Ma réponse trop longtemps différée à Jacques Frémeaux (2021)

vendredi 29 octobre 2021.
 
Mieux vaut tard que jamais, pour répondre avec gratitude à une distinction méritée depuis longtemps bien qu’inattendue...

Message de Jacques Frémeaux, président du Conseil scientifique de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie, accompagnant l’envoi du diplôme du Prix Histoire-Mémoire du Xème anniversaire - 2020 - de la Fondation signé par son président Frédéric Grasset.

Paris, le 17 novembre 2020.

Cher Guy Pervillé, cher camarade, cher ami,

En vous décernant son prix annuel pour l’ensemble de votre œuvre, la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie a voulu récompenser un grand universitaire, qui s’emploie depuis cinquante ans à connaître et à faire mieux connaître les réalités de la guerre d’Algérie.

Ces efforts se sont manifestés sur plusieurs fronts : la publication de travaux scientifiques remarquables, sous forme de plusieurs ouvrages et de très nombreux articles ; un suivi attentif de la production historiographique sur le sujet ; des contributions très importantes à propos des débats mémoriels qui marquent régulièrement les relations franco-algériennes. Au fil des ans s’est ainsi constituée par vos soins une somme de références d’ores et déjà incontournables.

Toutes ces études témoignent d’une passion, d’une rigueur et d’une impartialité rarement égalées, dans lesquelles la Fondation voit, très authentiquement exprimées, l’expression des principes qu’elle s’efforce de promouvoir et de l’esprit qu’elle souhaite encourager.

Ce prix constitue, outre la juste récompense de vos travaux, un moyen de les faire mieux reconnaître à l’extérieur, et un encouragement à poursuivre une tâche qui, vous le savez aussi bien que nous, se heurte chaque jour à l’indifférence, à l’incompréhension, voire à l’hostilité.

Tout à fait personnellement, je dois dire combien je suis heureux d’avoir pu contribuer à ce que la série d’échanges scientifiques entamée entre nous il y a bien longtemps, rue d’Ulm, et poursuivie sans désemparer au travers de nos deux carrières, consacrées toutes deux à l’histoire des colonisations et des décolonisations, trouve ici sa consécration.

Veuillez croire, cher camarade et cher ami, en toute mon estime et toute mon amitié.

Jacques Frémeaux, président du Conseil scientifique.

Réponse à Jacques Frémeaux, pour compléter la cérémonie virtuelle de remise du prix Histoire et mémoire 2021 de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie

Monsieur le Directeur de la Fondation,

Monsieur le Président de son Conseil scientifique,

Mesdames et Messieurs,

plus d’un an après que vous m’avez décerné le prix Histoire et mémoire 2020 de la Fondation pour l’ensemble de mon œuvre, le 17 novembre 2020 - en mon absence à cause de l’épidémie de Covid 19 en cours et non terminée à ce jour - je me décide à répondre à l’aimable allocution de mon camarade Jacques Frémeaux pour ne pas laisser cette cérémonie virtuelle sans conclusion.

Comme il l’a dit, cela fait déjà plus d’un demi-siècle que nous nous sommes connus à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm et que nous avons décidé l’un et l’autre de nous consacrer à l’histoire de l’Algérie et de sa décolonisation. C’est pour moi une première raison d’accepter ce prix avec reconnaissance, car il est très qualifié pour juger que j’en suis digne.

Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il me fait cet honneur, puisque déjà il y a plus de huit ans, le 14 décembre 2012, il avait fait en sorte que l’Académie des Sciences d’Outre-mer me décerne son prix Lyautey 2012 pour mon livre La France en Algérie, 1830-1954, publié par les Editions Vendémiaire. N’étant pas alors en France, mais dans un lointain pays qui suscitait beaucoup d’espoirs aujourd’hui déçus, je m’étais fait représenter par mon éditrice Véroniques Sales, à qui j’avais envoyé le texte suivant :

« Je suis très honoré que l’Académie des sciences d’outre-mer ait voulu m’attribuer son prix Lyautey pour 2012. Et en même temps surpris, car j’ai poursuivi mes recherches et mes publications depuis plus de quarante ans sans penser à une telle récompense, si méritée puisse-t-elle être. Mais je veux surtout saisir l’occasion qui m’est offerte de rendre hommage à mon regretté maître Charles-Robert Ageron, qui fut l’un des membres de votre Académie. En effet, la matière de mon livre provient de la partie centrale du dossier que j’avais présenté à la Sorbonne en janvier 1993 pour mon habilitation à diriger des recherches, et je l’avais conçue comme un échantillon de thèse de doctorat d’Etat, fondé en grande partie sur des archives publiques. J’avais ainsi voulu lui montrer que je n’étais pas seulement un spécialiste de l’histoire dite immédiate, fondée sur des témoignages directs et sur des sources diverses déjà publiées. Mais j’avais été un peu déçu qu’il me reprochât d’avoir présenté ma recherche sur l’élaboration de la politique algérienne de la France jusqu’en 1945 sous la forme d’un récit suivant l’ordre chronologique des événements, et je lui avais répondu que cet ordre m’avait semblé le meilleur moyen de rendre compréhensible cette élaboration. Ayant pu terminer bien plus tard la rédaction de ma recherche jusqu’en 1954, et la publier avec les mises à jour nécessaires, je trouve dans votre choix la confirmation que mon travail a été efficace, et je vous en remercie très sincèrement. »

Huit ans plus tard - et maintenant presque neuf ans - le hasard m’a fait manquer une deuxième occasion de vivre en direct une expérience rare et gratifiante, que je n’ai pas recherchée sans pour autant la refuser. Assurément, je n’avais pas choisi mon thème de recherche en pensant à de futures récompenses, mais je ne les dédaigne pas dans la mesure où elles sont une juste reconnaissance de mes efforts et de l’œuvre qui en est résultée, et où elles aident à mieux la faire connaître.

Je remercie donc la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, sans oublier les préventions que sa création par l’Etat, en application de la loi controversée du 26 février 2005, avait pu susciter dans une grande partie des historiens justement attachés à leur indépendance, mais en les dépassant. En effet, je n’avais pas été convaincu par la rédaction des statuts de la Fondation - qui m’avaient été envoyés par le regretté Roger Benmebarek - parce qu’ils ne distinguaient pas assez clairement l’histoire de la mémoire. Mais j’ai fini par surmonter cet obstacle, en ayant constaté la ferme volonté manifestée par son directeur, l’ambassadeur Frédéric Grasset, de ne pas confondre l’histoire et la mémoire, et de faire en sorte que la première prenne le pas sur la seconde. Avec le recul du temps, il me paraît même très justifié que l’Etat, après avoir entretenu les Français d’Algérie dans leurs illusions durant plus d’un siècle, puis après les avoir abandonnés sans gloire à un sort peu enviable, s’efforce de leur faire oublier leurs griefs en les aidant à mieux comprendre la tragédie qu’ils ont subie grâce aux activités de votre Fondation. Et je crois que c’est dans cet état d’esprit que mon regretté collègue et ami Daniel Lefeuvre avait accepté d’être le premier président de son Conseil scientifique.

En acceptant ce prix, je ne veux pas pour autant diminuer les mérites des autres historiens de ma génération et des suivantes qui se sont consacrés à l’histoire de la guerre d’Algérie, en fonction de motivations personnelles qui peuvent être très différentes des miennes, car l’histoire ne peut être qu’une œuvre collective sans cesse recommencée par la nécessaire communauté des historiens. Mais je ne veux pas cacher ma satisfaction que le titre d’historien me soit publiquement reconnu dix ans après m’avoir été retiré - ainsi qu’à Daniel Lefeuvre - , avec arrogance ou hypocrisie, par certains organes de presse à prétention intellectuelle qui s’arrogent le droit d’accorder et de retirer ce titre en fonction de critères politiques [1].

Je pense également avec émotion à mes collègues historiens avec lesquels j’avais longuement discuté jusqu’à ce qu’ils soient soudain réduits au silence : mon maître Charles-Robert Ageron [2], mais aussi Claude Liauzu [3], Daniel Lefeuvre [4], Gilbert Meynier [5], Maurice Faivre [6], plus récemment Jacques Valette [7] et Omar Carlier [8]. Ces dialogues interrompus m’inspirent le désir de continuer mon activité d’historien aussi longtemps que je le pourrai.

Guy Pervillé

[1] Voir ma “Réponse à Thierry Leclère” (2010), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256 .

[2] “In memoriam. Charles-Robert Ageron” (2008), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=226 .

[3] Décédé inopinément le 23 mai 2007.

[4] Voir “Hommage à Daniel Lefeuvre (1951-2013)”, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=310 .

[5] Voir “Hommage à Gilbert Meynier” (2017) et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=418 , et “Témoignage sur mes relations avec Gilbert Meynier” (2018), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=424 .

[6] Décédé le 6 novembre 2021.

[7] Voir plus loin sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=480.

[8] Voir plus loin sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=481.



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