On appelle « affaire Si Salah » une négociation secrète entre les chefs de la wilaya IV du FLN-ALN et le général de Gaulle, qui sembla pouvoir mettre fin à la guerre d’Algérie au printemps 1960, mais qui échoua à la suite de la première rencontre officielle entre les représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et ceux du gouvernement français à Melun à la fin juin. Révélée un an plus tard, à l’occasion du procès du général Challe, cette « affaire » a été considérée depuis comme la preuve que De Gaulle avait refusé la paix offerte par des combattants de l’intérieur parce qu’il préférait livrer l’Algérie en bloc au GPRA pour en débarrasser la France.
Depuis le procès Challe, de nombreux récits de cet événement ont été publiés, notamment par le journaliste Claude Paillat [1], très lié aux militaires, dès septembre 1961, puis par son collègue beaucoup plus gaulliste Jean-Raymond Tournoux en 1962 [2], et par Yves Courrière en 1971 [3]. Une bibliographie presque complète se trouve dans la thèse de Robert Davezac [4], que j’ai dirigée et fait soutenir à Toulouse en 2008.
Mais parmi ces nombreuses versions, il en est une qui se distingue en attribuant au ministre de la Justice Edmond Michelet - qui fut le premier informé de l’initiative de Si Salah (par l’intermédiaire du cadi de Médéa) et en informa le Premier ministre et le Président de la République - la responsabilité d’avoir fait échouer cette négociation secrète en la signalant au GPRA dès le 26 mars 1960 : c’est le livre publié en 1977 par le général Henry Jacquin, La guerre secrète en Algérie [5]. Sa thèse a été reprise dans un autre livre plus récent, celui de Pierre Montagnon (ancien officier passé à l’OAS), L’affaire Si Salah [6], paru en 1987. Celui-ci vient de préfacer un nouveau livre de Guy Pujante (autre ancien membre de l’OAS), 10 juin 1960, la paix sabordée, de Gaulle et l’Algérie [7].
En 1987, à l’occasion du colloque de Brive, Edmond Michelet ou la fidélité en politique, Charles-Robert Ageron avait présenté une communication sur « La question algérienne », dans laquelle il avait stigmatisé le livre de Pierre Montagnon, et rappelé que tous les témoins démentaient absolument cette « gigantesque mystification ». Aujourd’hui, je crois utile de présenter une mise au point à jour.
Informé par la lecture du livre d’Yves Courrière, qui avait déjà interviewé le général Jacquin, je me souviens d’avoir rencontré celui-ci à l’occasion de la préparation d’un séminaire sur la guerre d’Algérie organisé par plusieurs élèves de l’Ecole normale supérieure en 1971. Quand son livre est paru en 1977, je l’ai donc lu avec la plus grande attention [8], mais il ne m’a pas convaincu, parce qu’il présentait tous les principaux personnages de l’histoire du nationalisme algérien comme autant de traîtres : dans ces conditions, la victoire finale du FLN paraissait incompréhensible. Même si certains épisodes semblaient beaucoup moins invraisemblables, comme le contact qui aurait été pris en novembre 1959 par les ministres Michelet, Buron et Boulloche avec Belkacem Krim, vice-président du GPRA. Mais les deux affirmations principales de cette version attribuant la faillite de l’affaire Si Salah à la « trahison » d’Edmond Michelet n’ont, à ma connaissance, jamais été confirmées par des sources indépendantes du général Jacquin :
d’une part, la « trahison » de Si Salah par Edmond Michelet auprès de Belkacem Krim, dès le 26 mars 1960 [9], affirmée par le général en s’appuyant sur une conversation très postérieure avec l’ancien vice-président du GPRA ;
d’autre part, l’envoi en Algérie par ce dernier du commandant Benchérif, décidé le 15 avril, et réalisé courant mai au moyen d’une filière clandestine empruntant les avions de ligne entre Paris et Alger [10].
Or, ces affirmations n’ont été confirmées par aucune autre source, ni française, ni algérienne.
L’existence de filières clandestines de transports par avion entre la France et l’Algérie est attestée dans le livre de Ali Haroun, La VIIème wilaya, la guerre du FLN en France [11], mais seulement à partir de janvier-février 1961, pour des fonds et des armes légères. Quant aux transports de cadres, ils ne sont attestés, à ma connaissance, que par les mémoires de Si Azzedine [12] racontant son retour à Alger pour y recréer une Zone autonome d’Alger au moment des accords d’Evian en mars 1962.
Les archives militaires françaises contiennent une carte [13] qui indique l’itinéraire de Ahmed Bencherif entre la Tunisie et la wilaya IV, où il fut capturé par l’armée française le 10 octobre 1960. Sont mentionnées les dates suivantes : fin février, échec de Tamesmida (tout au sud) ; 3 avril : Benchérif franchit le barrage avant ; 29 avril : Benchérif franchit le barrage arrière ; 28 août : Benchérif arrive à la wilaya IV. Ni les dates, ni le moyen de transport ne correspondent à celles affirmées par H. Jacquin et P. Montagnon. Le départ de Benchérif suit une décision du CNRA de Tripoli (décembre 1959-janvier 1960) d’après laquelle les cadres venus des wilayas à l’extérieur devaient regagner leurs wilayas d’origine.
Aucun témoignage algérien n’explique le retournement de Si Mohammed à la fin de juin 1960 contre ses compagnons de voyage à Paris, Si Salah et si Lakhdar, par l’arrivée de Benchérif qui eut lieu deux mois plus tard.
Enfin, le transfert de Benchérif en métropole sur l’ordre du ministre de la Justice Edmond Michelet, motivé par la crainte d’une exécution [14], n’était pas une preuve de « trahison », car après la rupture des négociations de Melun, le FLN avait riposté par deux exécutions de prisonniers français à l’extérieur, et par une reprise des attentats contre les civils français à l’intérieur (notamment dans la wilaya IV).
J’en ai donc conclu qu’il n’y avait aucune preuve permettant de retenir les accusations très graves portées contre Edmond Michelet. Des témoignages tels que celui des Mémoires de Ferhat Abbas, ancien président du GPRA, confirmaient que celui-ci n’avait rien su avant la rencontre de Melun, et qu’il n’avait pas reçu un long rapport accusateur de Si Salah avant le mois de juillet [15]. La reprise en main de la wilaya IV par Si Mohammed s’était donc produite sans intervention du GPRA.
Mais brusquement, en octobre 2001, la lecture des Mémoires de Mohamed Harbi [16] est venue me faire douter de ce que je croyais savoir. Celui-ci écrivait en effet : « L’échec des négociations de Melun (27-29 juin 1960) au cours desquelles les plénipotentiaires du GPRA - Mohammed Benyahia, directeur du cabinet d’Abbas, et Ahmed Boumendjel, directeur du ministère de l’Information - apprirent, ébahis, de la bouche de leurs interlocuteurs français les contacts entre les chefs de la wilaya IV, dont le colonel Si Salah, et le général de Gaulle pour une « paix des braves », avait tétanisé nos dirigeants. » C’était la première fois qu’une source algérienne attribuait aux négociateurs français la responsabilité d’une fuite [17].
Or les sources connues sur cette « affaire Si Salah » ont été bouleversées par la thèse récente de Robert Davezac [18], effectuée sous ma direction à Toulouse et soutenue en 2008. Non seulement il a fait le point de tous les récits connus, mais il en a trouvé deux autres qui n’avaient jamais été citées jusque-là : les dépêches du Monde et de L’Echo d’Alger. En effet Si Salah, après être revenu de Paris et avant de repartir pour essayer d’entraîner ses camarades de la wilaya III (Kabylie), avait envoyé un message à ces deux quotidiens, que Le Monde publia le premier, dans son numéro daté du 23 juin 1960, puis L’Echo d’Alger dans son numéro daté du même jour. Les deux journaux avaient reçu la même lettre à en-tête du FLN-Wilaya IV, postée de Blida le 21 juin à 18 h, et annonçant à partir du 15 juin une trêve des attentats concernant les civils aussi bien européens que musulmans [19]. Etant donné que les délégués du GPRA lisaient certainement Le Monde, ils ne pouvaient manquer d’en avoir été alertés et d’avoir cherché à en savoir plus.
J’en tire pour le moment [20] trois conclusions :
1) Un fait d’une importance majeure a été oublié par presque [21] tous les auteurs qui ont écrit sur l’affaire Si Salah, bien qu’il ne fût nullement secret. C’est un phénomène d’amnésie collective extrêmement troublant.
2) Qui a trahi Si Salah ? A l’heure actuelle, nous pouvons répondre : Si Salah lui-même, qui n’a pas voulu agir en se cachant de ses camarades de combat, et qui avait plusieurs fois informé Tunis de ses intentions [22].
3) De Gaulle n’a pas voulu provoquer l’échec de son accord avec la wilaya IV, puisqu’il a refusé toute discussion politique avec les émissaires du GPRA. Il s’en est tenu aux points sur lesquels il s’était accordé avec les chefs de cette wilaya, puis quand il a vu que le GPRA ne voulait pas en discuter, il a mis fin aux pourparlers avec l’intention de se retourner vers les wilayas de l’intérieur. Michel Debré a témoigné que le Général avait été très affecté par son échec pendant tout l’été 1960 [23]. Lui prêter l’intention de négocier seulement avec le GPRA à cette date, c’est une illusion rétrospective.
Guy Pervillé.
[1] Paillat, C., Dossier secret de l’Algérie, 13 mai 1958/28 avril 1961, Paris, Le livre contemporain, 1961, chap. XXX, « Si Salah et Melun », pp. 429-456. Il est revenu sur le même sujet dans Vingt ans qui déchirèrent la France, t. 2, La liquidation, Paris, Robert Laffont, 1972, pp. 548-576 (« De Gaulle face à Si Salah, un tournant capital dans la guerre »).
[2] Tournoux, J. R., L’histoire secrète, Paris, Plon, 1962, Union générale d’éditions, 1965 ( « Si Salah ou le nez de Cléopatre », pp. 329-353)
[3] Courrière, Y., La guerre d’Algérie, t. 4, Les feux du désespoir, Paris, Fayard, 1971, pp. 79-110.
[4] Davezac, R., La montée des violences dans le Grand-Alger, 1er juin 1958-30 avril 1961, thèse de doctorat en histoire, Université de Toulouse-Le Mirail, 2008, pp. 624-625, note 34.
[5] Jacquin, H., La guerre secrète en Algérie, Paris, Olivier Orban, 1977, 321 p.
[6] Montagnon, P., L’affaire Si Salah, Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1987, 187 p.
[7] Pujante, G., 10 juin 1960 La paix sabordée - De Gaulle et l’Algérie, Coulommiers, Dualpha, 2009, 393 p.
[8] Voir mon compte rendu paru dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1978, reproduit sur mon site http://guy.perville.free.fr, rubrique Annuaire de l’Afrique du Nord, 1978.
[9] Répété par P. Montagnon, op. cit., p. 81. G. Pujante, op. cit., p. 146, attribue à Joseph Rovan l’affirmation suivant laquelle « c’est par la valise diplomatique tunisienne que le GPRA aurait été informé de la démarche de Si Salah avant même le Chef de l’Etat ». Celui-ci ne dit rien de tel dans ses Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été allemand, Paris, Seuil, 1999. Mais il reconnaît (op. cit., pp. 414-415) que le cabinet d’E. Michelet transmettait des messages au GPRA : « Sur le contenu de ces communications, nous nous mettions au préalable d’accord avec l’Elysée, soit que Michelet s’en ouvrît au Général lui-même, soit que j’allasse, moi, m’en entretenir avec Bernard Tricot. (...) Par nos messages, nous tentions d’expliquer aux responsables du GPRA l’état d’esprit des dirigeants français et les comportements qui pourraient, de leur part, renforcer la crédibilité des partisans français d’un accord ».
[10] Répété par P. Montagnon, op. cit., p. 83 et par C. Paillat, La liquidation, op. cit., p. 574 (selon qui le Bureau d’étude et de liaison (BEL) aurait été informé « début juillet » par une source très sûre de son envoi en Algérie pour y liquider si Salah et ses complices).
[11] Haroun, A., La VIIème wilaya, la guerre du FLN en France, Paris, Le Seuil, 1986, pp. 316-327.
[12] Azzedine, commandant, On nous appelait fellaghas, Paris, Stock, 1976, 345 p ; Et Alger ne brûla pas, Paris ; Stock, 1980, 348 p.
[13] Carte des archives militaires de Vincennes, 1 H 1426/2, reproduite par M. Faivre dans son livre Les archives inédites de la politique algérienne, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 409, et par G. Pervillé dans son Atlas de la guerre d’Algérie, Paris, Autrement, 2003, p. 38.
[14] Il avait déserté l’armée française en égorgeant plusieurs de ses subordonnés en 1956 (cf le commentaire par M. Harbi, in M. Faivre, Les archives inédites... p. 238), et fut condamné à mort le 8 novembre 1960 par le tribunal militaire de Médéa.
[15] Abbas,F., Autopsie d’une guerre, l’aurore. Paris, Garnier, 1980, pp. 284-287.
[16] Harbi, M., Une vie debout, mémoires politiques, t ; 1 : 1945-1962, Paris, La découverte, 2001, pp. 324-325.
[17] Mais C. Paillat avait déjà signalé dans son Dossier secret de l’Algérie, 1958-1961, Paris, Le livre contemporain, 1961, p. 447, que les négociateurs français avaient informé leurs interlocuteurs algériens de leur intention de discuter avec les chefs des maquis.
[18] Thèse Davezac, voir les pages 612-645.
[19] Thèse Davezac, pp. 635-636. Voir la citation de l’article du Monde donnée sur Wikipedia, article « Affaire Si Salah ».
[20] Un dossier des archives de la Présidence de la République, fonds Solferino, AN 5AG1/Sol 75, consacré à l’affaire Si Salah ( à l’occasion du procès Challe), est cité par Maurice Vaïsse (qui l’a consulté par dérogation) dans son livre Comment De Gaulle fit échouer le putsch d’Alger, Bruxelles, André Versailles éditeur, 2011, p. 268 note 596. D’après lui, rien dans ce dossier ne contredit mon analyse.
[21] L’envoi de messages annonçant une trève des attentats à L’Echo d’Alger, Le Journal d’Alger et Le Monde par Si Salah est pourtant signalé par G. Pujante, op. cit., 129 (d’après le général Jacquin , semble-t-il), mais il n’en tire aucune conséquence.
[22] Voir son message-radio du 15 avril 1960 au GPRA, reproduit par C. Paillat, La liquidation, op. cit., pp. 560-562.
[23] Debré, M., Entretiens avec le général de Gaulle, 1961-1969, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 19-22. Il avait néanmoins signalé dans le tome 3 de ses Mémoires, Gouverner, 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, p. 253, que « les dirigeants extérieurs mis au courant de cette tentative par une indiscrétion qui ne vint ni de l’Elysée ni de Matignon, ont réagi en faisant assassiner Si Salah (faux) et Si Lakhdar ». Cette phrase peut traduire des soupçons pesant sur Edmond Michelet ou sur son entourage, mais sans être une preuve.