« A l’histoire revient le pouvoir d’élargir le regard dans l’espace et dans le temps, la force de la critique dans l’ordre du témoignage, de l’explication et de la compréhension, la maîtrise rhétorique du texte, et plus que tout l’exercice de l’équité à l’égard des revendications concurrentes des mémoires blessées et parfois aveugles au malheur des autres ».
Paul Ricoeur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », conférence à la Sorbonne, 13 juin 2000, Le Monde du 15 juin, p.16.
La guerre d’Algérie a été une double guerre civile autant qu’une guerre entre deux peuples étrangers.
D’abord, elle a profondément divisé les Algériens. Parce que la masse des « Algériens » d’origine européenne ou juive autochtone a refusé de se séparer de la France ; et parce que le peuple algérien musulman n’a pas toujours ni partout répondu à l’appel de l’insurrection par l’adhésion immédiate et constante que postulait le discours unanimiste du FLN.
Ensuite, son issue a transporté la division en France. Parce que la masse des Français de métropole s’est peu à peu désolidarisée de ses compatriotes d’Algérie. Et parce que les vaincus de la décolonisation se sont réfugiés sur le sol de leur marâtre patrie, où ils ont été bientôt rejoints par un afflux croissant de ressortissants algériens en quête d’emplois. Il en est résulté, jusqu’à nos jours, la coexistence forcée de mémoires antagonistes, et l’absence de mémoire consensuelle.
En Algérie, tout au contraire, la victoire du nationalisme algérien a éliminé toutes les autres tendances, et refoulé l’expression de leurs mémoires. Une seule mémoire officielle a été imposée à tous les Algériens, et inculquée aux jeunes nés après 1962, qui sont aujourd’hui largement majoritaires.
Et pourtant, depuis 1988 et 1992, la crise du régime et le déchaînement d’une nouvelle guerre civile ont entraîné une inéluctable remise en cause des mythes et des tabous. Non seulement la réhabilitation des acteurs occultés du mouvement national algérien, mais aussi la remise en question radicale du bilan, et même du bien-fondé, de l’indépendance. Au moins dans la génération qui a connu le temps des Français, une tendance « révisionniste » s’exprime ouvertement en paroles, plus rarement par écrit. Celle-ci suscite des réactions passionnelles de rejet chez des Algériens de toutes opinions ; mais le fait est que le mythe de l’Algérie unanime est brisé.
Face à ces mémoires collectives éclatées et conflictuelles, quelle peut être l’attitude des historiens ? Dans quelle mesure leur travail doit-il en tenir compte ? Peut-il, en les conciliant, contribuer à réconcilier leurs porteurs, dans chacun des deux pays, voire à travers la frontière méditerranéenne ?
Avant de répondre à ces questions, il convient de préciser que « l’historien de la guerre d’Algérie » n’existe pas : il n’y a que des historiens, trop peu nombreux pour l’ampleur de la tâche. Ceux-ci travaillent dans des conditions très différentes suivant leur origine, leur nationalité, le pays où ils exercent leur métier, la génération à laquelle ils appartiennent. L’auteur de ces lignes n’exprime que son opinion personnelle, sans autre prétention que celle d’avoir consacré plus de trente ans de recherches, de lectures et de réflexion à la guerre d’Algérie.
Plusieurs attitudes se proposent aux historiens. La plus décriée de nos jours est l’ataraxie prônée par les adeptes de l’école « méthodique », dont le culte de l’objectivité et de l’impartialité à outrance les conduisait à se retrancher dans une tour d’ivoire loin des passions du monde, comme s’ils n’avaient été d’aucun temps ni d’aucun pays. Cette attitude pourrait convenir à ceux qui étudient des faits très éloignés dans le temps, mais elle est très peu crédible dans le cas d’un sujet aussi contemporain et actuel. Un historien de la guerre d’Algérie ne peut réussir à faire croire qu’il n’est motivé que par une curiosité personnelle désintéressée. Pourrait-il, en effet, rester indifférent aux points de vue des acteurs et des témoins qu’il a eu la chance de rencontrer, et se désintéresser de leurs réactions à ses écrits ?
A l’opposé, certains acteurs et témoins qui se considèrent comme les victimes d’une injustice historique attendent trop des historiens. C’est particulièrement vrai des vaincus de la décolonisation, qui se plaignent d’être dénigrés par une entreprise de « désinformation », et qui aspirent à leur réhabilitation intégrale ainsi qu’à la condamnation de leurs ennemis. Dans leur esprit, le tribunal de l’histoire est la dernière instance de recours avant celui de Dieu. Mais en réalité, un historien n’est pas qualifié pour jouer le rôle du juge suprême. Il n’a ni l’omniscience, ni la légitimité transcendante qui l’habiliteraient à juger infailliblement les actions des hommes, et d’autant moins qu’il n’a pas été personnellement impliqué dans la situation en cause. Il ne peut prononcer que des jugements de réalité et de causalité, qui sont toujours susceptibles d’être contestés et révisés.
Les défenseurs des mémoires antagonistes attendent surtout que des historiens leur prêtent leur appui pour servir de caution scientifique à leurs revendications. Ceux des historiens qui ont vécu la guerre d’Algérie en tant qu’hommes et que citoyens responsables ont du mal à leur résister, dans la mesure où ils l’ont d’abord perçue comme un problème politique et moral qui les a obligés à prendre parti. Il leur est donc difficile de se dégager entièrement de leur engagement initial. Cette situation, si compréhensible soit-elle, est dangereuse, car elle risque de faire éclater la communauté des historiens en substituant aux débats scientifiques des polémiques idéologiques.
Mais les historiens appartenant à des générations plus récentes, qui n’ont pas vécu activement les événements d’Algérie, ceux qui n’ont pas de mémoire personnelle à défendre, et surtout ceux qui sont nés après 1962, ne sont pas obligés de marcher sur les traces de leurs aînés en prenant parti rétroactivement. Au contraire, l’extériorité et la rétrospection de leur point de vue leur permettent de jouer un rôle plus utile que celui d’avocats d’une des mémoires antagonistes : celui d’experts, d’arbitres et de médiateurs, capables de faciliter le dialogue et le rapprochement entre d’anciens adversaires.
L’expertise consiste d’abord à juger la véracité des faits allégués par les uns et par les autres, et à mettre à la disposition de tous des faits à l’objectivité soigneusement vérifiée. Cette tâche est nécessaire pour combattre les oublis et les déformations des mémoires non critiquées, qui dégénèrent très vite en légendes et en mythes. L’exemple des bilans du nombre de victimes de la guerre d’Algérie ou de certains de ses épisodes est particulièrement significatif d’une tendance à l’exagération qui se manifeste également dans tous les camps. De même que la sélectivité des mémoires partisanes, qui valorisent certains événements et en occultent d’autres suivant l’identité et la tendance de leurs acteurs ou de leurs victimes. Rétablir la plus grande objectivité possible dans la connaissance des faits, de tous les faits, est une tâche primordiale. Il ne faut pas avoir peur de faire de l’histoire événementielle : celle-ci doit être réhabilitée comme la première et indispensable étape du travail historique.
L’expertise consiste également à proposer des interprétations des rapports de causalité qui permettent de comprendre l’enchaînement des événements. Il ne s’agit pas de choisir, entre deux discours de propagande qui se contredisent systématiquement, celui qui serait « politiquement correct », et de rejeter l’autre en bloc. Il convient au contraire d’examiner avec impartialité tous les témoignages et les documents disponibles, quels que soient les partis pris de leurs auteurs, et de les confronter méthodiquement pour en dégager les faits objectifs reconnus par tous, et pour leur donner une explication acceptable par tous.
Mais, une fois ce travail accompli, les historiens peuvent-ils éluder la question que le public ne manquera pas de leur poser : « Qui avait raison et qui avait tort ? Quelle était la bonne cause, l’Algérie algérienne, ou l’Algérie française ? ». A notre avis cette question est dépassée. Près de quarante ans après l’indépendance de l’Algérie (fait irréversible, sur lequel nul ne souhaite revenir), il est possible de distinguer deux questions qui étaient auparavant inextricablement confondues, et qui appellent des réponses différenciées : quels étaient les mérites et les torts de la France d’une part, et ceux de la Révolution algérienne d’autre part. Autrement dit : l’Algérie pouvait-elle rester sous la souveraineté française, et devait-elle être confiée au pouvoir du FLN ?
La France avait conquis l’Algérie par la force et par la violence, en oubliant ses principes libéraux, démocratiques et humanitaires. Mais sa violence n’avait pas été sans précédent, ni sans équivalent contemporain . Avait-elle vraiment dépassé celle des conquêtes romaine et arabe, et des répressions turques ? En tout cas, elle ne fut pas pire que celle des Américains (auxquels nul ne conteste ce nom) refoulant les « sauvages » vers l’Ouest à la même époque.
La France a cru pérenniser et légitimer sa présence imposée en accomplissant en Algérie une œuvre considérable, dont les vestiges matériels encore visibles continuent de susciter l’admiration. Mais cette œuvre accomplie pour l’essentiel par des Français ou sous leur direction a surtout profité à ceux-ci et aux catégories qui leur ont été juridiquement et politiquement assimilées (étrangers d’origine européenne, juifs autochtones et quelques « indigènes naturalisés »). La masse de la population arabo-berbère, restée largement majoritaire, et reléguée dans un statut d’assujettissement, n’en a bénéficié que marginalement. Sa multiplication par 3 (de 1830 à 1954) ou par 4 (de 1872 à1962) n’a pas entraîné une élévation proportionnelle de son niveau de vie, bien au contraire. La France a trop longtemps négligé la « civilisation » et l’assimilation de la population « indigène », parce qu’elle comptait avant tout sur la colonisation de peuplement pour faire de l’Algérie une province française (comme l’a justement souligné le Manifeste du peuple algérien). Or, la faiblesse démographique de la France condamnait à l’échec cette option « coloniste » (comme Napoléon III l’avait compris dès 1860).
Ainsi, la colonisation française en Algérie a fini par une catastrophe, non qu’elle fût exceptionnellement injuste, mais parce qu’elle était irréaliste. Il n’était ni juste ni raisonnable de traiter comme quantité négligeable l’énorme majorité de la population de l’Algérie. Les responsables de la politique française en prirent conscience trop tard, et quand ils le firent, ni Vichy ni la France libre n’osèrent renoncer au dogme de la souveraineté française. Les deux régimes comptèrent trop sur des plans de réformes économiques dont ils n’avaient pas les moyens, et sous-estimèrent l’urgence de réformes politiques radicales.
Pourtant, les avertissements n’avaient pas manqué, depuis les déclarations de Napoléon III en faveur d’un « royaume arabe ». Citons seulement le maréchal Lyautey, prônant dès 1925 l’émancipation progressive de toutes les possessions françaises d’Afrique, le gouverneur général Viollette osant dès 1931 mettre en doute la viabilité de l’Algérie coloniale, et le général Catroux signalant au CFLN que si la dernière chance de la politique d’assimilation échouait, la France devrait changer de politique et se donner comme but la formation d’un Etat algérien où puissent cohabiter deux populations (les européens et les musulmans) inégales en nombre et en richesse. Le général de Gaulle, parfaitement informé du problème algérien dès 1944, semble avoir fait son choix dès 1947, mais sans le proclamer clairement . Raymond Aron fut donc l’un des premiers (dans sa brochure, La tragédie algérienne, parue en 1957) à expliquer pourquoi les caractères économiques et démographiques de la population algérienne musulmane rendaient impossible son intégration dans la nation française et recommandaient la séparation des deux pays . D’après ses Mémoires, la plupart des hommes politiques importants de la IVème République l’approuvaient en privé sans oser le dire en public.
L’incapacité de tous les régimes antérieurs à la Vème République à corriger une politique fondamentalement erronée relativise les responsabilités individuelles et partisanes. On ne peut l’imputer unilatéralement, ni aux « colons » ou aux « pieds-noirs », ni à la droite ou à l’extrême droite, ni à la « trahison » d’une gauche infidèle à ses principes, ni même à la puissance anonyme du « système » colonialiste ou impérialiste . Une explication complète doit tenir compte du poids des mentalités collectives enracinées dans la longue durée, notamment de celui des préjugés envers l’Islam, et du complexe de supériorité des « civilisés » sur les « barbares ».
La responsabilité majeure de la France est donc de ne pas avoir su prévenir la guerre d’Algérie en assurant équitablement la progression de tous les Algériens de toutes origines, par une intégration ou par une autonomisation entreprises à temps. Elle répéta ensuite ses premières fautes, en autorisant l’emploi de « tous les moyens » par les « forces de l’ordre » contre les « hors la loi », tout en croyant rattraper le temps perdu par des efforts sans précédent en faveur des « Français musulmans ». Le général de Gaulle peut être crédité du mérite d’avoir voulu trancher définitivement un problème que tous ses prédécesseurs avaient éludé. Mais la « solution du bon sens », qu’il imposa au prix d’une guerre civile limitée, ne fut et ne pouvait pas être innocente. Les Français d’Algérie et les « Français musulmans », rapatriés ou réfugiés en métropole, ont de bonnes raisons de se plaindre d’avoir été traités en boucs émissaires et sacrifiés au repos de la France, sans que le problème algérien ait été vraiment résolu (comme l’atteste la persistance de l’émigration).
La Révolution algérienne a tiré son origine et sa légitimité d’une mémoire collective qui a transmis le traumatisme de la conquête et le refus de la domination étrangère d’une génération à l’autre, mémoire consolidée par l’expérience répétée de l’inégalité des droits et des conditions de vie entre les descendants des vainqueurs et ceux des vaincus. La trop longue incapacité de la France à redonner à ces derniers leur juste place dans leur pays enracina parmi eux l’idée suivant laquelle les Français devraient en partir un jour comme ils y étaient entrés, par la force. Cette idée accrût son audience dans la mesure où toutes les revendications de réformes égalitaires dans le cadre français, puis d’émancipation pacifique, furent ajournées. Elle avait toutes les apparences de la vérité, même si l’on peut supposer que la mise en œuvre de la politique d’intégration aurait déterminé tôt ou tard, par son coût et par ses conséquences, un changement de politique. En tout cas, elle a inspiré un culte exagéré de la violence, préconisant dès le 1er novembre 1954 l’emploi de « tous les moyens » présumés efficaces, et faisant l’apologie de la « violence absolue » pour la libération des « damnés de la terre » (Frantz Fanon).
Préparée secrètement par un petit groupe, l’insurrection algérienne s’est légitimée par le grand nombre des volontaires qui l’ont rejointe pour militer ou combattre dans les rangs du FLN-ALN, et qui ont accepté de souffrir ou de mourir pour sa cause. Pourtant, ce nombre n’a pas été indiscutablement supérieur à celui des « Français musulmans » d’Algérie qui se sont plus ou moins spontanément engagés dans le camp français, ou qui s’y sont ralliés après avoir abandonné l’autre camp. L’insurrection n’a pas été le fait d’une infime minorité de bandits et de fanatiques terrorisant un peuple pacifique, mais elle n’a pas été non plus celui d’une nation unanime. Elle fut l’œuvre d’un mouvement national, c’est-à-dire d’une minorité convaincue et organisée se considérant comme l’avant garde du peuple dont elle prétendait exprimer la volonté générale. Or, l’adhésion du peuple algérien n’eut pas toujours ni partout la spontanéité ni l’unanimité espérées. Le FLN-ALN dut mener contre les Algériens réfractaires à son autorité une guerre civile inavouée, dont les sanglantes représailles de 1962 furent le paroxysme. L’Etat algérien reconstitué par sa lutte armée persista ensuite à se réclamer d’une unanimité imposée et à condamner toute divergence comme une trahison, ce qui donna le pouvoir au plus fort, et interdit la démocratie au moins jusqu’en 1989. Ainsi, la « guerre de libération » substitua une domination interne à une domination étrangère. Comme l’a écrit Mohammed Harbi, l’histoire doit expliquer « pourquoi des hommes dont la résistance force l’admiration n’ont pas su devenir des hommes libres » .
La révolution anticoloniale ne pouvait manquer de remettre en cause le partage inéquitable du pouvoir, des ressources et des richesses entre les colonisateurs et les colonisés. Depuis la révolte de mai 1945, aux yeux de la plupart des Français d’Algérie, l’indépendance signifiait « la valise ou le cercueil ». Pourtant, dans sa proclamation du 31 octobre 1954, le FLN leur avait promis le respect de leurs personnes et de leurs intérêts légitimes, et le choix entre le statut d’étranger et la nationalité algérienne dans l’égalité des droits et des devoirs. Mais ces promesses furent vite oubliées dans l’ardeur du combat : des Européens furent visés, par vengeance ou par provocation, en tant que tels et non seulement comme « colonialistes », ce qui consolida leur attachement presque général à l’Algérie française. Les garanties de sécurité des personnes et des biens contenues dans les accords d’Evian ne furent pas mieux respectées. Les provocations de l’OAS et l’absence d’une autorité incontestée à la tête du FLN-ALN entraînèrent une insécurité générale qui déclencha l’exode massif des Français d’Algérie. La plupart de ceux qui tentèrent de rester furent tôt ou tard contraints de partir par des mesures de nationalisation ou de spoliation. En dépit des dénégations, les faits portent à croire que l’expulsion des « Pieds noirs » et l’appropriation de leurs biens comme « butin de guerre » fut le principal but inavoué de la Révolution algérienne. S’il est vrai que « prendre la place du colon » était, selon Fanon, le rêve de tout colonisé, il ne pouvait se réaliser pour tous : le départ massif des Français plongea l’Algérie dans une profonde crise de désorganisation, et ne profita qu’à une minorité dont la promotion extraordinairement rapide bloqua celle des générations suivantes.
La nature autoritaire et despotique du régime politique élaboré par le FLN dans sa lutte contre la France, les conditions violentes dans lesquelles il s’est emparé du pouvoir, des choix fondamentaux erronés dictés par l’idéologie anticolonialiste, et l’instrumentalisation de la mémoire de la guerre de libération comme moyen de légitimation et de délégitimation, expliquent la crise politique des années 1988 à 1992 et l’extrême violence de la guerre civile qui en résulta. Les responsabilités de la France dans ce sanglant échec ne sauraient être qu’indirectes : trente-huit ans après leur indépendance, les Algériens doivent assumer la responsabilité principale de leur destin.
Voilà pourquoi le rôle des historiens n’est pas de donner raison à l’une ou à l’autre des mémoires dont l’affrontement prolonge celui des propagandes antagonistes d’autrefois. Il vaut mieux reconnaître à chacune sa part de vérité et sa part d’erreur, de façon à inciter leurs partisans à l’autocritique, et au dialogue avec certains de leurs anciens adversaires. C’est possible, à condition de faire admettre que la vérité historique ne se confond pas avec la mémoire particulière qu’un groupe considère comme son patrimoine, mais qu’elle doit se construire en confrontant et en combinant sans exclusive les témoignages et les documents de toutes les tendances. Et que cette vérité, au lieu d’être univoque, peut comporter des aspects contradictoires ; la guerre d’Algérie pouvant être à la fois une « guerre de libération » d’un peuple dominé par un autre, et une « guerre révolutionnaire » par laquelle une minorité organisée a imposé son pouvoir à son propre peuple. Les fondements de cette méthode ont été exposés depuis longtemps, par Descartes : « La diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit bon, mais le principal est de l’appliquer bien » . Et développés par Pascal : « Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à quelqu’un qu’il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où elle est fausse. Il se contente de cela, car il voit qu’il ne se trompait pas, et qu’il manquait seulement à voir tous les côtés ; or on se fâche pas de ne pas tout voir, mais on ne veut pas s’être trompé » .
En dépit de ces illustres autorités, l’efficacité de cette méthode n’est pas garantie dans tous les cas. En effet, rien n’est plus réconfortant que de se croire les innocentes victimes de la « causalité diabolique », et de ne fréquenter que ceux qui partagent la même conviction. L’explication historique ne peut prétendre supprimer entièrement les enjeux politiques et moraux des événements, ni les jugements de valeur qu’ils appellent ; mais elle peut mieux en circonscrire le champ en éliminant les faux problèmes. Par exemple, elle peut dissiper un grief infondé de nombreux rapatriés, suivant lesquels de Gaulle aurait pris un malin plaisir à les faire souffrir pour se venger de leur tiédeur à son égard dans les années 1940 à 1944 ; on sait au contraire qu’il a agi suivant ce qu’il croyait être son devoir envers la France, et que ce devoir lui fut, comme il l’écrivit lui-même, « proprement cruel » . Les historiens ne croient pas davantage que, sans lui, l’Algérie serait restée française ; l’un des plus sévères à son égard, l’Algérois Xavier Yacono, concluait ainsi : « A terme, nous croyons que l’indépendance était inéluctable, mais il n’était pas inévitable qu’elle prît la forme d’une débandade souvent tragique » . L’histoire comparative des décolonisations permet de constater que la politique intransigeante du dictateur portugais Salazar n’a fait que retarder une décolonisation aussi chaotique que celle de l’Algérie. Et l’étude comparée de la formation des mouvements nationaux dans les empires permet de relativiser la singularité du cas algérien, en montrant qu’ailleurs- par exemple en Irlande - des causes analogues ont produit des effets comparables.
La guerre d’Algérie reste un sujet trop passionnel pour pouvoir être entièrement historicisé, tout au moins aussi longtemps qu’il en restera des survivants, et que les représentations de ce passé douloureux influeront sur l’avenir de l’Algérie, de la France, et de leurs relations. Les jugements de valeur politiques et moraux ne sont pas le propre des historiens en tant que tels, mais ils peuvent s’y risquer en tant qu’hommes et que citoyens, car il n’y a pas de contradiction fondamentale entre la morale civique et la déontologie historique. Leur rôle propre pourrait être de susciter et d’arbitrer des débats réunissant les porteurs de mémoires antagonistes, en y faisant respecter l’objectivité des faits et l’équité des jugements. C’est-à-dire, en dénonçant le procédé trop courant qui consiste à juger des actes semblables en utilisant « deux poids et deux mesures », avec indulgence ou avec sévérité suivant qu’ils ont été commis par ses amis ou par ses ennemis. Ce qui revient à autoriser l’emploi de « tous les moyens » à ceux que l’on croit avoir politiquement raison, et à les refuser tous à ceux auxquels on donne tort : autrement dit, à ruiner la morale en la subordonnant à la politique, laquelle n’est pas une science exacte.
Ce procédé injustifiable est le principal obstacle à une véritable réconciliation franco-algérienne, et à l’intérieur des deux peuples. Celui-ci ne peut être levé que par une volonté commune de procéder simultanément à des examens de conscience également exigeants, au nom de valeurs partagées. La repentance unilatérale ne saurait être la solution. Les Algériens et les Français ont également besoin de reconsidérer leur passé avec esprit critique, en distinguant clairement les actes qui méritent d’être honorés et ceux qui ne le méritent pas. Les récents et actuels malheurs de l’Algérie, en démontrant d’une manière éclatante les méfaits du culte de la violence, permettent d’espérer cette convergence des volontés.
Si cette condition se trouve accomplie un jour, il sera enfin possible d’en finir avec la guerre d’Algérie.
Guy Pervillé
Voici la table des matières de ce très riche colloque.
Charles-Robert Ageron, historien de l’Algérie coloniale, par Daniel Rivet.
L’ALGERIE AU LENDEMAIN DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE : UNE SOCIETE FIGEE ?
Les archives de la guerre d’Algérie, par Agnès Goudail.
Les années vichystes dans l’évolution des relations intercommunautaires en Algérie, par Jacques Cantier.
L’impossible séparation. Administration coloniale, élus et religieux musulmans face à "l’indépendance du culte musulman" en Algérie (1947-1959), par Michel Renard.
Droit colonial algérien de la citoyenneté : conciliation illusoire entre des principes républicains et une logique d’occupation coloniale (1865-1947), par Laure Blévis.
Du Comité Central Exécutif au GPRA : les vertus de la collégialité, par Mohammed Harbi.
La répression civile du soulèvement nord-constantinois, mai-juin 1945, par Jean-Louis Planche.
Les entreprises françaises et la modernisation de l’Algérie : l’exemple des travaux routiers, par Dominique Barjot.
Une histoire bancaire transméditerranéenne : la Compagnie algérienne, d’un ultime apogée au repli (1945-1970), par Hubert Bonin.
Maurice Rolland : la justice en Algérie et à Madagascar, par Christèle Noulet.
GUERRE D’ALGERIE : ORIGINALITE D’UN CONFLIT
Guerre d’Algérie et conquête de l’Algérie, par Jacques Frémeaux.
La loi "sur les institutions de l’Algérie" du 5 février 1958, par Paul Isoart.
D’Indochine en Algérie : la rééducation des prisonniers dans les camps de détention, par Sylvie Thénault.
Quoi de neuf sur le Putsch ?, par Maurice Vaïsse.
La genèse des Unités territoriales, par Denis Gagnou.
La politique coloniale française et la structuration du projet nationalitaire en Algérie : à propos de l’idéologie du FLN, puis de l’Etat national, par Hassan Remaoun.
Pluralisme et unité pendant la guerre d’indépendance (1954-1962). Contrepoints maghrébins, par Tayeb Chenntouf.
LA GUERRE d’ALGERIE : RESONANCES INTERNATIONALES
Les Marocains "ralliés" au Viet-Minh. Une histoire virtuelle (1947-1972-2000), par Nelcya Delanoë.
La guerre d’Algérie et les indépendances du Maroc et de la Tunisie, par Zahir Ihaddaden.
Les Etats-Unis, l’Algérie et l’équilibre stratégique (1954-1962), par Samya El Mechat.
"Action psychologique" et "propagande" au Cameroun à la fin des années cinquante, par Marc Michel.
Les Français d’Algérie rapatriés à Alicante, par Jean-Jacques Jordi.
Sartre et la décolonisation, par Bernard Droz.
La police parisienne et la guerre d’Algérie, par Jean-Paul Brunet.
La décolonisation en chantant. Les guerres d’Indochine et d’Algérie à travers la chanson française, par Alain Ruscio.
Le grand patronat colonial face à la guerre d’Algérie, par Catherine Hodeir.
Les Algériens à Marseille pendant la guerre d’indépendance, par Emile Témime.
Un 14 juillet 1953 à Paris, par Danielle Tartakowski.
Les anarchistes français et la guerre d’Algérie, par Gilbert Meynier.
Le coût de la guerre d’Algérie, par Daniel Lefeuvre.
AUTOUR DE LA CONSTRUCTION DU RECIT HISTORIQUE
Guerre d’indépendance, ou révolution ?, par Denis Berger.
La guerre d’Algérie au miroir des écritures, par Daho Djerbal.
Ecrire l’histoire militaire de la guerre d’Algérie, mission impossible ?, par Jean-Charles Jauffret.
La SAS de Catinat, entre souvenirs d’un officier et écriture de l’histoire, par Grégor Mathias.
Une auto-intoxication de services secrets. Histoire et ethnologie dans la guerre d’Algérie, par Camille Lacoste-Dujardin.
Les entretiens avec d’anciens soldats : une source pour l’histoire de la torture pendant la guerre d’Algérie, par Raphaëlle Branche.
L’histoire peut-elle réconcilier les mémoires antagonistes de la guerre d’Algérie ?, par Guy Pervillé.
Algérie-Maroc : les générations politiques du nationalisme. autour de l’indépendance, fondations et ruptures, par Benjamin Stora.
Oran, 28 février 1962-5 juillet 1962. Deux événements pour l’histoire, deux événements pour la mémoire, par Fouad Soufi.
En guise de clôture, par Mahfoud Kaddache.