Préface au livre d’Emmanuel Alcaraz, Histoire de l’Algérie et de ses mémoires, des origines au Hirak (2021)

samedi 30 octobre 2021.
 
Emmanuel Alcaraz vient de publier un nouveau livre, intitulé Histoire de l’Algérie et de ses mémoires, des origines au hirak, aux Editions Karthala en octobre 2021 (300 p, 29 euros), avec l’aide de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie. Il mérite d’être lu, pour les raisons que j’ai exprimées dans ma préface.

Préface

Un historien peut-il être totalement objectif lorsqu’il écrit sur l’histoire de l’Algérie contemporaine et ses mémoires ? Telle est la question par laquelle Emmanuel Alcaraz ouvre l’introduction de son nouveau livre intitulé Histoire de l’Algérie et de ses mémoires, des origines au hirak.

Pour ma part, je répondrai oui sans hésiter, ou j’hésiterais seulement sur le choix de l’adjectif « objectif », qui suggère un processus purement mécanique dont un être humain ne peut être capable. C’est pourquoi mon maître Charles-Robert Ageron préférait employer le qualificatif « impartial », quand il écrivait en 1993 : « S’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni ‘l’Algérie de papa’, ni « ’l’Algérie des colonialistes’, les historiens ont le devoir d’être encore plus prudents que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer » [1]. Conception classique chez les historiens dits « positivistes » depuis la fin du XIXème siècle, dont Fustel de Coulanges est resté le modèle reconnu même par le fondateur des Annales, Marc Bloch, et qui a encore été exposée en 2006 par mon regretté collègue Daniel Lefeuvre : « Connaître, comprendre, expliquer le passé pour permettre aux hommes de mieux se situer dans le présent, voilà l’objet et l’ambition de notre discipline, ce qui n’est pas peu. La souffrance des victimes n’est pas de son ressort, sauf à en faire un objet d’histoire. Reste, et bien des drames collectifs du XXème siècle le montrent, que la vérité est bien souvent la première exigence des victimes - ou de leurs proches - qui veulent savoir et comprendre. C’est donc en faisant leur métier que les historiens peuvent contribuer aux apaisements nécessaires, et non en se donnant comme mission d’apporter du réconfort » [2].

Mais Charles-Robert Ageron lui-même n’avait pas été le seul à enfreindre ses principes en réagissant comme citoyen à la guerre d’Algérie, et il avait oublié sa déclaration citée plus haut en écrivant au même moment une préface politiquement engagée aux Mémoires du général Katz, nommé par le général de Gaulle pour combattre l’OAS à Oran en 1962 [3]. Ne serait-il donc pas plus simple pour les historiens d’assumer leurs engagements politiques dans leur travail historique ? C’était l’avis d’autres historiens très engagés à gauche comme Annie Rey-Goldzeiguer et Gilbert Meynier ; et même un historien de ma génération, Benjamin Stora, a exprimé avec force sa conviction de la motivation politique de l’histoire, en déclarant en 2005 : « L’histoire ne peut pas être séparée des enjeux politiques. Pour ma part, je m’inscris dans la conception de l’histoire qui était celle d’historiens français comme Michelet au XIXème siècle. Les historiens français du XIXème siècle étaient pour ou contre la République. C’étaient des historiens engagés qui ne se contentaient pas de réclamer le droit d’établir la vérité scientifique sur les événements ». Et il continuait dans la même perspective engagée : « Je crois que la vérité scientifique s’établit à partir des engagements du présent. C’est à partir d’engagements politiques dans la Cité que s’élaborent les récits historiques. C’est ce qui me fait dire que la réhabilitation du système colonial ne pose pas seulement un problème de déontologie, celui de l’écriture de l’histoire par l’Etat. L’historien doit dire qu’il est contre le nazisme, le colonialisme et l’esclavagisme. Un historien ne vit pas en dehors des enjeux politiques de son temps. C’est pour cette raison que je m’oppose à la réhabilitation des démons du passé, du nazisme, du colonialisme ou de l’esclavagisme. La célébration des ‘bienfaits de la colonisation’ est réactionnaire. Elle est un retour quarante ans en arrière. La décolonisation est un fait, les Etats indépendants aussi [4] ». Mais en formulant ces jugements, il se comportait, à mon avis, en citoyen plus qu’en historien.

Cette divergence entre nous - qui avons l’un et l’autre commencé nos travaux sous la direction de Charles-Robert Ageron - prouve que l’existence de ces deux conceptions différentes de l’histoire ne s’explique pas simplement par la différence des générations. En effet, nous appartenons l’un et l’autre à la génération des très jeunes témoins de la guerre qui n’avons pas été appelés à y jouer un rôle quelconque. Mais alors que je l’ai vécue à bonne distance, dans une très petite ville industrielle de l’Oise, il a été impliqué dans des événements tragiques dès son plus jeune âge dans sa ville natale de Constantine. D’autre part, le fait est que des historiens plus jeunes que nous, nés après la fin de cette guerre, ont pu hériter de la mémoire de tel ou tel groupe mémoriel sans avoir vécu personnellement ces événements.

Emmanuel Alcaraz assume toute la part de subjectivité qui le relie à son sujet, bien qu’il soit né en France quatorze ans après la fin de la guerre, en 1976. Il « se revendique d’une épistémologie des sciences historiques marquée par Max Weber, Henri-Irénée Marrou, Michel Foucault et Paul Veyne », faisant de l’histoire « un roman vrai », « fortement marqué par la trajectoire spécifique de l’auteur à travers un choix forcément subjectif (...) de questionnements, de concepts, de systèmes d’interprétation, reflets de ses valeurs ». Cette histoire est donc « le fruit de la conception intellectuelle de l’historien et une réalité objective appréhendée en cherchant à l’écrire à parts égales (...), en cherchant à croiser tous les points de vue ». Mais elle n’est pas seulement justifiée par des considérations théoriques empruntées à de grands auteurs : elle repose également sur l’expérience vécue par lui-même et par sa famille. Emmanuel Alcaraz se singularise en effet en introduisant dans son étude une analyse particulièrement minutieuse de la formation de sa vision historique, tenant de l’autobiographie et de la généalogie, surprenante mais convaincante. Il se montre ainsi comme le produit d’un double héritage familial, qui le rattache à Oran et à Bizerte, et d’un itinéraire personnel qui l’a conduit à se démarquer de la mémoire des siens au point d’épouser une Algérienne rencontrée à l’Université d’Aix-en-Provence. Ainsi, l’auto-histoire aide à comprendre la grande histoire avec laquelle elle converge au point de se confondre avec elle.

En tout cas, cette conception de l’histoire a le grand mérite de démentir une idée trop répandue de nos jours, qui confond purement et simplement l’histoire et la politique. Aujourd’hui, s’il faut en croire de nombreux militants de gauche ou de droite, un historien est censé se ranger dans un camp, qu’il soit conscient de cette nécessité ou non. Car son travail vise à distinguer parmi les acteurs du conflit ceux qui avaient raison et ceux qui avaient tort, ceux qui ont combattu pour une juste cause et ceux qui ont mérité leur défaite. C’est pourquoi en pratique il suffirait de distinguer parmi les historiens les « bons », ceux qui concluent dans le bon sens, et les « mauvais », pour lire les premiers et pour ignorer les seconds. Mais le fait est que dans la guerre d’Algérie tous les camps opposés sont convaincus d’avoir subi des injustices inacceptables dont ils attendent réparation, et ils tendent tous à minimiser leurs torts en les considérant comme des réactions légitimes aux crimes de leurs ennemis. Et c’est pourquoi les historiens ne peuvent pas se comporter comme des avocats d’une cause particulière, qui trient les faits pour ne retenir que ceux qui servent la cause de leurs clients : ils doivent plutôt se comporter comme des juges d’instruction qui ont le devoir d’instruire à charge et à décharge en rassemblant tous les faits établis.

Emmanuel Alcaraz se considérait sans doute au début de ses recherches comme un historien et comme un citoyen engagé à gauche, en réaction contre les idées droitières en cours dans sa famille, sans pour autant avoir renié sa première formation catholique. Il reste très ferme dans ses convictions, tout en se montrant très accessible à la discussion. Il croit en effet que la vérité historique n’est pas le monopole d’un parti ou d’une tendance politique, et que le savoir historique ne peut se construire sans mettre à contribution avec un juste esprit critique les apports des travaux de tous les historiens, quelles que soient leurs convictions politiques connues ou supposées. C’est pourquoi, après avoir critiqué dans Le Quotidien d’Oran le livre du journaliste du Figaro-Magazine Jean Sévillia, Les vérités cachées de la guerre d’Algérie [5], paru en octobre 2018, il a accepté le principe d’un débat public avec celui-ci. Et c’est aussi pourquoi, après avoir lu mon livre Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire [6], paru un mois plus tard, il a pris contact avec moi et m’a offert l’occasion de lire son prochain manuscrit pour en discuter avant la mise au point du texte définitif. Cette lecture et relecture, qui a duré presque deux mois, a porté sur l’histoire de l’Algérie coloniale et surtout sur celle de la guerre d’indépendance. Elle nous a permis de procéder à de longs échanges de vue qui l’ont conduit à compléter et parfois à modifier son texte, en tenant compte des apports d’historiens sur lesquels il a modifié son jugement. Pour autant, je ne peux pas me flatter d’avoir fondamentalement changé son livre dont le plan d’ensemble était déjà très bien conçu, et si l’adjonction de certains passages est due à mes remarques, je n’ai pas pour autant réussi à faire aboutir toutes mes suggestions, car ce livre est resté le sien. Quant à la dernière partie, qui expose les effets des mémoires de la guerre d’Algérie dans les deux pays, elle est celle qui doit le plus à son auteur et justifie à elle seule la lecture de ce livre, lequel vient à son heure pour satisfaire les lecteurs désireux de comprendre l’actualité de l’Algérie à la lumière du passé.

En entreprenant d’écrire ce livre, Emmanuel Alcaraz s’est lancé dans une entreprise particulièrement difficile, déjà tentée avant lui par plusieurs historiens (Mohammed Harbi, Gilbert Meynier, Benjamin Stora) : rendre l’histoire des conflits franco-algériens de 1830 à nos jours compréhensible pour tous ceux qui, sur les deux rives de la Méditerranée, veulent s’émanciper des versions de propagande et parvenir à savoir et à comprendre, afin de rendre possible un avenir meilleur que le passé. L’existence en Algérie d’une histoire officielle fixée par l’Etat a jusqu’ici contrarié le succès de ces tentatives. Ce livre y réussira-t-il ? On peut l’espérer car son auteur est particulièrement bien placé pour surmonter ces mémoires antagonistes, même s’il est à craindre qu’il ne parvienne pas à réconcilier entièrement les mémoires des uns et des autres.

Il y a plus de vingt ans, une véritable « guerre des mémoires » exaspérée par la guerre civile algérienne des années 1990 avait divisé la communauté des historiens, et je m’étais demandé avec inquiétude si cette communauté allait pouvoir survivre ou si elle allait se diviser irrévocablement en deux blocs hostiles. Depuis, je me suis peu à peu rassuré, mais le nouveau livre d’Emmanuel Alcaraz apporte une nouvelle preuve que l’histoire ne peut prospérer sans tenir compte de tous les travaux d’historiens, quelles que soient les tendances politiques supposés de leurs auteurs.

Guy Pervillé.

[1] Présentation critique de Charles-Robert Ageron en tête du recueil d’articles de L’Histoire intitulé “L’Algérie des Français”, Paris, Seuil, Points-Histoire, 1993.

[2] Blog personnel de Daniel Lefeuvre : www.blog-lefeuvre.com/

[3] Joseph Katz, L’honneur d’un général. Oran 1962. Préface de Charles-Robert Ageron. Paris, L’Harmattan, 1993.

[4] Interview de Benjamin Stora par Yacine Temlali, 23 décembre 2005, reproduite dans le livre de ce dernier, Algérie, chroniques littéraires de deux guerres, Alger, Barzach, 2011.

[5] Jean Sévillia, Les vérités cachées de la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2018, 415 p. Voir la critique d’Emmanuel Alcaraz, dans Le Quotidien d’Oran, 22 et 23 décembre 2018, et la mienne dans Outre-mers, revue d’histoire, 1er semestre 2019, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=445

[6] Guy Pervillé, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, 667 p.



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