Interview à l’APS pour le 1er novembre 2021

dimanche 31 octobre 2021.
 

J’ai reçu du journaliste de l’agence Algérie Presse Service Kaci Cherfi les quatre questions suivantes, auxquelles j’ai répondu ainsi :

Question 1 : En votre qualité d’éminent Historien français, professeur émérite et spécialiste de l’histoire de l’Algérie coloniale1, du nationalisme algérien et de la guerre d’Algérie, quel regard portez-vous sur cette Guerre, 67 ans après son déclenchement ?

Pour un historien français, le 1er novembre 1954 est la date à partir de laquelle l’échec des gouvernements français successifs, depuis plus d’un siècle, à faire de l’Algérie une nouvelle province française est devenu de plus en plus évident. Echec particulièrement manifeste de la part des républicains qui, après avoir proclamé en 1848 l’assimilation de l’Algérie à la République française, avaient rejeté la politique du « royaume arabe », plus juste et plus réaliste, préconisée par l’empereur Napoléon III de 1860 à 1870, et qui avaient prétendu poursuivre une assimilation mythique en ignorant les réalités démographiques. Et pourtant, en 1944, le Gouvernement provisoire de la République française siégeant à Alger avait reconnu la nécessité de faire en sorte que les « Français musulmans » d’Algérie deviennent des citoyens égaux en droit et en fait aux autres citoyens français d’Algérie et de France, mais le programme de réformes politiques, économiques et sociales adopté à ce moment par le GPRF avait besoin de beaucoup plus de dix ans pour rattraper le siècle qui avait été perdu. Puis, après le 1er novembre 1954, les dirigeants de la IVème République tentèrent de mener de front la reconquête militaire et l’accélération des réformes, avant que le général de Gaulle, rappelé au pouvoir en mai 1958 pour sauver l’Algérie française et la République, choisisse de retourner la politique suivie depuis plus d’un siècle en sacrifiant le mythe de l’Algérie française à l’intérêt national.

En somme, la politique algérienne irréaliste suivie par la France de 1830 à 1962 est l’un des plus grands échecs de son histoire. Mais ce n’est pas un événement unique en son genre. L’échec des Anglais à rattacher durablement l’Irlande au Royaume-Uni, après plusieurs siècles de domination non consentie, est tout aussi manifeste.

Question 2 : La commémoration de ce 67ème anniversaire coïncide avec les sorties médiatiques controversées du Président français Emmanuel Macron à travers lesquelles il souffle le chaud et le froid sur les questions mémorielles ? Votre commentaire, d’autant plus que la sortie du Président français intervient dans une conjoncture marquée par la campagne électorale pour l’élection présidentielle du mois d’avril 2022 en France ?

Il est très vraisemblable que la conjoncture électorale joue un rôle dans les déclarations du président Macron comme dans celles du candidat Macron en 2017. Mais cela n’explique pas tout. En 2017, le candidat Macron avait fortement sollicité la bienveillance des électeurs franco-algériens en qualifiant la colonisation de « crime contre l’humanité », au risque de provoquer le ressentiment durable des défenseurs des Français d’Algérie. Par la suite, le président Macron a voulu poursuivre la réconciliation avec l’Algérie tout en s’efforçant de donner des satisfactions aux autres groupes mémoriels rivaux qui coexistent en France.

Question 3 : Ne pensez-vous pas qu’à travers ses propos, Macron vire vers l’extrême droite, au détriment des relations de partenariat privilégié que l’Algérie et la France veulent bâtir ?

Non, même si le président-candidat Macron ne veut pas laisser un boulevard à ses adversaires. Le président Macron a tenté depuis plus d’un an de répondre à la proposition de réconciliation mémorielle formulée en juillet 2020 par le président Tebboune, en chargeant Benjamin Stora de lui proposer des initiatives en ce sens, telles que la reconnaissance de la mort d’Ali Boumendjel entre les mains des parachutistes à Alger ; mais il a été déçu de l’absence de réponse positive de la part des autorités algériennes, et il a tenté de provoquer une réaction du président Tebboune plus favorable que celles des membres de son gouvernement, sans succès. La forme, non diplomatique, était peut-être maladroite, mais il ne s’adressait pas directement au gouvernement algérien. Il a de bonnes raisons de s’interroger sur les véritables intentions de son partenaire.

Question 4 : Quels sont, à votre avis, les motifs ou raisons qui empêchent la réconciliation des Mémoires entre l’Algérie et la France ?

La raison est toujours la même depuis plus d’un quart de siècle : la revendication de repentance adressée à la France depuis 1990 par la Fondation du 8 mai 1945, et généralisée depuis 1995 par le gouvernement et une grande partie de la presse algérienne à l’ensemble des crimes que la France a ou aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962. Ce qui avait provoqué l’échec de la négociation du traité d’amitié franco-algérien proposé par le président Chirac, suivant ce qu’il en a dit dans ses Mémoires en 2011 : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour ‘les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale’. Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’UNESCO à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté ». Par la suite, ses trois successeurs ont été confrontés plus ou moins ouvertement à la même revendication, mais sans résultat, car un président de la République française ne s’adresse pas uniquement au chef de l’Etat algérien : quand bien même il le souhaiterait, il ne peut pas tenir le même discours de repentance face aux groupes mémoriels rivaux qui coexistent en France. Et c’est pourquoi la revendication de repentance avait été clairement désavouée par quatre personnalités algériennes bien connues : Hocine Aït-Ahmed, Redha Malek, Belaïd Abdesselam et Abdelhamid Mehri.

Guy Pervillé

L’agence APS a publié hier une dépêche reprenant de nombreuses citations de mes réponses :

ALGER, 30 octobre 2021 (APS) - Le déclenchement de la Révolution du 1er novembre 1954 marque l’échec des gouvernements français successifs de faire de l’Algérie « une nouvelle province », a indiqué dans un entretien à l’APS l’historien français, Guy Pervillé.

« Pour un historien français, le 1er novembre 1954 est la date à partir de laquelle est devenu de plus en plus évident l’échec des gouvernements français successifs, depuis plus d’un siècle, à faire de l’Algérie une nouvelle province », a souligné ce spécialiste de l’Histoire du colonialisme, du nationalisme algérien et de la guerre de libération.

Pour lui, la date du déclenchement de la Révolution de Novembre 1954 représente « un échec particulièrement manifeste de la part des Républicains qui, après avoir proclamé en 1848 l’assimilation de l’Algérie à la République française, avaient rejeté la politique du ‘royaume arabe’, préconisée par l’empereur Napoléon III de 1860 à 1870, et qui avaient prétendu poursuivre une assimilation mythique en ignorant les réalités démographiques ». En somme, a-t-il poursuivi, « la politique irréaliste suivie par la France de 1830 à 1962 en Algérie est l’un des plus grands échecs de son Histoire ». « Pourtant en 1944, le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) siégeant à Alger, avait reconnu la nécessité de faire en sorte que les ‘Français musulmans’ d’Algérie deviennent des citoyens égaux en droit et en fait aux autres citoyens français d’Algérie et de France », a-t-il fait observer, relevant, toutefois, que « le programme de réformes politiques, économiques et sociales, adopté à l’époque par le GPRF, avait besoin de beaucoup plus de dix ans pour rattraper le siècle qui avait été perdu ». Dans ce sillage, M. Pervillé a relevé qu’après le 1er novembre 1954, les dirigeants de la IVème République ont tenté de « mener, de front, la reconquête militaire et l’accélération des réformes, avant que le Général de Gaulle, rappelé au Pouvoir en mai 1958 pour ‘sauver l’Algérie française’ et la République, choisisse de retourner la politique suivie depuis plus d’un siècle en sacrifiant le mythe de l’Algérie française à l’intérêt national ». S’exprimant sur les raisons qui empêchent la réconciliation des Mémoires entre l’Algérie et la France, cet historien a estimé que « la raison demeure toujours la même depuis plus d’un quart de siècle », citant notamment « la revendication de repentance de la France ». Il a estimé que cela a « provoqué l’échec de la négociation du Traité d’amitié franco-algérien proposé par le Président Jacques Chirac », se référant à cet effet aux Mémoires de l’ancien président français qui avait dit en 2011 que « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale ». Citant aussi le Président Chirac, il a indiqué que ce dernier avait écrit : « Ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté ». M. Pervillé a expliqué que les trois présidents qui ont succédé à Jacques Chirac « ont été confrontés plus ou moins ouvertement à la même revendication, mais sans résultat ». Enchaînant sur les dernières sorties médiatiques du Président français, Emmanuel Macron, M. Pervillé a estimé qu’il est « très vraisemblable » que la conjoncture électorale « joue un rôle dans les déclarations du Président Macron, comme dans celles du candidat Macron en 2017 ». Il a rappelé qu’en 2017, le candidat Macron « avait fortement sollicité la bienveillance des électeurs franco-algériens en qualifiant la colonisation de ‘crime contre l’humanité’, au risque de provoquer le ressentiment durable des défenseurs des Français d’Algérie », ajoutant que « par la suite le Président Macron a voulu poursuivre la réconciliation avec l’Algérie tout en s’efforçant de donner des satisfactions aux autres groupes mémoriels rivaux qui coexistent en France » . (APS)



Forum