Mémoire, justice et histoire (1998)

lundi 29 août 2005.
 
Cet article a été publié dans les Cahiers d’histoire immédiate du GRHI (Toulouse), n° 13, printemps 1998, pp. 101-106. Rétrospectivement, il paraît plus actuel que jamais.

L’une des principales spécificités de l’histoire contemporaine, et surtout très contemporaine, se trouve dans les rapports très étroits qu’elle entretient avec la “demande sociale”. Les sociétés auxquelles appartiennent les historiens de notre temps leur adressent plus ou moins explicitement deux sortes de demandes : de mémoire, et de jugement. La première ne pose pas de problème majeur, puisque dire ce qui a été est incontestablement le premier devoir des historiens. La seconde est, au contraire, source de malentendus et de frustrations : les opinions publiques (ou certaines fractions de celles-ci) attendent des jugements de valeur éthique et politique, alors que les historiens, en tant que tels, ne proposent que des jugements de réalité et de causalité. Il existe donc - et tout particulièrement dans le cas d’événements tragiques - une confusion dans les esprits entre le rôle de l’histoire et celui de la justice. De leur côté, les historiens sont tiraillés entre la nécessité de maintenir la spécificité de leur démarche, et l’impossibilité d’oublier qu’ils sont en même temps des hommes et des citoyens. Qu’ils le veuillent ou non, ils sont appelés à participer au fonctionnement des institutions judiciaires, et sans pouvoir choisir leur rôle.

Le plus flatteur des rôles qui leur sont proposés est celui de l’historien juge suprême. Dans les cas où l’action de la justice n’a pu être menée à son terme, du fait de la raison d’Etat, d’une loi d’amnistie, ou de la prescription, il appartiendrait aux historiens de faire qu’enfin justice soit rendue. Tel est au moins l’espoir des fractions de l’opinion qui ont la conviction d’avoir été victimes d’une injustice historique, notamment les vaincus de la guerre d’Algérie (“Pieds-noirs”, “harkis”, et militaires de carrière), qui réclament une réparation morale. Pour eux, le “tribunal de l’Histoire” est la dernière instance de recours avant celui de Dieu.

Mais les historiens peuvent-ils assumer une si haute et si lourde mission ? La nature de leur métier, qui consiste d’abord à établir des faits, permet de les comparer à des juges d’instruction (censés instruire “à charge et à décharge”), ou à des présidents de cour d’assises (qui doivent arbitrer impartialement les débats contradictoires entre l’accusation et la défense, et guider les délibérations du jury). Mais ils n’ont aucun pouvoir de contrainte, et la sentence définitive ne leur appartient pas. Le “tribunal de l’histoire” est plutôt celui de la postérité, éclairée par les travaux des historiens.

A moins long terme, les historiens sont de plus en plus souvent sollicités par les avocats de l’accusation ou de la défense dans des procès pour crimes contre l’humanité (les seuls qui soient imprescriptibles). Le procès de Maurice Papon à Bordeaux en offre depuis quelques mois un remarquable exemple. On y a vu les deux parties mettre en avant leurs historiens-champions : Robert Paxton pour souligner les lourdes responsabilités de Vichy dans la collaboration avec l’occupant nazi, et Henri Amouroux (dont la qualité d’historien objectif a été contestée par Maître Boulanger) pour les atténuer. Cité par les parties civiles pour témoigner sur la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris (événement postérieur aux faits retenus par l’acte d’accusation, et nonsusceptible de l’être [1]), Jean-Luc Einaudi a vigoureusement mis en cause la responsabilité “directe, personnelle, écrasante” du préfet de police Maurice Papon. Bien qu’il n’ait pas voulu témoigner au procès Papon, l’historien Pierre Vidal-Naquet a également déclaré que la “ratonnade” du 17 octobre 1961 était aussi un “crime contre l’humanité qui devrait être jugé comme tel” [2]. Au contraire un autre chercheur, le professeur de sciences politiques bordelais Michel Bergès, d’abord engagé aux côtés des parties civiles, a dénoncé les erreurs d’interprétation commises dans l’acte d’accusation, et relativisé la responsabilité du secrétaire général de la préfecture de la Gironde de 1942 à 1944 dans les déportations de juifs, au grand mécontentement de ses anciens amis.

D’autres historiens cités par l’une ou l’autre partie ont refusé de comparaître. Ainsi Henri Rousso, directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), s’est récusé par lettre en expliquant que l’historien ne saurait être “un auxiliaire de justice” : “l’historien est un universitaire dont le travail obéit à des normes qui n’ont rien à voir avec celles d’un tribunal. Il ne délivre aucun verdict. Or une cour d’assises ne fonctionne pas avec une logique d’analyse mais de jugement. Ce n’est pas la place d’un historien” [3]. On peut certes contester la citation comme “témoins” d’historiens qui n’ont pas assisté aux faits incriminés, et qui dans certains cas n’étaient même pas nés à l’époque. Mais pourquoi les historiens n’auraient-ils pas leur place auprès d’un tribunal en tant qu’experts, au même titre que les psychologues et autres spécialistes de sciences plus ou moins exactes ?

Quoi qu’il en soit de ce débat fondamental, il ne doit pas faire oublier que les historiens ne sont pas toujours convoqués du bon côté de la barre. Comme tous ceux qui se risquent à écrire sur leurs contemporains, ils peuvent être appelés à répondre de l’abus de leur liberté d’expression si celle-ci est nuisible à autrui, ou ressentie comme telle. Les historiens ne sont pas au-dessus de la loi du 28 juillet 1881 réprimant l’injure et la diffamation, ni des articles 1382 et 1383 du Code civil concernant la responsabilité et l’obligation de réparer le dommage causé à autrui par erreur, mensonge, omission, négligence ou imprudence [4]. En outre, la loi sur les archives de janvier 1979 n’autorise la consultation de certains documents intéressant la sûreté de l’Etat, ou la défense nationale, ou la vie privée des individus, avant des délais particuliers de 60 à 150 ans, que par dérogation au délai général de 30 ans et sous condition de discrétion. A ces lois générales s’ajoutent des lois particulières à certains sujets historiques. Par exemple, la série de lois d’amnistie échelonnées de 1962 à 1982, qui interdisent de citer nommément des individus ayant commis des actes répréhensibles (jugés ou non) à l’occasion de la guerre d’Algérie. Ou encore la loi Gayssot du 13 juillet 1990, qui a créé un délit de “négation de crime contre l’humanité” afin de réprimer plus efficacement “tout acte raciste, antisémite, et xénophobe”. Ces différents exemples semblent aller dans des directions opposées, puisque les lois d’amnistie limitent la liberté de recherche et d’expression de l’historien, alors que la loi Gayssot prétend défendre une vérité dûment établie par leurs travaux. Pourtant, même cette dernière avait été dénoncée comme dangereuse par des historiens conscients de leurs devoirs professionnels autant que civiques [5].

En effet, la multiplication des lois, des plaintes déposées par des particuliers ou des associations, et des jugements faisant jurisprudence, tend à faire des juges les gardiens de la qualité professionnelle des historiens, et ceux de la vérité historique elle-même. En sanctionnant les manquements à la méthodologie de l’historien “prudent, avisé, et conscient de ses devoirs d’objectivité”, ils désignent ceux qui sont indignes de ce titre. Et surtout, ils risquent de se laisser entraîner à outrepasser leur compétence, en définissant eux-mêmes la vérité historique avant qu’elle ait pu être établie par le consensus de la communauté des historiens.

Un récent procès a illustré cette redoutable dérive. L’historien américain Bernard Lewis, à la suite de propos publiés dans Le Monde des 16 novembre 1993 et 1er janvier 1994, où il avait contesté la qualité de “génocide” à la déportation des Arméniens par les Turcs en 1915, a été poursuivi en justice par le Comité de défense de la cause arménienne en vertu de la loi Gayssot. Le tribunal correctionnel de Paris a débouté les plaignants, attendu que cette loi s’applique seulement aux crimes contre l’humanité “commis pendant la dernière guerre mondiale par des organisations ou des personnes agissant pour le compte des pays européens de l’Axe”. Mais d’autres associations ont déposé une nouvelle plainte en s’appuyant sur l’article 1382 du Code civil. Le 21 juin 1995, le Tribunal de grande instance de Paris a condamné Bernard Lewis à payer des dommages et intérêts au Forume des organisations arméniennes et à la LICRA, pour avoir “occulté les éléments contraires à sa thèse”, pour s’être exprimé “sans nuance sur un sujet aussi sensible”, et pour avoir tenu des propos “fautifs” parce que “susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne”. Bien que le tribunal ait déclaré qu’il n’avait pas mission d’arbitrer et de trancher les controverses “provoquées par des événements se rapportant à l’histoire”, il a pourtant donné raison à une école d’historiens (ceux du peuple arménien) contre une autre (ceux de l’empire ottoman et de la Turquie) avant que leur débat contradictoire ait pu aboutir à un consensus [6].

Quoi que l’on pense du fond de la question, ce jugement a créé un précédent, que l’historienne et présidente de la Ligue des droits de l’homme, Madeleine Rébérioux, a très justement dénoncé comme dangereux pour la justice et pour l’histoire [7]. En tant qu’enjeu de mémoires passionnelles et conflictuelles, l’histoire de la guerre d’Algérie est particulièrement exposée. Déjà, parallèlement aux péripéties de l’affaire Bernard Lewis, l’historien de l’Algérie contemporaine et de la décolonisation Charles-Robert Ageron a été accusé de “révisionnisme” par l’auteur anticolonialiste Yves Benot, qui lui reprochait de minimiser le nombre de victimes des “massacres coloniaux” [8] (les 45.000 morts de mai 1945 en Algérie, les 6.000 morts de Haïphong en novembre 1946, les 89.000 morts de Madagascar en 1947-1948, auxquels François Maspero rajouta dans sa préface le million de morts de la guerre d’Algérie). Puis par un bulletin de défense de la cause harkie, Le Clin d’oeil, qui l’accusa de “négationnisme” au sens de la loi Gayssot pour son refus de reconnaître “les 150.000 harkis massacrés de la vérité historique” [9]. La formulation d’accusations semblables contre le même historien par des auteurs aux opinions diamétralement opposées devrait suffire à en démontrer l’inanité. Ceux-ci n’ont en commun que la conviction de posséder la vérité, leur vérité sur la guerre d’Algérie (symbolisée par certains nombres mythiques, fondés sur l’argument d’autorité et la répétition), et leur intolérance envers ceux qui la remettent en question. En croyant sincèrement défendre la vérité historique, ils empêchent les historiens de l’établir par leurs recherches et leurs débats.

D’autres dérives sont encore à craindre. De nombreuses associations de rapatriés, de “harkis” et de militaires dénoncent le poids de ce qu’ils appellent la “désinformation” imposée par les “tiers-mondistes pleurnichards”, et réclament une “réécriture de l’histoire” de la colonisation et de la décolonisation. Pour y parvenir, ils souhaitent une intervention des pouvoirs publics, par un grand débat parlementaire et par “la création d’une commission d’historiens afin de rétablir la vérité historique sur sur la présence française en Algérie de 1830 à 1962” [10]. A supposer qu’une majorité de droite leur donne satisfaction, l’histoire de la colonisation et de la décolonisation française deviendrait un enjeu politique, comme la législation sur l’immigration et le code de la nationalité française. Elle serait alternativement procoloniale (comme sous la IIIème et la IVème République) et anticoloniale (comme en Algérie depuis l’indépendance).

Ainsi, l’indépendance des historiens qui travaillent en France sur la colonisation et la décolonisation, garantie depuis 1962 par l’absence d’une doctrine officielle en la matière, pourrait être remise en cause. Ce n’est heureusement qu’une éventualité assez peu vraisemblable, faute d’une mémoire nationale cohérente. Les historiens doivent néanmoins mieux apprécier et mieux défendre leur indépendance, qui ne va pas de soi partout, comme le montre l’exemple algérien [11].

La vérité historique n’appartient à personne. Il appartient pourtant aux historiens de chercher à la connaître et à la faire connaître, en en proposant des représentations toujours imparfaites, donc susceptibles d’être révisées sur la base de nouvelles sources ou de nouvelles interprétations. Il appartient également à chacun d’entre eux de communiquer ses travaux à ses collègues et de les convaincre de leur validité, de façon à élaborer un savoir commun. La communauté des historiens n’est pas un ordre organisé disciplinairement comme celui des médecins ou des avocats : elle est fondée sur la réciprocité de la reconnaissance et de la critique, au service d’un but commun. Elle n’a pas besoin de la justice pour distinguer les “bons” des “mauvais” historiens, ni pour définir la vérité historique, ni pour la défendre par l’autorité de la chose jugée. Sans se placer au-dessus des lois, ni en dehors de la Cité, les historiens résisteront d’autant mieux aux empiètements de la justice et des autres pouvoirs de l’Etat qu’ils sauront répondre aux attentes légitimes des différents secteurs de la société et de l’opinion, tout en refusant de se laisser embrigader au service de l’un ou de l’autre.

Guy Pervillé


P S : Les Cahiers d’histoire immédiate, revue semestrielle du Groupe de recherche en histoire immédiate de Toulouse, ont publié plusieurs dossiers sur la guerre d’Algérie. Le présent article était le dernier d’un dossier intitulé "L’Algérie, de la guerre à la crise", comprenant également les articles suivants :

-  Jean Gasc, Appelé en Algérie en 1956-1957.

-  Sybille Chapeu, La Mission de France et le droit à l’indépendance du peuple algérien.

-  Benjamin Stora, Le poids des origines dans la violence actuelle en Algérie.

-  Miloud Zaater, La presse algérienne francophone face à l’irruption de l’islamisme.

-  Jean-Charles Jauffret, La Vème République et la seconde guerre d’Algérie (1988-1997). Pistes pour une recherche.

-  Miloud Zaater, Le paysage politique algérien à la fin des années quatre-vingt dix.

[1] A cause de la “déclaration des garanties” contenue dans les Accords d’Evian, et des lois d’amnistie qui en découlent.

[2] “Ce qui accable Papon”, Le Nouvel Observateur, 23-29 octobre 1997, pp. 56-57.

[3] Cité dans Le Monde de l’éducation, n° 253, novembre 1997, p. 30.

[4] Cité dans l’article de l’ASAF (Association de soutien à l’armée française), “La vérité historique dans les manuels scolaires”, in Pieds-Noirs d’hier et d’aujourd’hui, n° 85, décembre 1997, p. 25.

[5] Madeleine Rébérioux, “Le génocide, le juge, et l’historien”, L’Histoire, n° 138, novembre 1990, pp. 92-94.

[6] Voir le dossier contradictoire sur le massacre des Arméniens dans L’Histoire, n° 187, avril 1995, pp. 22-44, et les lettres postérieures des historiens Claude Mutafian et Gilles Veinstein dans le courrier des lecteurs.

[7] Madeleine Rébérioux, “Les Arméniens, le juge, et l’historien”, L’Histoire, n° 192, octobre 1995, p. 98.

[8] Massacres coloniaux. La IVème République et la mise au pas des colonies françaises. La Découverte, 1994.

[9] Le Clin d’oeil, dir. Ahmed Kaberseli, Dieppe, n° 88, 89 et 90 (août, septembre et octobre 1994).

[10] Abdelaziz Meliani, La France honteuse. Le drame des harkis. Perrin, 1993, pp. 222-223. Le problème crucial est de savoir quelle autorité désignerait les membres de cette commission, et suivant quels critères.

[11] Sur les rapports entre mémoire et histoire de la guerre d’Algérie des deux côtés de la Méditerranée, voir notre article dans Confluences, n° 19, automne 1996, pp. 157-163 ; et sur le cas algérien, voir la dernière partie de La guerre d’Algérie et les Algériens, sous la direction de Charles-Robert Ageron, Armand Colin, 1997 (contributions de Gilbert Meynier, Tayeb Chenntouf, Fouad Soufi, Hassan Remaoun, Guy Pervillé et Benjamin Stora).



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