Hommage à Omar Carlier (2021)

vendredi 29 octobre 2021.
 

Omar Carlier (1943-2021)

Le décès de notre collègue Omar Carlier à l’âge de 78 ans a été annoncé vendredi dernier 22 octobre 2021 par l’Agence Algérie Presse Service et par la presse algérienne, mais non par la presse française, comme s’il était un parfait inconnu dans son pays natal. Il était pourtant français de naissance, né en 1943 dans une famille française établie dans la banlieue nord de Paris, sous le prénom de Jean-Louis Carlier. Mais à partir de 1969, il s’était installé à Oran et avait fait de l’Algérie sa seconde patrie, au point de s’y marier et de s’y convertir à l’islam. Puis la guerre civile algérienne des années 1990 l’en avait chassé et forcé à entamer une deuxième carrière universitaire en France à partir de 1993. A travers ces deux étapes, il était devenu l’un des principaux historiens de l’Algérie contemporaine et un trait d’union entre les deux rives de la Méditerranée.

Fils d’un père agnostique voire anticlérical, et d’une mère catholique mais tolérante, devenu libre penseur à l’adolescence, il se lança dans les études supérieures de droit et de sciences politique à Paris à la rentrée d’octobre 1961 sans avoir choisi la voie de l’histoire, ni la spécialisation dans l’histoire de l’Algérie, mais en les rencontrant à plusieurs reprises sur son parcours. Enseignant d’histoire à partir de septembre 1967, il arriva en Algérie pour la première fois le 1er février 1969, affecté comme assistant à la Faculté de droit d’Oran pour deux ans comme « volontaire du service national actif » en coopération, sans avoir placé l’Algérie en tête de sa fiche, et sans penser y rester par la suite. Commençant à découvrir l’Algérie dont il ignorait presque tout, il fut influencé par trois rencontres : avec le docteur Boumedienne Bensmaïn, militant nationaliste resté admirateur de Messali Hadj, avec le fondateur du nationalisme algérien lui-même, qui le reçut chez lui à Gouvieux, et avec l’ancien coopérant en Algérie Claude Collot, professeur de droit à Nancy, qui lui apprit la méthode de recherche historique et l’orienta vers l’histoire de l’Etoile Nord-Africaine en lui proposant d’écrire à sa place un article sur les origines de l’ENA pour la Revue algérienne d’études juridiques, économiques et politiques. Ainsi Jean-Louis Carlier publia-t-il, à la fin de 1972, le premier article historique de sa carrière.

Converti à l’histoire du nationalisme algérien, et marié à une Algérienne à Oran, il choisit de rester en Algérie et prolongea sa recherche sur l’histoire de l’ENA, dans un DES de Sciences politiques soutenu à Alger, devant Hubert Gourdon et Jean-Claude Vatin, au début 1976. Puis il étendit son enquête jusqu’à la veille du 1er novembre 1954 en accord avec son nouveau directeur de recherche, le politologue Jean Leca, algérois de naissance devenu professeur à l’Université d’Alger puis à Paris. Il mit au point et systématisa une méthode d’enquête combinant la recherche des archives publiques et privées, en France, en Algérie, et ailleurs, mais aussi l’enquête orale et sur le terrain, en l’explorant méthodiquement à partir d’un centre, et en prospectant les lieux de rencontres, passant ainsi de l’histoire politique à l’anthropologie historique. Grâce à ces rencontres, il put inventer de nouveaux objets d’histoire : les lieux et les formes de sociabilité, à l’exemple du café maure ; la symbolique et la théâtralité du pouvoir ; la socialisation induite par l’irruption du capitalisme colonial ; la dialectique entre scolarisation et société ; les rapports entre culture écrite, culture orale et culture visuelle ; enfin l’historiographie du Maghreb. A partir de 1985, il trouva un cadre pour transmettre ces interrogations dans le CRASC (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle) d’Oran, fondé par Nadir Marouf, et dans lequel il coopéra avec Fanny Colonna, Mohammed El Korso, Warda et Habib Tengour, Redouane Aïnab-Tabet.

Durant ces années, j’ai eu peu d’occasions de rencontrer Omar Carlier en France. La principale fut un colloque organisé par le Centre culturel algérien de Paris du 27 février au 1er mars 1987, pour commémorer le centenaire de la création de l’Etoile Nord-africaine. Ce colloque fut une agréable occasion de rencontre entre des historiens algériens et français ; mais il fut gâché après coup par la publication, dans le journal arabophone Al Chaab, d’un article venimeux de Belkacem Saadallah, qui y avait pourtant participé mais qui dénonçait dans le style d’un rapport de police la trop grande cordialité des rapports entre les participants venus des deux pays, et comparait le converti Omar Carlier à Léon Roches (agent de renseignement français placé comme interprète auprès de l’émir Abd-El-Kader). Cet article, signalé par un lecteur algérien, fut commenté dans le n° 7 de la revue algérienne Sou’al (publiée à Paris par Mohammed Harbi) : « écrit par un mandarin en mal de reconnaissance, l’article du Pr Saadallah est un manifeste de la xénophobie qui s’inspire des thèses les plus éculées du culturalisme et du nationalisme. Il attaque les historiens algériens (Kaddache, Guenanèche, Carlier, Corso, Djeghloul, etc) au nom du culturalisme et les historiens français (Nouschi, Pervillé, etc) au nom du nationalisme. Il est vrai qu’en l’absence d’un marché culturel quelques nullités gonflées par les autorités y trouvent leur bonheur et tiennent à Alger le haut du pavé. (...) Toute notre solidarité va à Omar Carlier diffamé d’une manière scandaleuse, à Nouschi et Stora désignés aux lecteurs comme ‘juifs’ » [1].

Quelques années plus tard, la guerre civile qui déchira l’Algérie à partir de 1992 obligea Omar Carlier à se réfugier en France pour sa sécurité en 1993. Après avoir travaillé à l’Université de Clermont-Ferrand puis à la Sorbonne, il obtint en 1995 un poste de professeur à l’Université de Paris-VII, où il enseigna jusqu’à sa retraite en 2013. Il soutint au printemps 1994, à l’Institut d’études politiques de Paris, une grande thèse sur travaux réalisée sous la direction de Jean Leca, intitulée Socialisation politique et acculturation à la modernité. Le cas du nationalisme algérien, de l’Etoile nord-africaine au Front de libération nationale (1926-1954). Sur les cinq volumes de sa thèse, seuls les deux derniers furent publiés dès 1995 par les Presses de Sciences-Po, sous le titre Entre nation et djihad, histoire des radicalismes algériens [2], avec un dernier chapitre d’histoire immédiate allant de l’indépendance à la crise des années 1990 ; mais il ne donna pas immédiatement suite à la proposition d’éditer les trois premiers faite par l’éditeur algérien établi à Saint-Denis Abderrahmane Bouchène. Après une carrière universitaire qui lui permit de renouer les contacts intellectuels entre la France et l’Algérie, il prit sa retraite en 2013, mais dut faire face, avec un courage exemplaire, à plusieurs attaques du cancer. Il eut pourtant, durant les dernières années de sa vie, deux satisfactions. D’abord la publication par les éditions de la Sorbonne, en 2018, d’un beau volume de mélanges en son honneur, intitulé Une histoire sociale et culturelle du politique en Algérie et au Maghreb, édité par Morgan Corriou et M’hamed Oualdi et contenant les contributions de près de trente auteurs (disciples ou collègues) mais aussi une précieuse contribution du destinataire de cet hommage intitulée « devenir historien de l’Algérie » [3]. Puis la publication posthume, mais soigneusement revue et corrigée par lui jusqu’en juin dernier, des trois premiers volumes de sa thèse par les éditions Bouchène, sous le titre : Le mouvement indépendantiste algérien (1926-1954). De l’Etoile nord-africaine au PPA-MTLD. Une autre approche théorique et méthodologique.

Omar Carlier avait réalisé bien d’autres publications, en Algérie puis en France, mais la publication en deux étapes de l’ensemble de sa thèse a permis et permettra à l’ensemble du public intéressé d’en prendre connaissance. Ses amis avaient eu une dernière occasion de le voir et de l’entendre avec sa participation au jury d’habilitation à diriger des recherches de Malika Rahal, le 24 juin 2021, diffusée sur Youtube [4]. Grâce à cette retransmission, ils pourront plus aisément se rappeler sa présence.

Guy Pervillé.

PS : Cette notice a été reproduite en ligne sur le site de la Société française d’histoire des Outre-mers (SFHOM) :

http://www.sfhom.com/spip.php ?article3882

[1] Soua’al, n° 7, septembre 1987, p 174.

[2] Entre nation et djihad, histoire des radicalismes algériens, Paris, Presses de Sciences-Po 1995, 443 p.

[3] Une histoire sociale et culturelle du politique en Algérie et au Maghreb. Etudes offertes à Omar Carlier. Textes édités par Morgan Corriou et M’hamed Oualdi. Paris, Editions de la Sorbonne, 2018, 531 p.

[4] https://www.youtube.com/watch ?v=h3zfGmpgZFg .



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