Réponse à deux jeunes juristes, à propos de la déclaration d’Emmanuel Macron (2017)

mardi 7 mars 2017.
 

J’ai récemment répondu sur mon site à la déclaration d’Emmanuel Macron favorable à la reconnaissance d’un « crime contre l’humanité » commis par la France en Algérie [1]. Dans l’avant-dernière note, j’ai renvoyé à un entretien de David Stoleru, journaliste au Monde, avec le professeur de droit Bertrand Mathieu, dont j’approuve entièrement les réponses : « Il faut bien comprendre que, lorsqu’on a créé la Cour pénale internationale, en 1998, l’objectif n’était pas de punir des actes ayant été accomplis par le passé, comme ceux commis au cours de la période coloniale, car il existe un principe de non-rétroactivité des lois pénales. L’idée était d’établir un système de prévention et de condamnation contre des crimes futurs ». Et il continue ainsi : « Qualifier de crime contre l’humanité l’ensemble des dominations subies par un peuple aboutirait à un élargissement excessif du concept et poserait un problème situé à l’intersection du droit et de l’histoire. Cela affaiblirait, d’une part, la notion de crime contre l’humanité, et conduirait, d’autre part, à réécrire l’histoire pour n’y voir plus qu’un long fleuve de crimes contre l’humanité » [2]. J’aurais pu m’en tenir là, mais j’ai eu la surprise de découvrir sur Internet les argumentations de deux jeunes juristes qui soutiennent le bien fondé de la déclaration d’Emmanuel Macron, et il m’a donc paru nécessaire de ne pas les laisser sans réponse.

D’une part, sur son blog du site Mediapart, Alexandra Basset soutient que « deux résolutions majeures des Nations Unies posent clairement le principe de la colonisation comme constitutive de violations de normes impératives du droit international (Charte des Nations Unies, Déclaration universelle des droits de l’Homme, principes du droit international, etc.). La Résolution 1514 (XV) de l’Assemblée générale en date du 14 décembre 1960 indique, en effet, que ‘la sujétion des peuples à une subjugation, à une domination et à une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’homme’, ajoutant qu’elle est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération mondiale ». Et elle ajoute : « Par ailleurs, dans la Résolution 2621 (XXV) de l’Assemblée générale en date du 13 octobre 1970 adoptée à une très large majorité d’Etats membres de l’ONU, ceux-ci ont déclaré que ‘la persistance du colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations représente un crime qui constitue une violation de la Charte des Nations Unies, de la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux et des principes du droit international‘. Elle en déduit logiquement que ces résolutions ont créé un cadre juridique contraignant qui s’impose à tous les Etats membres de l’ONU, y compris la France, où « les hautes juridictions et la doctrine considèrent que le droit international coutumier, comme les traités, a une valeur infra-constitutionnelle mais supérieure aux lois ». Elle cite donc l’article 212-1 du Code pénal français qui prévoit :

« Constitue également un crime contre l’humanité et est puni de la réclusion criminelle à perpétuité l’un des actes ci-après commis en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’un groupe de population civile dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique :
1° L’atteinte volontaire à la vie ;
2° L’extermination ;
3° La réduction en esclavage ;
4° La déportation ou le transfert forcé de population ;
5° L’emprisonnement ou toute autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
6° La torture ;
7° Le viol, la prostitution forcée, la grossesse forcée, la stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
8° La persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international ;
9° L’arrestation, la détention ou l’enlèvement de personnes, suivis de leur disparition et accompagnés du déni de la reconnaissance de la privation de liberté ou de la dissimulation du sort qui leur est réservé ou de l’endroit où elles se trouvent dans l’intention de les soustraire à la protection de la loi pendant une période prolongée ;
10° Les actes de ségrégation commis dans le cadre d’un régime institutionnalisé d’oppression systématique et de domination d’un groupe racial sur tout autre groupe racial ou tous autres groupes raciaux et dans l’intention de maintenir ce régime ;
11° Les autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique."

Que de tels actes criminels aient pu être commis durant ce qu’on appelle couramment « la colonisation », c’est une possibilité indéniable, mais Alexandra Basset commet une grave erreur de raisonnement en en déduisant : « La définition est donc suffisamment large pour y inclure la colonisation » [3], sans penser à définir ce dernier terme...

Un autre jeune juriste, Guillaume Bagard, doctorant en histoire du droit, soutient une thèse analogue : « ll serait profitable pour notre pays de regarder son passé en face et de reconnaître le caractère tout aussi illégitime qu’illégal de la colonisation ». Mais il le fait en se réclamant de l’histoire du droit, conscient de la spécificité de chaque discipline : « Cette polémique est d’autant plus complexe que les universitaires chargés d’étudier ce sujet n’ont pas la même approche scientifique selon leur discipline. Emmanuel Macron a une formation de philosophe, quand il parle de « crimes contre l’humain », il développe des concepts qui dépassent la qualification pénale. Pour l’historien, il convient de replacer l’étude de la colonisation dans un contexte historique, alors qu’un juriste en droit pénal international envisage le concept de crime contre l’humanité de manière jusnaturaliste, c’est-à-dire intemporelle (sic). L’historien du droit, quant à lui, se trouve à la frontière entre ces deux disciplines et s’efforce d’analyser à la fois l’évolution du droit et celle de la pensée juridique ».

Cet auteur a le grand mérite de reconnaître que l’état actuel du droit international n’a pas toujours existé, et de retracer à grands traits son évolution : « Au XIXe siècle, l’ancien droit public international (ius publicum europeum) présumait l’inégalité des nations. L’universalisation de ce droit aux nations extra-européennes constitue un lent processus » (...). « Au début du XXe siècle, la Société des Nations consacrait dans l’article 22 du Pacte de la SDN la ‘mission sacrée de colonisation’, elle postulait même que certains peuples se trouvaient ‘non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne’. En 1945, la Charte des Nations unies vient affirmer le droit des peuples à disposer d’eux- mêmes. Cette déclaration constitue en soi une révolution. L’émergence d’un nouveau droit international, après la Seconde Guerre mondiale, s’accompagne d’une fondamentalisation des droits de l’Homme ». Citant lui aussi la résolution du 14 décembre 1960 de l’Assemblée générale de l’ONU, il en conclut que « la colonisation est donc en soi illégale au regard du droit international contemporain. C’est aussi une période historique controversée marquée par une phase de conquêtes souvent violentes, un régime de l’indigénat profondément discriminant et de nombreuses répressions des mouvements d’indépendance qui connurent leur paroxysme avec la guerre d’Algérie ». Mais il ajoute que « ce passé douloureux appartient à l’Histoire et ne peut faire l’objet de poursuites ordinaires car, après la guerre d’Algérie, furent votées plusieurs lois d’amnistie pour les actes commis en relation avec ce conflit, comprenant aussi bien l’armée française, que le FLN et l’OAS. Ainsi seule la qualification de crime contre l’humanité serait en mesure de réveiller des poursuites éteintes par l’amnistie et la prescription ».

Rappelant que l’expression « crime contre l’humanité » fut employée pour la première fois par Robespierre au procès de Louis XVI, puis théorisée en 1943 par le juriste Raphaël Lemkin, et enfin consacrée par le procès de Nuremberg pour désigner surtout le génocide, il observe qu’il fallut attendre la fin de la guerre d’Algérie pour que cette notion fût intégrée au droit français par la loi du 26 décembre 1964, en ciblant seulement la période de la Deuxième guerre mondiale. Puis il constate que « depuis, le concept de crime contre l’humanité a connu une forte évolution doctrinale et, aujourd’hui, s’envisage de manière bien plus large. À la représentation initiale du génocide se sont ajoutés d’autres actes parmi lesquelles le meurtre, la mise en esclavage, la torture ou encore l’apartheid et la qualification reste ouverte à ‘tout acte inhumain de caractère analogue‘. Ces actes doivent être ‘commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque’. Cette définition figure dans le nouveau Code pénal de 1994 et dans les statuts de la Cour pénale internationale (CPI) et laisse à la jurisprudence le soin de préciser la notion ».

Mais le même auteur constate de fortes variations dans l’interprétation judiciaire de ces concepts. Par exemple, en 2003, la Cour de cassation rejette la plainte demandant à faire qualifier de crime contre l’humanité les actes de torture en Algérie reconnus par le général Aussaresses : « L’argumentation de la Cour tranche alors par sa vision très restrictive du crime contre l’humanité en décalage avec l’évolution de la jurisprudence internationale ». Depuis, ajoute-t-il, « les reconnaissances du génocide arménien (1915-16) et des traites négrières par le législateur sont venues étendre en droit français la notion à des périodes antérieures à l’inscription de la définition dans la charte de Nuremberg, preuve de la vitalité et de l’intemporalité (sic) du crime contre l’humanité. Seuls de futurs contentieux concernant la période coloniale détermineront si ces modifications législatives justifient un revirement de jurisprudence. L’influence du droit international peut inciter les juges français à redéfinir les limites du crime contre l’humanité ». Enfin, il voit dans les recherches historiques un moyen de renforcer la base légale de futurs procès, tout en reconnaissant que « si le temps peut aider à la manifestation de la vérité, la disparition des principaux acteurs du conflit peut aussi être un obstacle à de nouvelles actions en justice dans l’avenir » [4].

Ces analyses sont dignes d’intérêt, mais elles ne me convainquent pas, car si le droit peut être « intemporel » - je ne suis pas qualifié pour en juger - l’histoire du droit ne saurait l’être. L’auteur a sans doute le grand mérite de reconnaître le caractère évolutif du droit international, mais il n’en tire pas des conclusions aussi claires que celles de Bertrand Mathieu sur la distinction nécessaire entre le droit et l’histoire. Il semble sous-estimer, par exemple, la différence capitale entre l’imprescriptiblité des crimes contre l’humanité et le principe juridique fondamental de la non-rétroactivité des lois. Mais aussi ignorer la très sensible modification de la définition du « crime contre l’humanité » par un arrêt de la Cour de cassation pris le 20 décembre 1985, qui résulta du procès Barbie, et qui fut confirmée par le nouveau code pénal de 1994 ; il en résulta la fin de la distinction nette entre « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité », qui entraîna en pratique la dévaluation du concept de « crime contre l’humanité » par son application abusive à de simples crimes de guerre [5]. De même, il semble ignorer que les lois pénales françaises reconnaissant la qualité de « crimes contre l’humanité » à la déportation des Africains noirs par les esclavagistes européens du XVème au XIXème siècle, puis à l’extermination des Arméniens par les Turcs, n’auraient pas pu être ratifiées par le Conseil constitutionnel parce qu’elles sont contraires aux articles 34 et 37 de la Constitution [6]. Et il ne tient pas compte de l’existence de lois mémorielles non pénales, dont le plus remarquable exemple est la loi sud-africaine Vérité et réconciliation [7].

Je ne prétends pas être juriste, ni historien du droit, mais je crois que les historiens ne peuvent pas éviter de prendre position sur des problèmes d’histoire du droit international. Au lieu de sacraliser son état actuel comme « intemporel », il leur revient de tenir compte de son évolution. Comme je l’ai déjà écrit dans mon texte précédent, le droit international est un fait très récent, qui n’existait pas durant la plus grande partie des siècles et des millénaires de l’histoire. Jusqu’au début du XIXème siècle, l’état de guerre était chronique parmi les puissances européennes, et la paix n’était qu’un état de trêve provisoire. Les « Etats civilisés », c’est-à-dire de civilisation européenne, commençaient tout juste à ressentir le besoin de mettre un peu d’ordre pacifique dans leurs relations après la fin des guerres napoléoniennes. En 1815, le Congrès de Vienne ne s’était guère occupé du reste du monde, mais il avait pris néanmoins deux décisions importantes pour l’avenir du continent africain : l’interdiction de la mise en esclavage des Européens par les Etats « barbaresques » d’Afrique du Nord, et celle de la traite des esclaves noirs par des marchands européens vers les colonies d’Amérique. Deux décisions qui aboutirent plus ou moins directement à la conquête du continent africain presque entier par les puissances coloniales européennes durant le siècle suivant.

L’abolition de l’esclavage dans les « vieilles colonies » de plantations tropicales fut aussi une grande nouveauté, décidée par le gouvernement britannique en 1833, et par le gouvernement provisoire de la Deuxième République française en 1848. L’historien Patrick Weil a rappelé que la définition de l’esclavage comme « crime contre l’humanité » venait des abolitionnistes : « Le concept de crime contre l’Humanité a, en réalité, été créé en droit français et puni en tant que tel par la Convention au moment de la première abolition de l’esclavage en 1794. Il réapparaît dans le décret d’abolition de 1848 qui abolit définitivement l’esclavage, après que Napoléon l’eut rétabli en 1803, et le déclare « crime de lèse-humanité ». La pratique de la traite ou l’achat de nouveaux esclaves est puni de la déchéance de la nationalité. S’exprimant au nom du gouvernement, Victor Schœlcher déclare alors : ‘ La qualité de maître devient incompatible avec le titre de citoyen français : c’est renier son pays que d’en renier le dogme fondamental‘  [8] » . Pourtant, il faut bien constater qu’aucun procès pour « crime contre l’humanité » n’a eu lieu à cette époque : cette notion est donc restée purement théorique. L’esclavage ne fut aboli par les Etats-Unis qu’à la fin de la guerre de Sécession (1865), et plus tard encore dans la colonie espagnole de Cuba (1886) et au Brésil (1889).

C’est en 1884-1885 que le congrès des puissances européennes réuni à Berlin décida pour la première fois de fixer les règles du partage de l’Afrique, à la suite de la rivalité entre le Portugal, soutenu par la France, et l’Association internationale du Congo fondée par le roi des Belges Léopold II en 1878. Le Congrès fixa les règles d’un partage territorial du continent entre les puissances colonisatrices, en réservant une grande partie du bassin du fleuve Congo à l’Association internationale qui prit alors le nom trompeur d’ « Etat indépendant du Congo », propriété personnelle du roi des Belges ; mais il créa aussi une vaste zone de libre échange recouvrant tout le bassin de ce fleuve. Enfin, « on affirme le principe d’un effort conjoint des Etats colonisateurs pour réduire l’esclavage, la traite, et pour respecter les coutumes et les croyances locales ; la morale semble devoir se mêler à la colonisation », comme le remarqua l’historien René Girault [9]. On sait qu’en réalité la recherche du profit immédiat par tous les moyens a gravement entaché la réputation du roi Léopold II, de même que celle des compagnies concessionnaires au Congo français (contre la volonté de l’explorateur pacifique Savorgnan de Brazza) qui rétablirent une sorte de servage à leur profit ; et aussi que les Allemands se rendirent coupables de répressions meurtrières au Sud-ouest africain contre les Herreros (1904) et les Namas, victimes de massacres et d’internements dans des camps de concentration, qui sont aujourd’hui qualifiées de génocides. Durant la Première Guerre Mondiale, des troupes africaines furent mobilisés par tous les belligérants en Afrique pour venir à bout des Allemands - qui réussirent pourtant à résister au Tanganyika jusqu’en 1918 grâce à leurs troupes indigènes - et par les Français pour les aider à défendre la métropole contre les envahisseurs.

Il y eut dès la deuxième moitié du XIXème siècle des conventions et institutions à caractère international, comme la Cour internationale de justice de La Haye, créée en 1899 sur l’initiative du tsar Nicolas II, mais aucune ne disposait d’une part de souveraineté s’imposant aux Etats. C’est seulement à la fin de la Première Guerre mondiale que les vainqueurs tentèrent pour la première fois d’imposer le jugement de crimes commis par des Etats vaincus, mais en confiant ces jugements à des tribunaux locaux. La Cour de Leipzig, créée en vertu du traité de Versailles (1919) pour juger 901 criminels de guerre allemands, en avait acquitté 888 entre mai 1921 et décembre 1922. Le traité de Sèvres (1920) avait de même imposé à l’Empire ottoman la mise en jugement à Istanbul des accusés de « crimes contre l’humanité », à savoir les responsables de la déportation meurtrière des Arméniens en 1915 [10], mais cette clause, d’abord appliquée par le gouvernement impérial, fut effacée par le traité de Lausanne en 1923. C’est seulement à la fin de la Deuxième Guerre mondiale que les vainqueurs imposèrent la création du tribunal international de Nuremberg pour juger les principaux responsables des crimes nazis en 1946 [11].

Mais c’est aussi à la fin de la Grande Guerre que les vainqueurs entreprirent pour la première fois de créer une institution internationale associant les Etats pour garantir la paix, suivant le projet formulé le 8 janvier 1918 dans les Quatorze points du président Wilson, notamment le point 5 : « Un ajustement libre, ouvert, absolument impartial de tous les territoires coloniaux, se basant sur le principe qu’en déterminant toutes les questions au sujet de la souveraineté, les intérêts des populations concernées soient autant pris en compte que les revendications équitables du gouvernement dont le titre est à déterminer ». Ainsi pour la première fois, un programme de politique internationale reconnaissait des droits aux populations des territoires non européens. En conséquence, le traité de Versailles du 26 juin 1919 et tous les autres traités de paix imposés aux alliés de l’Allemagne par les vainqueurs comportèrent le pacte de la Société des nations, dont l’article 22 définissait pour la première fois un statut de droit international applicable aux territoires enlevés à l’Allemagne et à l’empire ottoman, qui n’étaient pas donnés en toute propriété à tel ou tel des vainqueurs, mais bénéficiaient du statut de « mandats » confiés par la SDN à tel ou tel Etat sous des conditions précises :

« Article 22.
1 -Les principes suivants s’appliquent aux colonies et territoires qui, à la suite de la guerre, ont cessé d’être sous la souveraineté des États qui les gouvernaient précédemment et qui sont habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation, et il convient d’incorporer dans le présent pacte des garanties pour l’accomplissement de cette mission. »

Ainsi, les mandats étaient définis non pas comme des propriétés privées de tel ou tel Etat, mais par une « mission sacrée de civilisation » confiée par la SDN à un Etat civilisé qui devait l’exercer dans l’intérêt des « peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne ». C’était un changement de perspective fondamental .

Pourtant, la SDN n’exercerait pas directement cette mission, mais en confierait la responsabilité à des Etats mandataires, choisis sans que cela fût dit parmi les Etats vainqueurs qui occupaient déjà ces territoires depuis la fin de la guerre :

« 2. La meilleure méthode de réaliser pratiquement ce principe est de confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité et qui consentent à l’accepter : elles exerceraient cette tutelle en qualité de mandataires et au nom de la Société.  »

Venait ensuite la répartition des mandats en trois catégories (types A, B et C) suivant le degré de maturité de leurs populations : « 3. Le caractère du mandat doit différer suivant le degré de développement du peuple, la situation géographique du territoire, ses conditions économiques et toutes autres circonstances analogues. » La première, qui correspondait aux anciennes provinces arabes de l’empire ottoman, était la seule à se voir reconnaître un droit à l’indépendance, bien qu’en termes très vagues :

« 4. Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman, ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. Les voeux de ces communautés doivent être pris d’abord en considération pour le choix du mandataire. » Ce furent en fait la Grande Bretagne et la France, qui s’étaient déjà partagé la région depuis l’accord Sykes-Picot de 1916.

Les deux suivantes correspondaient aux colonies enlevées à l’Allemagne (sans que cela soit précisé). La deuxième, correspondant à ses anciennes possessions en Afrique centrale (Togo, Cameroun, Sud-Ouest africain, Ruanda et Urundi, Tanganyika), reçut un statut inspiré des clauses de l’acte de Berlin (1885), qui précisait les devoirs des Etats mandataires sans leur accorder des droits souverains, mais qui ne prévoyait aucune préparation à l’indépendance :

« 5. Le degré de développement où se trouvent d’autres peuples, spécialement ceux de l’Afrique centrale, exige que le mandataire y assume l’administration du territoire à des conditions qui, avec la prohibition d’abus, tels que la traite des esclaves, le trafic des armes et celui de l’alcool garantiront la liberté de conscience et de religion, sans autres limitations que celles que peut imposer le maintien de l’ordre public et des bonnes moeurs, et l’interdiction d’établir des fortifications ou des bases militaires ou navales et de donner aux indigènes une instruction militaire, si ce n’est pour la police ou la défense du territoire et qui assureront également aux autres membres de la Société des conditions d’égalité pour les échanges et le commerce.  »

La troisième, au contraire, devait bénéficier d’une véritable politique d’assimilation, mais dans l’intérêt de la population indigène :

« 6. Enfin il y a des territoires, tels que le Sud-Ouest africain et certaines îles du Pacifique austral, qui, par suite de la faible densité de leur population, de leur superficie restreinte, de leur éloignement des centres de civilisation, de leur contiguïté géographique au territoire du mandataire, ou d’autres circonstances, ne sauraient être mieux administrés que sous les lois du mandataire comme une partie intégrante de son territoire, sous réserve des garanties prévues plus haut dans l’intérêt de la population indigène. »

Mais partout l’exercice du mandat devait être soumis à un contrôle permanent de la SDN :

« 7. Dans tous les cas le mandataire doit envoyer au Conseil un rapport annuel concernant les territoires dont il a la charge. 8. Si le degré d’autorité, de contrôle ou d’administration à exercer par le mandataire n’a pas fait l’objet d’une convention antérieure entre les membres de la Société, il sera expressément statué sur ces points par le Conseil. 9. Une commission permanente sera chargée de recevoir et d’examiner les rapports annuels des mandataires et de donner au Conseil son avis sur toutes questions relatives à l’exécution des mandats. » [12]

Ainsi, ce statut de mandat était relativement novateur, même s’il ne remettait pas en question la notion de « mission civilisatrice ». Pour la première fois, il posait des limites à l’autorité souveraine des Etats vainqueurs. On peut même supposer que ses auteurs espéraient pouvoir influencer indirectement le comportement des puissances coloniales dans leurs possessions antérieures à la Grande Guerre. Mais il eut comme la SDN une efficacité très limitée, notamment quand l’Italie fasciste, après avoir soumis la Libye par des méthodes impitoyables de 1921 à 1932, conquit aussi férocement l’Ethiopie, dernier Etat indépendant d’Afrique et membre de la SDN depuis 1923, en 1935-1936.

Pourtant, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’ONU reprit le principe du mandat international dans l’article 77 de sa charte, qui confirmait les mandats hérités de la SDN, et l’appliqua ensuite aux colonies italiennes, la Libye qui fut conduite rapidement à l’indépendance (1952), et la Somalie italienne qui y accéda en fusionnant avec la Somalie britannique en 1960. C’est seulement à la fin de 1960 que l’acheminement rapide à l’indépendance (ou tout au moins à l’autodétermination) devint une règle universelle.

Ainsi, le statut international des « colonies » ou « territoires dépendants a connu deux phases contradictoires. D’abord une phase de reconnaissance d’une « bonne colonisation » conçue comme une mission des Etats développés au bénéfice des peuples sous-développés, et susceptible de contribuer par son exemple à mettre fin à la « mauvaise colonisation ». Puis dans un deuxième temps, à partir de la fin 1960, une condamnation absolue de la colonisationen tant que telle, définie comme une violation permanente des droits de l’homme et des peuples. Ce changement radical s’expliquant évidemment par le changement de majorité de l’Assemblée générale de l’ONU, accéléré par les nombreuses accessions à l’indépendance de nouveaux Etats africains en 1960, et par l’action internationale très active du FLN algérien en guerre contre la France. On peut néanmoins remarquer que l’accession chaotique à l’indépendance du Congo belge, à partir du 30 juin 1960, avait de quoi faire regretter le régime paternaliste que l’Etat belge avait instauré depuis 1908 pour faire oublier les crimes du roi Léopold II, et qu’il augurait mal de l’avenir de l’Afrique décolonisée.

Dans ces conditions, les juristes peuvent-ils vraiment considérer le « droit naturel » comme « intemporel », alors que le droit a une histoire comme toutes les autres activités humaines ? Peuvent-ils donc raisonner juridiquement sans tenir compte de l’histoire du droit, qui n’est pas une entité éternelle ? S’il a connu une telle mutation à partir de 1960, c’est bien à la suite de changements politiques : la politique prime donc le droit, et il faut en rester conscient.

Ces considérations nous conduisent à nous demander pourquoi la guerre d’Algérie devrait donner lieu à des procès plus d’un demi-siècle après sa fin, comme semble l’admettre Guillaume Bagard. Plusieurs arguments s’y opposent pourtant. D’abord, l’impossibilité de juger les morts, qui est une règle de simple bon sens, interdit en pratique de juger les acteurs de la conquête et de la colonisation. Le premier événement qui pourrait encore donner lieu à un procès serait la répression de mai 1945, mais les derniers acteurs survivants sont déjà très âgés, et les vrais responsables sont déjà tous morts. Quant à la guerre d’Algérie proprement dite (1954-1962), elle est dans sa grande majorité couverte par la non-rétroactivité des lois, puisque la condamnation de la colonisation comme incompatible avec les principes fondamentaux du droit international n’est pas antérieure à la résolution du 14 décembre 1960 déjà citée.

Ajoutons que cette résolution - suivant de très peu les manifestations nationalistes algériennes du 11 décembre 1960 - a été presque immédiatement suivie par l’ouverture des négociations entre le GPRA et le gouvernement français qui ont abouti aux accords d’Evian du 18 mars et au cessez-le-feu du 19 mars 1962, puis à la proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 3 juillet 1962. Or l’aboutissement de cette négociation exigeait nécessairement l’amnistie réciproque des crimes commis par les deux camps l’un contre l’autre, puisque l’un et l’autre prétendaient auparavant se défendre par tous les moyens contre une agression criminelle. Il est pourtant vrai, comme l’a fait remarquer Maître Robert Badinter, que l’amnistie des crimes commis par l’autre partie n’impliquait nullement celle des crimes commis dans notre camp : mais leur jugement en France n’était pas acceptable alors que les dirigeants algériens refusaient, par principe, de juger des crimes commis par leurs combattants, qui, selon eux, pouvaient avoir commis des erreurs, mais pas des crimes... L’amnistie générale était donc la condition nécessaire au rétablissement de la paix.

On peut donc s’étonner de voir Guillaume Bagard évoquer favorablement la perspective de poursuites fondées sur l’élargissement des limites de la notion de « crime contre l’humanité », en oubliant deux faits essentiels. D’abord, le fait que cet élargissement a déjà été fait par l’arrêt du Conseil d’Etat rendu en décembre 1985 à l’occasion du procès Barbie, et qui a effacé la distinction nette entre « crime de guerre » et « crimes contre l’humanité » contenue dans les textes fondamentaux du procès de Nuremberg ; ainsi, la notion de « crime contre l’humanité » a été banalisée en devenant synonyme de « crime de guerre », ce qui n’est pas une conséquence désirable. D’autre part, le fait que l’abolition des clauses d’amnistie qui ont rendu possible la signature des accords d’Evian aboutirait à reprendre la guerre - tout-au-moins une guerre juridique - entre l’Algérie et la France. Est-ce vraiment souhaitable ? L’amnistie est certes critiquable en ce qu’elle exige l’oubli du passé, mais pour échapper à cet inconvénient il vaudrait mieux la compléter par une procédure pacifique de réconciliation des mémoires, dont l’exemple a été donné depuis 1993 par la loi sud-africaine Vérité et réconciliation [13].

L’analyse de Guillaume Bagard me paraît donc faussée par une confusion entre les déontologies des deux principales carrières juridiques : celle des avocats, et celle des juges. Si les avocats ont le droit de plaider une cause contre une autre en sélectionnant leurs arguments en fonction du but recherché, les juges ont un devoir d’impartialité qui est le propre de leur fonction, et qui leur impose de refuser énergiquement le conformisme, le suivisme. Et ils ont aussi une responsabilité dans l’évolution du droit qu’ils appliquent.

On m’objectera peut-être que l’évolution du droit pénal international depuis la fin de 1960 est un fait accompli qui laisse peu de place à des interprétations divergentes. Je n’en suis pas convaincu. La création d’un système judiciaire de droit pénal international depuis la création du Tribunal international de Nuremberg en 1945 a été très lente, procédant par à coups et au cas par cas, même si elle a franchi un seuil décisif avec la création de la Cour pénale internationale par le statut de Rome le 17 juillet 1992. Ratifiée par 60 Etats, elle est entrée en vigueur le 11 avril 2002, et a commencé à fonctionner à La Haye le 1er juillet 2002. Mais il reste à démontrer que désormais aucun Etat n’est à l’abri d’un procès devant cette cour. Les cas connus ne suffisent pas à prouver que la justice internationale peut sanctionner efficacement des chefs d’Etats, de gouvernements ou d’armées jugés criminels avant qu’ils aient été vaincus militairement et/ou chassés du pouvoir.

En tout cas, jusqu’à présent, les grandes puissances n’ont jamais subi de telles condamnations, notamment les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU qui disposent de leur droit de véto, et qui ont été longtemps les seules à disposer de l’arme atomique pour dissuader toute attaque. Le cas des trois plus grandes puissances du monde est particulièrement clair. Les Etats-Unis d’Amérique, nés d’un processus de colonisation de peuplement mis en marche au début du XVIIème siècle, ont spolié, déplacé ou exterminé les premiers habitants du pays, et nul ne songe un seul instant à réclamer l’expulsion de ces « colons » devenus Américains vers leurs pays d’origine, parce que c’est évidemment impossible. La multiplication de leurs interventions armées à l’extérieur depuis un siècle, justifiées ou non, n’a jamais donné lieu à aucun procès à leur encontre. L’empire russe, puis l’URSS (1917-1991), puis de nouveau la Russie, ont à plusieurs reprises agrandi leur territoire par la guerre, par la propagande idéologique, et aussi par de vastes déplacements de populations (colonisation de peuplement et expulsions massives), et n’ont jamais été visés par un procès. L’action de Vladimir Poutine en Ukraine et en Syrie en est une nouvelle preuve. Enfin la Chine moderne, nationaliste ou communiste, a revendiqué l’héritage territorial de l’empire mandchou, ce qui lui a permis d’ annexer et de coloniser de vastes territoires habités par des populations non chinoises, telles que les Turcs Ouigours du Sin-Kiang et les Tibétains, sans que personne ose s’y opposer à l’ONU. La condamnation universelle de « la colonisation » par la communauté internationale est donc une mystification, dont les juges ne devraient pas être dupes.

Il me reste à conclure ma trop longue réflexion. J’ai eu tort de penser que la déclaration qui a été tant reprochée à Emmanuel Macron était fondée sur son ignorance - très paradoxale pour un énarque - du droit. En réalité, il a été égaré par une conception trop étriquée du droit qui lui a fait ignorer la perspective de l’histoire du droit, et celle de l’histoire tout court. Quant à ceux des jeunes juristes qui partagent son opinion, ils auraient intérêt à relire attentivement les arguments très solidement fondés du professeur Bertrand Mathieu [14].

Guy Pervillé

[1] Guy Pervillé, « Réponse à Emmanuel Macron » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=390 .

[2] Le Monde, dimanche 19 et lundi 20 février 2017, p. 23.

[3] Alexandra Basset, https://blogs.mediapart.fr/alexandra-basset/blog/030317/la-colonisation-un-crime-qualifie-dont-la-sanction-simpose-aux-etats .

[4] Guillaume Bagard, doctorant en droit à l’Université de Lorraine : http://theconversation.com/le-caractere-illegal-de-la-colonisation-et-si-macron-avait-raison-73784 .

[5] Voir dans mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 302-303.

[6] Selon Françoise Chandernagor, qui fut longtemps membre du Conseil d’Etat. Voir sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=229 ; et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=282 .

[7] Voir le livre de Laetitia Bucaille, Le pardon et la rancœur, Algérie/France, Afrique du Sud : peut-on enterrer la guerre ? Paris, Payot & Rivages, 2010, 411 p ; et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=281 .

[8] Patrick Weil, « La guerre d’Algérie a laissé des traces profondes qui réapparaissent aujourd’hui », Slate, 12 décembre 2016, http://www.slate.fr/story/130622/principal-probleme-francais .

[9] René Girault, Diplomatie européenne et impérialisme, 1871-1914 , Paris, Masson, 1979, p. 103

[10] Un mois après le début de cette déportation, les trois grandes puissances de l’Entente avaient déclaré qu’elles jugeraient les responsables de ce "crime contre l’humanité et la civilisation".

[11] Voir mon article « Histoire, mémoire, oubli ou justice ? Vue d’ensemble » (2011), dans les Cahiers d’histoire immédiate (Toulouse), n° 48, décembre 2015, pp. 224-239, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=369

[12] Pour plus de détails sur le partage des mandats, voir Jean-Baptiste Duroselle, Histoire diplomatique de 1919 à nos jours, 7ème édition, Paris, Dalloz, 1978, pp. 53-57.

[13] A la mort de Nelson Mandela, le 7 décembre 2013, le journaliste algérien Kamel Daoud lui a rendu le plus bel hommage dans Le quotidien d’Oran, en montrant qu’il avait fait tout le contraire de ce qu’avait fait l’Algérie en 1962. Les trop nombreux meurtres de "colons" blancs qui se multiplient dans les campagnes sud-africaines n’enlèvent rien à la pertinence de son choix politique.

[14] De même, l’argumentation de mes collègues historiennes Malika Rahal et Emmanuelle Sibeud, et de la philosophe Isabelle Delpla, qui concluent ainsi leur analyse ( http://www.liberation.fr/debats/2017/03/09/de-la-colonisation-et-des-crimes-contre-l-humanite_1554573 ) : "La colonisation n’a, certes, pas été un processus uniforme et continu, mais elle a continuellement versé dans des crimes contre l’humanité, sans lesquels elle n’aurait pu ni s’instaurer ni se perpétuer. Elle doit à tout le moins être définie pour ce qu’elle fut : un crime", me paraît foncièrement étrangère à l’histoire. Qu’elles veuillent bien relire Karl Marx, qui définissait la colonisation à la fois comme un tissu de crimes et comme une étape nécessaire de l’histoire de l’humanité.



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