Nul ne saurait remettre en question la gravité des faits en ce qui concerne le 17 octobre 1961. Plusieurs historiens avancent le nombre de « plusieurs dizaines » de tués, et cela ne me paraît pas contestable. Cela étant dit, cette répression n’est pas unique dans l’histoire de la guerre d’Algérie, mais elle est exceptionnelle, non par sa gravité mais par celle de la dissimulation officielle des faits et du bilan chiffré qui en est la traduction synthétique. Ce bilan officiel de trois morts - dont un Français cardiaque - et 75 blessés du côté algérien, et de quelques blessés chez les policiers, a été jugé par de nombreux témoins, dès cette époque, totalement non crédible étant donnée la brutalité des forces de police. Ce bilan minimaliste a d’abord été démenti avant d’être multiplié par dix. Démenti par Maurice Papon lui-même : lors de son procès à Bordeaux, il aurait admis qu’il y avait eu entre 15 et 30 morts. Puis démenti plus récemment par le rapport qu’a rendu M. Mandelkern d’après les archives publiques concernant cette répression. D’après ce que j’ai lu dans la presse, M. Mandelkern fait état d’un rapport non publié qui reconnaissait déjà 7 morts, et il admet qu’il y a au moins 25 autres cas suspects qui permettraient d’arriver à un bilan provisoire de 32 morts. Le bond en avant est déjà sensible, même si on ne doit pas le considérer comme définitif, selon les dires mêmes de son auteur. Il s’agit d’un premier résultat important, et je dois dire que c’est grâce à l’activité et au courage de Jean-Luc Einaudi que ce résultat a été atteint, puisqu’il a osé prendre à partie Maurice Papon à l’occasion de son procès, ce qui a provoqué l’intervention du ministre de la Culture qui été à l’origine indirecte de ce rapport Mandelkern. Il y a selon moi un progrès considérable et Jean-Luc Einaudi y est pour beaucoup.
Mais je tiens à exprimer un certain nombre de réserves, non sur l’enquête que Jean-Luc Einaudi a faite, et qui a été la plus complète sur ce sujet, mais sur sa manière de tirer des conclusions et en particulier des conclusions chiffrées à partir des données qu’il a rassemblées. J’ai déjà été amené à formuler ces réserves d’abord par une interview que m’a demandée l’AFP, puis le Point et enfin la revue l’Histoire, sans sollicitation de ma part ni aucune volonté de torpiller la déposition de Jean-Luc Einaudi au procès Papon. Mon opinion était antérieure à ce procès et totalement indépendante. Et je pense que le contexte judiciaire doit être séparé du contexte historique. Nous sommes dans un domaine ambigu, puisque le sujet dont nous parlons est un sujet d’histoire contemporaine, c’est-à-dire qu’on peut le traiter comme un sujet d’histoire, et en même temps on ne peut y être complètement indifférent. Nous sommes aux marges de l’histoire et de ce qui relève de la politique, mais aussi de la morale tout simplement.
Un des problèmes majeurs, selon moi, est le chiffre de 200 morts qu’avance Jean-Luc Einaudi. J’ai tenté d’aborder ce point dans un esprit de méthode historique avec l’idée qu’il ne faut pas affirmer plus que ce qu’on est en mesure de prouver et en particulier en ce qui concerne le nombre de morts, dans la mesure où les nombres qu’on avance peuvent servir à entretenir des ressentiments et des haines. Je pense au bilan des pertes algériennes pendant la guerre d’Algérie. On a longtemps répété du côté algérien celui d’un million voire un million et demi, de martyrs. Or, on sait que les Algériens bien informés n’ont jamais cru à la réalité d’un tel nombre de morts, impossible notamment pour des raisons de compatibilité avec les données des recensements avant et après l’indépendance. Il est très gênant de voir que ces nombres mythiques ont été répétés très longtemps avec des effets redoutables. Je pense à l’organisateur des attentats de 1986 à Paris, Fouad Ali Saleh, qui, lors de son procès, s’est justifié en invoquant le million et demi de martyrs algériens, alors que le recensement fait en 1974 par le ministère algérien des anciens Moudjahidines en a compté environ dix fois moins.
Je ne veux pas rentrer dans ces querelles de chiffres, mais expliquer l’importance qui s’y attache du point de vue de la méthode historique, et aussi des effets pervers qui peuvent être ceux de l’accréditation de nombres exagérés. Et au risque de choquer, je dirai que dans un domaine aussi sensible, si la minimisation ou la dissimulation conscientes sont condamnables, il est moins risqué de rester en dessous de la vérité par scrupule méthodologique, plutôt que de l’exagérer. Dans les annexes du livre de Jean-Luc Einaudi, on constate que les listes nominatives de morts et de disparus qu’il fournit ne permettent pas d’arriver au bilan qu’il avance. Dans sa conclusion, Jean-Luc Einaudi reconnaît que le nombre de morts ne sera jamais connu avec exactitude. Il se lance ensuite dans une démonstration qui, personnellement, ne m’a pas convaincu. En particulier quand il se réfère au nombre de disparus de la bataille d’Alger de 1957 en citant un document de Paul Teitgen dont l’interprétation par Yves Courrière prête à une discussion critique. Ou encore quand il se réfère à la Fédération de France du FLN qui conclut qu’il y a eu 200 morts. Or il se trouve que dans son livre La 7ème wilaya, Ali Haroun reconnaît que la Fédération n’a pas eu les moyens de faire un comptage précis du nombre de morts et de disparus et qu’il n’était pas en mesure de conclure à cause du grand nombre de militants arrêtés et expulsés vers l’Algérie. Il existe un autre témoin important, c’est Constantin Melnik, ancien conseiller de Michel Debré pour les affaires de sécurité et de contre-espionnage. Dans son livre Mille jours à Matignon paru en 1988 en même temps que le livre de Maurice Papon, il reconnaît, je le cite : « la très dure répression que nous avons été contraints d’effectuer à Paris le 17 octobre 1961 ». Il écrit « 100 morts ? » avec un point d’interrogation. Puis en octobre 1991, Constantin Melnik parle d’une fourchette de 100 à 150 morts et six mois après, en 1992, il parle d’une fourchette de 100 à 300. Il est assez curieux de voir ses estimations monter au fil du temps et en particulier après la publication du livre de Jean-Luc Einaudi. Ces deux auteurs semblent s’appuyer l’un sur l’autre et finalement, ce n’est pas très convaincant. À la page 268, Jean-Luc Einaudi présente comme une « hypothèse très vraisemblable » son estimation de 200 morts ou plus. Mais il existe une différence fondamentale entre une hypothèse que son auteur juge très vraisemblable et une vérité démontrée. On constate un décalage entre cette page du livre d’Einaudi et la 4e de couverture ; ce qui était présenté comme une « hypothèse très vraisemblable » est devenu un fait certain à la dernière page et c’est cette affirmation finale qui a été retenue par la presse. Je pense qu’il y a un vrai problème de méthode. Personnellement, je pense que nous ne devons pas nous demander : « Que pouvons nous croire ? » sur la base des témoignages et des documents mais « Que devons-nous croire ? », « Que sommes-nous obligés de croire ? ». Même si cela nous amène à sous-estimer le bilan, je répète qu’il est à mon avis moins grave de rester en dessous de la vérité plutôt que de risquer de la surestimer en provoquant ainsi des effets pervers graves.
Par ailleurs, il m’a semblé important de voir ce que l’on pouvait tirer des témoignages rassemblés par Jean-Luc Einaudi sur quelques points très délicats. Le premier concerne ce qui s’est passé dans la cour de la préfecture de police, cela permettant de cerner le degré de responsabilité de Maurice Papon. Il est certain que cet événement met en cause sa responsabilité, puisqu’un chef est toujours responsable du comportement de ses hommes, qu’il l’ait ordonné, qu’il l’ait laissé faire ou qu’il se soit montré incapable de l’empêcher. Maurice Papon minimise les faits en parlant de « quelques horions » auxquels il aurait mis fin rapidement, en même temps il confirme qu’il y a eu des violences inadmissibles qui l’ont obligé à intervenir. Les témoignages rassemblés par Jean-Luc Einaudi se trouvent dispersés dans cinq ou six endroits différents, et ils ne nous donnent que des éclairages partiels. Celui qui me paraît le plus complet de tous se trouve à la page 239 de son livre ; c’est celui d’un policier de la préfecture de police, rapporté à Simon Buisset, chercheur au CNRS, qui l’a publié dans la revue Vérité-Liberté ; ce témoignage propose une explication de ce qui s’est passé. Alors que Maurice Papon se trouvait dans la salle des opérations de la préfecture : « Les agents de police étaient très excités et mécontents et ils estimaient avoir été exposés sans organisation et sans ordre. Ce dont ils faisaient grief au préfet de police. De leur côté, les Algériens (ceux qui étaient rassemblés dans la cour de la préfecture de police), quoique très dociles, finirent par demander des explications sur leur sort. C’est alors que certains policiers eurent l’idée de faire une mauvaise plaisanterie à M. Papon, ils ouvrirent aux Algériens la porte conduisant aux appartements privés de leur patron ; celui-ci crut à une mutinerie et à une menace contre sa personne. Il appela des renforts par téléphone. Il y eut alors un matraquage odieux où les policiers arrivés de l’extérieur et ceux qui étaient à l’origine de l’affaire conjuguèrent leurs coups se servant notamment de bancs pour abattre les prisonniers. On chargea les Algériens dans les voitures de police. En quel état étaient-ils ? S’ils n’étaient pas morts, c’est qu’ils avaient la carcasse dure ». Ce témoignage est évidemment très dur, néanmoins, il nuance ce que l’on peut trouver dans d’autres témoignages, notamment dans le tract des policiers républicains, et il relativise la responsabilité de Maurice Papon. Je ne dis pas cela pour disculper Maurice Papon, mais pour attirer l’attention sur l’importance d’une définition précise de la nature de ses responsabilités. Je rappelle que Maurice Papon avait été nommé en mars 1958 pour reprendre en main la police qui était déjà entrée en dissidence envers l’autorité du gouvernement. Quant au bilan de cette cruelle bastonnade, dans la cour de la Préfecture de police, il a été évalué à 50 morts par un groupe de policiers qui sont allés, sous le coup de l’émotion, en parler à Claude Bourdet ; mais quand on confronte ces différentes versions, on peut se demander dans quelle mesure le décès de ces hommes peut être considéré comme certain. On doit aussi constater des contradictions entre les différents témoignages. Les uns disent qu’ils ont été chargés dans des voitures de police, d’autres, qu’ils ont été jetés à la Seine comme l’affirment les policiers républicains, ou dans le canal Saint-Martin selon une troisième version que Jean-Luc Einaudi juge vraisemblable. D’après un collègue qui a pu consulter des archives, il serait établi qu’une trentaine ou une quarantaine de « Français musulmans » auraient été transférés, dans un état grave, de la cour de la préfecture de police à l’Hôtel Dieu.
Pour conclure, je dirai que la recherche de la vérité ne doit pas se faire dans un esprit partisan et que cette recherche ne saurait être unilatérale. D’autres faits sanglants, comme les massacres de populations civiles du 26 mars 1962 à Alger ou du 5 juillet 1962 à Oran, pourraient alors susciter d’autres demandes de mémoire et de vérité. La France et l’Algérie ont également besoin de regarder tout leur passé en face.
Guy Pervillé
PS (rajouté avant le 4 août 2007) : Dans cette intervention à la réunion organisée pour défendre Jean-Luc Einaudi contre Maurice Papon, je n’ai pas voulu cacher mes réticences envers certains aspects de l’interprétation du 17 octobre 1961 formulée par le premier. Rétrospectivement, je maintiens ces réserves. Par exemple, Jean-Luc Einaudi avait exprimé en février 1993 une « hypothèse très plausible », à savoir que « certains milieux gouvernementaux » auraient voulu « en laissant libre cours à la haine policière, créer une situation qui rende impossible la reprise des discussions entre le gouvernement français et le GPRA », et il donne ses arguments en ce sens, d’après le témoignage du diplomate suisse Olivier Long [1]. Mais dans le « dossier sur certains aspects occultés du FLN en France », publié par Mohammed Harbi en 1987 [2], on peut lire dans un message de la Fédération de France du FLN (siégeant en Allemagne fédérale) daté du 7 octobre 1961 et envoyé à un responsable de Paris le passage suivant :
« 2.° Nous donner des précisions sur les policiers abattus, les circonstances, les mobiles, les noms et les lieux où ils ont été abattus. Dans une directive datée du 27/8/61, nous vous avons posé la question à savoir sur quel principe ou directive se base-t-on pour abattre des simples gardiens de la paix ? Dans une autre directive datée du 16/9/61 la même question vous a été reposée, nous n’avons reçu aucune explication à ce sujet jusqu’à ce jour. Nous vous demandons : a) De cesser toute attaque contre les policiers et, s’il y a légitime défense et qu’un policier est abattu, nous fournir un rapport circonstancié. b) Nous informer avec rapport détaillé sur la façon dont vous liquidez les harkis (...). Nous croyons qu’il y a des moyens de faire mieux que que la liquidation physique et individuelle, si nous pouvions « récupérer » les harkis et faire une action politique spectaculaire ça serait beaucoup plus rentable que la vengeance sur des pauvres types égarés ».
Ce passage semble prouver que, dès la formation du nouveau GPRA présidé par Ben Khedda à la fin août 1961, la direction de la Fédération de France du FLN (dépendant du nouveau ministre de l’Intérieur Belkacelm Krim) était sincèrement décidée à favoriser la reprise des négociations avec le gouvernement français ; mais aussi qu’elle ne savait pas exactement ce que faisaient ses subordonnés à Paris, ni pourquoi ils le faisaient. Etant donné la rupture ouverte avec le GPRA de l’Etat-major de l’ALN dirigé par le colonel Boumedienne, et sa venue en Allemagne pour rechercher le contact avec les « chefs historiques » du FLN emprisonnés par les Français, on pourrait aussi bien se demander si celui-ci était étranger à l’escalade de la violence entre les commandos de la Fédération de France et la police parisienne, objectivement contraire à la reprise des négociations avec le gouvernement français. En tout cas, il semble plus prudent de ne pas confondre le rôle personnel de Maurice Papon et les positions respectives de l’ensemble des forces en présence dans chacun des deux camps, qui doivent être recherchées sans a priori.
[1] Jean-Luc Einaudi : Sur octobre 1961, témoignage ajouté le 17 février 1993 aux actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, organisé par l’Institut du Monde arabe et la Ligue de l’enseignement, Paris, 1993, p. 292.
[2] Soua’l, n° 7, octobre 1987, pp. 109-110 (voir pp. 71-73).