Du nouveau sur le « berbérisme » algérien (2016)

mercredi 25 mai 2016.
 
A l’occasion d’un exposé présenté au Cercle algérianiste de Bordeaux le 5 mars 2016, et de ma récente participation, le 20 mai 2016, à une journée d’études sur « les usages de l’histoire au Maghreb » organisée par mes anciens collègues de l’Université de Toulouse- le Mirail, j’ai pu mettre à jour mes connaissances sur le passage « du berbérisme colonial au berbérisme anti-colonial » que j’avais déjà étudié il y a douze ans à l’occasion d’un colloque organisé à Madrid par Jacques Alexandropoulos et Christophe Picard le 24 avril 2004 , dans ma communication intitulée « Du berbérisme colonial au berbérisme anti-colonial : la transmission du thème de l’identité berbère des auteurs coloniaux français aux intellectuels nationalistes algériens » [1].

Dans cet exposé, qui reposait sur les apports de toutes mes lectures concernant ce sujet, j’avais ressenti une lacune relative de mon information sur un point central, à savoir le passage d’une idéologie coloniale visant à justifier la colonisation française de l’Algérie en opposant les Berbères « occidentaux » aux Arabes « orientaux », à une idéologie qui prétendait récupérer la résistance berbère à tous les conquérants étrangers (à la seule exception des arabes musulmans) au profit du nationalisme algérien. Quant et comment s’était produit ce passage, telles étaient les questions auxquelles je n’avais pas trouvé de réponses précises.

Or j’ai eu l’occasion de faire quelques lectures qui ont fourni des réponses à ces questions. D’abord un livre de l’Algérien fixé au Canada Amar Ouerdane, Les Berbères et l’arabo-islamisme en Algérie, publié une première fois en 1993 et réédité en 2003 avec une préface de Kateb Yacine [2]. Puis un autre beaucoup plus approfondi, dû au journaliste algérien Yassine Temlali qui l’a publié à Alger aux éditions Barzakh en 2015 : « La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) » [3] . Comme l’écrit le préfacier Gilbert Meynier, cet « ouvrage innovant » (...) « éclaire un pan de l’histoire de l’Algérie sur des questions trop souvent traitées sur le registre du stéréotype par les colonisateurs, mais aussi par nombre de témoins et d’analystes algériens. Attelé à de multiples tâches, son auteur n’en a pas moins su faire œuvre d’historien vrai » [4]. Enfin le jeune historien algérien Ali Guenoun, qui avait déjà publié à Alger en 1999 une Chronologie du mouvement berbère [5], et participé au colloque de Madrid en 2004, a récemment soutenu le 17 septembre 2015 sa thèse réalisée sous la direction d’Omar Carlier à Paris 7 : « Une conflictualité interne au nationalisme algérien : la ‘question berbère-kabyle’ de la crise de 1949 à la lutte pour le pouvoir en 1962 » [6].

Je résumerai donc le plus brièvement possible les faits que j’avais traités plus précisément en 2004, afin de présenter plus en détail les points sur lesquels j’ai trouvé les informations qui m‘avaient alors manqué. Le plan chronologique de l’exposé abordera successivement le « berbérisme colonial », puis le rôle capital des Kabyles dans la formation du mouvement national algérien, et enfin la « crise berbériste » qui a secoué le parti nationaliste à partir de 1948-1949, et dont les conséquences se sont manifestées jusqu’à nos jours.

Le berbérisme colonial, entre mythes et réalités

Distinguons le fait berbère, que les sciences humaines ont tardivement mis en valeur, et le mythe berbère ou « berbériste », contaminé par des préoccupations politiques. Avant 1830, les réalités constitutives de ce fait berbère étaient très mal connues en Europe, parce qu’elles étaient éclipsées par celles qui concernaient les Turcs, les Arabes, et l’islam. Au Maghreb, les connaissances étaient plus sûres, et le grand historien Ibn Khaldoun, mort en 1405, avait consacré son oeuvre majeure à l’histoire des Berbères, mais elle était largement oubliée, avant d’être traduite par De Slane et publiée en français en 1844. Même dans les régions restées berbérophones, le lointain passé berbère était dévalorisé par l’islam, qui valorisait la langue arabe en tant que langue du Coran ; la langue berbère était rarement écrite, sauf en caractères arabes, à l’exception des caractères du Tifinagh utilisé par les Touaregs du Sahara.

De 1830 à 1930, le fait berbère fut découvert et valorisé par des Français, d’abord surtout par des militaires des « bureaux arabes », ensuite par des universitaires venant des écoles supérieures puis de l’Université d’Alger, qui s’attachèrent à en connaître la langue et à en découvrir le patrimoine culturel. Mais cet effort scientifique fut exposé à une dérive idéologique, voyant dans les populations berbères une « race » apparentée aux Français - et notamment aux montagnards auvergnats - dont ils étaient censés partager les qualités de labeur et d’économie, mais sans être leurs égaux parce qu’ils souffraient d’un retard culturel et qu’ils étaient contaminés par l’islam. On vit aussi alors s’élaborer une opposition exagérée entre une identité berbère et une identité arabe, la première étant opposée à la seconde, soit par un calcul de type « diviser pour règner » (comme chez le docteur Warnier, opposant « coloniste » au « royaume arabe » de Napoléon III), soit par la conviction sincère que les premiers seraient plus disposés que les seconds à accepter l’assimilation avec les Français. Au moment de la pénétration de la Kabylie, de nombreux officiers français se sont déclarés convaincus que cette province berbère pourrait devenir « l’auxiliaire le plus intelligent de nos entreprises » (capitaine Carette, 1848), et que « portés vers nous par leur caractère et leurs mœurs (...) dans cent ans les Kabyles seront français » [7] (baron Aucapitaine, 1857). Des membres du clergé catholique, comme l’archevêque d’Alger Monseigneur Lavigerie, étaient convaincus que les Kabyles étaient d’anciens chrétiens convertis superficiellement à l’islam et ne demandant qu’à reprendre leur ancienne religion. Et pourtant les officiers savaient bien que les Kabyles ses considéraient comme de vrais musulmans et ne voulaient pas abandonner leur foi, même s’ils obéissaient dans leur vie sociale à des coutumes étrangères au Coran. Les militaires entravèrent donc l’action des missionnaires par souci de maintenir l’ordre [8].

La participation de la plupart des Kabyles à la grande insurrection de 1871, à l’appel des chefs kabyles de la confrérie Rahmaniya, aurait logiquement dû mettre fin au « mythe berbère ». En effet, les populations vaincues furent soumises à une dure répression, mais aussi au paiement d’une lourde indemnité de guerre, ainsi qu’à des saisies massives de terres dont ils purent ensuite racheter une grande partie. Ce fut un traumatisme majeur, ainsi qu’une cause d’appauvrissement durable, qui obligea un grand nombre de Kabyles à émigrer temporairement ou durablement à la recherche d’un travail, vers d’autres régions d’Algérie, vers la Tunisie, et plus tard vers la France.

Et pourtant, après 1871, la « politique berbère » ne fut pas immédiatement abandonnée. D’une part, l’administrateur Camille Sabatier s’efforça de faire évoluer les coutumes kabyles pour les rapprocher progressivement des lois françaises. D’autre part, le directeur de la nouvelle Ecole supérieure des lettres d’Alger, Emile Masqueray, voulut intensifier la création d’écoles primaires publiques en Kabylie, avec l’appui de Jules Ferry. Cette expérience de scolarisation, poursuivie par le recteur d’Alger Jeanmaire, toucha particulièrement l’arrondissement de Tizi-Ouzou (dans le département d’Alger) où le taux de scolarisation atteignit un niveau sans égal pour tout autre arrondissement rural du pays [9]. Mais on ne peut pas dire que les Kabyles ou les Berbères aient été fondamentalement mieux traités que les autres « indigènes » musulmans. Lors de la création des Délégations financières chargées de consentir les impôts en 1898, les contribuables indigènes étaient représentés par deux délégations très minoritaires, l’une arabe et l’autre kabyle, tout simplement parce qu’ils ne payaient pas les mêmes impôts ; mais les deux populations « indigènes » étaient surimposées par rapport à leurs ressources. La « politique berbère » se réduisait en fait à un « mythe berbère » [10].

Il y eut néanmoins quelques cas individuels de ralliement de Kabyles à la cause française, dont j’ai cité quelques exemples dans ma communication de 2004 à Madrid : Si Amar ou Saïd Boulifa (1865-1931), Augustin-Belkacem Ibazizen (1897-1980), Hanafi Lahmeck (dit Hesnay-Lahlmeck). Sur ces trois noms, Ibazizen et Lahmeck sont ceux qui correspondent le mieux aux variantes chrétienne et laïque du « berbérisme » implanté par des Français. J’avais également cité Mohammed Chérif Sahli (1906-1989), mais en tant qu’exemple de très rapide évolution d’un berbériste assimilationniste vers un berbérisme nationaliste algérien. Quant au premier, c’est celui dont l’oeuvre fut la plus originale et qui prête le plus à discussion.

Après avoir enseigné la langue kabyle à l’Ecole normale d’instituteurs de la Bouzareah, puis à l’Ecole supérieure des Lettres d’Alger, devenue Faculté des lettres en 1909, il s’imposa comme un chercheur de haut niveau. Modèle de promotion culturelle et sociale dans l’Algérie coloniale, il combina dans son grand ouvrage Le Djurdjura à travers les âges, paru à Alger en 1925, les sources antiques et musulmanes, les travaux des officiers des Bureaux arabes comme Carette, d’auteurs français tels qu’Ernest Renan, Emile Masqueray, René Maunier, et ses propres enquêtes de terrain sur les traditions kabyles. Sa conclusion atteste à la fois son adhésion à la cause française et sa fidélité à l’identité berbère de son peuple. Il remercie chaleureusement la France d’avoir libéré la Kabylie du joug turc et de l’ignorance (par l’école, “meilleur instrument de progrès et de civilisation”), puis exalte le sacrifice volontaire des Kabyles reconnaissants pour la défendre à Charleroi, la Marne, Verdun. Mais il envisager dans le long terme une persistance de l’identité berbère plus durable que la souveraineté française : “ Le terreau berbère est encore aussi riche et fertile qu’à l’époque de Rome ; que la France défriche et sème dru, la récolte n’en sera que plus belle ! L’avenir est plein de promesses, si l’on pense que la Berbérie a été de tout temps le berceau de régénération pour les civilisations du passé. L’Europe épuisée, et le foyer de lumière déplacé, l’avenir reste à l’Afrique, où de futurs Etats-Unis ne tarderont pas à se former. Cette Afrique du Nord, réservoir d’énergie et d’intelligence, peut, dans cet avenir éventuel, jouer un beau rôle. Le Berbère soutenu, guidé, suivant l’esprit traditionnel de sa race, pourra porter haut et loin le drapeau du progrès et de la civilisation” [11]. Plus que d’un berbérisme pro-colonial, il s’agissait donc là d’un berbérisme authentique, patriotique et universaliste à sa manière. Je discuterai plus loin les arguments qui permettent de voir en lui, quoi qu’il ait pu souhaiter de son vivant, un précurseur du berbérisme nationaliste.

Mais ces quelques cas individuels ne pèsent pas lourd par rapport au fait historique majeur que fut la fondation du nationalisme algérien indépendantiste dans le cadre d’une association de travailleurs algériens en très grande majorité kabyles, l’Etoile nord-africaine, fondée à Paris en 1926 comme une filiale du Parti communiste de France.

Les Kabyles, pionniers du nationalisme algérien

Il faut en effet souligner la surreprésentation des Kabyles - et non pas de l’ensemble des berbérophones, dispersés entre de nombreuses régions montagneuses ou désertiques dont les plus étendues étaient l’Aurès et le Hoggar - dans la population algérienne ayant émigré vers la France à la recherche d’un travail. Caractéristique vraisemblablement liée d’une part à la forte densité du peuplement de cette région montagneuse située entre l’Algérois et les hautes plaines du Constantinois, mais aussi et surtout à l’appauvrissement causé par la répression ayant suivi la grande révolte de 1871. La suppression du permis de voyage en 1914 avait permis le début de cette migration de travail vers les grandes villes et centres industriels de la métropole. Masquée durant les années de la Grande guerre (1914-1918) par l’importance du recrutement forcé de soldats et de travailleurs algériens, ce phénomène migratoire concernant principalement les Kabyles apparut en pleine lumière dès l’après-guerre.

Ces travailleurs, influencés par la CGT et par le parti socialiste, furent encadrés ensuite par le parti communiste SFIC, qui créa en 1926 une association de travailleurs maghrébins appelée l’Etoile Nord-africaine, laquelle fut la première à revendiquer publiquement l’indépendance de l’Afrique du Nord au Congrès anti-impérialiste de Bruxelles en 1927. Elle était composée en grande majorité (environ 80 %) de Kabyles, mais son premier président, Abdelkader Hadj Ali, était un arabophone d’Oranie, de même que son successeur le Tlemcenien Messali Hadj. Emancipée de la tutelle communiste par Messali, l’Etoile nord-africaine se reconstitua en 1933 sur la base d’un programme islamo-nationaliste, qui revendiquait la langue arabe comme langue nationale mais ne disait pas un mot de la langue kabyle ou berbère. Pourtant, dès 1933, un militant kabyle, Ahmed Kessaci, aurait affirmé que la présidence de l’Etoile devait revenir à un Kabyle, puisque les Kabyles constituaient la majorité de ses adhérents et de ses cadres [12]. Mais la grande majorité des militants kabyles ne soutenaient pas cette revendication parce qu’ils privilégiaient l’union anticolonialiste. Le Kabyle Amar Imache, qui était le leader le plus important avec Messali, déclarait en 1934 que, lors des insurrections du XIXème siècle, « l’Algérie serait restée libre si les Kabyles avaient été unis et si les Arabes avaient été unis aux Kabyles. Ce sera la mission de l’Etoile de réaliser cette union d’où sortira la victoire » [13].

Pourtant, Amar Ouerdane insiste sur les désaccords qui conduisirent Imache à critiquer le « culte de la personnalité » de Messali et à refuser de participer au PPA que celui-ci créa en mars 1937 pour remplacer l’Etoile nord-africaine dissoute par le gouvernement Blum en janvier 1937. Mais il ne réussit pas à trouver une mention du problème berbère dans les points de désaccord entre ces deux leaders [14]. Selon Yassine Temlali, l’attribution à Imache par certains auteurs du titre de premier nationaliste berbériste repose sur une seule citation abusivement interprétée : « Que de versions on a donné et que de prétextes pour justifier l’invasion et la possession de notre pays ! De notre race d’abord qui descendait de ceci ou de cela, de l’anarchie dans le pays (...). On cachait volontairement que le premier gouvernement à forme républicaine et démocratique fut institué en Kabylie pendant qu’en France et ailleurs on ignorait ces mots » [15]. Mais elle ne suffit pas à en faire un « berbériste » : « Dans sa dénonciation de ce qui lui paraissait être un imprudent culte voué par les masses à Messali Hadj, Amar Imache s’inspirait probablement du modèle de la démocratie villageoise kabyle (...). Ce n’était toutefois pas un proto-berbériste. C’était un nationaliste de son temps qui n’avait pas moins subi que d’autres dirigeants de l’ENA l’influence de l’arabisme et du panislamisme, deux idéologies alors très teintées d’anticolonialisme » [16]. Son refus d’adhérer au PPA en 1937 et son adhésion au parti de Ferhat Abbas, l’UDMA, en 1946, ne lui donnèrent aucune audience en Kabylie, où la popularité de Messali resta très grande [17].

Est-il donc possible de trouver l’origine du berbéro-nationalisme algérien avant le milieu des années 1940 ? Le seul indice antérieur que nous trouvons est la passion d’un militant de l’Etoile et du PPA, Mohand Amokrane Khelifati - admirateur sans borne de Messali - pour la réalisation d’un alphabet berbère original, que celui-ci aurait achevé dès 1934, selon Amar Ouerdane qui l’a interviewé [18]. Mais un cas individuel n’est pas un phénomène collectif. Devons-nous donc admettre, comme semble le faire Yassine Temlali, que « le véritable acte de naissance du berbéro-nationalisme a été un chant patriotique intitulé Kker a mmis u Mazigh (debout fils d’Amazigh) composé en janvier 1945 par un militant du PPA -MTLD, Mohand Idir Aït Amrane, futur président, de 1995 jusqu’à son décès en 2004, du Haut-commissariat à l’amazighité (HCA) » [19] ?

Mais est-il judicieux de rechercher les premiers signes du berbérisme anti-colonial à l’intérieur d’une organisation recrutant au départ dans un milieu populaire peu instruit ? En fait, de nombreux exemples d’adaptation de l’histoire de l’Afrique du Nord élaborée par les historiens français d’Algérie se trouvent dans les écrits des intellectuels algériens francophones et arabophones de l’entre-deux-guerres.

L’étudiant à l’Université d’Alger Ferhat Abbas, dans son essai écrit en 1927 sur « l’intellectuel musulman en Algérie », publié en 1931 dans son recueil Le jeune Algérien, [20] s’appuyait sur des « historiens impartiaux » tels qu’Emile-Félix Gautier, Stéphane Gsell, le professeur Wahl, ou l’orientaliste Lothrop Stoddard, pour opposer « deux méthodes et deux résultats » : la faillite totale de la colonisation romaine et la complète réussite de l’islamisation, qui a conquis matériellement et moralement « tout ce qui avait un cerveau ». « Ainsi Rome n’a laissé dans ce pays que des ruines, que la nature elle-même a ensevelies. L’Islam, au contraire, lui a donné une âme qui, malgré les malheurs qui l’ont assiégé, a résisté et résiste encore aux tempêtes des siècles ». Et il en conclut : « C’est donc cette islamisation qui doit s’imposer par ses méthodes comme exemple à la France, si vraiment cette dernière veut entreprendre une oeuvre durable et qui ait un sens » [21]. Dans son deuxième livre de Mémoires, Autopsie d’une guerre, L’aurore, paru en 1980, il répéta cette thèse en soulignant la résistance acharnée des Berbères à tous les colonisateurs étrangers, à la seule exception des Arabes musulmans. Les troupes musulmanes n’étaient pas des « bandes » (contrairement à ce qu’a écrit Georges Marçais), mais « une élite de missionnaires » enthousiastes et généreux, « sinon la réussite de l’islamisation serait inexplicable. Là où Carthage et Rome n’ont laissé que des ruines, là où ils n’ont pu faire la conquête de l’âme populaire, les Arabes ont fait corps avec le corps social de la Berbérie et réussi à conquérir l’esprit et le coeur des populations » [22]. De même, son ami Aziz Kessous publia une série d’articles intitulé « Les Berbères et leurs conquérants » [23]. Quant à Mohammed Chérif Sahli, qui avait défendu Hesnay-Lahmeck en 1931 contre la colère des Oulémas, il évolua très vite vers le nationalisme radical du PPA, et fonda en 1939 à Paris L’Ifrikya, « revue nord-africaine d’éducation sociale », où il publia une série d’articles sur « les grandes figures nord-africaines » : dans le n° 1 « Tarik, le héros sans peur et sans reproche » (le chef berbère converti à l’islam qui conduisit l’armée arabo-berbère en Espagne), puis dans le n° 2 « L’Afrique du Nord avant Jugurtha », et enfin « Jugurtha » dans le n° 3. Ainsi, la récupération de l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord au service d’une revendication anticolonialiste puis nationaliste était un fait accompli dès cette période.

Le même phénomène s’était produit chez les intellectuels arabo-musulmans de l’Association des Oulémas, à savoir Ahmed Tawfik el Madani, dans son Livre de l’Algérie (Alger, 1931), et Moubarak El Mili, dans son Histoire de l’Algérie dans le passé et dans le présent (Constantine, t. 1, 1929, t. 2, 1932). Ces deux auteurs de culture arabe et musulmane s’efforçaient de combiner aux conceptions traditionnelles de l’historiographie arabo-islamique les apports des historiens modernes occidentaux, en les intégrant dans leur perspective engagée de formation d’une conscience nationale et religieuse. Leurs idées maîtresses étaient, selon Jean Déjeux, « l’origine orientale et sémitique des Berbères, la permanence du nationalisme berbère à travers toutes les vicissitudes, la fusion des Berbères avec les Arabes », qui était complète « à cause de l’origine sémite, de l’esprit égalitaire, du mode de vie identique et de la religion ». Les Berbères avaient atteint leur plein épanouissement grâce à l’Islam, « religion de l’ordre, de la morale, de la vraie science » [24] . Ces historiens militants ont donc réhabilité l’histoire ancienne jusque-là négligée par les auteurs arabes, mais en dévalorisant la colonisation romaine : El Mili y voyait, selon l’historien algérien Lemnouer Merrouche, « une époque de domination coloniale qui n’a pas laissé d’influence durable sur la population parce qu’elle était fondée sur la domination et l’oppression coloniale, alors que les Carthaginois ont marqué la langue et la culture du pays parce qu’ils n’étaient pas venus en dominateurs mais en marchands » [25]. Tous les héros de l’indépendance berbère étaient donc récupérés, même la Kahina, qui aurait ordonné à ses fils de se rallier aux vainqueurs arabes après sa mort, et rejoignaient la galerie des champions arabes et berbères de l’Islam.

Le cheikh Ben Badis, qui se réclamait d’une ascendance ziride, donc berbère, déclarait en février 1936 : « Ce que la main de Dieu a réuni, la main de Satan ne peut le désunir » : « Les fils de Ya’rub (les Arabes) et les fils de Mazigh (les Berbères) sont unis par l’Islam depuis plus de dix siècles. Et tout au long de ces siècles, ils n’ont cessé d’être étroitement unis les uns aux autres, dans la mauvaise et la bonne fortune (...) ; de sorte qu’ils forment, depuis les âges les plus reculés, un élément musulman algérien, dont la mère est l’Algérie, et le père l’Islam » [26]. Mais cette fusion transformait l’identité linguistique berbère en héritage d’un passé révolu. En pratique, la propagande des Oulémas simplifiait la réalité en répétant le slogan « l’Islam est ma religion, l’Arabe est ma langue, l’Algérie est ma patrie » [27]. Et le cheikh Ben Badis proclamait dans des vers célèbres : « Le peuple algérien est musulman, sa généalogie est arabe ! » [28] Ainsi, l’arabo-berbérisme théorique des Oulémas aboutissait en pratique à un arabo-islamisme pur et simple.

Pourtant, toutes ces citations prouvent que la récupération de l’apport de l’histoire coloniale par des intellectuels musulmans algériens dans une perspective anticoloniale était un fait accompli bien avant 1945. Yassine Temlali nous fournit lui-même la preuve que ce « berbéro-nationalisme » n’était pas la création d’un seul homme : « Mohand Idir Aït Amrane s’est initié à l’histoire nord-africaine pré-islamique grâce à un ouvrage d’Ahmed Tewfik el Madani. Sa lecture de Qartajanna fi ‘arba’ati ‘uçûr (Carthage en quatre époques) lui a fait découvrir que l’histoire de l’Algérie ‘ne datait pas du VIIème siècle, mais de beaucoup plus loin‘ ». Toujours selon Yassine Temlali, ce n’est pas tant le contenu politique de son poème qui « annonçait l’irruption sur la scène algérienne du courant berbéro-nationaliste que ce vœu de voir la langue berbère croître et prospérer qui y est explicitement formulé ». Le même auteur remarque dans le texte du poème « un jeu de mot sur le nom d’Amazigh, nom donné par les auteurs arabes à l’ancêtre mythique des Berbères, mais aussi substantif et adjectif signifiant ‘homme libre’ (...) ». Pour autant, ce nom n’avait, pour Mohand Idir Aït Amrane, « aucune connotation ethnique » puisque Messali Hadj est cité dans son poème à la suite des héros berbères. Ainsi ce berbéro-nationalisme n’était pas anti-arabe, mais exprimait « une conscience nette que l’Algérie est un pays commun aux ‘Berbères’ et aux ‘Arabes’ », comme le même auteur l’a exprimé clairement dans un poème rédigé en 1950 : « Nous avons marché en compagnie des Arabes et nous nous sommes entendus, notre sang s’est mêlé. Nous avons habité la même maison. Nous avons conquis des pays avec le Livre et avec la plume. Nous sommes sortis de l’obscurantisme et sommes entrés dans la lumière de l’islam » [29]. Même si ces termes étaient vraisemblablement motivés par le désir de désamorcer la « crise berbériste » qui déchirait le parti nationaliste à cette date, nous pouvons aussi y retrouver une preuve du rôle des historiens oulémistes dans l’apparition de la tendance « berbéro-nationaliste ».

Mohand Idir Aït Amrane a lui-même confirmé dans ses Mémoires qu’il avait découvert ses idées « berbéristes » en lisant en 1944 le livre déjà cité d’Ahmed Tewfik el Madani, publié en 1926, grâce à la fréquentation d’un camarade de lycée dont l’oncle était un disciple du Cheikh Ben Badis : « Ce fut pour moi une véritable révélation. J’avais alors vingt ans. Je venais de découvrir que avec passion que l’histoire de mon pays ne datait pas du 7ème siècle, comme on me le disait, mais de beaucoup plus loin dans les profondeurs du passé. (...) Je lus et je relus cet ouvrage qui venait de réaliser la liaison entre le présent et ce passé mystérieux. C’était le maillon qui manquait » [30].

Cette information, suivant laquelle les historiens membres de l’Association des Oulémas (Ahmed Tewfik el Madani et Moubarak el Mili) ont été à l’originedelagreffeduberbérismedansl’idéologienationaliste algérienne est très paradoxale, mais d’une importance capitale. Elle n’est pourtant pas la seule explication de cette mutation idéologique. En effet, d’autres membres du groupe des premiers intellectuels berbéro-nationalistes ont trouvé au moins la confirmation de leurs idées dans le livre d’un auteur qui ne pouvait pas être qualifié a priori de nationaliste anti-colonial : Amar ou Saïd Boulifa. L’un d’eux, Mohand Sid Ali Yahia (dit Rachid Ali Yahia, l’un des principaux protagonistes du déclenchement de la crise berbériste de 1949), a rapporté un témoignage capital : « Je me souviens du jour où Ali Laïmèche [31] m’a parlé pour la première fois de l’engagement de Amar ou Saïd Boulifa pour la défense de la langue et de la culture berbères. Ma première réaction a été la suivante : c’est un traître, il se réclamait de la France, de la mission civilisatrice de la France. Je me souviens de la réponse de Laïmèche. Il m’a dit : Mais non, cela est l’aspect extérieur des choses, parce qu’il ne pouvait pas, à son époque, se permettre de tenir un langage berbériste. (...) Il ne pouvait pas le faire de manière libre. Sous cet aspect extérieur, favorable à la mission civilisatrice de la France, il y avait (...) des idées de berbérité » [32].

Yacine Temlali paraît admettre cette explication, mais je ne peux pas le suivre parce qu’elle néglige la différence des générations. Boulifa était mort, à un âge relativement avancé, quinze ans plus tôt. Dans son livre, il présentait les deux leaders de la révolte kabyle de 1871, le Cheikh el Haddad et le bachaga Mokrani, comme des « fanatiques » ayant abusé de « l’ignorance des masses », des « égarés » oubliés par la jeunesse kabyle [33]. De même le cheikh Ibnou Zakri, intellectuel kabyle proche de l’administration, professeur à la médersa d’Alger et nommé au Conseil national par le gouverneur général en 1941, avait écrit dans sa Rissala en 1903 que cette révolte de 1871 avait été « un crime horrible », un acte de « haute trahison », et une « tromperie » de Dieu [34]. On ne peut donc pas considérer ces auteurs comme des nationalistes musulmans. Ce qui n’empêchait pas des militants nationalistes appartenant à des générations postérieures de faire une lecture sélective du Djurdjura à travers les âges en sélectionnant ce qu’ils voulaient en retenir et en expliquant le reste par une louable hypocrisie. [35]

Ainsi, je crois avoir identifié les deux principales origines du berbérisme anti-colonial : la contre-histoire oulémiste (elle-même influencée par les intellectuels « jeunes algériens »), et le proto-nationalisme berbère de Boulifa, exprimant deux réinterprétations distinctes de l’apport des historiens français dans une autre perspective.

La crise berbériste du nationalisme algérien

La connaissance de la suite des événements n’a pas été renouvelée au même degré par les travaux récents, dont les principaux sont le livre de Yassine Temlali et la thèse encore inédite d’Ali Guenoun, qui datent de 2015, mais elle a néanmoins été précisée. La période allant de 1945 à 1962 se divise en trois phases. La première, de 1945 au début de 1948, fut caractérisée par un puissant essor du nationalisme et de sa forme la plus radicale, représentée par le PPA-MTLD. La deuxième période (1948-1954), qui commence avec les élections truquées de mai 1948 à l’Assemblée algérienne, fut marquée au contraire par la très grave crise du « berbérisme » qui divisa le Parti au moment où son organisation paramilitaire, l’Organisation spéciale (OS), était prête à passer à l’action puis fut démantelée par la répression. Enfin, la guerre de libération nationale (1954-1962) vit l’apogée du rôle des militants kabyles - mais non berbéristes - sous l’autorité de Belkacem Krim dans le FLN, puis la division et l’effondrement de leur organisation dans la lutte pour le pouvoir à la suite de l’indépendance.

La première période commença avec l’insurrection et la répression de mai 1945. On connaît depuis 1983, grâce aux Mémoires de Hocine Aït-Ahmed, l’existence au lycée de Ben Aknoun près d’Alger d’un groupe de jeunes militants kabyles, ardents patriotes algériens mais aussi soucieux de récupérer leur héritage culturel pour alimenter leur patriotisme. Mohand Idir Aït Amrane était l’un d’eux. Leur nationalisme algérien s’exprimait principalement en français et en kabyle, ce qui ne les empêchait pas d’admirer aussi les chants et les discours patriotiques en arabe. Après le 8 mai 1945, ces jeunes militants quittèrent le lycée pour préparer en Kabylie l’insurrection générale que le PPA clandestin avait ordonnée pour le 22 mai 1945 avant de l’annuler au dernier moment. Certains, comme Hocine Aït-Ahmed, Ali Laïmèche, Amar Ould-Hamouda et Omar Oussedik, interrompirent peu après leurs études pour se consacrer entièrement à la préparation d’un futur soulèvement ; d’autres les poursuivirent tout en continuant à militer. Ils participèrent à l’élaboration du programme du nouveau parti MTLD (créé comme façade légale du PPA en 1946) et à l’élaboration de son programme qui prévoyait le maintien du PPA clandestin et la préparation d’une insurrection par une « organisation spéciale » (OS) encore plus clandestine. Hocine Aït Ahmed devint le chef national de l’OS à la fin de 1947. Mais peu à peu, des signes de méfiance envers les militants kabyles se manifestèrent à l’intérieur du Parti.

En avril 1948, au moment où les partis nationalistes semblaient sur le point de remporter une large victoire dans l’élection des représentants du deuxième collège électoral à l’Assemblée algérienne, le gouverneur général Marcel-Edmond Naegelen déclencha une répression qui faussa les résultats en barrant la route à toute victoire légale des partisans de l’indépendance. Mais, au moment où la réunion clandestine du Comité central du Parti avait décidé d’accélérer les préparatifs de l’OS (décembre 1948), une crise interne divisa ses cadres en Kabylie et en France : la « crise berbériste ».

A la fin de 1947, Mohammed Chérif Sahli avait publié à Alger Le message de Yougourtha. On y trouvait l’affirmation de la permanence d’un caractère national berbère, défini par des traits positifs (amour farouche de la liberté, haine de l’oppression et de la tyrannie, refus de toute hiérarchie, égalité poussée jusqu’à l’anarchie) mais aussi négatifs (esprit de clan ou de famille s’opposant à l’unité nécessaire contre l’agresseur étranger, naïveté, sentimentalisme), ce qui démontrait la nécessité de l’organisation et de l’éducation politique. L’auteur mettait l’histoire au service de son engagement, sans craindre l’anachronisme : il dénonçait « Carthage, ou le cancer impérialiste au flanc du Maghreb », exaltait « la guerre sainte contre l’impérialisme romain » et le grand rêve de Massinissa : « L’Afrique aux Africains », qui, « repris par Yougourtha, fut à travers les siècles la charte éternelle du mouvement national » [36]. Au même moment, la commission de rédaction du journal El Maghreb el Arabi (édition en français), organe du MTLD, avait été chargée de rédiger un document destiné à l’ONU pour démontrer l’existence de la nation algérienne. Un groupe d’étudiants berbérophones, principalement Mabrouk Belhocine et Yahia Hénine, avait travaillé pendant des mois dans la bibliothèque de l’Université d’Alger, à rédiger « un document de plus de 400 pages, reprenant l’histoire de l’Algérie de Massinissa à nos jours ». A la fin de 1948, le MTLD diffusa un mémorandum à l’ONU de 50 pages, commençant par l’affirmation : « La Nation algérienne, arabe et musulmane, existe depuis le VIIème siècle » [37] .

En novembre 1947 à Alger, Ouali Bennaï (membre du Comité central) et Amar Ould-Hamouda (le responsable de l’OS pour la Kabylie) formèrent avec Sadek Hadjérès et Mohand Idir Aït-Amrane une cellule de réflexion sur la doctrine révolutionnaire du PPA comparée à la pratique réformiste du MTLD. En juillet 1948, ils réunirent une quinzaine de militants “berbéro-nationalistes” du PPA en un conclave clandestin dans un village proche de Fort National, pour condamner la politique réformiste du MTLD et pour “introduire la dimension berbère dans l’organisation de la future Algérie indépendante”. Un rapport fut remis à Ouali Bennaï pour être exposé au Comité central du Parti. Mohand Idir Aït-Amrane fut chargé de contacter Mouloud Mammeri pour un éventuel travail sur la langue berbère. Mais à la fin de l’année le mémorandum pour l’ONU, cité par Mabrouk Belhocine, scandalisa les militants berbéro-nationalistes. C’est alors qu’Amar Ould-Hamouda, membre du comité central du Parti et de l’état-major de l’OS (dirigé par Hocine Aït-Ahmed), Saïd Oubouzar et quelques autres chargèrent trois étudiants (Mabrouk Belhocine, Yahia Hénine et Sadek Hadjérès) de rédiger un document de réflexion sur l’idéologie du nationalisme algérien, destiné au Comité central, au moment même où celui-ci décidait d’accélérer la préparation d’une insurrection par l’OS.

Mais peu après, l’étudiant Mohand Sid Ali Yahia, dit Rachid Ali Yahia, proche de Ouali Bennaï et membre du comité fédéral de la Fédération de France du MTLD, fit voter en mars 1949 une motion dénonçant le mythe de l’Algérie arabo-islamique et prônant la thèse de l’Algérie algérienne, par la majorité écrasante de 28 voix sur 32. La direction nationale du Parti réagit en envoyant plusieurs émissaires pour chasser les “berbéristes” des locaux de la Fédération par la force, et tenta en vain de faire désavouer la motion par la majorité du Comité fédéral. Appelé à l’aide par Rachid Ali Yahia, Ouali Bennaï fut arrêté par la police à Alger, ainsi que peu après Saïd Oubouzar, Amar Ould-Hamouda et Omar Oussedik. Les militants de Grande Kabylie essayèrent en vain de s’interposer et d’obtenir un débat sur le fond de la question berbère.

C’est alors, en juillet 1949, que Mabrouk Belhocine, Yahia Hénine et Sadek Hadjérès diffusèrent leur étude à l’intérieur du PPA-MTLD sous la forme d’une brochure intitulée L’Algérie libre vivra, signée du pseudonyme arabo-berbère Idir el Watani (Idir le patriote). Ils y définissaient l’idéologie du Parti par trois concepts, le nationalisme, le "révolutionnisme" et la démocratie. Leur conception de la nation était implicitement inspirée de la théorie française du vouloir vivre ensemble, illustrée par Ernest Renan, mais elle allait plus loin, en dépassant le jacobinisme uniformisateur. D’après eux « la nation ne suppose obligatoirement ni communauté de race, ni de religion, ni de langue ». Ses quatre éléments indispensables étaient « le territoire, l’économie, le caractère national qui se traduit dans le mode de vie, la mentalité et la culture, le culte d’un même passé et le souci d’un même avenir ». Ils montraient que « l’existence en Algérie de deux langues parlées n’empêche pas du tout la compréhension mutuelle des éléments qui les parlent », et que « la diversité, loin de nuire, est complémentaire et source de richesses ». Le culte du passé englobait toutes les époques de l’histoire nationale : “Que ce soit les pages glorieuses antérieures à l’Islam, que ce soit l’époque de civilisation islamique que notre peuple a su marquer de sa personnalité, tout revient maintenant à la mémoire des Algériens qui sont fiers de savoir qu’ils ont joué leur rôle dans l’histoire. Notre jeunesse, par ses chants, en célèbre les héros : Yougourtha, Massinissa, la Kahina, Tariq, Ibn-Khaldoun, Abdelkader ». Et les Algériens n’en étaient pas moins tous unis dans la « ferme volonté d’édifier un Etat Algérien UN et INDIVISIBLE où chacun aura sa place au soleil ». Cet effort de réflexion théorique sans précédent était visiblement conçu pour apaiser la crise, mais il n’y réussit pas.

Au début de décembre 1949, la direction du Parti entendit Aït-Ahmed qui plaida pour défendre les prétendus « berbéristes » accusés de complot, mais elle préféra le remplacer par Ben Bella à la tête de l’OS [38]. Elle employa la force pour réduire la dissidence « berbériste », en Kabylie, où le maquisard Krim Belkacem blessa grièvement le vieux militant Ferhat Ali, et en France, où l’organisation fut reconquise de vive force par une délégation de trois militants kabyles : le capitaine en retraite Saïd Saïdi, Chawki Mostefaï et l’ancien militant de l’Etoile nord-africaine Belkacem Radjeff. Pourtant la crise dura en Kabylie jusqu’à la découverte de l’OS par la police française (mars 1950), et en France jusqu’à la fin de la même année. La direction du Parti resta persuadée de l’existence d’un complot berbériste séparatiste, affirmée par L’Echo d’Alger du 19 août 1949 mais démentie par une lettre publiée dans Alger républicain des 21 et 22 août. La thèse d’Ali Guenoun établit qu’un tel projet, s’il fut proposé par quelques militants berbéristes, ne fut jamais réalisé ; mais quelques uns d’entre eux - notamment Sadek Hadjérès - donnèrent corps aux soupçons en rejoignant le PCA, ce qui permit au Parti MTLD de les dénoncer comme étant des « berbéro-matérialistes ».

Durant les années suivantes, la hantise du péril « berbériste » s’exprima encore dans le parti nationaliste contre le succès obtenu en France en 1952 par le roman sentimental de Mouloud Mammeri, La colline oubliée, qui le rendait suspect ; puis en novembre 1953 contre la pièce jouée en arabe à Alger d’Abdallah Nekli intitulée La Kahina : critique excessive qui témoignait de la régression du nationalisme algérien par rapport aux années 1930, époque à laquelle le cheikh Ibrahimi, adjoint du cheikh Ben Badis, projetait de lui consacrer une pièce en arabe. En effet, la Kahina était jusque-là un personnage de prédilection des arabo-berbéristes musulmans, qui voyaient dans cette reine de l’Aurès invitant ses fils à se rallier aux vainqueurs arabes après son dernier combat l’occasion d’exalter l’union des deux peuples dans l’Islam. La régression intellectuelle du nationalisme algérien à la suite de la crise berbériste était donc flagrante.

La thèse d’Ali Guenoun apporte aussi des précisions importantes sur le fait que tous les anciens « berbéristes » ont prouvé leur patriotisme en se ralliant spontanément au FLN, même si Belkacem Krim a fait exécuter injustement leurs deux principaux leaders, Amar Ould Hamouda en 1956 et Bennaï Ouali en février 1957 [39]. Il retrace également la carrière étonnante de ce maquisard kabyle qui combattit énergiquement le « berbérisme », mais sans jamais recevoir le commandement de toute la région, tant les dirigeants du Parti pouvaient craindre les militants kabyles. C’est seulement la crise du MTLD, en 1954, qui lui permit de s’emparer du pouvoir régional, puis de le faire reconnaître par les fondateurs du FLN dans les limites de toute la région où l’on parlait kabyle (en annexant ainsi à la « grande Kabylie » algéroise la « petite Kabylie » constantinoise [40]). Mais aussi d’étendre l’influence des militants d’origine kabyle sur la plupart des régions voisines de la Kabylie (wilaya 3) : la wilaya 4 (Algérois), refondée par Amar Ouamrane en 1955-1956, la wilaya 6 (sud-algérois), créée non sans difficulté en 1956-1957, et d’intervenir pour remettre de l’ordre dans la wilaya 1 (Aurès-Némentchas) en 1956, et en Tunisie pour y préparer l’installation de la direction centrale du FLN en 1957. Krim fut le dernier des chefs du 1er novembre 1954 encore en fonction, il réussit à s’imposer comme le vice-président du GPRA (depuis le 19 septembre 1958), et signa les accords d’Evian le 18 mars 1962. Mais il avait peu à peu affaibli son pouvoir en rompant son alliance avec Abane Ramdane - autre militant kabyle à l’intelligence exceptionnelle qu’il avait installé en 1955 à la tête du FLN d’Alger - en 1957, puis en se montrant incapable d’assurer le ravitaillement par l’extérieur des troupes de l’ALN restées à l’intérieur, et d’empêcher la décimation des cadres de la wilaya 3 par le colonel Amirouche, abusé par les services secrets français. Et son hégémonie relative sur le FLN suscita de nombreux ressentiments contre l’influence excessive des Kabyles, même s’il ne fut jamais berbériste. Ainsi le pouvoir de Krim sur la Kabylie s’effondra durant l’été 1962 par le ralliement d’une partie de ses subordonnées au camp de Ben Bella et Boumedienne, qui une fois installés au pouvoir marginalisèrent la langue kabyle par leur option arabo-islamiste.

De même, Yassine Temlali souligne la grande diversité des positions des militants « berbéristes » [41] ; il crique fermement dans les derniers chapitres de son livre les « présumés clivages arabo-kabyles » au sein du FLN, et démontre en détail que l’histoire de la wilaya 1 (Aurès-Némentchas) n’a rien de commun avec celle de la Kabylie, dont la tutelle ne fut jamais acceptée.

La révision de notre étude sur le « berbérisme » algérien ne conduit donc pas à remettre en question nos conclusions de 2004. Il nous apparaît encore plus clairement que la crise berbériste a été un facteur de régression de la conscience nationale algérienne, en imposant l’idée d’un choix nécessaire entre deux conceptions désormais considérées comme incompatibles du nationalisme algérien : la conception arabo-islamique, et la conception dite berbériste, jugée condamnable sans être comprise, alors que ses premiers adeptes refusaient justement cette incompatibilité. Et pourtant, nous pouvons nous demander si l’idée d’une nation arabo-berbère fondée sur l’union fraternelle des deux peuples était historiquement fondée. C’était en tout cas ce que niait le grand historien de l’Afrique du Nord Charles-André Julien, qui écrivait en 1952 dans son Afrique du Nord en marche : « Les nationalistes ne sont pas majeurs. Ils n’ont pas encore compris que leurs aspirations à l’indépendance seraient beaucoup plus convaincantes si elles se justifiaient par l’attitude constante des Berbères vis-à-vis des étrangers quels qu’ils soient, et si elles faisaient de la résistance du Maghreb aux Arabes une place équivalente à celle des tribus aux Romains et aux Français. Mais le tabou de l’Islam leur interdit d’examiner avec objectivité le passé, aussi les exposés de l’UDMA sont-ils de ce fait non seulement partiaux mais médiocres, et ceux du MTLD frisent-ils l’aberration » [42].

Mais les Kabyles auraient-ils pu adopter cette idée sans remettre en question leur inévitable coexistence avec les autres Algériens, dont la plupart des ancêtres étaient des Berbères arabisés partiellement ou totalement ? C’était sans doute la crainte qui avait motivé la réaction tout-à-fait démesurée de la majorité arabo-islamique, mais aucun des militants « berbéristes » n’avait pris une telle position extrême, et aujourd’hui les berbéristes les plus avancés ne peuvent pas raisonnablement aller au delà d’une revendication autonomiste dans le cadre d’une Algérie fédérale [43].

Guy Pervillé

[1] Texte publié dans les Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, n° 3’, automne 2008, pp. 285-304, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=168 .

[2] Amar Ouerdane, Les Berbères et l’arabo-islamisme en Algérie, Québec, éditions KMSA, 2003, 259 p.

[3] Yassine Temlali, La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962) , Alger, Barzakh, 2015, 307 p, préface de Gilbert Meynier et postface de Malika Rahal.

[4] Préface à Temlali, op. cit., p. 35.

[5] Ali Guenoun, Chronologie du mouvement berbère. Un combat et des hommes. Alger, Casbah Editions, 1999, p. 223 p. Présentation de Daho Djerbal.

[6] Exemplaire original aimablement communiqué par mon collègue Pierre Vermeren.

[7] Cités par Yassine Temlali, op. cit., p. 107.

[8] Voir Karima Dirèche Slimani, Chrétiens de Kabylie, 1873-1954. Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale, Paris, Bouchène, 2004, 153 p.

[9] Voir le tableau, p. 54 de la thèse citée d’Ali Guenoun.

[10] Voir les publications de Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1968, t. 1, chapitre X ("Le mythe kabyle et la politique kabyle (1871-1891)”, et son article “La politique berbère sous le Second Empire”, in L’Algérie algérienne de Napoléon III à de Gaulle, Paris, Sindbad, 1980, pp. 37-71.

[11] Boulifa, op. cit., p. 268.

[12] Cité par Yassine Temlali, op. cit., p. 152 et note 2 p. 174.

[13] Cité par Amar Ouerdane, op. cit., p. 59.

[14] Ibid., pp. 60-62.

[15] Cité par Yassine Temlali, op. cit., pp. 152-153.

[16] Temlali, op. cit., pp. 152-156.

[17] Benjamin Stora, Messali Hadj, 1898-1974, Paris, Le Sycomore, 1982, pp. 153-154. Cf. Ali Guenoun, Chronologie du mouvement berbère, Alger, Casbah Editions, 1999, p. 10 et 18, Hocine Aït-Ahmed, Mémoires d’un combattant, L’esprit d’indépendance, 1942-1962, Paris, Sylvie Messinger, 1983, p. 88

[18] Ouerdane, op. cit. , p. 18. Confirmé par Hocine Aït-Ahmed, Mémoires d’un combattant, L’esprit d’indépendance, 1942-1952, pp. 77, 180-181. D’autre part, la découverte de l’alphabet Tifinagh auprès d’un paysan d’Ouargla a fortement impressionné Mabrouk Belhocine durant son service militaire en 1943-1944 (cité par Ali Guenoun dans sa thèse, pp. 73-74).

[19] Temlali, op. cit., p. 157.

[20] Recueil publié à Paris en 1931, aux Editions de la Jeune Parque, par les soins d’Amar Naroun, rééédité en 1981 par les Editions Garnier.

[21] Le jeune Algérien, réédition, pp. 82-88. Cette conclusion fut sévèrement critiquée par Charles-André Julien, qui souligna que les Berbères avaient résisté à tous les conquérants étrangers, y compris les Arabes, dans son Afrique du Nord en marche, Paris, Julliard, 1952, pp. 251-253.

[22] Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre, Paris, Garnier, 1980, pp. 30-33.

[23] Soit dans L’Entente franco-musulmane (1935-1939), soit dans Egalité (1944-1948). Cité de mémoire, malheureusement sans avoir noté la référence précise.

[24] Jean Déjeux, La poésie algérienne de 1830 à nos jours, ouvrage publié sous la direction d’Albert Memmi, Paris, Mouton, 1963, pp. 42-43. Cf. Saadeddine Bencheneb, “Quelques historiens algériens modernes de l’Algérie”, Revue africaine, Alger, 1956, pp. 475-499, Mahieddine Djender, Introduction à l’histoire de l’Algérie, Alger, SNED, 1968, pp. 119-130, et Lemnouer Merrouche, “L’ancien et le nouveau dans l’ouvrage de M’barek al Mili, Histoire de l’Algérie dans les temps anciens et nouveaux”, Alger, Naqd, n° 11, printemps 1998, pp. 91-100, et Parcours d’intellectuels maghrébins, s.dir. Aïssa Kadri, Paris, Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1999, pp. 193-201.

[25] Merrouche, op. cit., p. 198. On remarque la divergence avec Ferhat Abbas à propos de Carthage, dont la réhabilitation se trouvait chez Gautier (cité sur ce point par Fernand Braudel, Mémoires de la Méditerranée, Paris, éditions de Fallois, 2001.).

[26] Ech Chiheb, février 1936, p. 603. Cité par Ali Merad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris, Mouton, 1967, p. 360.

[27] Texfik el Madani, Le livre de l’Algérie, op. cit., p. 4.

[28] Ech Chiheb, juin 1937, pp. 201-202. Cité par Déjeux, op. cit., p. 49, et Merad, op. cit., p. 365.

[29] Temlali, op. cit., pp.157-158.

[30] Aït Amrane, Mémoires, p. 26. Cité par A li Guenoun dans sa thèse, p. 72.

[31] L’un des membres du groupe de Ben Aknoun, monté au maquis en mai 1945 et mort de maladie en 1946.

[32] Temlali, op. cit., p. 129. Référence en page 136 note 21.

[33] Cité par Ali Guenoun dans sa thèse, p. 90.

[34] Cheikh Ibnou Zekri, Rissala, Alger, 1903, traduit et publié par Kamel Chachoua, L’islam kabyle, religion , Etat et société en Algérie, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, p. 322. Cité par Ali Guenoun dans sa thèse, p. 91.

[35] Cela me rappelle l’attitude du jeune frère d’un des lieutenants de Ferhat Abbas, qui expliquait par la dissimulation la célèbre phrase de celui-ci niant l’existence de la nation algérienne en 1936 : Ferhat Abbas, à qui j’ai posé la question, m’a répondu qu’il disait toujours ce qu’il pensait et qu’il pensait ce qu’il disait.

[36] Alger, Editions En Nahdha, 1947, 127 p. Selon Mabrouk Belhocine, ce livre aurait été “largement diffusé par l’UDMA”, mais “insidieusement saboté par le MTLD”

[37] L’Algérie libre vivra, présenté par Mabrouk Belhocine, in Sou’al, Paris, n° 6, avril 1987, p. 132. Selon la thèse de Ali Guenoun (p. 112 note 419), cette version est un peu simplifiée. En fait, le texte résumait le passé pré-islamique du Maghreb en quelques lignes.

[38] Voir Aït-Ahmed, Mémoires d’un combattant, op. cit. pp. 177-201.

[39] Guenoun, op. cit., pp. 352-356. Bennaï avait été sollicité en 1955 par Mohammed Bellounis de la part de Messali, mais il en avait informé les subordonnés de Krim.

[40] Voir la carte de la zone 3 au 1er novembre 1954 et du territoire gagné et entériné au Congrès de la Soummam, hors texte suivant la page 277 de la thèse d’Ali Guenoun.

[41] Temlali, op. cit., p. 181.

[42] Julien, op. cit., p. 253.

[43] Voir par exemple Amar Ouerdane, op. cit., p. 225. Mais le Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie, présidé par Ferhat Mehenni, a proclamé à Paris, le 1er juin 2010, son indépendance sous l’autorité théorique d’un gouvernement provisoire kabyle.



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