« L’histoire de la guerre d’Algérie est un chantier ouvert » (2004)

L’HISTORIEN GUY PERVILLE AU QUOTIDIEN D’ORAN (Dimanche 31 octobre 2004, p. 11). Entretien réalisé par YOUCEF ZERARKA
lundi 1er août 2005.
 
Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse-Le Mirail, Guy Pervillé travaille depuis le milieu des années 1970 sur la colonisation et la décolonisation. Auteur de nombreuses recherches sur l’Algérie, il a publié Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962 (CNRS, Paris, 1984 et Casbah, Alger, 1997) et Pour une histoire de la guerre d’Algérie (Picard, Paris, 2002). Dans cet entretien, il fait le point sur le travail d’histoire des deux côtés de la Méditerranée.

Le Quotidien d’Oran : Blessées, « agitées », les mémoires de la guerre d’Algérie connaissent-elles un apaisement, près d’un demi-siècle après le dénouement du conflit ?
Guy Pervillé : Non. La guerre des mémoires persiste, même si elle connaît une accalmie après le paroxysme des années 2000 à 2002.

QO :
Vous êtes de ceux qui redoutent que les antagonistes transmettent à leurs descendants leurs mémoires blessées et leurs passions.
GP : Cette crainte m’est inspirée par le précédent des polémiques idéologiques suscitées par les bicentenaires de la révolution de 1789 et de la guerre civile de Vendée commencée en 1793. Mais je relativise ce risque en constatant que la transmission de la mémoire d’une génération à la suivante ne se fait pas sans déperdition, parce que les expériences vécues ne sont pas intégralement transmissibles à ceux qui ne les ont pas vécues.

QO :
Sur le terrain de la mémoire et de l’histoire, la guerre d’indépendance algérienne apparaît comme une séquence singulière dans l’histoire contemporaine. Oubli étatique et sociétal, mémoires blessées, enseignement à l’école expurgé, archives pas faciles d’accès. Quelle est, dans ces conditions, la marge de manœuvre de l’histoire en France ?
GP : La marge de manœuvre de l’histoire n’est pas si réduite que vous le semblez le penser. L’abondance des témoignages publiés sans interruption depuis 1962, et leur multiplication ces dernières années, prouvent que la société française a toujours ressenti un besoin de mémoire qui contredisait la politique officielle de l’oubli. Politique de l’oubli officiellement désavouée depuis le vote unanime par le Parlement - Assemblée nationale et Sénat - de la loi du 18 octobre 1999 reconnaissant la guerre d’Algérie. L’ouverture des archives publiques, commencée en juillet 1992, a déjà permis la réalisation de plusieurs thèses. Une nouvelle loi sur les archives raccourcissant les délais de communication est à l’étude depuis juin 2001. les manuels scolaires sont soumis aux contraintes draconiennes des programmes et des horaires, mais ils ne sont pas plus « expurgés » sur ce sujet que sur d’autres. Les dirigeants politiques sont d’accord pour « laisser travailler les historiens » sans leur imposer une doctrine officielle. La principale difficulté à laquelle sont confrontés les historiens est celle de surmonter et de dépasser la partialité des points de vue engagés pour élaborer une vision proprement historique.

QO : Question déjà posée à l’un de vos pairs, une histoire scientifique de la guerre d’Algérie est-elle possible ? Dispose-t-elle du recul nécessaire pour s’y attaquer ?
GP :
Une histoire scientifique par ses méthodes est possible à condition de le vouloir. Le recul est déjà donné par l’écoulement du temps -un demi-siècle après le début de la guerre-, mais il procède surtout de la volonté de prendre ses distances avec l’événement en essayant de le situer et de le comprendre par rapport à ses causes et à ses conséquences. L’objectivité n’est possible que comme un but idéal que l’histoire doit se donner pour se distinguer de la fiction : tenter de connaître les faits « comme ils se sont vraiment passés » (suivant la définition de l’historien allemand Ranke au XIXème siècle) et non comme on veut qu’ils se soient passés.

QO :
Y aura-t-il, un jour, une histoire définitive de la guerre d’Algérie ?
GP : L’histoire est un chantier toujours ouvert, parce que les sources ne peuvent pas être toutes disponibles en même temps, et parce que les questions que les historiens se posent sur le passé varient en fonction des préoccupations de leur époque.

QO :
Les acteurs disparaissent petit à petit, sans avoir tous écrit leurs mémoires ou témoigné. Quel en sera le préjudice sur l’écriture de l’histoire ?
GP : Ce préjudice est par définition incalculable, puisque nous ne saurons jamais ce que l’histoire aura perdu. Mais cette situation n’est pas nouvelle : l’histoire s’écrit toujours à partir des épaves qui surnagent du naufrage du passé. Cette déperdition d’une partie des sources potentielles de l’histoire est une des raisons qui s ‘opposent au rêve d’une histoire totale et définitive. Il faut tenter de la réduire au minimum possible, et d’éviter qu’elle ne touche davantage certaines catégories de témoins que d’autres.

QO :
Au moment d’achever la rédaction de votre livre fin 2001, vous déploriez la persistance, en Algérie, d’une histoire officielle faite de mythes et de tabous. Trois ans et une explosion mémorielle plus tard, qu’en est-il au juste ? L’histoire vous semble-t-elle encore à sens unique de l’autre côté de la Méditerranée ?
GP : Les conditions de l’écriture de l’histoire se sont grandement libéralisées en Algérie depuis la fin du régime du parti unique en 1989. Mais les contraintes idéologiques restent très fortes, parce que la Constitution du 23 février 1989 (révisée en novembre 1996, ndlr) pose des limites aux libertés d’opinion et d’expression. De surcroît, les enjeux de la mémoire de la guerre de libération nationale ont une importance vitale dans les luttes politiques actuelles. Il me semble qu’en Algérie le monopole de la parole légitime sur cette guerre continue d’appartenir à ses acteurs et à eux seulement.

QO :
Longtemps isolés les uns par rapport aux autres, historiens français et algériens se tendent la main, dialoguent et échangent leurs réflexions le temps de colloques, d’ouvrages collectifs. Quen attendez-vous personnellement ?
GP :
Les relations professionnelles et personnelles entre les historiens français et algériens ont toujours existé. Ce n’est pas une nouveauté. Elles sont indispensables pour aider les uns et les autres à élargir leurs connaissances et à dépasser les limites des mémoires collectives des sociétés auxquelles ils appartiennent.



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