« Le retour de mémoire est favorable à l’essor d’une histoire scientifique » (2002)

Propos de Guy Pervillé recueillis par Mohamed Khellaf, LE JEUNE INDEPENDANT, Alger, n° 1.206, 22 avril 2002
lundi 1er août 2005.
 

MK : La conjoncture vous semble-t-elle opportune pour l’écriture d’une « histoire scientifique » de la guerre d’Algérie, pour reprendre une formule chère à Charles-Robert Ageron ?

GP : L’actuel engouement pour une remémoration de cette guerre est favorable à l’essor d’une telle histoire, dans la mesure où il ne se limite pas à l’affirmation de convictions établies, mais traduit une demande de connaissance. Le problème est de savoir si les groupes de pression et les pouvoirs publics sont vraiment disposés à laisser faire, ou à encourager le travail des historiens et la diffusion dans le public des résultats de leurs travaux. En France, les conditions sont très favorables, puisque la loi sur les archives permet actuellement (depuis juillet 1992) le libre accès à la grande majorité des documents (85% des archives militaires de Vincennes), et que l’Etat invite les historiens à faire leur métier sans leur imposer aucune directive. En Algérie, je ne sais pas exactement quel est le degré d’accessibilité des archives et la marge de liberté accordée aux historiens.

MK : Le recul (du temps) est-il suffisant, la sérénité est-elle de mise pour espérer cette écriture ?

GP : Quarante ans après l’indépendance de l’Algérie, le recul est déjà suffisant pour apprécier les conséquences à moyen terme des conditions dans lesquelles cette indépendance a été conquise, en Algérie et en France. Quant à la sérénité, elle ne semble pas être au rendez-vous, ni dans l’un, ni dans l’autre des deux pays. Ce constat dément l’illusion suivant laquelle le dépassionnement d’événements tragiques et passionnément vécus se ferait automatiquement , en fonction du temps écoulé depuis leur fin. Au contraire, on peut soutenir que c’est le travail des historiens (et en particulier celui des jeunes historiens qui n’ont pas vécu ces événements en tant que citoyens responsables), qui peut les transformer en objet de connaissance historique. Encore faut-il pour cela que les groupes de pression défendant la mémoire des acteurs individuels et collectifs, ainsi que les pouvoirs publics, ne s’y opposent pas.

MK : Peut-on prétendre, à terme, à une « histoire définitive » de la guerre d’Algérie alors que la communication de pièces entières des archives sur cette période est soumise, pour longtemps encore, à des restrictions ?

GP : Il n’y aura jamais d’ « histoire définitive » de cette guerre, pas plus que d’une autre, parce que les historiens ne peuvent jamais disposer de toutes les sources existantes en même temps. Et c’est pourquoi l’histoire est un chantier sans fin, qui peut commencer sans délai si aucune contrainte ne l’empêche. En France, des sources très abondantes étaient déjà disponibles pour ce qu’on appelle « histoire immédiate » avant l’ouverture de la plus grande partie des archives publiques : sources orales, archives privées, archives audio-visuelles, presse écrite, livres et brochures, etc. L’ouverture des archives publiques à partir de juillet 1992 a encore renforcé la surabondance des sources. Des délais spéciaux de 60 ans et plus (jusqu’à 150 ans) protègent certains documents qui mettent en cause la sécurité de l’Etat et la Défense nationale (délai de 60ans), mais surtout et plus longtemps ceux qui concernent des individus et leurs descendants. Des dérogations à ces délais spéciaux peuvent être demandés par les chercheurs, et leur acceptation ou leur refus par les ministres responsables des fonds peut être un test de la volonté officielle de faciliter les recherches sur la guerred’Algérie. En tout cas, la plupart des documents protégés deviendront disponibles dans vingt ans ; mais quand ils seront tous disponibles, tous les témoins seront morts ! Et il sera toujours possible de réinterpréter l’histoire de la guerre d’Algérie à partir de documents nouvellement découverts ou de nouvelles problématiques.

MK : La guerre d’Algérie a été absente pendant quarante ans de l’espace public français. A quoi est dû ce silence ?

GP : Ce silence était dû à une volonté officielle d’amnésie, traduite par une série de décrets et de lois d’amnistie, échelonnée entre 1962 et 1982. Les premiers étaient des conséquences directes des clauses d’amnistie réciproque contenues dans la « déclaration des garanties » des accords d’Evian. Les secondes avaient pour but d’effacer les traces de la petite guerre civile qui avait opposé les derniers partisans de l’Algérie française au gouvernement du général de Gaulle, soutenu par la grande majorité des Français de France. Mais, cette politique d’amnésie a manifestement échoué, car les Français restent divisés en plusieurs groupes qui ont retenu de cette guerre des mémoires collectives contradictoires, et toujours prêtes à s’affronter. Et elle ne pouvait qu’échouer, à cause d’une contradiction fondamentale entre le devoir de mémoire de plus en plus exigeant invoqué pour la Deuxième guerre mondiale, et le devoir d’oubli préconisé pour la seule guerre d’Algérie.

M. K. : Vous mettez l’accent dans votre livre sur la glorification de la « révolution de novembre », non seulement par le pouvoir, mais aussi par les médias, les intellectuels. Est-ce qu’il ne vous semble pas, au vu de l’actualité récente, que l’Algérie est en train, elle aussi, de relire autrement son histoire, en venant à bout de tabous, etc ?

GP : En effet, on constate depuis la fin du régime du parti unique en Algérie, un assouplissement des contraintes idéologiques pesant sur le travail des historiens, qui s’est traduit par une redécouverte et une réhabilitation de la pluralité et de la diversité des tendances du mouvement national avant 1954, ainsi que du rôle véritable de ses leaders tombés en disgrâce après 1962. Mais en même temps, les affrontements violents qui ont gravement perturbé la vie des Algériens depuis dix ans ont renforcé la tendance à l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre de libération par tous les camps en lutte, qui revendiquent pour eux-mêmes le nom glorieux de « Moudjahidines » ou de « Patriotes », et qui veulent imposer à leurs ennemis les noms infamants de « Parti de la France » ou de « nouveaux Pieds noirs », ou celui de « fils de harkis ». Et c’est peut-être pourquoi on observe aussi une tendance à regretter le temps de l’Algérie française qui s’exprime de plus en plus ouvertement, parmi certains de ceux qui l’ont connue dans leur jeunesse, mais aussi parmi certains jeunes nés après l’indépendance, et qui rejettent en bloc tout le système établi, y compris le nationalisme officiel. Les citations que j’ai faites à ce sujet dans le dernier chapitre de mon livre sont tout à fait confirmées par le reportage de Florence Beaugé dans Le Monde du 19 mars 2002 (« Le regard féroce des jeunes Algériens sur leur pays, quarante ans après la fin de la guerre »). Mais cette tendance « révisionniste » suscite également des réactions de rejet chez des Algériens de toutes générations et de toutes opinions.

MK : Avec le retour irrésistible de la mémoire de la guerre d’Algérie, n’y a-t-il pas un risque de « réveiller » les douleurs, au risque de passionner davantage la relation bilatérale ?

GP : Sans aucun doute, et c’est pourquoi je suis personnellement défavorable à la vogue actuelle des tentatives de dépôt de plaintes pour « crimes contre l’humanité », qui me semblent être une manœuvre pour tourner l’amnistie réciproque jugée nécessaire par les négociateurs d’Evian pour mettre fin à cette guerre. Rouvrir le temps des procès serait recommencer la guerre sous la forme d’une guérilla judiciaire, qui mettrait en danger les relations entre les deux peuples, mais aussi la cohésion de chacun d’eux. En tant qu’historien, je ne peux pas préconiser le devoir d’oubli, mais je crois que l’histoire peut aider à réconcilier les peuples en les invitant à reconsidérer simultanément leur passé avec le même esprit critique.



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