Les polémiques mémorielles franco-algériennes sur la colonisation et la décolonisation de l’Algérie (2011)

mercredi 9 décembre 2015.
 
Cet article a été présenté oralement lors de la journée d’étude "Histoire, mémoire, oubli ou justice ? " à l’Université de Toulouse-le Mirail le 14 janvier 2011, puis actualisé et publié en décembre 2015 dans le n° 38 des Cahiers d’histoire immédiate (pp. 240-261).

Journée d’étude du 14 janvier 2011 à l’Université de Toulouse-Le Mirail

Histoire, mémoire, oubli ou justice ?

Les polémiques mémorielles franco-algériennes sur la colonisation et la décolonisation de l’Algérie

Ce sujet particulier est une illustration de la problématique générale qui vient d’être présentée. C’est un sujet déjà ancien, que j’ai traité au moins une vingtaine de fois depuis dix ans, et pourtant il reste très peu connu en France. C’est aussi un sujet toujours actuel, en renouvellement constant bien que plus ou moins rapide. Au moment où s’était tenue la journée d’étude dont nous publions ici les actes, je me demandais quelles allaient être les suites de la proposition de loi de février 2010 par laquelle 125 députés algériens avaient demandé à leur gouvernement de mettre la France en accusation devant un tribunal algérien pour juger tous les crimes qu’elle avait ou aurait commis de 1830 à 1962 contre le peuple algérien [1]. Depuis lors, des faits nouveaux se sont produits, qui ont apporté des réponses claires aux questions que je me posais sur les intentions des dirigeants algériens.

Deux politiques mémorielles opposées

Durant plus de trente ans, à partir de 1962, la France et l’Algérie avaient eu des politiques mémorielles diamétralement opposées.

D’un côté, la France avait choisi d’avoir une politique mémorielle d’amnistie et d’amnésie, autrement dit une politique d’oubli, parce que la guerre d’Algérie n’était pas un événement positif susceptible de consolider le sentiment d’unité nationale, bien au contraire. En effet, il lui était impossible de commémorer cette guerre dans un esprit constructif parce qu’elle avait été, non une défaite militaire, mais pire encore, une défaite politique et une cause de divisions profondes. Le seul point d’accord était qu’elle devait inspirer des sentiments de honte, mais l’accord disparaissait dès que l’on voulait préciser de quoi les Français devaient avoir le plus honte : d’avoir presque gagné cette guerre par des moyens contraires aux principes humanistes dont ils se glorifiaient, ou de l’avoir gagnée en vain pour abandonner leurs partisans à la vengeance de leurs ennemis. En conséquence, la guerre d’Algérie semblait mériter l’oubli qui était une part essentielle de la mémoire nationale suivant l’analyse déjà ancien d’Ernest Renan (« Qu’est-ce qu’une nation ? », 1883). En l’absence de toute commémoration nationale officielle (contrairement aux deux guerres mondiales commémorées les 11 novembre et 8 mai), elle ne pouvait être commémorée que par des groupes mémoriels privés qui s’affrontaient chaque année pour savoir si la date du 19 mars 1962 était ou non une date commémorable. Mais de ce fait, les historiens qui voulaient s’occuper du passé franco-algérien jouissaient paradoxalement d’une liberté presque totale.

De l’autre côté, l’Algérie qui devait à l’issue de cette guerre son existence parmi les Etats et parmi les nations du monde, avait naturellement choisi une politique mémorielle très active, que l’on peut même qualifier d’hyper-commémoration. Mais on pouvait s’inquiéter de voir celle-ci prolonger la propagande de guerre du FLN. En effet, il est normal et légitime que cette commémoration nationale exalte l’héroïsme et le sacrifice des nombreux martyrs (en arabe, chouhada ) qui sont morts pour que vive leur patrie. Mais il l’est beaucoup moins qu’elle persiste à répéter les thèmes d’une propagande de guerre susceptible d’entretenir la haine de « l’ennemi héréditaire », comme les 45.000 morts de mai 1945, et les 1.500.000 « martyrs » de 1954 à 1962 - alors que le ministère algérien des Anciens moudjahidine a recensé 152.862 tués sur 336.748 militants et combattants du FLN-ALN, et que des historiens sérieux comme Charles-Robert Ageron et Xavier Yacono ont estimé les pertes de la population algérienne à 250.000 ou 300.000 morts à partir des recensements [2] - mais aussi des accusations récurrentes de « génocide » et de « crime contre l’humanité », et même celle d’avoir testé la première bombe atomique française sur des prisonniers algériens. Ni qu’elle glorifie l’usage de la violence terroriste contre les « colonialistes » et les « traîtres », évacue toute critique du système de gouvernement instauré par la Révolution, et occulte le rôle des dirigeants écartés du pouvoir. De ce fait, les historiens algériens jouissaient d’une liberté d’expression étroitement limitée, à moins qu’ils aient choisi, comme Mohammed Harbi, de vivre et de travailler en dehors de leur pays.

Cette divergence fondamentale entre les politiques mémorielles française et algérienne s’est maintenue pendant les trente premières années qui ont suivi l’indépendance de l’Algérie, mais elle a été remise en question à la suite de la libéralisation relative du régime politique algérien par la Constitution de février 1989, et surtout à la suite de la guerre civile qui a profondément troublé le pays durant les années 1990.

Une convergence manquée des politiques mémorielles des deux pays

La Constitution de février 1989, qui avait très sensiblement élargi la liberté d’expression des citoyens algériens, donc également celle des historiens, semblait avoir ouvert la voie à un processus de libéralisation bénéfique pour l’histoire, dans lequel les historiens algériens auraient pu s’émanciper progressivement de directives trop étroites, suivant l’exemple de leurs collègues français. Mais très vite, cet espoir fut déçu, car la guerre civile qui prévalut à partir de 1991 réactiva l’utilisation politique de la mémoire nationale comme facteur de mobilisation partisane. Et cette évolution régressive ne toucha pas seulement l’Algérie : elle eut aussi des effets non négligeables sur le statut de l’histoire et des historiens en France, qui se retrouva plus que jamais confondu avec la mémoire.

En effet, à en juger d’après la lecture de la presse française et de la presse algérienne francophone, la revivification de la mémoire du passé par les événements présents pouvait se faire de deux manières opposées. D’une part, la presse francophone algérienne comme la presse française exprimait à travers ses titres l’impression d’une répétition du passé dans le présent. Comme l’a justement remarqué Benjamin Stora, “le simple énoncé des titres d’articles parus dans l’été 1995, au moment de la vague terroriste, se présente comme un récit, en accéléré, de la “première” guerre d’Algérie”. Les événements annoncés ont “un air de déjà entendu, de déjà vu” [3]. En effet, les articles et les reportages parus dans la presse et les médias français font percevoir la “deuxième guerre d’Algérie” comme une répétition de la première, une rechute de l’Algérie dans la violence. Le vocabulaire des informations est le même que celui utilisé par la presse française et française d’Algérie de 1954 à 1962 : d’un côté des “terroristes” fanatiques, barbares et xénophobes, commettant des attentats, des embuscades, des assassinats et des massacres, puis “abattus” par les “forces de l’ordre”, de l’autre, des ratissages, des tortures, des disparitions. On croit assister à une double répétition, celle de la violence effrénée des “rebelles”, et celle de la répression illimitée des forces armées défendant le pouvoir établi. Même les titres de la presse algérienne en langue française ne se distinguent pas fondamentalement de ceux de l’ancienne presse française d’Algérie trente ans plus tôt. Et l’un des chefs historiques du FLN, l’ancien président Ahmed Ben Bella, avait formulé en 1994 un constat particulièrement troublant : “ Le peuple algérien est fatigué, vous savez, de voir se reproduire chez nous une même sémantique. Voila que chez nous, on parle de ratissage, on parle de terroristes, on parle sans épuiser le problème quant au fond. Cela nous fait de drôles de souvenirs, nous qui avons connu il y a trente ans cette situation, de voir nos journaux, le pouvoir, reproduire le vocabulaire du général Massu et du général Salan” [4].

Mais dans la presse algérienne francophone - et vraisemblablement aussi dans la presse arabophone - l’on pouvait faire également un autre constat, contradictoire avec le précédent. La deuxième guerre d’Algérie s’y présentait comme un jeu de rôles, dans lequel les acteurs de chacun des deux camps revendiquaient pour eux-mêmes le beau rôle, celui du moudjahid ou du patriote, et prétendaient imposer à leurs adversaires le rôle infamant du traître (à la nation algérienne ou à l’islam qui la définit), afin de se légitimer soi-même et de délégitimer son ennemi. Mais le vocabulaire des deux camps n’était pas exactement interchangeable. Les islamistes armés revendiquaient le nom de moudjahidine (combattants de la guerre sainte pour la cause de Dieu), parce qu’ils situaient leur combat dans la continuité du djihad, selon eux abandonné par le pouvoir après l’indépendance. Ils identifiaient donc leurs ennemis au “parti de la France” (Hizb França), à des “nouveaux pieds-noirs” ou à des “généraux harkis” ayant déserté l’armée française avant 1962 pour noyauter l’armée algérienne. Les adversaires des islamistes pouvaient difficilement retourner les mêmes étiquettes, mais ils choisissaient d’autres noms pour exprimer les mêmes significations. Ils revendiquaient le nom de “patriotes” (notamment pour désigner leurs groupes de légitime défense), et dénonçaient les terroriste islamistes comme d’anciens “harkis” (supplétifs musulmans de l’armée française) ou des fils de harkis désireux de venger leurs pères massacrés en 1962. Accusation formulée notamment par le ministre de l’Intérieur Abderrahmane Méziane le 1er novembre 1994 (“des fils de harkis que l’histoire a jugés et condamnés à jamais »).

Ces étiquettes infamantes, armes de propagande et de polémique, ne peuvent pourtant pas être retenues comme des indications véridiques. Il suffit de lire la presse francophone anti-islamiste pour constater qu’elle n’est pas l’expression d’un “parti de la France”. De même, la présence de harkis ou de fils de harkis parmi les islamistes peut être admise provisoirement en tant qu’hypothèse, sous réserve de pouvoir procéder à un inventaire minutieux des cas individuels et de leur représentativité ; mais elle ne saurait fournir une explication globale de l’apparition de l’islamisme et du terrorisme islamiste en Algérie. En effet, le FLN de la “guerre de Libération” avait déjà instrumentalisé l’islam en tant que moyen de mobilisation du peuple, et l’idéologie islamiste avait été diffusée dans l’enseignement public par le ministère des Affaires religieuses de l’Etat algérien, avant d’échapper à son contrôle. Le premier groupe islamiste armé avait été fondé en 1982 par un ancien maquisard de la wilaya IV, Mustapha Bouyali, et les cartes de l’implantation des GIA, héritiers de Bouyali, recouvrent l’ancien territoire de cette wilaya. Ainsi, l’identification des terroristes islamistes aux harkis et fils de harkis détourne l’attention des véritables responsabilités.

Ces deux interprétations diamétralement opposées ne sont en fait que deux variantes du même discours, transmis pendant plus de trente ans par l’enseignement public de l’Etat algérien à ses élèves. Il suffit pour s’en convaincre de lire les chapitres consacrés à l’histoire nationale avant 1962, et pratiquement identiques, par des auteurs à la tendance nettement identifiable comme « éradicationnistes » (par exemple, Liess Boukra [5] ) et comme « dialoguistes » (par exemple, Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire [6], ou encore l’ancien Premier ministre de Chadlli Abdelhamid Brahimi [7]). C’est seulement après 1962 que leurs deux versions divergent sur l’identification des responsables des malheurs de l’Algérie (les « fils de harkis » poursuivant la vengeance de leurs pères dans le premiers cas, les généraux venus de l’armée française pour noyauter l’Etat algérien dans le second). C’est pourquoi nous pouvons récuser l’obligation de choisir l’une ou l’autre de ces deux interprétations opposées, comme le fait à juste titre le politologue algérien Abderrahmane Moussaoui [8].

Un nouvel épisode de la guerre des mémoires

Mais le fait le plus remarquable est l’établissement d’une communication entre les deux mémoires, en conséquence directe de l’actualité tragique des années 1990. En France, l’avancement en âge de la génération des acteurs et témoins directs de la guerre d’Algérie leur donna plus de temps pour raviver leurs souvenirs et pour les confronter à l’actualité, en recherchant des liens logiques entre les faits du passé et ceux du présent. Les nouvelles alarmantes venues d’Algérie créèrent l’impression d’une répétition du passé dans le présent, qui fut vécue de deux manières opposées en fonction des expériences vécues trente ans plus tôt : soit un sentiment de culpabilité réactivé pour n’avoir pas su prévenir la première des deux guerres dont la deuxième aurait été une conséquence, soit au contraire celui d’avoir eu raison en refusant alors de livrer ce pays au FLN qui l’avait conduit à ce désastre. Plus tard, en 1994, l’idée s’est répandue que cette nouvelle guerre d’Algérie se terminerait tôt ou tard comme la précédente, par une victoire des « rebelles » islamistes sur le pouvoir militaire d’Alger, et qu’à ce moment la France devrait faire face à un nouvel exode d’Algériens fuyant leur pays par la mer, comme de nouveaux « boat people »... Encore plus tard, en 1995 et 1996, la menace directe d’un terrorisme islamiste se manifestant en métropole a brièvement fait revivre l’ambiance de la « bataille d’Alger » de 1957 par les habitants de Paris et de nos grandes villes de province.

Mais le plus important est l’attitude algérienne. Au lieu d’admettre cette répétition de la guerre d’Algérie qui lui aurait donné la position et le rôle des « colonialistes » français, le pouvoir algérien a préféré, comme on l’a dit, revendiquer hautement l’héritage du FLN et attribuer à ses ennemis islamistes celui des « harkis ». Ce qui le conduisit paradoxalement à vouloir réconcilier les Algériens contre les Français, au moyen d’une revendication de repentance adressée à la France.

Cette revendication avait des origines lointaines : la répétition durant plusieurs dizaines d’années de la propagande nationaliste anticoloniale, exaspérée par les répressions de mai 1945 et de 1954-1962, puis officialisée par l’Etat algérien indépendant et relancée à l’occasion des crises des relations franco-algériennes, en 1971 (nationalisation du pétrole saharien) et surtout de 1975 à 1978, quand le président Boumedienne refusait la mainmise marocaine sur le Sahara ex-espagnol acceptée par la France. Mais après une décennie d’apaisement sous les présidents Chadli et Mitterrand, la tension franco-algérienne fut relancée en 1987 à l’occasion du procès Barbie par son avocat franco-algérien Jacques Vergès. La prescription des crimes de guerre contre les résistants et leurs familles reprochés à Klaus Barbie entraîna un recours à la Cour de cassation, qui décida d’élargir la notion de crime contre l’humanité (seul crime imprescriptible en droit français) en effaçant la différence avec les crimes de guerre, afin de permettre le jugement de Barbie pour tous ses crimes ; ce qui permit à Jacques Vergès, de déclarer que désormais la France serait obligée de juger aussi les « crimes contre l’humanité » commis par le général Massu contre les Algériens, non sans succès auprès des journalistes algériens.

En mai 1990, son ami l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza créa la Fondation du 8 mai 1945, qui se donna pour but de réclamer à la France une reconnaissance de culpabilité pour le « crime contre l’humanité » qu’aurait été sa répression des manifestations nationalistes du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma. Créée pendant l’expérience libérale du gouvernement Hamrouche, elle voulait combattre « la révision insidieuse par certains nationaux y compris dans les sphères du pouvoir, de l’histoire coloniale ». Elle voulait donc « réagir contre l’oubli et réanimer la mémoire, démontrer que les massacres de Sétif sont un crime contre l’humanité, et non un crime de guerre comme disent les Français », afin « d’obtenir un dédommagement moral ». Bachir Boumaza insistait sur l’idée que la colonisation française en Algérie « présente, dans ses manifestations, les caractéristiques retenues au tribunal de Nuremberg comme un crime contre l’humanité » [9].

Cinq ans après, en pleine guerre civile, et juste après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République française, le 8 mai 1995 vit un renforcement et un début d’officialisation de cette campagne. Le grand quotidien El Watan reproduisit intégralement le discours du Premier ministre Mokdad Sifi, situa mai 1945 dans une longue série de répressions répétées depuis 1830, invita les intellectuels algériens à « travailler au corps » les démocrates français pour qu’ils diffusent dans leur société un sentiment de responsabilité et de culpabilité, et réclama à l’Etat français des excuses officielles au peuple algérien « pour les centaines de milliers d’innocents assassinés au cours de 130 ans de domination coloniale » [10]. En France, l’association Au nom de la Mémoire, présidée par Mehdi Lallaoui, participa à cette campagne au moyen d’un film « Un certain 8 mai 1945 » diffusé sur la chaîne Arte, d’un livre condensant fortement la thèse soutenue six ans plus tôt en France par l’historien algérien Boucif Mekhaled [11], et d’un colloque à la Sorbonne sur le 8 mai 1945. Le fait remarquable dans ces trois manifestations était la présence de la personne et des idées de Bachir Boumaza, auquel l’historien Charles-Robert Ageron répondit très fermement pour défendre le travail des historiens français gravement mise en cause [12], et un autre historien, Jean-Charles Jauffret, co-préfacier du livre de Boucif Mekhaled avec Mehdi Lallaoui, réagit très sévèrement au film de ce dernier [13].

Dans les années suivantes, la politique mémorielle française évolua très sensiblement, à la suite de l’élection de Jacques Chirac à la succession de François Mitterrand en 1995. Le nouveau président rompit avec l’amnésie officielle défendue par son prédécesseur en reconnaissant pour la première fois que la France était responsable de la déportation des juifs sur son territoire, organisée par la volonté des occupants allemands avec la participation active des autorités de Vichy. Deux ans plus tard, en 1997, la déposition au procès de Maurice Papon de Jean-Luc Einaudi, qui mit en accusation son rôle dans la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris - contrairement à la politique d’amnistie-amnésie suivie jusque-là - provoqua le désaveu de cette politique par le gouvernement de Lionel Jospin et par le président de la République Jacques Chirac. Leur ralliement au devoir de mémoire pour toutes les guerres permit le vote à l’unanimité de la loi du 18 octobre 1999 officialisant l’expression « guerre d’Algérie ».

C’est alors que la visite officielle en France du nouveau président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, lui servit à relancer la revendication de repentance. Le 14 juin 2000, il prononça devant l’Assemblée nationale française un important discours, dans lequel il suggéra très habilement à la France d’accepter cette revendication : « Que vous sortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation représente un pas encourageant dans l’oeuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité entre les hommes » [14].

Il n’y eut pas de réponse officielle à cette suggestion, mais le Parlement français s’engagea dans la voie de l’adoption d’une date de commémoration nationale de la guerre d’Algérie. La gauche alors majoritaire s’engagea pour le choix du 19 mars comme date commémorative de la fin de la guerre d’Algérie, mais l’opposition de droite la refusa parce que cette date n’avait pas été celle de la fin de la guerre, mais celle du début de sa pire période, durant laquelle les Français et les « Français musulmans » d’Algérie s’étaient sentis abandonnés par la grande majorité de leurs compatriotes métropolitains. Le processus législatifs était presque achevé quand l’élection présidentielle de 2002 vint tout suspendre.

Après sa réélection en 2002, Jacques Chirac décida de relancer les relations franco-algériennes en faisant de l’année 2003 celle de l’Algérie en France, et proposa la rédaction d’un traité d’amitié franco-algérien sur le modèle du traité franco-allemand de 1963. Mais en même temps il voulut satisfaire les associations de rapatriés et de harkis dont il avait obtenu le soutien en 2002, en faisant préparer un projet de loi d’indemnisation par le gouvernement Raffarin. Or ce projet, dont les articles mémoriels avaient pris un développement inattendu, devint la loi du 23 février 2005 avant que la négociation du traité d’amitié se terminât. Cette loi contredisait totalement la revendication de repentance en glorifiant la colonisation française. Une campagne de presse, lancée par plusieurs historiens français, dont Claude Liauzu et Gilbert Meynier, pour la dénoncer, attira l’attention de la presse algérienne. Le président Bouteflika fut obligé de réagir, et il le fit les 8 mai 2005 et 2006, en reprenant entièrement à son compte les revendications de la Fondation du 8 mai 1945. Comme le reconnut La Tribune du 9 mai 2005 : « Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Etat algérien demande officiellement à l’Etat français de reconnaître ses crimes coloniaux et de demander pardon pour les souffrances imposées au peuple algérien durant les cent-trente-deux ans d’occupation. Ce qui a toujours été la revendication de la société civile à travers les associations des victimes des atrocités coloniales est désormais un demande officielle formulée par le président de la République » [15].

Malgré plusieurs tentatives de relance des deux côtés, la négociation du traité d’amitié n’aboutit pas. Jacques Chirac a reconnu plus tard dans ses Mémoires parus en 2011 la raison de cet échec : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour « les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale ». Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’Unesco à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté, consentant tout au plus à souligner, dans une déclaration parallèle et distincte du traité, « les épreuves et les tourments » que l’histoire avait imposés à nos deux pays. C’est le maximum de ce que je pouvais faire » [16]. Ce qui ne l’empêcha pas de désavouer la loi du 23 février 2005, pourtant votée par sa majorité : « Il n’était pas davantage question pour moi de célébrer, comme certains parlementaires UMP m’y invitaient, le bilan positif de notre héritage colonial. C’eût été tout aussi excessif et injustifié, pour ne pas dire indécent ».

Après lui, son successeur Nicolas Sarkozy fut le premier président de la République française qui ait refusé publiquement la revendication algérienne de repentance lors de sa campagne. Une fois élu, il s’efforça de concilier cette position intransigeante avec une reprise de relations franco-algériennes constructives ; dans son premier voyage en Algérie, du 3 au 5 décembre 2007, il tenta de réconcilier toutes les mémoires : « Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité. Mais il est aussi juste de dire qu’à l’intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter. Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d’une guerre d’indépendance qui a fait d’innombrables victimes des deux côtés. Et aujourd’hui, moi qui avais sept ans en 1962, c’est toutes les victimes que je veux honorer. Notre histoire est faite d’ombre et de lumière, de sang et de passion. Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé, et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de coopération » [17]. A cette occasion, plusieurs intellectuels français rassemblés autour de Gilbert Meynier publièrent le 1er décembre 2007, dans Le Monde, L’Humanité, El Watan et Al Khabar une pétition intitulée « France-Algérie : dépassons le contentieux des mémoires », qui limitait malheureusement sa portée en ne s’adressant qu’au président de la République française [18].

Durant toute sa présidence, contrairement aux années précédentes, le président et le gouvernement de l’Algérie évitèrent de relancer la revendication de repentance. Pourtant, plusieursministresfaisaientpartie de ses soutiens, qui continuaient de s’exprimer publiquement. C’est ainsi qu’en février 2010, comme on l’a dit, 125 députés algériens déposèrent une proposition de loi menaçant d’entamer des poursuites judiciaires contre les auteurs de tous les crimes commis par des Français contre le peuple algérien de 1830 à 1962, évidemment incompatibles avec les clauses d’amnistie réciproque sur lesquelles étaient fondés les accords d’Evian, et avec le simple bon sens pour ce qui concerne les faits antérieurs à 1945 dont il ne reste presque aucun acteur survivant. Il y avait parmi eux le secrétaire général du FLN Abdelaziz Belkhadem, et plusieurs ministres s’exprimaient dans le même sens. Mais le Premier ministre Rachid Ouyahia s’opposa à son adoption par le gouvernement. Un peu plus tard, le film franco-algérien Hors-la-loi, de Rached Bouchareb, présenta au Festival de Cannes une vision de la guerre d’indépendance conforme à la version nationaliste algérienne [19], avec le soutien de l’ancien ambassadeur à Paris Mohammed Bedjaoui, mais sans grand succès. Puis le 23 décembre 2011 le chef du gouvernement turc, Recep Tayyip Erdogan, réagit au vote d’une loi française pénalisant la négation du génocide des Arméniens par les Turcs (loi votée à l’initiative de la majorité UMP et de l’opposition socialiste) en reprenant à son compte la revendication algérienne de repentance, affirmant que 15% de la population algérienne avaient été massacrés par les Français à partir de 1945, et que c’était un génocide. Mais le Premier ministre algérien Rachid Ouyahia le désavoua : « Personne n’a le droit de faire du sang des Algériens un fonds de commerce », déclara-t-il au siège de son parti le RND, en rappelant que la Turquie membre de l’OTAN avait soutenu la France et attendu 1962 pour reconnaître l’Algérie [20].

L’approche de l’élection présidentielle française de 2012 et d’élections législatives algériennes presque simultanées inspira un accord sans précédent au premier ministre Ouyahia et au ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé pour réduire les commémorations du demi-siècle de la fin de la guerre et de l’indépendance au strict minimum, afin d’éviter toute polémique entre les deux pays [21]. Mais les partisans algériens de la repentance française, comme le leader du parti FLN Abdelaziz Belkhadem, pouvaient encore espérer un changement de position de la France en cas d’élection du candidat socialiste François Hollande, considéré comme un ami de l’Algérie. N’avait-il pas écrit le 26 mars 2012 : « Je crois effectivement utile que la France présente des excuses officielles au peuple algérien. Ce, pour plusieurs raisons. Rappelons, pour mémoire, que le 8 mai 1945 ne fut pas seulement marqué par la victoire des Alliés sur l’Allemagne et la fin de la Seconde Guerre Mondiale en Europe, mais aussi par le début des massacres de Sétif où furent perpétrées des répressions sanglantes en réponse aux émeutes survenues dans le département de Constantine. Lesquelles visaient clairement à réclamer la reconnaissance dans la République française. Elles firent plusieurs dizaines de milliers de morts, côté algérien » [22] ?

Pourtant, le candidat Hollande avait défini une position plus équilibrée dans un texte publié par Le Monde du 19 mars 2012, intitulé : « France et Algérie doivent mener ensemble un travail de mémoire », où il affirmait que « aujourd’hui, entre une repentance jamais formulée et un oubli forcément coupable, il y a place pour un regard lucide, responsable, sur notre passé colonial ». Après une longue attente, arrivant à Alger le 19 décembre 2012, il avait clairement fait savoir qu’il ne parlerait pas de repentance, au grand mécontentement d’une dizaine de partis algériens (dont quatre islamistes) qui condamnèrent "le refus des autorités françaises de reconnaître, excuser (sic) ou indemniser, matériellement et moralement, les crimes commis par la France coloniale en Algérie". Et le discours qu’il prononça le 20 devant les députés et les sénateurs algériens, proposant la libre recherche historique à la place de la repentance, n’était pas si différent de celui de Nicolas Sarkozy cinq ans plus tôt :
« Alors, l’histoire, même quand elle est tragique, même quand elle est douloureuse pour nos deux pays, elle doit être dite. Et la vérité je vais la dire ici, devant vous. Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal, ce système a un nom, c’est la colonisation, et je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a eu les massacres de Sétif, de Guelma, de Kherrata, qui, je sais, demeurent ancrés dans la conscience des Algériens, mais aussi des Français. Parce qu’à Sétif, le 8 mai 1945, le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles. La vérité, elle doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial, sur cette guerre qui, longtemps, n’a pas dit son nom en France, la guerre d’Algérie. Voilà, nous avons le respect de la mémoire, de toutes les mémoires. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, sur les injustices, sur les massacres, sur la torture. Connaître, établir la vérité, c’est une obligation, et elle lie les Algériens et les Français. Et c’est pourquoi il est nécessaire que les historiens aient accès aux archives, et qu’une coopération dans ce domaine puisse être engagée, poursuivie, et que progressivement, cette vérité puisse être connue de tous. La paix des mémoires, à laquelle j’aspire, repose sur la connaissance et la divulgation de l’histoire » [23].

Cette fois-ci, le discours du président français semble avoir été mieux accueilli par ses auditeurs algériens. En tout cas, il semble établi que le gouvernement algérien, dirigé depuis septembre 2012 par Abdelmalek Sellal, a renoncé à la revendication de repentance, en dépit des réticences de certains ministres. D’autre part, l’approbation par le gouvernement algérien de l’intervention militaire française de janvier 2013 au Mali contre les islamistes armés (dont ceux de l’AQMI venus d’Algérie) a fait de la France et de l’Algérie deux alliés objectifs, puisque la seconde a subi en retour la prise d’otages d’In Amenas. Comme l’a dit l’historien Pierre Vermeren, « Il est difficile pour Alger de justifier devant la population un geste qui contredit la rhétorique antifrançaise habituelle du FLN. Mais depuis que Paris attaque directement les islamistes au Mali, il y a alliance de fait » [24]. Le problème est justement celui-là : pourquoi le gouvernement algérien s’est il placé lui-même dans cette position foncièrement contradictoire ?

D’un conflit mémoriel tactique à un apaisement durable ?

Poser ainsi la question n’est pas lui fournir une réponse certaine, car la prévision de l’avenir ne relève pas des possibilités de l’histoire. Mais il peut rechercher dans le passé plus ou moins proche ou lointain des faits permettant de mieux délimiter le champ des avenirs possibles.

Du côté français, le fait le plus remarquable est l’extrême rareté des mentions de la revendication algérienne de repentance, de la part des milieux politiques et des journalistes, comme si la France ne voulait pas en être informée ou en donner l’impression, alors que celle-ci s’étalait dans la presse algérienne écrite et sur internet. Le seul journaliste qui, à ma connaissance, lui ait publiquement répondu par la négative fut un remarquable agitateur d’idées nommé Guy Hennebelle, ancien coopérant en Algérie, dans sa revue Panoramiques en 2003 [25], et j’ai moi-même pris sa suite en écrivant sur cette revendication plus d’une vingtaine de fois en dix ans [26]. Le Monde, à ma connaissance, n’en a jamais parlé. Cela ne veut pas dire que les Français qui se sont exprimés dans ce sens l’ont fait pour plaire aux Algériens, ni que ceux qui se sont réfugiés dans le silence voulaient lui laisser le champ libre, mais plutôt que le bien fondé de cette revendication n’allait pas de soi et qu’il aurait posé problème si elle avait été perçue comme une consigne venue de l’étranger. Le candidat Sarkozy fut le premier à en parler dans sa campagne en 2007, mais certains crurent alors qu’il l’avait inventée pour se donner le mérite de la repousser. En fin de compte, nous devons constater que trois présidents français successifs, Chirac, Sarkozy et Hollande, l’ont rejetée en proposant comme alternative le recours à l’histoire, et c’est là le fait essentiel.

Du côté algérien, la question fondamentale est celle-ci : pourquoi les dirigeants algériens ont-ils repris à leur compte, à partir de mai 1995, cette revendication qui avait été d’abord émise, cinq ans plus tôt, par une simple association ? Rappelons d’abord qu’elle reprenait en fait la propagande anticolonialiste et anti-française, héritée du parti nationaliste PPA-MTLD et du FLN, qui avait été ensuite relancée à plusieurs reprises (notamment en 1971, et de 1975 à 1978) par le gouvernement algérien. C’était justement au moment où le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche était accusé de vouloir changer de ligne que cette fondation s’était créée.

Mais le ralliement officiel du gouvernement de Mokdad Sifi à cette revendication en mai 2005 était bien une nouveauté, puisque ses deux prédécesseurs Belaïd Abdesselam et Redha Malek l’ont personnellement désavouée. Il nous faut donc chercher une explication dans l’état des relations entre les gouvernements algériens et français. Les seconds étaient officiellement solidaires des premiers contre le péril islamiste, mais en fait plus par contrainte que spontanément. Le président François Mitterrand, proche de l’ancien président algérien Chadli Bendjedid qui avait été forcé à démissionner en janvier 1992 pour interrompre le processus électoral devant conduire à la victoire des islamistes, n’avait pas approuvé en son temps cette décision capitale. Le gouvernement néo-gaulliste d’Edouard Balladur, qui cohabitait avec lui depuis sa victoire électorale de 1993, était partagé en deux tendances : les partisans d’une étroite coopération avec les dirigeants algériens, dont Charles Pasqua était le chef de file, et ceux qui voulaient défendre une position plus indépendante, favorable à une solution politique négociée, dont le ministre des affaires étrangères Alain Juppé était le plus ferme partisan. En 1994, au moment où les partis algériens « dialoguistes » se préparaient à se rencontrer à Rome pour définir cette solution, les attentats visant des civils français se multipliaient en Algérie, et le 25 décembre un Airbus d’Air France fut pris en otage à Alger par des terroristes qui tuèrent plusieurs passagers et demandèrent à ce que l’avion décolle pour Paris. Devant l’inertie des autorités algériennes, le premier ministre français Edouard Balladur éleva le ton : « J’ai dit notamment au président Zeroual que je le tenais pour responsable de la vie des Français qui étaient dans cet avion et que, faute de quoi, je prendrais la communauté internationale à témoin du comportement du gouvernement algérien qui aurait empêché la France de sauvegarder la vie de ses ressortissants » [27] ; et il obtint ensuite le soutien du président Mitterrand : « Nous parlons de l’attitude à prendre envers l’Algérie ; elle doit changer, afin de marquer à son gouvernement combien nous sommes mécontents de son comportement dans l’affaire de l’Airbus. La marge est étroite : aller trop loin dans la voie de la rétorsion serait enlever son dernier appui au gouvernement algérien, et risquerait de faire triompher les extrémistes du FIS ; en revanche, ne rien faire serait continuer à apparaître aux yeux du monde comme son seul soutien » [28]. Puis en mai 1995, Edouard Balladur perdit l’élection présidentielle face à son ancien ami Jacques Chirac, et celui-ci devenu président de la République nomma comme Premier ministre Alain Juppé. Quelques semaines plus tard, une vague d’attentats revendiqués par le GIA (Groupes islamiques armés) toucha la population française durant tout l’été 1995, et un dernier attentat se produisit encore à Paris le 4 décembre 1996.

Dans ses Mémoires parus en 2011, Jacques Chirac n’a pas caché ses soupçons envers une éventuelle manipulation du GIA par les services secrets algériens visant à obliger la France à soutenir le gouvernement algérien sans se permettre aucune critique à son égard. Il évoque d’abord ses interrogations après l’assassinat de l’imam Sahraoui à Paris en juillet : « Cette première transposition sur notre territoire du conflit interne à l’Algérie a-t-elle été l’œuvre du GIA, la victime ayant condamné les actes de violence commis contre les étrangers, notamment français ? Ou celle de la Sécurité militaire, à l’heure où les tentatives de reprise du dialogue entre le FIS et le gouvernement sont loin de faire l’unanimité dans les rangs de l’armée algérienne ? La première piste est la plus probable. Mais il est difficile d’évacuer la seconde, dans la mesure où les groupes armés sont souvent infiltrés et manipulés par cette même Sécurité militaire afin de discréditer les islamistes aux yeux de la population et de la communauté internationale ». Puis il approuve la prudence de son ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré : « il paraît de plus en plus évident que le problème terroriste auquel nous sommes confrontés est étroitement lié à une situation politique algérienne qui nous échappe. Depuis mon arrivée au pouvoir, la France s’est efforcée de clarifier ses relations, toujours complexes, avec l’Algérie. Au risque de mécontenter les deux parties, j’ai nettement indiqué que la position de notre pays consiste à ne soutenir ni le gouvernement ni les intégristes, mais le seul peuple algérien, qui bénéficie de l’aide de la France comme de celle de l’Union européenne, des Etats-Unis et des grandes institutions financières internationales, la Banque mondiale et le FMI. Ma conviction est qu’une trop grande proximité avec l’Etat algérien, lequel est toujours enclin à soupçonner le gouvernement français d’ingérence, ne servirait, en définitive, qu’à faire le jeu des islamistes » [29]. Et enfin il ne cache pas sa méfiance croissante envers le gouvernement algérien : « Les attentats terroristes perpétrés sur le territoire français deux mois plus tard avaient jeté un sérieux trouble entre nos deux gouvernements. Bien qu’ils furent revendiqués par les groupes islamistes, l’implication de la Sécurité militaire algérienne était aussi parfois évoquée. Alger, qui accusait Paris quand nous appelions son régime à plus de démocratie, s’irritait dans le même temps de notre refus de prendre parti dans la tragédie qui se jouait sur son sol. Ce contentieux s’était encore envenimé l’année suivante lors de l’enlèvement et de l’assassinat des sept moines de Tibhirine, puis de l’attentat qui avait coûté la vie peu après à l’évêque d’Oran, Pierre Claverie. Bouleversé par cette tragédie et considérant que les autorités algériennes ne s’étaient pas conduites comme il le fallait dans l’un et l’autre cas, je pris alors la décision de surseoir à la signature de notre accord bilatéral de rééchelonnement de leur dette et je fis savoir à Alger que je jugeais inopportun de recevoir l’un ou l’autre de ses ministres à Paris avant plusieurs mois » [30]. Quand au Premier ministre socialiste Lionel Jospin, qui remplaça Alain Juppé après les élections de 1997, d’abord partisan d’une attitude plus ferme envers le gouvernement algérien, une fois au pouvoir il observa la plus grande prudence en s’abstenant de juger les événements d’Algérie quand l’opinion publique internationale s’indigna de la multiplication des massacres de villages entiers dans ce pays : « Je dois aussi penser aux Français : nous avons déjà été frappés. Je dois veiller à ces questions. Je suis pour que nous prenions nos responsabilités, mais en pensant que la population française doit aussi être préservée. C’est lourd de dire cela, mais vous comprendrez aussi pourquoi il est de ma responsabilité de le dire. [31] » Il était donc évident que les gouvernements français avaient perdu confiance dans les dirigeants algériens.

C’est à cause de cette détérioration des relations franco-algériennes que le président Chirac avait bien accueilli le nouveau président algérien Bouteflika, mais celui-ci n’avait pas pu adopter une politique radicalement différente quand le vote de la loi « colonialiste » du 23 février 2005 l’avait obligé à durcir son attitude jusqu’à la fin de la présidence Chirac. Pourtant, le président algérien et plusieurs de ses ministres ont manifesté plus ou moins clairement depuis 2007 leur désaveu de la revendication de repentance. En 2012, peu avant le voyage officiel du président Hollande, le président de la Commission nationale consultative de promotion et de protection des droits de l’homme, Farouk Ksentini, avait d’abord répété cette revendication de repentance (“La colonisation a été un crime massif dont la France doit se repentir si elle envisage d’établir avec l’Algérie, comme l’on est en droit de l’espérer, de véritables relations de qualité à la fois nouvelles et denses, mais délivrées d’un passé tragique à l’occasion duquel le peuple Algérien a souffert l’indicible dont il n’est pas sorti indemne et qu’il ne peut effacer de sa mémoire” [32]) avant de faire une spectaculaire palinodie : “Il est vain de demander à la France d’indemniser les victimes algériennes de ses crimes coloniaux, en raison de l’extinction des actions engagées dans ce sens pour cause de prescription [33]”. Quant au ministre de l’Intérieur, Daho Ould Kablia, il l’a très fermement désavouée à titre personnel : « Il faut tourner la page mais sans oublier le passé. Car les souffrances, les sacrifices nous les avons consentis pour libérer le pays. Nous avons obtenu ce résultat, ça fait maintenant partie de l’Histoire. Aujourd’hui, il faut envisager l’avenir et je pense que ce n’est pas en ressassant perpétuellement les mêmes demandes, les mêmes exigences que l’on fera avancer les choses. [34]” Le gouvernement algérien, qui s’est déclaré satisfait des déclarations du président Hollande en Algérie sans rappeler la revendication de repentance, semble donc avoir fait le choix d’y renoncer. Mais il n’a pas clairement expliqué pourquoi.

Cette revendication paraît s’expliquer dans une logique à court terme, comme un moyen permettant de requérir une aide inconditionnelle de la France dans la guerre civile algérienne sans qu’elle se permette la moindre critique en retour. Et aussi comme un moyen de faire taire les vaincus islamistes en revendiquant au nom du gouvernement une victoire morale définitive sur la France colonialiste. Et enfin comme un moyen de détourner l’attention des Algériens de leurs déchirements récents en la retournant contre l’ennemi héréditaire du pays. Mais elle n’est pas conforme à l’intérêt bien compris du peuple algérien, qui sait bien que la France n’est pas la responsable unique de tous ses malheurs, puisque le FLN a rejeté la souveraineté de la France depuis le 1er novembre 1954, et lui a fait reconnaître l’indépendance de l’Algérie depuis le 3 juillet 1962, il y a plus d’un demi siècle. Le regretté Guy Hennebelle avait bien identifié derrière la revendication de repentance « ce que j’appelle le duo maso-sado entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment » [35]. Autrement dit, l’illusion que les Algériens ne sont responsables de rien puisque les Français sont responsables de tout. Au moment où l’avenir de l’Algérie est plus incertain que jamais, il conviendrait que les dirigeants du pays tiennent un langage clair et net à leur peuple pour lui expliquer enfin qui est l’ennemi, la France ou AQMI, et pourquoi.

Or des réponses à ces questions capitales ont déjà été proposées, en réaction aux terribles événements des années 1990, par plusieurs historiens français et algériens qui ont vu dans la guerre civile algérienne une répétition du passé dans le présent, explicable par la vision du passé inculquée à la jeunesse depuis plus de trente ans. Comme l’a remarqué Benjamin Stora : « la perpétuation de la culture de guerre, qui évacue les origines politiques du nationalisme contemporain, a fini par générer des automatismes redoutables auprès d’une partie de la jeune génération. On ne peut pas impunément enseigner que le principe de la lutte armée est central dans l’édification de la nation, et s’étonner ensuite de sa reprise dans la réalité » [36]. Comme l’a écrit Mohammed Harbi : « L’idéalisation de la violence requiert un travail de démystification. Parce que ce travail a été frappé d’interdit, que le culte de la violence en soi a été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie voit ressurgir avec l’islamisme les fantômes du passé ». Celui-ci accuse la « mythologisation de la guerre de libération » au profit du pouvoir établi de « rendre aveugle au sens présent » : « Ainsi, en occultant l’existence de pratiques cruelles enracinées dans une culture paysanne archaïque dominée par un code particulier de l’honneur et de la blessure symbolique à imposer au corps de l’ennemi, on s’interdit de voir dans la cruauté actuelle des actions de terrorisme islamiste, un ‘retour’ qui en vérité, traduisait une permanence culturelle » [37]. Et comme l’a remarqué le politologue algérien Lahouari Addi, le système politique algérien est fondé sur « le présupposé qu’entre Algériens il n’y a pas de conflits politiques. Il y a des conflits politiques entre Algériens et étrangers, ou entre Algériens patriotes et Algériens traîtres. Ce type de conflit n’a pas à être institutionnalisé, car les traîtres sont à exterminer physiquement, à ‘ éradiquer ‘, d’où le caractère sanglant de la crise actuelle, qui oppose, pour les uns, les traîtres à la nation, et pour les autres, les traîtres à l’Islam, qui définit la nation » [38].

Ainsi, ce qu’un ambassadeur d’Algérie à Paris avait appelé « un terrorisme barbare, sans précédent dans l’histoire moderne » , et aussi « une guerre venue du fond des âges » [39], ne peut être séparée arbitrairement du passé récent de l’Algérie. Son intérêt bien compris est de remettre en question l’image qu’elle s’est donnée de son passé et l’usage qu’elle en a fait dans le formation de ses jeunes générations pour mieux comprendre pourquoi il a donné l’impression de se répéter.

De telles analyses existent depuis longtemps en France, et l’Algérie ferait bien de leur prêter attention au lieu de continuer à s’enfermer dans la posture glorieuse du premier Etat ayant victorieusement résisté au terrorisme islamiste, dix ans avant le 11 septembre 2001, seul contre tous. Si elle ne se résout pas à reconsidérer son passé avec davantage d’esprit critique, on peut encore craindre que la même tragédie qui l’a frappée durant les années 1990 revienne la frapper un jour.

Guy Pervillé.

[1] Texte reproduit dans mon livre Les accords d’Evian (1962), succès ou échec de la relation franco- algérienne (1954-1962), pp. 247-248 (et sur de nombreux sites internet, dont celui de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, le 25 février 2010).

[2] Xavier Yacono, « Les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 34, 1982-2 (paru en 1983), pp. 119-134. Charles-Robert Ageron, « Les pertes humaines de la guerre d’Algérie », catalogue de l’exposition La France en guerre d’Algérie, Paris, Musée d’histoire contemporaine, et Nanterre, BDIC, 1992, pp. 170-175. J’ai moi-même tenté de faire le point de la question dans ma contribution intitulée « La guerre d’Algérie : combien de morts ? » à l’ouvrage collectif dirigé par Mohammed Harbi et Benjamin Stora, La guerre d’Algérie, 1954-2004, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, pp. 477-493.

[3] Benjamin Stora, , La guerre invisible, Algérie, années 1990, Paris, Presses de Sciences Po, 2001, pp. 95-96.

[4] Ahmed Ben Bella, interviewé à Genève par Dominique Bromberger, TF1, 28 décembre 1994.

[5] Liess Boukra, Algérie, la terreur sacrée, avant les 3.500 morts du 11 septembre 2001 les 100.000 victimes algériennes de l’islamisme, Lausanne, éditions Favre, 2002.

[6] Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, Françalgérie, crimes et mensonges d’Etat, Paris, La découverte, 2004.

[7] Abdelhamid Brahimi, Aux origines de la tragédie algérienne, témoignage sur Hizb França, Genève, éditions Hoggar, et Londres, The Center for Maghreb Studies, 2000.

[8] Abderrahmane Moussaoui, De la violence en Algérie, les lois du chaos, Aix-en-Provence, Editions Actes Sud, MMSH, 2006.

[9] Citations empruntées au mémoire de maîtrise d’histoire de Michaël-Lamine Tabakretine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, Toulouse-Le Mirail, 2000, et à l’article d’Ahmed Rouadjia, « Hideuse et bien aimée, la France... », Panoramiques n° 62, 1er trimestre 2003, pp. 210-211.

[10] El Watan , 9 mai 1995.

[11] Boucif Mekhaled, Chroniques d’un massacre. 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata. Préfaces de Mehdi Lallaoui et de Jean-Charles Jauffret.Paris, Syros et Au nom de la mémoire, 1995, 251 p.

[12] Charles-Robert Ageron, « Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire", in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39/40, juillet-décembre 1995, pp. 52-56.

[13] Jean-Charles Jauffret, « Archives militaires et guerre d’Algérie », dans Marseille et le choc des décolonisations, s. dir. Jean-Jacques Jordi et Emile Témime, Aix-en-Provence, Edisud, 1996, p. 171.

[14] Voir El Watan, 15 juin 2000, et Le Monde, 17 juin 2000.

[15] Abdelkrim Ghezali, « La France appelée à solder ses comptes avec l’histoire », La Tribune, 9 mai 2005.

[16] Jacques Chirac, Mémoires, , t. II, Le temps présidentiel, Paris, éditions Nil, 2011, p. 435.

[17] « Dans son premier discours en Algérie, Sarkozy dénonce le système colonial ‘profondément injuste’ » (http://www.ldh-toulon.net/spip.php ?article2393).

[18] Voir sur mon site : « A propos de la pétition « France-Algérie : dépassons le contentieux historique » (2007), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=162.

[19] Voir sur mon site : “Réponse à Yasmina Adi”, “Réponse à Séverine Labat”, “Réponse à Thierry Leclère” (2010), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=251, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=252, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256.

[20] Voir "Ahmed Ouyahia répond à Erdogan : « Cessez d’instrumentaliser le sang des Algériens », par Tahar Fattani, dimanche 08 janvier http://www.lexpressiondz.com/actualite/145922-%C2%ABcessez-d%27instrumentaliser-le-sang-des-alg%C3%A9riens%C2%BB.html.

[21] Ce qui me valut le premier acte de censure de ma carrière. Voir sur mon site : “1962 : fin de la guerre d’Algérie, texte censuré !"(2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=266, et "A propos de mon texte censuré : 1962, fin de la guerre d’Algérie" (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=269.

[22] Lettre publiée parmi les professions de foi des candidats à l’élection présidentielle dans le bulletin d’information de la MAFA, n° 152, avril 2012, p. 6, et reproduite sur le site Bab-el-Oued Story en septembre 2012 : (http://www.babelouedstory.com/thema_les/election_2012/non_ps/1590/1590.htmlhttp://www.babelouedstory.com/thema_les/election_2012/non_ps/1590/1590.html). Même formule dans une autre lettre datée du 26 mars, adressée au président de l’Association Maurice Audin, Gérard Tronel.

[23] Texte complet du discours sur le site http://www.vie-publique.fr/rss/discours-rss.xml.

[24] Cité par Christophe Lucet dans “L’Algérie de nouveau face à ses islamistes”, Sud Ouest, samedi 19 janvier 2012, p. 2.

[25] Guy Hennebelle, Panoramiques n° 62, 1er trimestre 2003, p. 20.

[26] Voir dans mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie , Paris, Picard, 2002, pp. 298-300, et sur mon site http://guy.perville.free.fr, dans les textes parus à partir de « La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France » (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=22).

[27] Edouard Balladur, Le pouvoir ne se partage pas, conversations avec François Mitterrand, Paris, Fayard, 2009, pp. 357-362.

[28] Ibid., p. 368.

[29] Jacques Chirac, Mémoires, t. II, Le temps présidentiel, Paris, éditions Nil, 2011, pp. 77-85.

[30] Ibid., pp. 429 sq.

[31] Réponse à une interview de TF1, citée par L. Aggoun et J.B. Rivoire, op. cit., pp. 524-526.

[32] Voir notamment sur le site http://www.algerie1.com/actualite/farouk-ksentini-qualifie-les-crimes-coloniaux-de-crimes-massifs-et-exige-la-repentance-de-la-france/ Article de Mourad Arbani, 28-10-2012.

[33] Article d’Abbès Zineb, 10-12-2012 (http://www.algerie1.com/actualite/ksentini-la-france-nindemnisera-pas-les-victimes-algeriennes-des-crimes-coloniaux/

[34] Interview de Daho El Kablia par Khadidja Baba-Ahmed, Le Soir d’Algérie, 8 novembre 2012. http://www.lesoirdalgerie.com/articles/2012/11/08/article.php ?sid=141206&cid=2

[35] Guy Hennebelle, Panoramiques n° 62, 1er trimestre 2003, p. 20.

[36] Benjamin Stora, « Algérie : absence et surabondance de mémoire », in Les violences en Algérie, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 154 (première publication dans Esprit en 1995).

[37] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1993, p. 155, et « La tragédie d’une démocratie sans démocrates », Le Monde, 13 avril 1994.

[38] Lahouri Addi, Le Monde , 29 novembre 1996, p. 16.

[39] Mohammed Ghoualmi, dans Le Monde du 21 novembre 2000, p. 19.



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