Terrorisme et guérilla : de la Toussaint rouge à la tragédie des harkis (2002)

mardi 15 août 2006.
 
Cette conférence a été prononcée le 21 février 2002 à l’Université Paris V, dans le cadre du cycle de l’Université de tous les savoirs consacré à la guerre d’Algérie. Puis elle a été publiée, avec l’ensemble de ce cycle, par les Editions Odile Jacob en août 2004.

La guerre d’Algérie est trop souvent considérée d’une manière unilatérale. Il convient au contraire, si l’on veut la comprendre historiquement, d’analyser l’interdépendance, l’interaction des comportements des deux camps, et l’engrenage des violences qui en est résulté.

Qui a commencé ? Incontestablement le FLN algérien, dont les chefs ont clairement revendiqué la responsabilité de leur initiative. Il n’en est pas moins vrai que ceux-ci la considéraient comme une riposte nécessaire à la violence et à l’injustice du régime colonial, établi par la force depuis 1830, et à l’impossibilité démontrée d’une émancipation pacifique par la voie légale. Mais la recherche du premier responsable de la première violence est vaine. Sans remonter jusqu’à la bataille de Poitiers, rappelons que la violence était endémique en Afrique du Nord (comme en Europe) depuis de nombreux siècles, et que les méthodes répressives du général Bugeaud n’avaient rien ajouté de pire à celles des pouvoirs musulmans traditionnels.

Une objection plus sérieuse mérite d’être prise en considération : la guerre d’Algérie aurait commencé le 8 mai 1945, par une féroce répression colonialiste d’une manifestation pacifique dans le Constantinois. L’objection est valable, mais il faut néanmoins nuancer très fortement les idées reçues à ce sujet.

En effet, le projet d’une insurrection pour arracher l’indépendance de l’Algérie était très antérieur : il avait été conçu dès la fin de 1938 par une fraction du Parti du peuple algérien (PPA), et poursuivi sans relâche depuis lors. La diffusion d’un état d’esprit pré-insurrectionnel dans la population musulmane était signalée par des rapports officiels dès le mois d’août 1941 dans la région de Sétif. Au printemps de 1945, les autorités coloniales étaient convaincues que le PPA clandestin préparait une insurrection générale, et c’est pour prévenir le risque de proclamation d’un gouvernement provisoire qu’elles avaient éloigné son chef Messali Hadj de sa résidence forcée du Sud algérois vers le Sahara puis vers Brazzaville à la fin avril. Les manifestations organisées sous le couvert de l’Association des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML) -fondée par le nationaliste modéré Ferhat Abbas, mais récupérée par le PPA- avaient été autorisées pour le jour de la victoire sur l’Allemagne à condition de n’arborer aucun drapeau, banderole ou pancarte contraire à la souveraineté française. Il n’y eut d’incidents que là où cette interdiction ne fut pas respectée par les manifestants. A Sétif, l’intervention de la police pour arracher le drapeau algérien interdit fit un premier mort algérien, dispersa la manifestation et provoqua l’agression de civils européens dans les rues par un noyau armé de manifestants, puis par des foules rassemblées au nom du djihad (guerre sainte) dans les campagnes environnantes. A Guelma, un processus analogue se répéta, suivant des étapes moins nettement distinctes, parce que la manifestation eut lieu beaucoup plus tard qu’à Sétif, et que le sous préfet gaulliste Achiary la dispersa sans retard et forma immédiatement une milice. Dans les deux régions, la répression menée par l’armée et par des « gardes civiques » fut d’autant plus féroce et disproportionnée que les insurgés avaient fait près de 200 victimes civiles dans la population européenne (86 tués, 90 blessés et 10 femmes violées). Le bilan de la répression ne fut pas établi avec la même précision. Les estimations officielles varièrent entre 1.000 et 2.000 morts durant l’été 1945, mais suscitèrent une incrédulité générale dans les milieux bien informés. Ce n’est pas une raison pour admettre sans démonstration des estimations officieuses hypothétiques (4.000 à 5.000, 6.000 à 8.000, 15.000 à 20.000), et encore moins les affirmations invraisemblables et incontrôlées de la propagande nationaliste (45.000 morts, voire 80.000). La seule certitude est que l’insurrection et sa répression ont creusé un fossé entre les deux populations, qui se sont également considérées comme les victimes d’un guet-apens, et qui ont retrouvé les réflexes craintifs et agressifs de leurs ancêtres de 1871. Les Européens ont espéré avoir obtenu « la paix pour dix ans », et ont tendu à identifier l’indépendance de l’Algérie avec le sinistre choix offert par certains tracts nationalistes entre « la valise ou le cercueil ». Les militants nationalistes algériens ont retenu la leçon qu’ils avaient le droit et le devoir de prendre leur revanche, mais aussi qu’ils devaient soigneusement la préparer et en choisir le moment. Ce fut la tâche de l’Organisation spéciale » (OS) paramilitaire et clandestine, créée en 1947 par le PPA et démantelée par la police en 1950, sans avoir pu passer à l’action.

L’insurrection du 1er novembre 1954 fut décidée par des anciens de l’OS pour résoudre la crise interne du PPA- MTLD (écartelé entre les « messalistes » et les « centralistes »), et sortir le mouvement national de l’impasse, ainsi que pour tenir les engagements du pacte d’unité d’action signé au Caire par tous les partis nationalistes maghrébins sous l’égide du colonel Nasser. La proclamation diffusée le 1er novembre 1954 par leur organisation, le Front de libération nationale (FLN), prévoyait d’employer « tous les moyens » pour atteindre leurs buts, conformément aux « principes révolutionnaires », mais sans préciser quels ils pouvaient être (si ce n’est pour dire qu’ils devaient combiner des actions à l’intérieur et à l’extérieur de l’Algérie). Ils comportaient en réalité deux grands types d’actions violentes : la guérilla et le terrorisme.

La guérilla est une forme de guerre caractérisée par un déséquilibre marqué du rapport des forces entre les deux camps : c’est l’utilisation de la surprise par le plus faible contre le plus fort afin d’inverser localement et momentanément son infériorité globale. Elle fut systématiquement préparée par l’OS et mise en œuvre par le FLN et son bras armé l’ALN, en tirant des leçons éclectiques de la Résistance française et de tous les mouvements de guérilla connus, sans imiter un prétendu modèle marxiste-léniniste de la guerre révolutionnaire ou subversive (contrairement à ce qu’avaient cru les théoriciens militaires français).

Le terrorisme est un autre moyen de compenser l’inégalité des forces en présence. Il consiste en des actes de violence dirigés contre des non-combattants qui ne peuvent pas se défendre eux-mêmes, et visant un double effet : tuer ses victimes, et briser la volonté de résistance des survivants. Cette définition peut être discutée, et il convient de répondre aux principales objections. La distinction entre la guerre et le terrorisme est théoriquement claire, dans la mesure ou les combattants s’attaquent à d’autres combattants, et sont en état de légitime défense réciproque. Mais elle est beaucoup plus floue dans la pratique, surtout depuis la Deuxième guerre mondiale, qui a banalisé les bombardements indiscriminés des villes par les aviations des deux camps, et depuis que l’arme atomique a fondé la stratégie de dissuasion sur l’équilibre de la terreur. Ainsi le terrorisme apparaît aujourd’hui comme une arme de guerre, et plus spécialement celle du pauvre contre le riche. Certains vont jusqu’à faire du mot terrorisme une simple arme de propagande, destinée à dénigrer et à disqualifier une résistance légitime comme l’avaient fait les nazis et leurs collaborateurs. C’est pourquoi le FLN s’est justifié de l’utiliser en invoquant l’infériorité de ses moyens militaires (« Donnez moi vos avions, et je vous donnerai mes couffins ! », aurait dit Larbi Ben M’hidi au colonel Bigeard) ; mais il a préféré éviter le mot dans sa propagande, en parlant de « fidayine » (ceux qui ont accepté de sacrifier leur vie) au lieu de terroristes, tout en utilisant le mot terrorisme dans des textes à usage interne.

Selon les partisans de l’Algérie française, comme Philippe Tripier, « la caractéristique de la révolution algérienne est l’usage privilégié de la terreur ». Un observateur de celle-ci beaucoup plus compréhensif, le Français juif d’Algérie Jean Daniel, a formulé un jugement guère moins sévère : « Les premiers maquisards de novembre 1954 ont fait ce rêve insensé de livrer d’abord une guerre civile, pour transformer tous les Algériens en étrangers à l’intérieur d’un territoire francisé. Cela ne pouvait se faire que dans le sang, par la terreur, le sectarisme, l’intimidation religieuse. Il fallait transformer en traîtres tous ceux qui n’étaient pas pour l’indépendance ou qui n’y songeaient pas. Il fallait inventer le concept de trahison et faire de tous les incertains et de tous les tièdes, comme de tous les passifs, des renégats, des apostats et des collaborateurs ». Ces visions doivent encore être nuancées et complétées. En fait, le FLN s’est imposé par trois moyens principaux : la propagande, le terrorisme interne visant les « traîtres », et le terrorisme externe destiné à provoquer des représailles aveugles par des attentats aveugles.

La propagande faisait appel à la solidarité spontanée des Algériens envers leurs frères de sang et de religion qui s’étaient révoltés contre le colonialisme français à l’exemple de leurs proches ancêtres du siècle précédent. Pour discréditer l’appellation diffamatoire de « fellaghas » (bandits de grand chemin), diffusée par les autorités coloniales et par leurs agents, elle les désignait comme des « moudjahidine » (combattants de la guerre sainte pour la cause de Dieu), que tous les musulmans devaient rejoindre ou soutenir.

Le terrorisme interne à la société algérienne musulmane en était la conséquence et le complément logique. Il visait à « éliminer les méchants et les traîtres » qui aidaient les ennemis étrangers contre leurs frères, ainsi que les réfractaires dont le refus d’obéissance n’était pas moins dangereux pour le succès de l’insurrection : « se désintéresser de la lutte est un crime, contrecarrer l’action est une trahison », déclarait le premier appel de l’ALN du 31 octobre 1954. Le châtiment des traîtres et des réfractaires était une nécessité militaire, pour gagner la guerre du renseignement et de la propagande contre le pouvoir colonial en supprimant ou en terrorisant ses auxiliaires algériens. C’était aussi une nécessité politique, pour substituer la loi des « rebelles » ou des « « hors la loi » à celle des Français. C’était enfin un devoir religieux d’imposer le djihad à tous les musulmans en identifiant les « traîtres » à des apostats, comme l’avait fait l’émir Abdelkader, que ce fût par conviction profonde ou pour instrumentaliser l’incomparable pouvoir de mobilisation de l’islam. Les modalités du châtiment étaient souvent cruelles (pendaison, égorgement, mutilations), pour économiser des munitions précieuses, mais aussi pour déshonorer le corps de la victime et pour décourager ses proches de la venger. En effet, un terrorisme moral devait accompagner le terrorisme physique en démontrant l’horreur du crime par celle du châtiment, de sorte que chacun préférât mourir en patriote plutôt que mourir en traître. Et pourtant, même dans des régions où la masse du peuple avait fait le premier choix, le nombre des traîtres châtiés ne diminuait pas. Parce que l’effrayante inégalité du rapport des forces rendait impossible la perpétuation d’une résistance unanime sans défaillances, mais aussi parce que le FLN anticipait ou provoquait la trahison en faisant du terrorisme une épreuve initiatique pour tester la résolution des volontaires et pour les compromettre sans retour. « Chaque patriote se fera un devoir d’abattre son traître », proclamait Abane Ramdane, chef du FLN d’Alger, dans un tract de décembre 1955. L’écrivain kabyle Mouloud Feraoun constatait les effets de ce comportement : « Tout le monde ici a choisi de narguer le Français, d’en faire un ennemi, afin de ne pas mourir en traître. Mais on continue quand même de mourir en traître afin que les « purs » se donnent l’illusion d’être vraiment purs, afin que les lâches apprennent à s’aguerrir ». Conscient du risque de banaliser la trahison, Abane et les principaux chefs de l’intérieur, réunis dans le Congrès de la Soummam en août 1956, tentèrent de limiter et de codifier la violence révolutionnaire en instituant des tribunaux avec un défenseur, en interdisant l’égorgement, mais ces directives furent imparfaitement appliquées à l’intérieur de l’Algérie, et durent être répétées en juin 1957 après le massacre de 300 habitants d’un village messaliste près de Melouza.

Le terrorisme externe à la société musulmane fut de plus en plus utilisé pour compenser les divisions internes provoquées par les abus du terrorisme interne. Si l’élimination des colonialistes actifs et acharnés était sans doute prévue, aucune Saint Barthélémy des civils européens n’était au programme du 1er novembre 1954. Quelques uns furent tués dans les premiers jours, mais en nombre très faible, et par la suite il n’y en eut plus avant mai 1955 (alors que le terrorisme contre les « traître » musulmans progressait régulièrement). C’est donc à partir de mai, et surtout du 20 août 1955, que se multiplièrent les agressions visant non seulement des « colonialistes » identifiés comme tels, mais aussi « un Européen, n’importe quel Européen, pourvu que ce soit un Européen » (suivant des témoignages d’Algériens publiés en Algérie).

Comment expliquer cette dérive ? On peut sans doute envisager la vengeance, ressort psychologique très courant dans une situation de violence réciproque, ainsi que la facilité de s’en prendre à n’importe qui plutôt qu’aux vrais responsables de ses souffrances. Mais on doit également mettre en cause la volonté consciente et calculée de provoquer des représailles aveugles par des attentats ou des massacres aveugles, afin de créer un enchaînement de violences irréversible. Nous disposons de suffisamment d’indices concordants pour l’affirmer dans deux cas aux conséquences considérables.

L’offensive du FLN du Nord Constantinois le 20 août 1955 contre une trentaine de localités fut marquée par le massacre de 123 personnes dont 71 Européens de tous âges et des deux sexes ; la répression militaire qui suivit fit officiellement 1.273 morts (12.000 selon le FLN). Ce sanglant épisode faisait suite à des instructions draconiennes données à partir de mai par les responsables militaires (les généraux Cherrière et Allard) et politiques (le gouverneur général Jacques Soustelle et le ministre de l’Intérieur Maurice Bourgès- Maunoury), d’abord oralement, puis par une directive écrite datée du 19 juin, qui fut étendue à toute l’Algérie le 1er juillet par le gouvernement d’Edgar Faure : exécution sommaire de tout rebelle pris une arme à la main ou aperçu en train de commettre une exaction, ouverture du feu sur les suspects qui tentent de s’enfuir, responsabilité collective des populations complices. Leur application dans le Nord Constantinois sema sans aucun doute des désirs de vengeance que l’offensive du 20 août permit d’assouvir. Mais on sait aussi par l’enquête d’Yves Courrière (fondée sur le témoignage de Lakhdar Ben Tobbal, adjoint du chef régional Zirout Youcef), que ce dernier avait voulu sauver son organisation menacée d’étouffement par la répression et donner un nouvel élan irréversible au soulèvement, en provoquant par des massacres aveugles des représailles aveugles qui feraient basculer définitivement la population algérienne du côté du FLN. La provocation fut pleinement réussie.

Abane Ramdane, chef politique du FLN d’Alger, avait selon Yves Courrière condamné en privé la barbarie des massacres du 20 août (tout en les excusant devant le journaliste Robert Barrat par la vengeance du peuple poussé à bout), puis tenté de limiter l’usage de la violence. Et pourtant, il prit l’initiative d’une nouvelle escalade de la violence. Le 26 février 1956, en réponse à une déclaration du chef du gouvernement français Guy Mollet favorable à l’exécution des « rebelles » condamnés à mort, il menaça la population européenne (et non ceux qui parlaient en son nom) de « représailles terribles ». Le 19 juin 1956, les deux premières exécutions eurent lieu à la prison de Barberousse. Aussitôt, selon Yves Courrière, Abane et Ben M’hidi annoncèrent que « pour chaque maquisard guillotiné, cent Français seront abattus sans distinction », et ordonnèrent aux groupes armés de « descendre n’importe quel Européen de dix-huit à cinquante-quatre ans » dans les rues d’Alger. En représailles, des groupes de « contre-terroristes » déjà organisés multiplièrent les attentats à la bombe contre des lieux censés abriter des « rebelles » ou leurs complices ; le plus meurtrier détruisit plusieurs immeubles de la Casbah, rue de Thèbes, le 10 août. Le chef local de l’ALN, Yacef Saadi, promit de venger les victimes, mais il dut attendre le retour du Comité de coordination et d’exécution (CCE) désigné par le Congrès de la Soummam, qui décida de généraliser le terrorisme urbain dans les quartiers européens de toutes les grandes villes à partir du 30 septembre 1956. Ainsi, le CCE désavoua la politique d’ « isolement de l’ennemi colonialiste qui opprime le peuple algérien », approuvée par le Congrès, et isola dans une situation moralement inconfortable l’infime minorité des Européens qui avait cru à ses promesses. Faut-il y voir, comme Mohammed Harbi, la preuve que « la guerre n’était pas pensée du côté algérien », et qu’il faut donc « l’examiner comme un enchaînement d’initiatives et de ripostes » ? Au contraire, le biographe algérien d’Abane, Khalfa Mameri, s’appuie sur « de nombreux témoins et acteurs » pour attribuer à son héros une stratégie délibérée d’ « accélération voulue de la répression » par des attentats aveugles visant à provoquer des représailles aveugles afin d’unifier les Algériens musulmans autour du FLN. Ce calcul pouvait sembler rationnel, mais il condamnait l’Algérie à un rupture irréparable entre les deux populations.

En dépit de cette stratégie de provocation, les méthodes du FLN suscitèrent des oppositions, qui firent de la guerre d’Algérie une guerre civile entre Algériens autant qu’une guerre entre deux peuples différents.

La première opposition notable fut celle du « Mouvement national algérien » (MNA), le nouveau parti fondé par les messalistes après la dissolution du MTLD en novembre 1954. Le désaccord avec le FLN portait non pas sur le but de l’action, en partie seulement sur ses méthodes, mais surtout sur la direction du mouvement national que Messali revendiquait pour lui-même, alors que le FLN acceptait le ralliement de ses rivaux. Il en résulta une guerre fratricide entre nationalistes algériens, vraisemblablement à l’initiative du MNA en France, où il était le plus fort, et du FLN en Algérie. Cette guerre fratricide culmina à la fin de mai 1957 avec le massacre de 300 habitants du village messaliste de Mechta Casbah près de Melouza par l’ALN de la wilaya III (Kabylie), ce qui provoqua une collaboration temporaire entre le chef messaliste Bellounis et l’armée française, dont le FLN tira prétexte pour décimer en quelques mois les cadres du MNA en métropole. Le bilan fut très lourd, et il eut en effet désastreux sur l’image des Algériens en France, même dans les milieux ouvriers et de gauche.

Mais l’opposition la plus importante fut celle des « Français musulmans » engagés militairement dans le camp français, que l’on tend aujourd’hui à englober abusivement sous le nom de « harkis ». Rappelons qu’il faut distinguer diverses catégories de militaires réguliers (les engagés sous contrat, et les appelés) et de supplétifs (les harkis, membres d’une harka rattachée à une unité militaire, les moghaznis, gardant les Sections administratives spécialisées, les groupes mobiles de sécurité, les groupes d’auto-défense des villages ralliés...). Les effectifs de l’ensemble de ces catégories ont toujours été plus nombreux que ceux de l’ALN, et l’écart s’est accentué à partir de 1958, jusqu’à atteindre un rapport de 5 ou 6 contre un fin 1960 (suivant des estimations militaires). Le maximum atteint à cette date aurait été de 178.000 ou de 210.000, suivant les estimations respectives de Charles-Robert Ageron et du général Maurice Faivre. Mais il ne faut pas exagérer les conséquences de ce constat. En effet, si l’on tient compte des pertes beaucoup plus lourdes de l’ALN jusqu’au cessez-le-feu du 19 mars 1962, et du renouvellement de ses effectifs (puisqu’elle n’avait pas disparu, même à l’intérieur de l’Algérie), il vaut mieux tenir compte de tous ceux qui ont combattu et milité dans le FLN-ALN de 1954 à 1962 : le ministère algérien des Anciens Moudjahidine a recensé 336.748 militants et combattants, parmi lesquels 152.863 ont été tués, ordre de grandeur comparable à celui des effectifs musulmans de l’autre camp. Ces nombres traduisent une situation de guerre civile au lieu d’un soulèvement national unanime.

Plusieurs images contradictoires du harki se sont accréditées dans différents milieux . C’était selon Charles de Gaulle « un magma qui n’a servi à rien », composé d’hommes peu motivés, ayant presque tous un pied dans les deux camps (général Buis) ; selon le FLN, un ramassis de traîtres et de mercenaires, tortionnaires et bourreaux de leurs frères ; selon les partisans de l’Algérie française, des patriotes français exemplaires, honteusement abandonnés par leur ingrate patrie. Ces images contradictoires sont toutes fondées sur la généralisation abusive de cas particuliers.

Selon le colonel Schoen (ancien chef du Service des liaisons nord-africaines au Gouvernement général de l’Algérie, et père d’un officier de SAS tué par le FLN), qui s’occupa d’aider les anciens harkis réfugiés en France, leurs motivations étaient diverses, et pouvaient se classer ainsi, par ordre de fréquence décroissante.

En premier lieu, la solde, modeste, mais non négligeable dans un pays très pauvre, au sous-emploi chronique, et aux conditions de vie détériorées par la guerre. On pourrait lui ajouter l’attrait de la possession d’une arme pour se défendre, une sécurité beaucoup plus grande que chez les « rebelles » traqués et décimés par l’armée, et quelquefois les pressions d’officiers voulant compromettre et engager le plus possible de « Français musulmans ». Donc, des motivations élémentaires : ne pas mourir de faim ni de mort violente.

En deuxième lieu, le désir de se venger et de venger les siens contre les injustices et les violences injustes du FLN, conformément aux moeurs et à l’éthique traditionnelle de la société algérienne. Selon Mohammed Harbi, « contre l’injustice, la paysannerie se protège par tous les moyens, même ceux qui ne servent pas la cause nationale. Le nombre d’Algériens dans les harkis est édifiant. Outre les pressions de l’armée française, l’intervention désordonnée du FLN dans les conflits entre paysans et les injustices commises par ses représentants n’y sont pas étrangers » (Le FLN, mirage et réalité, pp. 310-311). Cette réaction n’excluait pas nécessairement un premier soutien à l’insurrection (comme l’ont montré Mohand Hamoumou, dans sa thèse Et ils sont devenus harkis, et le général Faivre dans son livre Un village de harkis, des Babors au pays drouais ). Les 6.000 « ralliés » avaient d’abord combattu dans l’ALN avant de changer de camp. Il ne nous appartient pas de juger si leur motivations étaient honorables ou non, et si leur désir de vengeance les a entraînés ou non à des actes répréhensibles, qui relèveraient de la responsabilité de leurs chefs autant que de la leur.

Enfin, la fidélité envers la France, ou envers certains Français respectés et aimés. Cela pouvait être le fait d’anciens combattants musulmans fiers de leurs décorations, et qui n’avaient pas tous accepté de renier leur ancien drapeau, ou d’ouvriers agricoles attachés à de bons patrons . Contrairement à une idée reçue, les relations entre individus appartenant à des communautés différentes existaient, et n’étaient pas toujours hostiles dans l’Algérie coloniale, après un siècle de coexistence. Comme l’a écrit Jean Daniel, « tous les drames de cette guerre viennent, d’une part, de l’intensité de l’enracinement français et, d’autre part, de la volonté maquisarde de déracinement en commençant par une atroce guerre civile ».

Selon le général Faivre, les harkis ont été globalement fidèles : les désertions ne se sont multipliés que quand les intentions de la France sont devenues douteuses, en 1956 et surtout en 1961-1962. Des Français peuvent-ils reprocher aux harkis de ne pas les avoir trahis, en les accusant d’être des traîtres à leur vraie patrie ?

Recrutés systématiquement de 1957 à 1960 pour tenir le terrain et pour venir à bout du FLN en démentant sa prétention de représenter tout le peuple algérien, les soldats et supplétifs musulmans de l’armée française devinrent embarrassants quand la politique gouvernementale s’orienta vers la recherche d’une solution négociée avec le GPRA, au début de 1961 ; leur recrutement fut alors freiné, et leur nombre commença de décroître. Les négociateurs français obtinrent une promesse formelle de non-représailles lors de la deuxième rencontre secrète de Bâle, début novembre 1961, qui fut très clairement confirmée par une clause d’amnistie dans la déclaration des garanties contenue dans les accords d’Evian du 18 mars 1962. Dès l’issue positive de la conférence secrète des Rousses, à la fin février, le gouvernement avait annoncé son intention de réduire rapidement les effectifs musulmans de son armée, et en particulier de licencier les supplétifs en leur offrant le choix entre plusieurs options, ainsi que le droit de demander leur transfert en métropole avec le statut de rapatriés. Mais toutes les déclarations officielles les incitaient à rester en Algérie.

Avant et après le cessez-le-feu, les wilayas de l’ALN multiplièrent les appels à la désertion avec remise des armes, puis à celle de la prime de démobilisation, assortis de promesse de pardon. Le GPRA paraît avoir interprété ses engagements de non-représailles avec duplicité, en pensant reprendre son entière liberté d’action après l’indépendance. L’état-major général de l’ALN et la wilaya V (Oranie) qui avaient voté contre la ratification de l’accord des Rousses, cachaient encore moins leur volonté de régler tous les comptes dès que l’armée française ne pourrait plus intervenir. Des enlèvements et des massacres de harkis se produisirent dès le cessez-le-feu en Oranie, mais ils se généralisèrent dans toute l’Algérie aussitôt après la proclamation de l’indépendance, en juillet 1962. La lutte pour le pouvoir entre les diverses factions du FLN-ALN entraîna une surenchère patriotique entre les prétendants, qui ne pouvaient défendre les accords d’Evian et les « traîtres » sans risquer de mettre en danger leur autorité et leur sécurité. Les arrestations suivies de sévices et de supplices se multiplièrent donc jusqu’en novembre 1962, même après la formation du premier gouvernement algérien par Ahmed Ben Bella.

Le gouvernement français, qui avait tardé à préparer un plan de « rapatriement » pour les harkis, et ordonné le refoulement de ceux qui étaient transféré en métropole par des officiers agissant en dehors du cadre hiérarchique, fut obligé d’ordonner l’accueil des réfugiés dans les garnisons française et leur transfert en France, mais il tenta plusieurs fois de le limiter ou de l’interrompre, et il ne réagit que diplomatiquement à la violation flagrante des accords d’Evian. Son attitude très restrictive s’explique d’abord par la volonté de parier sur la bonne foi de ses partenaires algériens, puis par la crainte de faire le jeu de l’OAS en lui fournissant des recrues potentielles pour entretenir la guerre civile en France, et enfin par le refus de lui donner raison en reprenant les hostilités contre l’Algérie. Mais elle s’explique surtout par la conviction du général de Gaulle que les « harkis » n’étaient pas des vrais Français, mais des Algériens, dont il ne fallait favoriser l’immigration en France sous aucun prétexte (comme le prouvent ses propos rapportés par Alain Peyrefitte dans son livre C’était de Gaulle).

Le bilan de cette tragédie est très difficile à dresser. L’affirmation répétée par les défenseurs des harkis, d’un « génocide » ayant fait 150 000 morts, ne repose sur aucune méthode fiable. L’estimation fournie dans Le Monde du 13 novembre 1962 par Jean Lacouture, suivant laquelle « plus de 10.000 harkis auraient été tués en Algérie depuis le cessez-le-feu » peut être considérée provisoirement comme un minimum vraisemblable parce que ses informateurs militaires n’avaient pas intérêt à exagérer. Le nombre véritable ne pourrait être approché que par des enquêtes confrontant méthodiquement les témoignages et les archives dans les deux pays.

Il faudrait également pouvoir évoquer l’opposition de la masse des Français d’Algérie qui se voulaient à la fois algériens et français, et qui refusèrent presque tous (même les juifs, qui avaient recouvré en 1943 leur citoyenneté française confisquée par Vichy et ne voulaient plus la perdre) de croire aux promesses du FLN, démenties par le terrorisme systématique de l’ALN. On peut parler, au moins à partir de 1960, d’une double guerre civile opposant les partisans de l’Algérie française à des Algériens musulmans qui étaient leurs voisins, (sinon leurs compatriotes au sens plein du mot), et au gouvernement soutenu par la masse des Français de France, parce que celui-ci recherchait une paix négociée avec leurs ennemis. L’OAS mena cette guerre civile contre le FLN et contre le pouvoir métropolitain, en s’inspirant de plus en plus des méthodes du premier qu’il déclarait pourtant inacceptables. L’adoption d’une stratégie de provocation contre les musulmans, pour entraîner l’armée à intervenir contre le FLN, provoqua à son tour des représailles contre la population française d’Algérie sous la forme d’enlèvements systématiques, autre tragédie qui est restée trop longtemps occultée, et qui fut la cause directe de leur exode massif.

Le « devoir de mémoire » est de plus en plus souvent invoqué dans notre pays au sujet de son passé algérien. En effet, on ne peut plus supporter la contradiction qui existait depuis 1962 entre le devoir de mémoire de plus en plus exigeant préconisé pour les victimes de la Deuxième guerre mondiale, et le devoir d’oubli recommandé pour celles de la guerre d’Algérie. Mais on ne peut pas davantage invoquer à la fois le devoir de mémoire pour les « bonnes » victimes et le devoir d’oubli pour les « mauvaises ». Contre la sélectivité des mémoires partisanes, il appartient aux historiens de tenir compte de toutes les victimes, et d’expliquer avec le même souci d’exactitude leur sort tragique.

Guy Pervillé.

Cette conférence fait partie d’un ensemble qui a été publié en 2004 par les Editions Odile Jacob, sous le titre La guerre d’Algérie (1954-1962), dans le cadre de la collection de l’Université de tous les savoirs dirigée par Yves Michaud. Après une introduction de celui-ci, le livre reproduit les conférences suivantes :

-  La France et l’Algérie : 130 ans d’aveuglement, par Michel Winock.

-  Victoire militaire, défaite diplomatique ?, par Maurice Vaïsse.

-  Terrorisme et guérilla : de la Toussaint rouge à la tragédie des harkis, par Guy Pervillé.

-  Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui, par Jeannine Verdès-Leroux.

-  La torture, l’armée et la République, par Raphaëlle Branche.

-  L’Algérie, quel bilan ?, par Mohamed Harbi.

-  Les raisins verts de la guerre d’Algérie, par Henry Rousso.

P S : Sur la question des pertes de la guerre, ma mise au point la plus récente est "La guerre d’Algérie : combien de morts ?", publiée par Mohammed Harbi et Benjamin Stora dans leur ouvrage collectif, La guerre d’Algérie, 1954-1962, la fin de l’amnésie, Paris, Robert Laffont, 2004, pp. 477-493.



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