pourtant préciser que cette interprétation n’est pas fondée sur une étude historique aussi approfondie que celle de la période antérieure à 1962. Ne prétendant pas être un spécialiste de l’Algérie indépendante, j’ai tiré mes analyses des travaux des véritables spécialistes de ce pays, des articles ou des propos d’intellectuels algériens, et des constatations que j’ai pu faire au hasard de mes lectures dans la presse ou dans les livres algériens. Le résultat relève plus de la vraisemblance que de la vérité scientifiquement établie. Ces réserves s’imposent particulièrement au sujet des événements postérieurs à 1988 et surtout à 1992.

Le programme de Tripoli, adopté sans débat par le CNRA en mai 1962, avait pris position "pour une nouvelle définition de la culture", devant être "nationale, révolutionnaire, et scientifique", ce qui impliquait des mesures de généralisation et d’algérianisation de l’enseignement :

"a) La restauration de la culture nationale et l’arabisation progressive de l’enseignement sur une base scientifique [...].

b) La préservation du patrimoine national de culture populaire ;

c) L’élargissement du système scolaire par l’accession de tous à tous les niveaux de l’enseignement ;

d) L’algérianisation des programmes par leur adaptation aux réalités du pays ;

e) L’extension des méthodes d’éducation de masse et la mobilisation de toutes les organisations nationales pour lutter contre l’analphabétisme et apprendre à tous les citoyens à lire et à écrire dans les délais les plus brefs." [20]

Cette politique ambitieuse s’est enlisée dans de redoutables contradictions. Pour généraliser l’accès à l’enseignement, l’Algérie indépendante a prolongé et accéléré l’effort considérable déjà entrepris par les autorités françaises. Il s’en est suivi une multiplication spectaculaire des effectifs d’élèves et d’enseignants à tous les niveaux. Mais le très rapide accroissement de la population d’âge scolaire a posé de très graves problèmes de construction et d’entretien des bâtiments, de recrutement, de formation et de paiement des maîtres. Le progrès qualitatif n’a pas suivi le progrès quantitatif, qui tend à s’essouffler. Le taux de scolarisation des enfants de 6 à 15 ans peine à dépasser les 85 %, et les inégalités subsistent entre les sexes et entre les régions. Le taux d’analphabétisme de la population âgée de plus de 10 ans reste supérieur à 40 %, parce que l’alphabétisation des adultes non scolarisés a été abandonnée.

L’autre grand objectif de la politique culturelle était d’algérianiser l’enseignement, dans sa langue, ses programmes et ses maîtres. En effet, les nationalistes avaient toujours reproché à l’enseignement français de dépersonnaliser ses élèves en les obligeant à étudier toutes les disciplines dans une langue étrangère à leur milieu. L’arabisation de l’enseignement était une revendication majeure de l’Association des Oulémas, reprise dans les programmes de l’UGEMA et du FLN. Mais, si l’arabe fut proclamé langue nationale dès 1962, il n’était pas possible de la substituer au français du jour au lendemain, comme le reconnaissait le programme de Tripoli : "De toutes les tâches de la Révolution, celle-ci est la plus délicate, car elle requiert des moyens culturels modernes et ne peut s’accomplir dans la précipitation sans risque de sacrifier des générations entières." [21]

En quelle langue fallait-il enseigner ? L’arabe commun moderne du Proche Orient, dérivé de l’arabe classique, était trop éloigné des dialectes arabes parlés par les trois quarts des Algériens pour être directement compréhensible. Il était une langue étrangère pour les berbérophones, habitués depuis des siècles à une dualité entre leur langue maternelle orale et la langue écrite enseignée. Dans ces conditions, l’arabisation revenait à remplacer une acculturation à une langue étrangère par une autre, et des coopérants étrangers par d’autres coopérants étrangers.

Le choix de la langue d’enseignement ne pouvait être indépendant de celui des contenus à enseigner. Parce que les enseignants ayant étudié leur matière d’enseignement en français ne savaient pas l’enseigner en arabe, ou parce que les enseignants de langue arabe savaient rarement enseigner d’autres disciplines dans cette langue. Mais surtout parce que la bibliographie disponible en arabe était loin d’égaler la production des langues européennes, par la quantité et par la qualité de son contenu. Comme le rappelait en 1977 le ministre de l’Education nationale Mostefa Lacheraf, partisan d’une arabisation raisonnée, "ce n’est pas le français en tant que tel et par l’effet d’une prédestination de nature qui donne son niveau à l’enseignement, c’est l’abondante information scolaire et universitaire qu’il diffuse à grand renfort d’ouvrages scientifiques, de revues spécialisées, de travaux de recherche, de mise à jour constante des connaissances humaines et du savoir moderne dans son acception la plus large et la plus actualisée." Or, l’ensemble du monde arabe, ne produisant que 2 000 titres par an, venait loin derrière de petits pays comme la Yougoslavie ou l’Argentine : "conscients de cette carence, les responsables des pays arabes qui veulent avoir accès à cette irremplaçable information scolaire et universitaire largement véhiculée par les grandes et petites langues de civilisation des temps modernes encouragent chez leurs concitoyens l’apprentissage organisé de langues étrangères." [22]

C’est pourquoi l’arabisation de l’enseignement fut d’abord menée par étapes, et à des vitesses différentes suivant les niveaux et les matières. Elle commença par l’enseignement primaire, et par les disciplines littéraires (y compris l’histoire, totalement arabisée depuis 1966). Mais les sciences exactes sont restées longtemps enseignées en français dans les enseignements secondaire et supérieur, où coexistaient des filières arabophones et "bilingues" (francophones). En 1977 encore, près des trois quarts des diplômés universitaires de l’année avaient étudié en français [23]. La presse nationale francophone était beaucoup plus lue que la presse en arabe. Ainsi, on peut situer l’apogée de la francophonie en Algérie dans les quinze premières années de l’indépendance.

Les responsables du FLN en étaient conscients : "dans l’Algérie de 1974, on parle beaucoup plus souvent et à une plus vaste échelle que par le passé la langue héritée du colonialisme. Presque par instinct, deux personnes qui se rencontrent pour la première fois entreprennent leur dialogue en français. Cela veut dire que l’Algérien de 1974 s’identifie d’autant plus volontiers à la culture dominante (donc à l’idéologie) que par le passé" [24]. Mais il n’était pas question de légitimer et de pérenniser cette situation de fait. En 1979 entra en vigueur l’école fondamentale obligatoire de 6 à 14 ans, entièrement arabisée. Depuis le français, relégué au rang de première langue étrangère, n’a jamais été étudié par autant d’élèves algériens, mais le niveau moyen de maîtrise de la langue est en baisse. Sa place est menacée par l’anglais, que certains jugent plus facile et plus rentable pour l’apprentissage des disciplines scientifiques. Quant à l’arabe enseigné, sa qualité serait médiocre si l’on en croit les Algériens qui reprochent à leur école de fabriquer des "analphabètes bilingues".

En effet, la conjonction des problèmes matériels et linguistiques a produit un affaiblissement de la qualité de l’enseignement, mesurée par des taux d’échec très forts. La réussite au baccalauréat, longtemps proche de 25 %, s’est effondrée à 19,3 % en 1992 et 12 % en 1993 (année particulièrement troublée) ; le ministre de l’Education nationale a déclaré que ces résultats "reflètent pleinement l’aboutissement du système éducatif et le niveau réel de l’enseignement dans tous ses cycles." [25] Ainsi, la politique de démocratisation de l’enseignement a manqué son but : les études supérieures restent un privilège trop rare.

Enfin, leurs débouchés ne sont pas à la hauteur des espérances, particulièrement ceux des étudiants arabophones. En 1962, la construction de l’Etat algérien et le départ de la presque totalité des cadres français de l’administration et de l’économie avaient offert des occasions exceptionnelles de promotion aux diplômés formés en français ou en d’autres langues européennes, qui devinrent ministres, directeurs de cabinet, ambassadeurs, présidents de sociétés nationales. Par la suite, les diplômés francophones formés en Algérie ou à l’étranger obtinrent encore des postes importants grâce au bon niveau de leur formation. Mais les diplômés arabophones ont de plus en plus de difficultés à réussir du fait de leur nombre, de la rareté des postes de direction encore vacants, et de la préférence accordée aux diplômés des filières scientifiques formés en français. Ils ressentent douloureusement la contradiction entre le discours officiel qualifiant l’arabe de "langue nationale", et la réalité : le français reste la langue du savoir efficace, et celle du pouvoir [26]. C’est pourquoi ils n’ont pas cessé de revendiquer l’arabisation totale de l’enseignement supérieur (après celle des sciences sociales en 1980) et de ses débouchés dans l’administration et les entreprises.

Cette politique culturelle contradictoire s’inscrit elle-même dans une conception contradictoire des relations franco-algériennes. Le FLN avait accepté, en signant les accords d’Evian, que l’Algérie coopère avec la France dans les domaines économique, technique, scientifique et culturel. Mais, en adoptant le programme de Tripoli quelques mois plus tard, il avait dénoncé ces accords comme une "plate-forme néo-colonialiste", et préconisé leur démantèlement par une politique de "récupération des richesses nationales" et de socialisation. Cependant, tout en nationalisant unilatéralement les biens et les entreprises étrangères, l’Algérie avait continué d’accepter l’aide budgétaire française jusqu’en 1970, et sa coopération technique, scientifique et culturelle considérée comme une juste réparation des méfaits du colonialisme [27]. Cet argument justifiait le recours à l’aide française aussi longtemps que l’Algérie la jugerait utile, sans pour autant légitimer son influence. En effet, les dirigeants algériens refusèrent toujours comme néo-colonialiste l’adhésion de l’Algérie à une communauté des Etats francophones, contrairement à son appartenance aux ensembles maghrébin, arabe, et musulman.

Dès 1971, lors du différend franco-algérien sur la nationalisation des compagnies pétrolières françaises, le président Boumedienne avait envisagé une rupture totale avec la France, et la réorientation de la coopération culturelle vers d’autres partenaires [28]. S’il proposa ensuite aux présidents Pompidou et Giscard d’Estaing de renouer une coopération exemplaire avec l’Algérie, ce fut semble-t-il pour inciter la France à prolonger l’aide qu’elle lui avait généreusement accordée, à l’étonnement envieux de ses voisins, la Tunisie et le Maroc [29]. Mais après l’échec du rapprochement franco-algérien au printemps 1975, l’Algérie s’engagea dans une guerre froide contre la France, coupable de soutenir le Maroc dans le conflit du Sahara occidental. C’est alors que s’accéléra l’arabisation de l’enseignement et de la vie quotidienne (remplacement des plaques de rues bilingues par des plaques en arabe...) et son islamisation (substitution du vendredi au dimanche comme jour de repos en août 1976). Ce double mouvement continua quand les relations franco-algériennes parurent s’améliorer, sous la présidence de Chadli Bendjedid.

En même temps, les autorités algériennes avaient organisé la commémoration du conflit franco-algérien et l’écriture de son histoire dans un esprit peu favorable à une véritable coopération. Prétendant rassembler des archives et des documents pour les historiens algériens, elles soumirent leur travail à des contraintes qui les incitèrent à travailler et à publier le plus souvent en France, comme Mohammed Harbi. La commémoration officielle, sous forme de discours, d’articles, d’émissions de radio ou de télévision, de livres de témoignage ou de fiction littéraire, ou dans les manuels d’histoire, glorifia non seulement l’héroïsme et le sacrifice des martyrs - ce qui est légitime - mais aussi la rupture avec la France et le recours systématique à la violence, y compris le terrorisme xénophobe et le châtiment impitoyable des nombreux "traîtres". Des exagérations ou des falsifications furent répétées sans relâche, telles que les 45 000 morts algériens de mai 1945, les 1,5 million de martyrs de la guerre de libération, les accusations de "génocide" et de "crimes contre l’humanité". Ces procédés conviennent à une propagande belliqueuse contre un ennemi, non à une réconciliation sincère avec un partenaire.

Cette propagande tend à accréditer la crainte d’une menace persistante sur l’indépendance nationale. En mars 1988, trois anciens officiers de l’ALN ont appelé les Anciens moudjahidine à une mobilisation "contre l’ennemi séculaire de notre peuple qui, vingt-cinq ans après l’indépendance, n’a pas encore abandonné l’espoir de nous soumettre à nouveau par Algériens interposés" ; "la France qui ne renoncera jamais à regagner une guerre qu’elle n’a perdue que militairement" (sic), "par l’intermédiaire d’anciens ou de nouveaux harkis, présents dans les rangs de l’Etat", car il existe encore des Algériens "profondément français dans leur tête" [30]. Quelques mois plus tard, l’un d’entre eux, le colonel Amar Benaouda, accusa la France d’avoir provoqué les émeutes d’octobre 1988 pour "punir" le président Chadli d’avoir ordonné la fermeture aux élèves algériens des lycées de la mission culturelle française, en infiltrant parmi les manifestants des "éléments traîtres" qui auraient crié "Vive la France" et brûlé des drapeaux algériens [31].

Deux thèmes se trouvent combinés dans ces propos : la dénonciation du "parti de la France" (Hizb França) et celle des "harkis". La première aurait été lancée par le colonel Boumedienne pour dissuader les cadres formés par l’enseignement français de peser sur sa politique dans un sens favorable aux intérêts français. La seconde va plus loin, en identifiant les prétendus partisans de la France aux "harkis", ces auxiliaires musulmans de l’armée française (victimes de cruelles représailles en 1962), et considérés comme les traîtres par excellence. Identification abusive, puisque ceux-ci étaient généralement issus des masses illettrées et déshéritées [32].

Mais une interprétation non moins abusive identifie le "parti de la France" à tous ceux qui ont une culture française, y compris les communistes et la gauche marxisante qui avaient participé à la guerre de libération nationale, et soutenu la politique socialiste et anti-impérialiste du président Bella, puis (après une phase d’opposition au coup d’Etat du 19 juin 1965), celle du président Boumedienne. Cette interprétation est le fait des arabo-islamistes, se proclamant les héritiers de l’ancienne Association des Oulémas, qui tiennent des positions dominantes dans l’enseignement de la langue arabe, de la religion musulmane (obligatoire dans l’enseignement public) et de l’histoire. Ils réduisent l’histoire nationale depuis 1830 à une lutte entre deux catégories d’Algériens : les vrais "enfants de l’Algérie", qui "défendent leur religion, leur langue, leur personnalité et leur appartenance civilisationnelle" ; et les "enfants de la France", qui "défendent partout la langue française, les modèles politico-économiques occidentaux" [33]. Ils rejettent ainsi de la nation algérienne, définie comme purement arabe et musulmane, tous ceux qui en ont une conception pluriculturelle, laissant une place au fait berbère et aux valeurs laïques et démocratiques véhiculées par la culture française. Ils font de l’Algérie une simple province de l’Oumma islamique, sans autre spécificité culturelle que l’arabité.

Cette idéologie, diffusée en Algérie par l’Association des Oulémas et très influente dans le mouvement national-populiste animé par Messali Hadj, a été renforcée par l’adhésion des Oulémas au FLN en 1956, puis par l’utilisation que le pouvoir a faite de leurs disciples à tous les niveaux de l’enseignement public arabisé, ainsi que par le recours massif aux coopérants arabes du Proche-Orient. Ainsi, l’Algérie a été entraînée dans l’évolution idéologique de l’ensemble du monde arabe et musulman, marquée par l’échec du socialisme nassérien dont s’étaient réclamés les présidents Ben Bella et Boumedienne, et par l’émergence de la contestation islamiste.

Vers la fin de la francophonie en Algérie ?

Après la crise d’octobre 1988, la Constitution du 23 février 1989 avait semblé ouvrir une ère nouvelle en reconnaissant le multipartisme et en garantissant les "libertés et droits fondamentaux de l’homme et du citoyen". Les optimistes avaient alors pu croire que la coopération franco-algérienne pourrait s’établir sur la base saine de valeurs communes, et qu’ainsi les intellectuels algériens francophones pourraient enfin échapper à la suspicion permanente qui pesait sur eux.

Mais cet espoir naïf a été promptement déçu. Les premières élections pluralistes (municipales de juin 1990, premier tour des législatives en décembre 1991) ont révélé la prépondérance relative du Front islamique du salut. Ce nouveau parti, tout en condamnant la corruption du FLN, reprenait à son compte sa conception unanimiste de la nation algérienne, en la systématisant suivant l’idéologie arabo-islamiste. Les succès du FIS ont manifesté un rejet du despotisme et de la mauvaise gestion du parti unique au pouvoir ; mais ils sont aussi le résultat de sa politique d’arabisation et d’islamisation de l’enseignement, exprimée notamment en décembre 1980 dans une résolution du comité central, affirmant que l’arabe devrait être la "langue de formation des formateurs dans toutes les filières, à tous les niveaux", et que "l’éducation religieuse devra être présentée à toutes les étapes de l’enseignement et de la formation et sera considérée comme obligatoire et essentielle à tous les examens et tests" [34]. Mais, le FIS a surpassé le FLN en intensifiant la dénonciation du "parti de la France", et en la situant dans un combat plus large contre "l’invasion culturelle" occidentale et son produit le "modernisme" [35] (bien que des diplômés de formation scientifique fassent partie de sa direction).

Si la plupart des intellectuels algériens francophones sont (vraisemblablement) hostiles au FIS, ils sont loin d’être unis. Certains sont restés membres du FLN, d’autres ont rejoint divers partis démocrates, parmi lesquels seuls le Rassemblement pour la culture et la démocratie et le Front des forces socialistes ont prouvé leur influence en dehors des élites (principalement en Kabylie, réfractaire à l’arabo-islamisme par attachement à sa langue berbère). Depuis les élections de décembre 1991, les intellectuels démocrates sont confrontés à un dilemme : soutenir le coup de force militaire (réclamé par les organisations rassemblées dans un "Comité national pour la sauvegarde de l’Algérie", mais non par le FLN, ni par le FFS), ou tenter de lutter sur deux fronts contre la menace islamiste et contre les abus du pouvoir.

Les commandos qui se réclament du FIS (l’Armée islamique du salut) et surtout ceux qui le dépassent comme ceux du Groupe islamique armé, ne se limitent plus à une guerre contre le pouvoir militaire, ses agents et ses partisans déclarés. Le terrorisme islamiste vise de plus en plus des intellectuels, journalistes, enseignants, écrivains, s’exprimant en français (mais parfois aussi bien en arabe), présumés coupables de ne pas partager la vision islamiste du monde, ainsi que des ressortissants étrangers qui ne sont pas tous des agents de leur gouvernement. Les dernières écoles françaises ont fermé leurs portes en 1994, puis le GIA a interdit tout enseignement à tous les niveaux, et a détruit plus de 500 bâtiments scolaires. Les justifications invoquées (souvent inspirées des méthodes du FLN-ALN pendant la guerre d’indépendance) cachent mal une entreprise de "purification ethnique", tendant à éliminer de l’Algérie tout ce qui n’est pas purement algérien suivant la définition arabo-islamiste de cette nation. S’attaquer aux intellectuels francophones et aux étrangers en même temps qu’au pouvoir établi, c’est aussi un moyen de faire passer ce dernier pour un Etat fantoche au service de l’étranger, notamment de la France.

Le pouvoir militaire instauré en janvier 1992 paraît hésiter entre l’éradication du terrorisme islamiste et la négociation avec les leaders emprisonnés du FIS. Dans cette dernière éventualité, les intellectuels francophones indépendants craignent de faire les frais d’un compromis qui consacrerait la victoire politique de l’islamisme et les contraindrait à la soumission ou à l’exil. Cette crainte est enracinée dans le souvenir des mesures d’inspiration arabo-islamistes prises par le FLN depuis vingt ans, telles que le code de la famille de 1984, ou la loi du 26 décembre 1990 tendant à faire de l’arabe la seule langue officielle en Algérie dans les plus brefs délais. Elle a été ravivée depuis 1992 par les déclarations du premier ministre Belaïd Abdesselam critiquant les "laïco-assimilationnistes", et par celles du secrétaire général du FLN Abdelhamid Mehri favorable à un "dialogue sans exclusive".

Les journalistes et les militants qui s’expriment dans la presse francophone s’efforcent de parer l’accusation infamante d’être le "parti de la France" par tous les moyens. En dénonçant symétriquement l’existence des "partis de Riyad, de Téhéran et de Kaboul". Mais surtout en se démarquant ostensiblement de la politique française : c’est ainsi que Paris a été accusé d’encourager les islamistes en tolérant leurs activités sur son sol, ou de soutenir le pouvoir militaire en oubliant ses responsabilités dans la faillite de l’Algérie, ou enfin de favoriser la réconciliation du pouvoir et du FIS aux dépens des démocrates. Cette presse va même jusqu’à présenter les hommes de main du GIA coupables de l’égorgement de plusieurs techniciens croates comme des fils de "harkis" poursuivant la vengeance de leurs pères contre les anciens moudjahidine. Interprétation très peu vraisemblable, tant l’idéologie islamiste est contraire à l’engagement des harkis sous le drapeau français.

En France, la perspective d’un exode massif des couches supérieures de la société algérienne les plus marquées par la langue et par la culture française en cas de victoire islamiste suscite des réactions divergentes. A gauche, on semble prôner le devoir de solidarité et d’accueil envers des hommes et des femmes qui partagent la culture et les valeurs de la France républicaine. A droite, et surtout chez les anciens partisans de l’Algérie française, de nombreuses voix récusent un tel devoir envers les "intellectuels du FLN" qui ont combattu la France, ont chassé les Français d’Algérie de leur pays et l’ont précipité dans le chaos après trente ans de pouvoir absolu. Ces réactions sont compréhensibles, surtout de la part des rapatriés et des réfugiés "français-musulmans" qui eux-mêmes n’ont pas été chaleureusement accueillis en 1962. Mais elles confondent abusivement ceux qui ont pris des risques pour la cause de l’indépendance, ceux qui ont profité du pouvoir pour s’enrichir, et ceux qui ont joué honnêtement leur rôle de cadres de leur nation. Et elle oublie que la grande majorité des Algériens francophones ont été formés après l’indépendance. Quant au gouvernement français, il paraît obnubilé par la crainte de faire le jeu du Front National en permettant un afflux de réfugiés algériens dans une conjoncture économique et sociale difficile, à la veille des élections présidentielles.

L’erreur la plus commune est de croire qu’à une langue et à une culture correspond nécessairement une nationalité. Erreur des Français qui, depuis l’époque des Jeunes Algériens jusqu’à nos jours, ont reproché aux diplômés algériens de l’Université française de ne pas se considérer uniquement comme des Français ; alors qu’ils ne le reprochent pas aux citoyens francophones de la Suisse, de la Belgique et du Canada. Erreur symétrique des nationalistes algériens arabo-musulmans qui n’ont cessé de dénoncer comme des "francisés" tous les Algériens francophones. La lecture de la presse algérienne en français suffit à les démentir.

Pourtant, cette erreur comporte une part de vérité. Dans la situation particulière de l’Algérie, la langue française est à la fois moins et plus qu’une nationalité. Moins, en ce qu’elle aurait pu être admise dans une nation algérienne multilingue et pluriculturelle comme une ouverture sur le monde moderne et sur le proche passé colonial. Plus, parce qu’en fait le choix d’une langue de culture correspond bien à un choix de société et de civilisation, comme l’affirment les arabo-islamistes. Il aurait pu en être autrement, si le contenu de la culture moderne véhiculée par la langue française avait pu se retrouver dans la culture arabe contemporaine, comme l’avaient voulu les promoteurs de la Nadha. Mais il en est ainsi, dans la mesure où l’arabo-islamisme réduit la culture arabe à son noyau religieux originel, en rejetant le "modernisme" comme une "invasion culturelle" sacrilège.

C’est pourquoi les intellectuels algériens qui avaient cru pouvoir vivre dans une nation algérienne laïque et démocratique seront, peut-être [36], contraints de renoncer à ce rêve, ou de chercher refuge en France, voire d’en acquérir la nationalité comme l’a fait depuis 1962 un nombre croissant d’Algériens musulmans, et de leurs enfants nés en France [37].

Un tel aboutissement signifierait sans doute l’échec définitif du vieux rêve d’une Algérie devenue française par sa culture, même après avoir rejeté la souveraineté de la France, comme l’espérait encore le général de Gaulle : "Ainsi, tenant pour une ruineuse utopie "l’Algérie française" telle qu’au début de mon gouvernement je l’entendais réclamer à grands cris, je comptais aboutir à ceci, qu’à l’exemple de la France, qui, à partir de la Gaule, n’avait pas cessé de rester en quelque façon romaine, l’Algérie de l’avenir, en vertu d’une certaine empreinte qu’elle a reçue et qu’elle voudrait garder, demeurerait, à maints égards, française." [38]

Mais on pourrait voir aussi bien dans l’accueil de l’élite algérienne francophone par la France une revanche posthume de la politique d’assimilation ou d’intégration des Algériens à la nation française, démontrant que son échec relève de causes particulières et non d’une impossibilité absolue.

En tout cas, on ne voit pas ce que l’Algérie gagnerait à rejeter la plupart de ses cadres modernes, comme les "pieds noirs" un tiers de siècle plus tôt.

Guy Pervillé

NB : Il faut rappeler que cet article a été écrit durant l’été 1994. Le pronostic final, heureusement démenti par la suite des événements, reflète ce qui se disait couramment en France à l’époque.

[1] Guy Pervillé, Les étudiants algériens de l’Université française,1880-1962 (Paris, Editions du CNRS, 1984), 346 p.

[2] Lettre de Charles de Foucauld à René Bazin, 16 juillet 1916, citée par René Bazin, Charles de Foucauld (Paris, Plon, 1925), pp. 209-211.

[3] Cf. Charles Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919 (Paris, PUF, 1968), t. II, pp. 1174-1203 ; et Gilbert Meynier, L’Algérie révélée (Genève, Droz, 1981), pp. 617-640.

[4] Texte retrouvé aux Archives nationales de Washington par le journaliste et historien Claude Paillat, publié et présenté par Charles-Robert Ageron dans la Revue d’histoire maghrébine (Tunis, juillet1980), n° 19-20, pp. 199-209. Sur la personnalité de l’auteur, voir Gilbert Meynier et Ahmed Koulakssis, L’émir Khaled, premier Zaïm ? (Paris, L’Harmattan,1987).

[5] Texte publié en annexe de son livre, L’Algérie vivra-t-elle ? (Paris, Alcan, 1931). Cf. les actes du colloque, De Dreux à Alger, Maurice Viollette, 1870-1960, sous la direction de Françoise Gaspard (Paris, L’Harmattan, 1991).

[6] Ettelmidh (l’élève), (Alger, 2 décembre 1931).

[7] Le Jeune algérien (Paris, La Jeune Parque, 1931), pp. 92-93.

[8] Texte reproduit par Claude Collot et Jean Robert Henry, Le mouvement national algérien, textes 1912-1954 (Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU), pp. 65-67.

[9] Texte reproduit par Collot et Henry, Le mouvement national algérien, pp. 67-69. Cf. Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940 (Paris et La Haye, Mouton, 1967), pp. 398-399.

[10] Les mémoires de Messali Hadj (Paris, J.-C. Lattès, 1982), p. 167. Cité par Guy Pervillé, "Le mouvement étudiant algérien à Alger et à Paris de 1919 à 1939", dans les actes du colloque L’Etoile nord-africaine et le mouvement national algérien (Paris, Cercle culturel algérien, 1988), pp. 202-211. Voir aussi Benjamin Stora, Messali Hadj, 1898-1974 (Paris, Le Sycomore 1982 et L’Harmattan 1986).

[11] Texte dans Collot et Henry, Le mouvement national algérien, pp. 155-165.

[12] Hocine Aït-Ahmed, Mémoires d’un combattant (Paris, Sylvie Messinger, 1983), pp. 33-54.

[13] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité (Paris, Editions J.A., 1980), pp. 59-67. Cf. la reproduction de la brochure L’Algérie libre vivra présentée par Mabrouk Belhocine, dans Sou’al n° 6 (Paris, avril 1987), pp. 129-194.

[14] Rapport de Messali au congrès de Hornu, p. 40. Cité par Harbi : Aux origines du FLN (Paris, Christian Bourgeois, 1975), note 105, p. 181.

[15] La nation algérienne, n° 6, 8 octobre 1954, p. 2.

[16] Sur la répartition des tâches dans les organes dirigeants du FLN, voir William B. Quandt, Revolution and political leadership, Algeria 1954-1968 (Cambridge, Massachusetts, the MIT Press, 1969), pp. 108-147 ; et Mohammed Harbi, Le FLN.

[17] Aucune étude quantitative n’a été faite (à ma connaissance) sur les diplômés algériens musulmans qui ont opté pour la nationalité française, soit dès le début de l’insurrection, soit après l’indépendance de l’Algérie.

[18] Cf. Rachid Mimouni, De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier (Paris, Le pré aux clercs, 1992), p. 87. Le thème du manquement des intellectuels algériens (sauf exceptions) à leurs devoirs d’engagement et d’indépendance reste un lieu commun en Algérie.

[19] Cf. Guy Pervillé, "L’élite intellectuelle, l’avant-garde militante et le peuple algérien", Vingtième siècle, Revue d’histoire (Paris), oct-déc.1986, n° 12, pp. 51-58 ; Benjamin Stora, ’’Faiblesse paysanne du mouvement nationaliste algérien avant 1954", même revue pp. 59- 72, et ses livres Dictionnaire biographique et Les sources du nationalisme algérien (Paris, L’Harmattan, 1985 et 1989).

[20] Programme préparé par une commission composée de deux membres du GPRA, Ben Bella et Yazid ; deux membres du CNRA,Benyahia et Lacheraf ; et trois autres participants : Reda Malek,directeur du journal El Moudjahid, Mohammed Harbi et Abdelmalek Temam (cf. Harbi,Le FLN, pp. 330-336). Texte complet dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1962 (Paris, Editions du CNRS) ; sur la culture et l’enseignement, voir pp. 696-697 et 702.

[21] Annuaire de l’Afrique du Nord 1962, p. 702.

[22] Cité par Brahim Brahimi, Le pouvoir, la presse et les intellectuels en Algérie (Paris, L’Harmattan, 1990), p. 240.

[23] Abdelkader Yefsah, La question du pouvoir en Algérie (Alger, ENAP, 1991), p. 394.

[24] Ali Ammar, cité par Benjamin Stora, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance (Paris, La Découverte, 1994), pp. 53-54.

[25] Le Monde (Paris), 15-08-1993.

[26] Yefsah, La question du pouvoir en Algérie, pp. 386-387. Celui-ci observe pourtant que le pouvoir préfère confier les postes politiques aux bilingues et les postes techniques aux francophones, parce qu’il continue à se méfier de ces derniers.

[27] Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie (Paris, Karthala, 1984) p. 44. Cf. Guy Pervillé, "Les accords d’Evian et les relations franco-algériennes", dans La guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux (Paris, Fayard), 1990), pp. 484-493.

[28] Ania Francos et Jean-Pierre Séréni, Un Algérien nommé Boumedienne (Paris, Stock, 1976) p. 233.

[29] Bouhout el Mellouki Riffi, "De Gaulle et la coopération avec le Maghreb", dans De Gaulle en son siècle (Paris, Institut Charles de Gaulle et La Documentation française, 1992), t. 6, pp. 185-203.

[30] Interventions des colonels Salah Boubnider et Amar Benaouda et du docteur Lamine Khane au quatrième séminaire des Anciens Moudjahidine sur l’écriture de l’histoire, Algérie-Actualités (Alger) n° 1172, 31 mars-6 avril 1988.

[31] Interview d’Amar Benaouda dans L’Unité (Alger), citée par Abed Charef, Octobre (2ème édition, Alger, Laphomic, 1990) pp. 253-254.

[32] Cf. Michel Roux, Les harkis (Paris, La Découverte, 1991) ; Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis(Paris,Fayard,1993) ;AbdelazizMeliani,Le dramedes harkis(Paris,Perrin, 1993).

[33] Article de Sélim Kalala dans Achaab, 24 novembre 1988 ; cité par Abed Charef, Octobre, pp. 258-259.

[34] Cité par Brahim Brahimi, Le pouvoir, la presse et les intellectuels en Algérie, p. 229.

[35] Article de Meryem Djamila dans El-Mounqid, cité par Abderrahim Lamchichi, L’islamisme en Algérie (Paris, L’Harmattan 1992), pp. 54-56.

[36] Cette incise n’était pas une précaution superflue pour donner à ce pronostic le caractère d’une simple hypothèse.

[37] Réintégration dans la nationalité française par démarche individuelle pour les Algériens "de statut civil de droit local" qui l’ont perdue en 1962. Naturalisation automatique pour leurs enfants nés en France à partir du 1er janvier 1963 qui ne la refusent pas à leur majorité ; mais la loi du 22 juillet 1993 (applicable à compter du 1er janvier 1994) leur impose une déclaration individuelle d’option. PS : cette loi a été abrogée en 1995.

[38] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, t. 1 (Paris, Plon, 1970), pp. 50-51.



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