Le 2 mars 2021, en réponse à la nouvelle déclaration du président Tebboune sur les relations mémorielles entre l’Algérie et la France, un communiqué de l’Elysée a reconnu l’assassinat d’Ali Boumendjel, dans les termes suivants :
« Conformément à la mission que le Président de la République lui avait confiée, Benjamin Stora a remis, le 20 janvier dernier, son rapport sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie. Parmi ses préconisations figure la reconnaissance par la France de l’assassinat d’Ali Boumendjel, avocat et dirigeant politique du nationalisme algérien.
Ali Boumendjel est né le 23 mai 1919, à Relizane, dans une famille riche en talents, imprégnée de voyages, de culture et de combats politiques. Son père, instituteur, lui transmit le goût des savoirs. Le brillant écolier se fraya sans mal une place sur les bancs de la faculté de droit d’Alger. C’est fort d’une culture ouverte, généreuse, humaniste, puisant aux sources des Lumières, qu’Ali Boumendjel s’engagea bientôt en politique, contre l’injustice du système colonial et pour l’indépendance de l’Algérie. Le discours qu’il prononça en 1955 au Congrès mondial d’Helsinki témoigne de son engagement en faveur de la paix.
Au cœur de la Bataille d’Alger, il fut arrêté par l’armée française, placé au secret, torturé, puis assassiné le 23 mars 1957. Paul Aussaresses avoua lui-même avoir ordonné à l’un de ses subordonnés de le tuer et de maquiller le crime en suicide.
Ali Boumendjel laissait derrière lui un héritage politique important. Ses combats et son courage ont marqué à jamais les esprits algériens et français, parmi lesquels René Capitant, qui avait été son professeur.
Ali Boumendjel laissait derrière lui son épouse, Malika, et ses quatre enfants âgés alors de sept ans à vingt mois : Nadir, Sami, Farid et Dalila. Malika Boumendjel nous a quittés il y a peu, elle aurait eu cent deux ans aujourd’hui. Elle avait fait du combat pour la vérité sur les circonstances de la mort de son mari, de son père, Belkacem Amrani, de son frère, André Amrani et de leur ami Selhi Mohand, tous disparus en 1957, celui de sa vie. Elle voulait que la vérité soit connue et reconnue de tous, pour sa famille, pour l’Histoire, pour l’Algérie et pour la France où certains de ses enfants et petits-enfants construisaient leur vie.
Aujourd’hui, le Président de la République a reçu au Palais de l’Elysée quatre des petits-enfants d’Ali Boumendjel pour leur dire, au nom de la France, ce que Malika Boumendjel aurait voulu entendre : Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné.
Il leur a également dit sa volonté de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l’ouverture des archives, afin de donner à toutes les familles des disparus, des deux côtés de la Méditerranée, les moyens de connaître la vérité. Ce travail sera prolongé et approfondi au cours des prochains mois, afin que nous puissions avancer vers l’apaisement et la réconciliation.
Regarder l’Histoire en face, reconnaître la vérité des faits, ne permettra pas de refermer des plaies toujours ouvertes, mais aidera à frayer le chemin de l’avenir.
La génération des petits-enfants d’Ali Boumendjel doit pouvoir construire son destin, loin des deux ornières que sont l’amnésie et le ressentiment. C’est pour eux désormais, pour la jeunesse française et algérienne, qu’il nous faut avancer sur la voie de la vérité, la seule qui puisse conduire à la réconciliation des mémoires.
C’est dans cet esprit que le Président de la République a souhaité faire ce geste de reconnaissance, qui n’est pas un acte isolé.
Aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la Guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté. Ils doivent être regardés avec courage et lucidité, dans l’absolu respect de toutes celles et ceux dont ils ont déchiré la vie et brisé le destin » [1].
Un communiqué déroutant
Le texte de ce communiqué mérite de retenir toute notre attention. Il comporte des aspects contradictoires, susceptibles de provoquer des réactions opposées.
D’une part, et c’est l’aspect le plus visible, il prend position en termes catégoriques sur la réalité du sort tragique d’Ali Boumendjel, démentant nettement la thèse officielle du suicide : - « Aujourd’hui, le Président de la République a reçu au Palais de l’Elysée quatre des petits-enfants d’Ali Boumendjel pour leur dire, au nom de la France, ce que Malika Boumendjel aurait voulu entendre : Ali Boumendjel ne s’est pas suicidé. Il a été torturé puis assassiné ».
Mais il ne fournit aucune preuve à l’appui de cette affirmation, si ce n’est l’aveu de l’exécuteur des basses œuvres du général Massu : « Paul Aussaresses avoua lui-même avoir ordonné à l’un de ses subordonnés de le tuer et de maquiller le crime en suicide ». Or si le général Aussaresses a bien reconnu avoir ordonné l’assassinat d’Ali Boumendjel, il a toujours nié que celui-ci ait été torturé.
Quant aux raisons pour lesquels ce brillant avocat « engagé en politique, contre l’injustice du système colonial et pour l’indépendance de l’Algérie », mais « en faveur de la paix », fut arrêté et assassiné, rien, absolument rien n’en est dit. Le texte du communiqué donne ainsi une impression de partialité inavouée en faveur de la cause des nationalistes algériens.
Mais cette impression est aussitôt démentie par l’affirmation d’une volonté impartiale de faire la lumière sur tous les crimes commis durant la guerre d’Algérie. En effet, le président Macron « leur a également dit sa volonté de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l’ouverture des archives, afin de donner à toutes les familles des disparus, des deux côtés de la Méditerranée, les moyens de connaître la vérité ». Et dans la conclusion : « Aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la Guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté. Ils doivent être regardés avec courage et lucidité, dans l’absolu respect de toutes celles et ceux dont ils ont déchiré la vie et brisé le destin ». Il maintient ainsi la ligne de conduite qui a été celle de tous ses prédécesseurs depuis Jacques Chirac : « La génération des petits-enfants d’Ali Boumendjel doit pouvoir construire son destin, loin des deux ornières que sont l’amnésie et le ressentiment. C’est pour eux désormais, pour la jeunesse française et algérienne, qu’il nous faut avancer sur la voie de la vérité, la seule qui puisse conduire à la réconciliation des mémoires ».
Chacun pourra donc retenir de ce texte ce qui lui conviendra. Mais en attendant que la suite des événements nous permette de savoir si cette politique audacieuse obtiendra des résultats tangibles et positifs, demandons-nous pourquoi Ali Boumendjel fut arrêté et assassiné durant ce qu’on appelle la « bataille d’Alger ». En effet, alors que l’affaire Audin a fait l’objet de nombreuses recherches depuis la disparition de ce militant communiste algérien arrêté à Alger en juillet 1957, l’affaire Ali Boumendjel est restée presque inconnue jusqu’à nos jours.
Des pistes à suivre, côté algérien
Jusqu’à présent, la seule étude réalisée sur Ali Boumendjel est le livre de Makika Rahal, historienne française d’origine algérienne : Ali Boumendjel. Une affaire française. Une histoire algérienne. Paris, Les Belles Lettres, 2010, et Alger, Barzakh, 2011, 295 p. Livre trop peu connu, qui est ainsi présenté sur la quatrième de couverture :
« En mars 1957, la presse annonce la mort d’un ‘petit avocat musulman’ : ‘Qui a tué Maître Boumendjel ?’ titre France Observateur. On s’interroge sur un faux suicide. Mais que faisait donc ce ‘modéré’ entre les mains des ‘paras’ ? Pourquoi a-t-il été assassiné, comme le reconnaîtra le général Aussaresses dans ses mémoires en 2001 ?
L’homme était un militant de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), l’organisation de Ferhat Abbas. Son parti, perçu comme modéré, bourgeois, francophone et intellectuel a été gommé de l’histoire officielle algérienne et largement ignoré par les historiographies françaises et algériennes. Au moment de son arrestation, Boumendjel faisait le lien entre la direction de l’UDMA et la direction algéroise du FLN. Il conjuguait alors, comme il l’avait toujours fait sans complexe, la culture française avec un nationalisme algérien, républicain et démocratique. Il y a plusieurs histoires dans cette histoire : une histoire française et une histoire algérienne, celle d’une affaire qui a secoué les intellectuels français et l’histoire d’un héros et d’un martyr. L’une et l’autre éclairent d’une lumière nouvelle les récits existants.
Au mépris qu’Aussaresses exprime à l’encontre de cet intellectuel, aux abracadabrantes explications qu’il donne de son arrestation, il est nécessaire d’opposer un travail d’historien. À l’histoire officielle algérienne, qui tente aussi d’intégrer Ali Boumendjel parmi ses martyrs en schématisant son parcours, il était important d’opposer la richesse d’une biographie familiale, la complexité d’un engagement politique nuancé et d’un idéal à la fois algérien et républicain, partagé par nombre de nationalistes d’alors, et susceptible de trouver aujourd’hui un écho de l’autre côté de la Méditerranée ».
Ce livre, fruit de plusieurs années d’enquête à la recherche de tous les témoins et toutes les sources disponibles, est un travail quasiment exhaustif sur un sujet particulièrement difficile, dont la difficulté était de dégager l’histoire de la mémoire.
De plus, Malika Rahal a participé en 2018, avec Fabrice Riceputi, à la création du site « 1000autres.org », qui rassemble dans des notices individuelles toutes les informations disponibles sur le sort de chacun des disparus algériens de la « bataille d’Alger ». C’est le cas de Ali Boumendjel :
« BOUMENDJEL Ali (1919-1957). Avocat et militant politique algérien. Membre de l’Union démocratique du manifeste algérien (UDMA) créée par Ferhat Abbas en 1946, il devient, après 1954, l’avocat des nationalistes. Il rejoint le Front de libération nationale (FLN) en 1955. Arrêté le 9 février 1957, il est torturé puis assassiné le 23 mars sur ordre du commandant Paul Aussaresses, selon l’aveu de ce dernier dans ses mémoires publiées en 2001. Boumendjel a été jeté du sixième étage d’un immeuble abritant un centre de torture situé à El-Biar sur les hauteurs d’Alger, dans le but de maquiller son assassinat en suicide. Voir Malika Rahal, Ali Boumendjel. Une affaire française. Une histoire algérienne, Paris, Les Belles Lettres, 2010 ».
Mais aussi de plusieurs membres de sa famille, comme l’a rappelé son épouse Malika (dédédée en 2020) : « dans ma seule famille, trois hommes ont été torturés et assassinés, mon mari, mon père, mon frère Dédé ; deux autres de mes frères arrêtés, internés puis relâchés » [2]. Leurs notices se trouvent donc aussi sur le site :
« AMRANI Belkacem : disparu.
78 ans. Facteur retraité. Légion d’honneur. Médaille militaire. Mutilé. Propriétaire. Enlevé le 27 mai 1957 par les parachutistes. Pas de réponse de l’armée en octobre (SLNA). Beau-père de l’avocat Ali Boumendjel. A définitivement disparu. (Entretien avec l’historienne Malika Rahal, qui nous a fourni la photographie de B. Amrani 13/09/2018) ».
« AMRANI André
Beau-frère d’Ali Boumendjel, arrêté, avec ses deux frères Abderrahmane et Ali Amrani, dans la première semaine de février 1957. Conduit à la caserne du génie d’Hussein Dey, puis dans un lieu « entre Hydra et Sidi Yahia ». Torturé. Ramené brièvement chez ses parents, « ses interrogatoires l’ont rendu méconnaissable, ses dents sont brisées, ses mâchoires gonflées ». Aussaresses admet implicitement l’avoir tué. (Malika Rahal, Ali Boumendjel. Une affaire française, une histoire algérienne, Barzakh, 2011, p. 190) ».
Mais un de ses amis a également été arrêté et a lui aussi disparu :
« SELHI Mohamed ben Hadj Amokrane (ou Mohand)
Photo : Mohamed SELHI (à gauche) avec Ali Boumendjel.
Ingénieur des Mines (Shell). Enlevé le 22 février 1957 à Oran et remis aux parachutistes stationnés au 19e Génie à Hussein Dey. (SLNA). Signalé à la commission de Sauvegarde par le procureur Jean Reliquet ; lettre de son père ; réponse de l’armée (colonel Godard) : a été remis en « liberté conditionnelle » le 5 avril 1957. (CS)
A définitivement disparu (entretien avec l’historienne Malika Rahal, 13/09/2018).
Témoignage de Nadji Abbas Turki selon lequel Mohamed Selhi, son co-détenu, a été tué, après avoir été longuement torturé, par les parachutistes exerçant à la Ferme Perrin, près de Birkadem, en mars 1957, dans Hafid Keramane, La pacification, livre noir de six années de guerre en Algérie, Lausanne, La Cité, 1960, p. 66 ».
Un autre frère d’André Amrani, Abdelmalik AMRANI, ingénieur électronicien travaillant comme celui-ci à la Société française de radiodiffusion algérienne (SFRA) fut arrêté le 18 février 1957 et accusé d’avoir constitué dans son entreprise un réseau de télécommunications au service du FLN, sur l’ordre d’Ali Boumendjel et sous l’autorité directe de Mohand Selhi [3].
A quoi il faut ajouter le témoignage du jeune frère de Malika, Abdelmalik et André Amrani, Djamal AMRANI, arrêté durant la première semaine de février 1957 en même temps que ses frères Abderrahame et Ali, torturé puis libéré durant la « bataille d’Alger », qui avait publié en janvier 1960 « Le témoin » aux Editions de Minuit à Paris. Son livre commençait ainsi : « Moi, Djamal Amrani, né le 29 août 1935 à Aumale, fils de Belkacem Amrani, receveur des PTT en retraite, ancien combattant mutilé de guerre à 75 %, médaillé militaire, croix de guerre avec palmes, promu chevalier de la Légion d’honneur le 14 juillet 1956, frère d’André Amrani, agent technique de la Société Française de Radio, travaillant pour la défense nationale, et beau-frère de M° Ali Boumendjel, tous trois disparus dans les circonstances que je dirai, je déclare sous la foi du serment que tout ce qui suit est absolument authentique. Cette histoire n’est du reste pas seulement celle d’une famille algérienne : c’est celle de centaines et de milliers d’entre elles ».
Marqué à vie par ce qu’il avait subi, lui et les siens, Djamal Amrani (1935-2005) avait survécu en devenant le plus grand des poètes algériens, mais aussi en se réfugiant dans les vapeurs de l’alcool. Comme l’a écrit le journaliste Ahmed Cheniki, « Djamal se donne une image d’un être très joyeux, insouciant, mais son regard perçant, lointain et grave trahit son anxiété, son inquiétude, il n’oublie pas, il fournit à son locuteur une impression d’un homme sans souci, les gestes dramatiques, amples, la voix imposante et retentissante. Mais l’image de la torture ne le quittait jamais, elle traversait tous les pores d’un corps mutilé. (...) Il s’arrêtait de parler, lui qui bougeait beaucoup, dans cette brasserie des Facultés, en plein centre d’Alger, pleine à craquer, imprévisible, il donnait des tapes aux uns et autres » [4] (et je peux le confirmer pour y avoir reçu l’une de ses tapes sur le ventre en juillet 1970 GP).
Enfin, n’oublions pas que le frère aîné d’Ali Boumendjel, Ahmed BOUMENDJEL (1908-1982), ancien dirigeant important de l’UDMA de Ferhat Abbas et membre de la direction clandestine de la Fédération de France du FLN [5], avait deux fois protesté contre le sort de son frère par des télégrammes adressés aux ministres compétents, au général Salan et au président de la République René Coty. Le premier, daté du 12 février, n’avait obtenu aucune réponse. Le deuxième, daté du 10 mars, était ainsi formulé : « Attire votre attention sur sort tragique frère Boumendjel Ali, livré aux parachutistes depuis le 9 février 1957. Stop. Famille dans impossibilité connaître lieu de séquestration et dans impossibilité de constituer défense, malgré intervention bâtonnier. Stop. Ai sollicité en vain par télégramme 12 février 1957, saisie juge d’instruction. Stop. Vous signale, perpétrée dans locaux disciplinaires parachutistes, tentative assassinat camouflée en tentative de suicide, nécessitant pendant vingt jours transfert hôpital psychiatrique. Stop. Presse et radio ce jour annoncent enfin aveux spontanés, après un mois de violences épouvantables. Stop. Aveux étant arrachés, rôle parachutistes apparaît désormais terminé. Stop. Me permets renouveler requête 12 février en vue saisie juge d’instruction et application loi. Stop. Ai honneur, pour principe et pour prendre date, déposer plainte contre X pour séquestration tentative meurtres et sévices ayant entraîné folie. Stop. Vous prie, en attendant fixer responsabilités faire cesser procédés inhumains renouvelés conquête militaire 1830. Stop. Salutations distinguées » [6].
Mais au-delà de l’énumération des faits établis, peut-on les expliquer ? La veuve d’Ali Boumendjel avait évoqué la question dans une interview accordée à Florence Beaugé dans Le Monde du 2 mai 2001 : « J’ai appris peu à peu les activités politiques de mon mari. L’un de ses anciens camarades m’a appris qu’il avait été le conseiller politique d’Abane Ramdane l’‘idéologue’ de la « révolution algérienne ». C’était un avocat engagé, un humaniste et un pacifiste. Bien avant l’insurrection, il était choqué par ce qui se passait en Algérie, en particulier dans les commissariats. La torture y était déjà largement pratiquée, et cela nous scandalisait. Au début, Ali ne souhaitait pas l’indépendance de l’Algérie. Il ne s’y est résolu qu’après avoir compris qu’il n’y avait pas d’autre alternative. Il était très réservé et ne se décontractait qu’avec moi. (...). Toute cette année 1957 a été un cauchemar. En février, mon frère Dédé avait été arrêté, et on ne l’a jamais revu. Une « corvée de bois ». Mon père a fait des recherches désespérées pour le retrouver. Un jour, il s’est rendu à la mairie avec toutes ses décorations d’ancien combattant de la guerre de 14-18, du Chemin des Dames, à Verdun, où il avait perdu ses deux bras. Eh bien, cet homme de soixante-quatorze ans s’est fait jeter par les parachutistes. Ils lui ont lancé ses décorations à la figure et l’ont mis dehors en l’insultant. En mai de cette année-là, il a été arrêté à son tour, et lui aussi a disparu au cours d’une « corvée de bois » [7].
Dans son livre publié en 2010, Malika Rahal a répondu aux « abracadabrantes » explications données par Aussaresses dans le sien publié en 2001, en démontrant l’inconsistance des charges retenues contre Ali Boumendjel. Mais dans un texte intitulé « La terrasse, retour sur une histoire du temps présent » [8], publié le 16 août 2015, elle a évoqué les conditions de son enquête, la difficulté particulière qu’elle a rencontrée à concilier la recherche de la vérité historique et l’hommage rendu à la mémoire d’un personnage commémoré comme un martyr. Elle considère comme vraisemblable la première tentative de suicide (se trancher les veines avec ses verres de lunettes), contrairement à la seconde mise en scène par les parachutistes sur ordre de Massu via Aussaresses.
Sur le site 1000autres.org, sa présentation du cas exemplaire d’Ali Boumendjel part de l’arrivée des parachutistes de Massu à Alger le 7 janvier 1957 et de la grève générale lancée le 28 janvier 1957 par le FLN pour « montrer l’assise populaire très large du mouvement en encourageant tous les travailleurs à un geste public signifiant leur ralliement, leur adhésion ou tout simplement leur soutien » [9]. Mais son analyse ne remonte pas plus loin. Il faut donc chercher ailleurs.
Des pistes à suivre, côté français
Du côté français, la matière est relativement rare.
Voici les notes que j’avais prises dans L’Echo d’Alger, complétées d’après le livre de Malika Rahal :
14 février 1957, p 10 : « A la suite de l’arrestation d’un inspecteur de la DST, M° Boumendjel a fait l’objet d’une mesure d’internement. Il avait armé un tueur (André Maurice Amrani) ».
12 mars 1957 : « Chef politique du FLN pour Alger-Sud, M° Boumendjel indiquait chaque mois aux ‘tueurs’ le nombre d’attentats à commettre. Appréhendé et assigné à résidence il y a quelque temps, M° Boumendjel a avoué samedi, au cours d’un interrogatoire, ses activités au sein du FLN (...). Le FLN, en novembre 56, l’avait chargé des questions financières et politiques pour la zone d’Alger-sud. Il y assurait quatre fonctions sous le contrôle direct de Ben Khedda :
1° Récupérer les fonds collectés et les remettre à Ben Khedda, l’un des 5 membres du CCE ;
2° Faire la synthèse de rapports politiques qui lui étaient remis par deux avocats du barreau d’Alger : M° Kaddour Sator (ancien délégué à l’Assemblée algérienne, actuellement assigné à résidence à Berrouaghia) et M° Hadj Hamou (actuellement en fuite) ;
3° Superviser le ‘collectif des avocats’, constitué par M° Sator, Bouzida, Benmelha, Bentoumi, Hadj Hamou, Iertal, Rebbani (...). Ils adressaient une liste que M° Boumendjel remettait régulièrement à Ben Khedda.
La quatrième fonction relève du terrorisme urbain : Boumendjel désignait périodiquement le nombre de personnes à abattre en un temps donné, (...) le choix des victimes étant laissé à l’appréciation des chefs de groupes.
Ces veux faits samedi ont été signés par l’ancien avocat algérois » [10].
24-25 mars 1957 : « M° Boumendjel s’est suicidé en se jetant de la terrasse d’un immeuble ».
P. 10 : « Le chef politico-militaire du FLN s’est suicidé samedi en début d’après-midi. M° Boumendjel avait été capturé par des « paras » et était détenu à El Biar.
Il a mis fin à ses jours alors qu’il devait être présenté à un officier de renseignement. Pour éviter de le montrer dans la rue, les militaires et les policiers qui l’escortaient l’avaient fait passer sur la terrasse d’un immeuble de 6 étages, c’est alors que Boumendjel essaya de se jeter dans le vide, mais il resta suspendu, le pied coincé à une corniche. L’officier qui le suivait s’élança pour le dégager. Boumendjel dans un ultime sursaut tenta d’entraîner avec lui l’officier. Il tomba alors d’une hauteur d’une vingtaine de mètres.
Sur ordre d’informer signé par M. Le Préfet, un médecin légiste a été désigné pour faire l’autopsie du cadavre et son rapport a confirmé le témoignage de l’escorte.
M° Boumendjel avait déjà tenté de mettre fin à ses jours en se tranchant les veines du poignet avec ses verres de lunette ».
Le ministre résidant en Algérie, Robert Lacoste, eut fort à faire pour justifier la version officielle. Le 22 mars 1957, il avait répondu devant les députés aux accusations de M° Ahmed Boumendjel : « Que faut-il penser de cet avocat musulman accusant les forces de l’ordre d’avoir fait subir à un de ses confrères d’Alger un traitement conduisant à la folie ? » Il avait affirmé : « la prétendue victime de cette abomination, après une tentative de suicide qui a été constatée, a tout simplement été assigné (sic) à résidence, alors qu’elle avait avoué avoir dirigé un système de liaison entre le FLN entre les rebelles prévenus et internés et avait même exercé le commandement politique et militaire dans un important secteur de la ville d’Alger » [11]. Et il avait conclu en élevant le débat au-dessus de ce cas individuel : « la lutte que nous avons à soutenir en Algérie affecte les formes d’une véritable guerre subversive, militaire et politique. Elle a pour enjeu la maîtrise totale des populations et, comme but final, l’éviction immédiate ou à terme des Français » [12].
Le 26 mars, il dut répondre à de nombreuses interventions très critiques, même sur les bancs de la majorité. Interpellé par le député MRP Reille-Soult, dénonçant l’existence de prisons clandestines, le ministre énuméra les activités supposées d’Ali Boumendjel, et poursuivit : « Que lui reprochait-on ? Il était, de son propre aveu, un chef important du FLN dans la région d’Alger (...) De plus, il semble que M° Boumendjel ait eu des relations avec les organisations de terroristes, c’est-à-dire de tueurs » [13]. De nouveau interpellé par le député MRP François de Menthon : « Comment se fait-il que depuis des semaines cet homme ait été détenu dans des locaux militaires ? », il mit en avant le manque de moyens : « L’appareil de justice est extrêmement insuffisant en moyens et en effectifs », mais il resta sur la position de l’armée : « M. Boumendjel, je l’ai dit, a tenté une première fois de se suicider. Il a réussi lors d’une seconde tentative. Pourquoi cela ? Parce que des charges très lourdes pesaient sur lui » [14]. Et le premier ministre Guy Mollet dut intervenir le 27 mars en des termes très embarrassés : « Oui, il est vrai que lorsque nous eûmes à prendre des sanctions, nous l’avons fait avec discrétion. Pourtant, il eût sans doute été à l’honneur de la France de pouvoir crier beaucoup plus haut qu’il est des fautes que rien n’excuse, que rien ne peut expliquer. Nous n’avons pas pu le faire, sachant qu’ici même, dans la métropole, des hommes se seraient immédiatement servis de ces informations pour essayer une fois de plus de porter atteinte au moral de notre armée » [15].
En 1971, le général Massu publia La vraie bataille d’Alger. Il s’y montra très discret sur l’affaire Ali Boumendjel, dans une liste d’affaires ayant été l’occasion d’attaques contre l’armée :
« 5) Affaire Boumendjel. L’émotion fut encore plus grande que pour Ben M’hidi. Tout se passa comme si les demandes d’enquête étaient faites, non pas en fonction des possibilités d’erreur dans les arrestations, mais en fonction des appuis dont jouissaient les individus arrêtés, et en fonction des dangers que les enquêtes faisaient courir aux personnes qui fournissaient ces appuis. Il faut préciser que Boumendjel n’a pas été arrêté en tant qu’avocat, mais parce qu’il avait fourni deux pistolets au tueur Amrani... [16] »
Mais l’année suivante, son ancien chef le général Salan publia dans ses Mémoires une version sensiblement différente. Certes, celui-ci ne contestait pas la thèse officielle du suicide : « Cependant, l’arrestation de M° Ali Boumendjel, chez qui de nombreux documents sont découverts, permet au colonel Fossey-François de remonter plusieurs filières du réseau de transmissions FLN. Malheureusement, dans le but évident de se soustraire à la Justice, Boumendjel se suicide le 23 mars, après une première tentative infructueuse quelques jours auparavant. Le fait est grave car l’avocat était détenteur de renseignements précieux sur les changements brusques de résidence et de fréquence des postes émetteurs clandestins et sa mort nous prive de toute possibilité d’en connaître davantage sur le fonctionnement des transmissions de l’adversaire » [17]. L’ancien commandant en chef reprenait ici à son compte un regret exprimé par le colonel Fossey-François dans un rapport au général Massu daté du 1er avril 1957 : « « Je n’avais qu’un seul regret, celui de ne pouvoir continuer de le soumettre aux interrogatoires et confrontations qui auraient permis d’aboutir à la fixation exacte et à la destruction du réseau de transmission du FLN en Algérie » [18]. Cela paraissait un bon argument pour accréditer le suicide.
Puis le général Salan poursuivait en insistant sur l’intérêt des déclarations d’Ali Boumendjel : « De plus on nous reprochera d’avoir acculé Boumendjel au suicide. Ce qui est d’autant plus faux que nous avions encore besoin de ses révélations, les premières que nous avions recueillies promettaient beaucoup. Je ne cite comme exemple que la déclaration écrite et signée de sa main :
« J’étais le chef de la région Alger-Sud pour les questions financières et politiques. Je dépendais directement de Benkhedda. J’avais trois fonctions, début novembre 1956 :
La première consistait à recevoir les fonds mensuellement et à les verser immédiatement à Benkhedda. J’étais pour cela en relation avec Oussedik Saïd et Oussedik Tahar qui avaient été avisés par une filière que j’ignore. Benkhedda s’en était chargé.
La deuxième consistait à faire la synthèse des rapports politiques qui m’étaient en même temps donnés. Mais c’étaient surtout Sator Kaddour et Hadj Ahmed qui étaient chargés du travail politique à me remettre.
Enfin, j’avais la charge de superviser ce qui a été appelé le collectif d’avocats [19]. J’étais en contact avec Ben Mehla, Bentoumi, Rebbani et Hadj Hamou. Ils devaient organiser entre eux la défense des détenus dits politiques, prendre les noms de ceux qui étaient présentés au parquet. La liste des inculpés présentés et ceux défendus m’était remise soit par Bentoumi, soit par Hadj Hamou. Je la remettais moi-même à Benkhedda. Il était entendu qu’une somme de 25 000 francs leur était versée à chacun pour les défrayer de leurs dépenses, mensuellement et forfaitairement » [20].
En reproduisant cet extrait des déclarations d’Ali Boumendjel - le seul connu en France jusqu’à ce jour - le général Salan accréditait l’idée que ses fonctions le situaient clairement dans la branche politico-financière de la Zone autonome d’Alger supervisée par Benhoucef Benkhedda, et non pas dans la branche dite militaire commandée par Larbi Ben M’hidi.
Beaucoup plus tard, en 2001, le général Aussaresses a publié ses mémoires sous le titre Services spéciaux. Algérie 1955-1957, et il y consacré un chapitre à Maître Boumendjel. Il le présente ainsi :
« Le 2ème RPC commandé par Fossey-François fut informé du meurtre de trois Français. Un jeune couple et leur bébé avaient été abattus au sud d’Alger alors qu’ils se déplaçaient sur un deux roues. Les meurtriers, des voyous musulmans, furent dénoncés par d’autres musulmans. Les prisonniers furent interrogés par D., l’OR du régiment.
Avant d’être exécutés, les tueurs à gage avouèrent que cet assassinat avait été ordonné et financé par un très brillant avocat algérois, Ali Boumendjel, qui voulait, par cette action spectaculaire, substituer une légende de terroriste à l’image d’intellectuel mondain qui lui collait à la peau. Comme d’autres leaders du FLN, et notamment Yacef Saadi, Boumendjel était exaspéré par la popularité du truand Ali-la-pointe qui commençait à passer pour le Robin des bois algérien et échappait régulièrement à nos patrouilles en s’habillant en femme ».
Cette motivation alléguée apparaît tout à fait fantaisiste, mais quelques lignes plus loin des éléments apparemment plus fondés sont mentionnés : « Après avoir feint de se suicider, ce qui lui avait valu un séjour à l’hôpital, Ali Boumendjel avait révélé sans difficulté - et sans qu’il soit nécessaire de le soumettre au moindre sévice - son rôle dans l’attentat qui lui était reproché et pour lequel il avait même fourni son arme personnelle, un pistolet 7,65. Il avait également précisé qu’il jouait un rôle important et effectif au FLN. D’abord parce qu’il était un des responsables de l’organisation d’Alger, ensuite parce qu’il était chargé des contacts entre le FLN et les pays qui le soutenaient. Il était ainsi investi d’une véritable fonction de ministre des affaire étrangères officieux de la rébellion ». Déclaration qui paraît très exagérée, mais plus en rapport avec ce que le colonel Fossey-François et le général Salan avaient retenu de ses déclarations.
Enfin, et c’est le point le plus important de son récit, Paul Aussaresses raconte comment, par qui et pourquoi le sort d’Ali Boumendjel fut tranché :
« Comme Boumendjel était un notable, plus d’une semaine après qu’il fut passé aux aveux, aucune décision n’avait encore été prise à son sujet et il était toujours aux mains du 2ème RCP. Compte tenu de sa notoriété, la solution la moins risquée était évidemment de transférer l’avocat à la Justice, ce qui lui garantissait l’impunité. Nous ne pouvions guère retenir contre lui que le minimum : le fait d’avoir fourni une arme. Il y avait bien une complicité avouée d’assassinat, mais il ne faisait guère de doutes que, sitôt présenté à un juge d’instruction, il se rétracterait et serait remis en liberté après que son frère aurait passé quelques appels téléphoniques.
Il fallait prendre une décision. Le 23 mars 1957, nous avons longtemps délibéré avec Fossey-François, Trinquier et Massu, pour savoir ce que nous allions faire d’Ali Boumendjel. A mes yeux, malgré ses hautes relations qui ne m’impressionnaient guère, l’avocat n’était que le vulgaire commanditaire d’un assassinat révoltant dont les exécutants avaient déjà été passés par les armes. La cause me paraissait entendue sur ce seul motif.
Comme la conversation tournait en rond, je me suis impatienté et j’ai fini par me lever pour sortir. Alors, Massu s’est tourné vers moi et m’a regardé dans les yeux avec insistance : Aussaresses, j’interdis qu’il s’évade. Compris ? »
La suite du récit raconte en détail l’exécution d’un assassinat camouflé en suicide par le lieutenant D sur l’ordre d’Aussaresses.
En prenant cette décision dans une sorte de conseil de guerre improvisé en dehors de toute légalité, le général Massu avait apparemment le choix entre deux options : considérer Ali Boumendjel comme un prisonnier politique, ou comme un chef terroriste. Il choisit la deuxième option.
Ces quelques déclarations de responsables politiques et militaires français sont apparemment les seules. Mais il faut leur ajouter les apports d’un petit nombre d’écrits journalistiques.
Le principal est le livre du journaliste Pierre Pellissier intitulé La bataille d’Alger, publié en octobre 1995 par les éditions Perrin, et qui est fondé sur les déclarations de nombreux acteurs et témoins, militaires plus que civils. L’auteur indique à deux reprises la cause de l’arrestation d’Ali Boumendjel. D’abord (p 141), celle de l’inspecteur de la DST Ousmer, retourné par le FLN : « Autre pièce de choix au tableau de chasse du 2° RPC, un policier véreux de la DST. L’inspecteur Ousmer a été arrêté début février. Il était soupçonné depuis un moment déjà, surtout depuis l’échec, dans des conditions suspectes, d’une opération pourtant bien montée, avec un maximum de discrétion. Ousmer ne travaille pas seul. Il est en liaison avec des avocats d’Alger, M°Ali Boumendjel, immédiatement arrêté, puis M° Djender, auquel la déontologie du barreau va servir de filet de protection. Il est vrai que Boumendjel n’est plus inscrit au barreau à ce moment : il exerce les fonctions de conseiller juridique. Ousmer, lui, est dans de plus mauvais draps ; d’autant qu’il y a chez lui quelques armes de poing, un P.08 nickelé, un Herstall 9 mm, un autre Herstall 7,65, un Colt 45 et un 6,35 MAB. »
Plus loin (pp 186-187) le journaliste rajoute à cette première cause d’arrestation une deuxième : « L’arrestation de M° Boumendjel - qui va beaucoup compter dans la campagne naissante contre les tortures - doit pour une bonne part au hasard, des arrestations en chaîne ont conduit les parachutistes du 2° RPC jusqu’au domicile de l’avocat. Les parachutistes, qui ont interpellé quelques suspects au Clos Salembier, s’intéressent au sort d’un petit truand. Il avoue faire partie d’un groupe de tueurs à gages travaillant pour le FLN. Les armes leur ont été fournies par un certain Amrani. C’est le beau-frère de M° Boumendjel. Or l’une des armes retrouvées correspond à un permis de détention accordé à l’avocat (...).
Le 12 mars, les parachutistes n’ont plus rien à demander à M° Boumendjel [21], ils vont pouvoir le transférer à la justice : il a déjà avoué être, depuis novembre 1956, un des patrons du FLN à Alger chargé des questions financières et politiques, sous les ordres directs de Benkhedda [22]. (...) Au-delà, de toute évidence, ses aveux tournent au délire : il donne des listes de noms à n’en plus finir ; il avait aussi à transmettre vers les exécutants le nombre des personnes que le FLN devait abattre dans un temps donné. Le meurtre programmé dans un plan de terreur ! » Vrai délire, ou simulation visant un but inconnu ?
Le récit continue ainsi : « Le temps peut paraître long, entre l’arrestation et les aveux... Il y a, en réalité, près de trois semaines mises entre parenthèses, du 12 février au 4 mars. Durant ce temps, M° Boumendjel n’est pas chez les parachutistes, il est à l’hôpital. Aussitôt après son arrestation, alors qu’il devait être assigné à résidence dans un camp d’internement dès le 13, en compagnie de son confrère M° Mahieddine Djender, l’avocat a tenté de se suicider. A l’aide de petits morceaux de verre - il a brisé pour cela ses lunettes - il s’est tailladé la gorge. Durant ce séjour à l’hôpital, il recevra la visite du bâtonnier des avocats d’Alger, auquel il ne se plaindra pas de la moindre pression ni de la moindre violence. Mais le Secours populaire français interviendra au profit de cinq avocats, dont Ali Boumendjel et Mahieddine Djender.
Le 23 mars vient le moment de son transfert. Compte tenu de ses extravagances lors de ses aveux, il est décidé de ne retenir contre lui que le pistolet 7,65 offert aux tueurs du FLN ». Et c’est à partir de là que le récit de Pierre Pellissier est clairement démenti par celui de Paul Aussaresses. Le journaliste suit les interrogations du militant socialiste Albert Gazier, qui dans une note adressée à Guy Mollet discutait trois hypothèses : accident, suicide, exécution. Il cite les conclusions de l’enquête : « Le commandant Michel Albert, juge d’instruction auprès du tribunal militaire d’Alger, prend immédiatement en charge ce suicide qui, dans le contexte du moment, sera immanquablement jugé suspect. Il entend l’officier du 2° RCP qui escortait Boumendjel, le sous-officier qui les accompagnait. Il demande trois rapports d’autopsie : le premier à un professeur de médecine de la Faculté d’Alger, le professeur Michaud ; le deuxième à un praticien de la ville, le docteur Lévy-Leroy ; le troisième à un colonel médecin militaire. Les conclusions sont identiques : il s’agit d’un ‘décès par écrasement’ ; le corps de M° Boumendjel ne portait aucune trace de sévices.
Une série d’aveux plus ou moins délirants, comme si Ali Boumendjel cherchait à se donner une importance qu’il n’avait pas ; une première tentative de suicide ; des auditions de témoins par un magistrat instructeur : trois rapports d’autopsie : la logique veut que Ali Boumendjel ait bien sauté » (p 188). Mais si, comme l’affirmait Pierre Pellissier, « Ali Boumendjel ne partait pas vers un interrogatoire mais était en cours de transfert vers la justice » (pp 189-190), pourquoi donc aurait-il sauté ? La folie est-elle vraiment la seule explication possible ?
Une conclusion contraire est suggérée dans le livre d’un autre journaliste de talent, Le livre noir de la guerre d’Algérie, de Philippe Bourdrel, publié il est vrai en janvier 2003 par les éditions Plon, donc après les aveux de Paul Aussaresses. L’auteur reproduit dans les pages 136-137 de son livre une lettre adressée le 26 février 1957 au ministre résidant à Alger Robert Lacoste par le président du Bureau d’étude des réserves interarmes (BERI). Signalant que de nombreux musulmans « chaque jour nous signalent modestement la contradiction flagrante qui existe dans la répression du terrorisme entre les exécutants et leurs inspirateurs », l’auteur de cette lettre constatait : « Curieusement épargnés parce qu’ils n’ont pas tué de leurs mains, ces inspirateurs du terrorisme, qui se font une célébrité en prenant publiquement parti contre la France, constituent malheureusement pour la masse le point de référence de nos intentions. C’est pourquoi nous prenons la liberté de vous demander, Monsieur le Ministre, qu’une action vigoureuse et ostensible soit désormais menée contre eux, car ils sont les vrais responsables de tout le sang versé en Algérie » [23]. Les morts suspectes, déguisées en suicides, de Larbi Ben M’hidi, chef militaire de la Zone autonome d’Alger, le 3 mars 1957, puis d’Ali Boumendjel, subordonné direct de Benyoussef Benkhedda, le responsable politique de la même ZAA, le 23 mars, peuvent-elles s’expliquer ainsi ?
Il n’en est pas moins vrai que la distinction entre le « politique » et le « militaire » étaient encore très théoriques dans une organisation dirigée par des chefs politico-militaires. La livraison d’armes par Ali Boumendjel et /ou par André Amrani à des « tueurs » ou « terroristes » ne poussait pas le général Massu à l’indulgence. Mais ce fait pourrait s’expliquer par la situation particulière de la Zone autonome d’Alger, ébranlée depuis le 7 janvier 1957 par une répression soudain débarrassée de toute entrave légale. Alors que le CCE était obligé de quitter précipitamment Alger au moment précis où Larbi Ben M’hidi tombait entre les mains des parachutistes, le 16 février 1957, le chef des commandos armés Yacef Saadi recréait une organisation très restreinte, qui avait évidemment besoin de récupérer des armes. Dans cette organisation, l’adjoint de Yacef, Ali-la-Pointe, faisait équipe avec Hassiba Ben Bouali, une jeune lycéenne qui militait dans l’organisation terroriste du FLN depuis l’été 1956. Comme l’a remarqué Yves Courrière dans son livre Le temps des léopards (p 506) : « Quel curieux couple que celui formé par les exigences de la Révolution ! Une jeune fille de dix-sept ans, fine, jolie, délicate, élégante, instruite, héritière d’une riche famille bourgeoise, avec cet ancien proxénète, analphabète, brutal, sans culture, mais d’une bravoure à toute épreuve et d’un dévouement sans borne, mettant ses qualités et ses défauts au service d’une révolution qui lui a fait découvrir un autre monde que celui, misérable, dans lequel il avait toujours vécu ». Or l’article déjà cité d’Ahmed Cheniki sur Djamal Amrani nous apprend que celui-ci connaissait Hassiba Ben Bouali et qu’il en était amoureux : « Djamal avait participé activement à la grève des étudiants de 1956, puis été arrêté et atrocement torturé avant d’être expulsé vers Paris », mais il était aussi « l’amoureux latent d’une héroïne de la bataille d’Alger, Hassiba Ben Bouali, son égérie ». Ce détail suggère - sans rien prouver - que des connexions inattendues pourraient avoir joué un rôle non négligeable dans cette affaire.
Pourtant l’essentiel n’est pas là. Le dossier accumulé contre Ali Boumendjel à partir de ses aveux était-il probant ? Même Aussaresses a reconnu que non, en écrivant : « Compte tenu de sa notoriété, la solution la moins risquée était évidemment de transférer l’avocat à la Justice, ce qui lui garantissait l’impunité. Nous ne pouvions guère retenir contre lui que le minimum : le fait d’avoir fourni une arme. Il y avait bien une complicité avouée d’assassinat, mais il ne faisait guère de doutes que, sitôt présenté à un juge d’instruction, il se rétracterait et serait remis en liberté après que son frère aurait passé quelques appels téléphoniques ». Ce qui permet de penser que cette accusation de terrorisme n’aurait été qu’un moyen de justifier l’injustifiable.
Les autres accusations paraissent a priori moins invraisemblables, mais Malika Rahal démontre d’une manière convaincante que rien n’est sûr. Elle rapporte le témoignage de M° Bentoumi, suivant lequel Ali Boumendjel avait pris sur lui la responsabilité d’avoir animé le collectif des avocats du FLN qui n’avait jamais été la sienne, pour couvrir son ami, ce qui lui avait peut-être sauvé la vie [24]. Quant aux autres aveux, l’élimination des témoins les plus importants ne permet pas de conclure sur leur bien fondé. Ali Boumendjel avait certainement des choses à cacher derrière ses aveux, mais lesquelles ? L’erreur judiciaire n’est pas rare, même du fait de la justice civile en temps de paix, quand les juges veulent imposer une vision partiale en oubliant leur devoir d’impartialité. Seul un procès - même devant la justice militaire française - aurait peut-être pu approcher un peu plus de la vérité, mais c’est précisément ce que le général Massu a refusé. En tout cas, la thèse officielle du suicide d’un vulgaire chef de « tueurs » s’est immédiatement discréditée en provoquant les protestations de tous ceux qui connaissaient personnellement la victime, comme son ancien professeur à la Faculté de droit d’Alger René Capitant et son ancien camarade au collège de Blida Jean Daniel.
Le contexte de la « bataille d’Alger »
Mais pour aller plus loin dans l’explication des faits, il me paraît nécessaire de ne pas partir du 7 janvier ni du 28 janvier 1957. En effet, le patriotisme des Algériens musulmans n’était pas la seule donnée de la situation qui avait obligé Robert Lacoste à recourir à la 10°division parachutiste du général Massu pour rétablir l’ordre à Alger. Le chef de l’organisation du FLN, Abane Ramdane, arrivé à Alger en mars 1955, avait recouru à la négociation avec toutes les forces politiques algériennes - y compris l’UDMA de Ferhat Abbas - pour leur faire accepter de se dissoudre et de rejoindre le Front, mais aussi à un terrorisme de moins en moins sélectif, visant les ennemis et les « traîtres ».
Selon les statistiques françaises, le nombre des attentats commis par le FLN dans l’agglomération algéroise, qui était inférieur à 10 par mois en janvier et février 1956, avait rapidement augmenté, passant à 50 en juin et juillet, puis à près de 100 en septembre et octobre, avant de culminer peu avant la grève de huit jours (122 en décembre 1956, 112 en janvier 1957). L’intervention des parachutistes le fit chuter à 39 dès le mois de février 1957, puis il oscilla jusqu’en juillet entre 20 et 40 par mois avant de rechuter à un niveau inférieur à 10 en août, septembre et octobre 1957 [25]. Le nombre d’attentats en 1956 (635) fut donc plus élevé qu’en 1957 (333). Ainsi, il apparaît clairement que la « bataille d’Alger » ne commença pas en janvier 1957, et que la contre-offensive des parachutistes fut une riposte efficace au terrorisme préexistant du FLN. D’autre part, le nombre de victimes (tués et blessés) des attentats augmenta moins régulièrement, avec des poussées en juin 1956 (74), septembre 1956 (164), janvier 1957 (194) et juillet 1957 (231) [26]. Il culmina donc peu avant la fin de la « bataille d’Alger », et fit en tout 1.470 victimes (960 en 1956, 510 en 1957). Selon le maire d’Alger Jacques Chevallier, dans cette « bataille » sournoise et meurtrière, « en quatorze mois, 751 attentats ensanglantèrent la ville, provoquant la mort de 314 Algérois et en blessant 917 » [27]. La « bataille d’Alger » dura donc plus d’un an, et se termina pour l’essentiel à la mi-octobre 1957. Ce sont des nombres qui ne doivent pas être effacés des mémoires par celui des victimes de la répression, évalués à plus de 3000 morts, dit-on, par le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teigen, mais à pas plus de 1000 et probablement pas plus de 300 par le général Massu [28].
Or cette escalade du terrorisme n’était pas un phénomène improvisé. Dès son arrivée à Alger, en mars 1955, Abane avait déclaré aux représentants du MNA qu’il fallait que les Européens quittent l’Algérie [29]. Et selon Mohammed Lebjaoui, avant le 20 août 1955, il était convaincu que « tous les Européens d’Algérie étaient contre le peuple algérien. Il fallait les considérer, individuellement et collectivement, comme des ennemis » [30]. Dès février 1956, Abane déclara dans un tract, en réponse à une déclaration du président du Conseil français Guy Mollet annonçant qu’il était dans ses intentions « de faire exécuter les patriotes condamnés à mort » : « Nous prenons le monde à témoin des conséquences qui découleraient de ce monstrueux crime. (...) Si le gouvernement français faisait exécuter les condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur la population civile européenne » [31]. Ce qui fut fait dès que l’on connut les deux premières exécutions à la prison de Barberousse à Alger le 19 juin 1956 : durant plusieurs jours, des civils européens pris au hasard furent attaqués au revolver dans les rues d’Alger, ce qui aurait fait selon Philippe Bourdrel 10 tués et 25 blessés en 21 attentats du 20 au 24 juin [32]. Le FLN ne disposait pas encore de bombes à Alger, mais il s’en procura en obtenant le transfert sous son autorité de l’atelier et du stock de bombes des « Combattants de la libération » communistes par l’accord-FLN-PCA du 1er juillet 1956.
Il ne faut donc pas exagérer l’influence sur la décision d’Abane de l’attentat meurtrier commis dans la Casbah d’Alger, rue de Thèbes, le 10 août, par des « contre-terroristes » européens, civils et policiers, puisque cet attentat était une conséquence directe des meurtres de la fin juin. La riposte promise par le FLN se fit attendre jusqu’au 30 septembre, parce que les principaux dirigeants d’Alger étaient partis pour le Congrès de la Soummam. Abane et Ben M’hidi, principaux membres du Comité de coordination et d’exécution (CCE) créés par le Congrès, décidèrent alors l’offensive terroriste qui se poursuivit sans trêve jusqu’au 28 janvier 1957, et au-delà. Comme l’indiqua Abane dans le n° 3 d’El Moudjahid : « Ainsi, avec la phase actuelle de lutte, nous entrons dans la période d’insécurité générale, prélude à l’insurrection générale qui nous débarrassera à jamais du colonialisme français ». Selon son biographe Khalfa Mameri, il estimait qu’un seul mort à Alger ferait plus de bruit que dix dans les djebels, et il avait décidé d’appliquer une stratégie d’« accélération voulue de la répression » [33] par le terrorisme. Replié en Tunisie après l’offensive des parachutistes de Massu, Abane ne cacha pas son état d’esprit au journaliste français d’Esprit, Jean-Marie Domenach : « Je lui ai dit : ‘Vous n’allez pas mettre à la porte tous ces gens comme ça’ ; il m’a répondu : ‘S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à s’en aller’ » [34].
Les rares Français d’Algérie qui avaient cru pouvoir être des Algériens à part entière (suivant les promesses d’Abane) comme le docteur Pierre Chaulet avaient donc été trompés. Selon la plate-forme du Congrès de la Soummam, il n’était pas question de poursuivre le ralliement de toute la population européenne : « L’objectif à atteindre, c’est l’isolement de l’ennemi colonialiste qui opprime le peuple algérien. Le FLN doit donc s’efforcer d’accentuer l’évolution de ce phénomène en neutralisant une fraction importante de la population européenne » [35]. Mais en déclenchant un terrorisme aveugle, le CCE isolait au contraire les rares Européens qui avaient accepté de soutenir le FLN.
Quant à l’UDMA de Ferhat Abbas, favorable à une Algérie ouverte à des citoyens de toutes origines, elle avait rapidement perdu la capacité de faire survivre son idéal de coexistence pacifique. La limitation de la violence était pourtant l’objectif que s’étaient donnés plusieurs dizaines de notables français et musulmans du Constantinois qui étaient sur le point de publier un « Appel de Constantine, pour une prise de conscience de la réalité algérienne », sur l’initiative de l’ingénieur des travaux publics René Mayer [36] et du neveu de Ferhat Abbas, Allaoua Abbas, quand l’offensive du 20 août 1955 fut déclenchée par Youcef Zighout, le chef de la wilaya du Nord-Constantinois. Offensive qui ne visait pas seulement des militaires et des civils français, mais aussi Allaoua Abbas, assassiné à Constantine dans sa pharmacie, le député UDMA Chérif-Hadj-Saïd et le cheikh Abbas Bencheikh-El-Hocine, membre de l’Association des Oulémas, qui furent blessés. La liste des personnalités visée ou menacées est plus ou moinslongue suivant les auteurs cités. Selon Mohammed Harbi, « à Constantine, deux leaders locaux de l’UDMA, Allaoua Abbas, neveu de Ferhat Abbas, et Hadj Saïd Chérif sont attaqués par un commando du FLN. Plusieurs autres personnalités inscrites sur une liste d’hommes à abattre (Cheikh Kheireddine et Bencheikh El Hocine Abbès de l’association des Oulama, Ferhat Abbas, le Dr Bendjelloul et M° Benbahmed) s’en tirent indemnes, n’ayant pas été repérés par les commandos de l’ALN » [37].
A partir de ce moment, l’UDMA ne pouvait plus faire autrement que se rallier au FLN, sous la protection d’Abane, pour échapper au pire [38]. Avant même de se dissoudre officiellement, en 1956, elle avait cessé d’exister en tant que force politique autonome. C’est pourquoi je ne crois pas possible de dire, comme le fait Malika Rahal dans le résumé de son livre : « Au moment de son arrestation, Boumendjel faisait le lien entre la direction de l’UDMA et la direction algéroise du FLN ». L’UDMA n’existait plus, même si Ferhat Abbas et Ahmed Francis, partis au Caire en avril 1956, avaient obtenu deux places de titulaire et de suppléant dans le CNRA créé par le Congrès de la Soummam (au grand scandale d’Ahmed Ben Bella) en août 1956. Tous ceux de ses membres qui avaient rejoint le FLN, comme Ahmed et Ali Boumendjel, y militaient à titre individuel. Ainsi, on ne peut comprendre le sort tragique d’Ali Boumendjel sans tenir compte de la stratégie terroriste d’Abane Ramdane, poursuivie au nom du CCE depuis septembre 1956.
Recherchant les facteurs du ralliement d’Ali Boumendjel à la cause du FLN en 1955, Malika Rahal souligne à juste titre le manque d’enthousiasme de son adhésion, suivant les témoignages de ses collègues Mohammed Hadj Hamou et Amar Bentoumi et celui fourni par son ami Serge Michel, qui a raconté plus tard une conversation avec lui datée du 1er novembre 1954 : « Serge, dit-il d’une voix curieusement fêlée, souviens-toi bien de ce que je vais te dire. Je ne suis pas un devin, encore moins un prophète, et je n’ai aucune vocation pour le martyre... Ce sera dur, très dur. Pire que tout ce que nous avons pu connaître... Je ferai mon devoir, comme les autres, jusqu’au bout. Mais si j’en réchappe, quand ce sera fini, je fous le camp. Souviens-toi. [39] » (pp 160-161). Elle retient néanmoins deux facteurs ayant accéléré son ralliement. D’abord, l’arrivée à Alger en mars 1955 de son ancien camarade de classe du collège de Blida, Abane Ramdane, qui réussit à rallier deux autres de ses anciens camarades, Benyoucef Benkhedda et Saad Dahlab (pp 76, 170 et 176). Désormais, il avait confiance dans les dirigeants politiques du FLN qu’il connaissait très bien. Puis l’insurrection et la répression du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, qui accélérèrent le ralliement de l’UDMA au FLN. Elle donne quelques exemples de l’action politique de Boumendjel en faveur du ralliement des 61 élus musulmans à l’indépendance (p 179), et de sa contribution au collectif des avocats. Mais elle ne fournit pas d’explication de son abandon du métier d’avocat pour entrer à la Société pétrolière Shell en juillet 1956. Etait-ce pour préparer l’avenir de l’Algérie indépendante sur l’ordre d’Abane, comme l’imagine M° Hadj Hamou (p 169) ? Ou bien pour constituer un réseau de fourniture de matériel radio pour les communications du FLN, avec son ami Mohand Selhi et en liaison avec ses beaux-frères Abdelmalik et André Amrani travaillant à la SFRA, comme le croit M° Bentoumi (p 169) et comme le colonel Fossey-François semble l’avoir cru lui aussi ? Ou bien était-ce une fausse piste, comme le directeur de la SFRA, Abel Farnoux, s’est efforcé de le faire admettre, non sans mal, par Fossey-François et par le général Massu [40] ?
Les témoignages permettant de connaître l’évolution des sentiments d’Ali Boumendjel durant cette période sont rares et ne permettent pas de conclusions nettes. Il faut néanmoins les passer tous en revue. A l’été 1956, Ali Boumendjel, chargé par le FLN d’organiser les visites à Alger de son frère Ahmed, s’oppose violemment à lui sur la question du bien-fondé de la grève illimitée des étudiants et lycéens votée le 19 mai sur l’ordre d’Abane, qu’il défend. Mais peu après, il s’oppose au désir d’une de ses nièces de rejoindre le maquis [41]. Plus tard, en janvier 1957, Ahmed revient une dernière fois à Alger et Ali lui organise un entretien secret avec Abane ou Ben Khedda. Quand le FLN ordonne une grève de huit jours à partir du 28 janvier 1957, il n’approuve pas cette décision : « A l’occasion d’une discussion avec son épouse, elle lui demande s’il ‘leur’ a dit qu’il n’était pas d’accord avec l’idée même de la grève. Il lui répond, faisant un geste pour désigner un révolver, qu’il n’a pas ‘ce qu’il faut’ pour être écouté » (p 185). Dès le 28 janvier, il se présente à la direction de la Shell pour solliciter l’autorisation de rester chez lui, qu’il obtient sans difficulté. Durant cette période, sa famille le presse de monter au maquis, mais il se croit protégé par sa notoriété d’avocat appartenant au Mouvement mondial de la paix. Il demande néanmoins à son confrère M° Smadja s’il a un moyen de lui faire quitter le pays. A partir du début février 1957, la surveillance se renforce puis les arrestations se multiplient dans sa famille et parmi ses proches. Ainsi, rien ne permet de dire avec précision et sûreté ce qu’ont été les relations d’Ali Boumendjel avec Abane Ramdane et Benyoucef Benkhedda et si elles se sont modifiées, mais le second, interrogé par Amar Bentoumi sur son lit de mort en 2003, s’est contenté de dire « Ali était avec nous » [42].
En tout cas, cela n’implique pas l’inexistence de responsabilités françaises. En 1956, le gouvernement de Guy Mollet avait mené de front deux stratégies contradictoires : celle de la négociation secrète avec la délégation extérieure du FLN au Caire, représentée par Mohammed Khider, et celle de la pression militaire visant directement l’Egypte, après la capture d’un navire égyptien chargé d’armes à destination du Maroc (le 18 octobre 1956) et celle des chefs extérieurs du FLN se rendant de Rabat à Tunis dans un avion marocain qui fut détourné vers Alger le 22 octobre. Après l’arrêt forcé de la négociation, et l’échec politique du débarquement franco-britannique à l’entrée du canal de Suez désavoué par l’URSS et par les Etats-Unis, le 7 novembre, la France n’avait plus d’autre option que de briser par la force l’offensive terroriste poursuivie sans relâche par le FLN d’Alger.
Et ce d’autant plus que l’aggravation continue de ce terrorisme dans les derniers mois de 1956 provoquait celle du contre-terrorisme civil, et ouvrait la voie à des complots civils et militaires contre le pouvoir légal, dont l’attentat au bazooka du 16 janvier 1957 contre le général Salan fournit une preuve éclatante. Pris entre deux feux, le ministre résidant Robert Lacoste n’avait plus le choix : il devait gagner la « bataille d’Alger » contre le terrorisme du FLN dans les plus brefs délais pour éviter la multiplication des complots civils et militaires contre la IVème République. Il savait aussi que le gouvernement ne souhaitait pas se retrouver comme le 22 octobre 1956 avec des prisonniers de haut rang qui seraient pour lui une cause d’embarras. Le secrétaire d’Etat à la guerre Max Lejeune, qui avait assumé au nom du gouvernement le détournement vers Alger de l’avion marocain transportant les chefs extérieurs du FLN entre Rabat et Tunis, n’avait pas caché au général Massu qu’il avait d’abord donné l’ordre d’abattre cet avion et ne l’avait annulé que parce que son équipage était français [43]. Ainsi s’explique l’extrême rigueur de la répression dans les premiers mois de la « bataille d’Alger », sans qu’il soit nécessaire d’invoquer l’insubordination du commandant Aussaresses, qui planifiait de son propre chef des opérations meurtrières à Paris [44] : pour Robert Lacoste, il fallait que la peur change de camp dans les plus brefs délais. Mais l’émotion causée en France par les morts suspectes de Larbi Ben M’hidi et d’Ali Boumendjel obligea le gouvernement de Guy Mollet à créer une commission de sauvegarde des libertés individuelles [45] dès le 5 avril 1957, puis à tenter de rétablir un minimum de discipline en confiant la direction de la lutte contre le FLN d’Alger au colonel Godard après la disparition de Maurice Audin (juillet 1957).
Voila ce que permet de trouver une rapide enquête sur la mort tragique d’Ali Boumendjel, qui apparaît bien comme une préfiguration de ce que fut plus tard l’affaire Audin. Pour aller plus loin, il faudrait disposer de tous les documents dont les responsables militaires et politiques d’alors ont disposé à l’époque, et qui sont mentionnés dans le livre de Malika Rahal [46]. On aimerait savoir si le président Macron les a consultés avant de faire sa déclaration du 2 mars 2021. En tout cas, la présidence de la République serait bien inspirée de mettre à la disposition du public tous les documents qui peuvent éclairer sa décision.
Guy Pervillé
[1] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/03/02/reconnaissance-par-la-france-de-lassassinat-dali-boumendjel .
[2] Lettre ouverte de Malika Boumendjel au président Chirac et au premier ministre Jospin publiée dans Le Monde du 11 mai 2001 (reproduite dans la notice d’Ali Boumendjel sur le site 1000autres.org).
[3] Malika Rahal, Ali Boumendjel (1919-1957). Une affaire française. Une histoire algérienne. Paris, Les Belles Lettres, 2010, pp 201, 204-209.
[4] « Djamal Amrani, le poète dont le corps mutilé témoigne de la torture sous Massu », par Ahmed Cheniki, 4 octobre 2020, sur son blog, https://blogs.mediapart.fr/ahmed-chenikii/blog/041020/djamal-amrani-le-poete-dont-le-corps-mutile-temoigne-de-la-torture-sous-massu.
[5] Selon Gilbert Meynier (Histoire intérieure du FLN, Fayard, 2002, note 53 p 60) : « Ouamara (Rachid, vieux militant du PPA et du CARNA) était associé avec, notamment, Zakariyya Mufdi et les frères Ahmed et Ali Boumendjel, dans l’exploitation de restaurants (Le Lucullus, Le Chapon fin...) qui étaient autant de lieux de rencontre de l’élite militante du PPA. »
[6] La guerre d’Algérie, sous la direction d’Henri Alleg, Paris, Temps actuels, 1981, t 2 pp 510-511. Note 16 p 510 : « Une torture souvent pratiquée par les parachutistes consiste à tendre un poignard devant la gorge de celui qu’on interroge et à lui frapper la tête par derrière de façon que la gorge vienne heurter le poignard et soit tailladée. C’est ainsi qu’a eu lieu le premier ‘suicide’ de M° Ali Boumendjel, Vérité-Liberté du 11 juillet 1961 ».
[7] Interview jointe à la notice d’Ali Boumendjel, http://1000autres.org/boumendjel .
[8] Voir sur le site Hypothèses de l’Institut d’histoire du temps présent, https://ihtp.hypotheses.org/935.
[9] « L’affaire Ali Boumendjel », par Malika Rahal, http://1000autres.org/laffaire-ali-boumendjel-par-malika-rahal .
[10] L’Echo d’Alger, et Malika Rahal, Ali Boumendjel, op. cit., p 225.
[11] Alleg, op. cit., p 510. Rahal, Ali Boumendjel, op. cit., pp 229-230.
[12] Pierre Brana et Joëlle Dusseau, Robert Lacoste (1898-1989), de la Dordogne à l’Algérie, un socialiste devant l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2010, pp 236-237.
[13] Journal officiel de la République française, débats de l’Assemblée nationale, 26 mars 1957. Cié par Malika Rahal, op. cit., p 235.
[14] Bran et Dusseau, op. cit..
[15] Ibidem.
[16] Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger. Paris, Plon, 1971, pp 255-256. La réédition de 1997 aux éditions du Rocher (Monaco) est identique.
[17] Raoul Salan, Mémoires, Fin d’un empire, t 3, Algérie française, Paris, Presses de la Cité, 1972, pp 162-163.
[18] Cité par Christian Penot dans sa biographie du colonel Fossey-François dont j’ai rédigé la postface en 2014 : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=342. La participation d’André Amrani à ce réseau est mentionnée dans le livre du journaliste Pierre Pellissier, La bataille d’Alger, Paris, Perrin, 1995, p 234, à propos du bilan du 2° RCP : « la mise hors circuit d’ouvriers d’une usine travaillant pour la Défense nationale, où ils volaient, par pièces détachées, des émetteurs-récepteurs qui étaient ensuite remontés dans un atelier clandestin (...), cela sous l’autorité d’un ingénieur électricien, Amrani, beau-frère de M° Boumendjel ».
[19] Liste des avocats membres du collectif FLN d’Alger et internés, citée dans le rapport de la commission de sauvegarde (publié par Le Monde du 14 dcembre 1957) : M° Ali Boumendjel, Amar Bentoumi, Ghaouti Benmelha, Mahiedine Djender, Elie Ouedj, Albert Smajda, Kaddour Sator, Amokrane Amara, Néfa Rabbani, Abdelhamid Hammad, Mahmoud Zertal, Hocine Tayebi, Omar Menouer, Louis Grange (cité par Pierre Pellissier, op. cit., p 353 et note 1 du chapitre 17, p 371).
[20] Salan, op. cit., ibid. Egalement cité par Malika Rahal, op. cit, p 216, d’après les archives militaires consultables : « Document intitulé ‘Compte rendu des interrogatoires de Boumendjel Ali’ dans le cahier ‘Affaire Boumendjel Ali’, SHAT 1 H 2584 » (soumis à dérogation au moment de la consultation).
[21] C’est faux selon le colonel Fossey-François et le général Salan cités plus haut.
[22] A partir d’ici, le journaliste résume la citation contenue dans les Mémoires du général Salan.
[23] Phippe Bourdrel, Le livre noir de la guerre d’Algérie, Le grand livre du mois, 2003, pp 136-137.
[24] Malika Rahal, op. cit., p 217.
[25] Graphique reproduit par Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 631 (annexe 9).
[26] Graphique dessiné sur un tableau noir et visible sur une photo illustrant un exposé du colonel Godard devant le général Salan, reproduite dans les Mémoires de celui-ci, t. 3, Algérie française, Paris, Presses de la Cité, 1972.
[27] Jacques Chevallier, Nous, Algériens, Paris, Calmann-Lévy, 1958, p. 147.
[28] Voir mon livre Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, chapitre « La bataille d’Alger », pp 241-271.
[29] Jean-Louis Planche, « De la solidarité militante à l’affrontement armé, MNA et FLN à Alger, 1954-1955 », in Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse s. dir., Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, pp 224-225.
[30] Cité par Yves Courrière, Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969, p 202.
[31] Reproduit dans La guerre d’Algérie s. dir. Henri Alleg, Paris, Temps actuels, 1981, t 3, p 531.
[32] Philippe Bourdrel, op. cit., p 103.
[33] Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie. Paris, L’Harmattan, 1988, pp 136-137, 163 et 243.
[34] Jean-Marie Domenach, in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli s. dir. La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Bruxelles, Complexe, 1991, p 354.
[35] El Moudjahid, n° spécial n° 4, 1er novembre 1956, 2ème édition 1957, réédition de Belgrade 1962, t1 pp 60-73.
[36] Voir le témoignage de René Mayer (homonyme du député de Constantine) dans mon article déjà cité : « Du nouveau sur l’appel de Constantine et le 20 août 1955 » (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305. Il ne semble pas que cet appel, non publié avant le 20 août 1955, ait été connu de Youcef Zighout.
[37] Mohammed Harbi, 1954, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984, pp 145-147.
[38] Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre. L’aurore. Paris, Editions Garnier, 1980, pp 104-107 et 151-153.
[39] Rahal, op. cit., p 161 (citant Serge Michel, Nour le voilé. De la Casbah au Congo, du Congo au désert, la révolution, Paris, Seuil, 1982, p 67).
[40] Rahal, op. cit, pp 205-208.
[41] Rahal, op. cit, pp 180-181.
[42] Rahal, op. cit, p 218.
[43] Aussaresses, op. cit., pp 152-153.
[44] Aussaresses, op. cit., pp 184-187.
[45] Voir l’article de Raphaëlle Branche, « La commission de sauvegarde pendant la guerre d’Algérie. Chronique d’un échec annoncé », Vingtième siècle, revue d’histoire, 1999, n° 61, pp 14-29, et sur le site Persée : https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1999_num_61_1_3810.
[46] Dossier « Affaire Boumendjel Ali », Archives militaires de Vincennes, SHAT 1 H 2584 (soumis à dérogation au moment de la consultation).