La sanglante insurrection du FLN du Nord-Constantinois, le 20 août 1955, a inspiré depuis bientôt trois ans la publication de deux livres [1] qui ont permis d’approfondir les trop brèves analyses précédemment publiées. Mais depuis peu, la redécouverte de documents inédits a permis de préciser davantage encore notre connaissance d’un aspect particulier longtemps sous-estimé de cet événement : le fait que le terrorisme du FLN s’en était pris non seulement à la population civile européenne, mais aussi à certains leaders de l’opinion musulmane qui avaient pris des initiatives condamnées par le chef de l’organisation FLN-ALN locale, Zighout Youcef. Pour retracer l’évolution de la perception de ces événements, il nous a semblé utile de procéder à une enquête historiographique sur leur présentation depuis plus d’un demi siècle.
Les premières mentions des faits jusqu’en 1962
Les premières mentions des événements du 20 août 1955 dans la presse et dans les livres, contemporaines de la guerre d’Algérie, sont évidemment très nombreuses, mais aussi très brèves. Contentons nous d’une simple esquisse.
Du côté du FLN
Du côté du FLN et de ses sympathisants, le discours est très allusif et sélectif. Le deuxième numéro de la nouvelle édition de l’organe central du FLN, El Moudjahid, qui paraît à l’extérieur de l’Algérie le 20 août 1957 [2], se réclame ouvertement dans son éditorial (intitulé « 20 août 1955-20 août 1956 ») du 20 août 1956, premier anniversaire de l’ouverture du Congrès de la Soummam, et ne parle pas du 20 août 1955, bien que le choix de cette date anniversaire pour inaugurer le premier congrès du FLN soit tout le contraire d’un pur hasard. En même temps, l’article illustré situé à la une en dessous du titre, intitulé « Les membres du CNRA tombés au champ d’honneur », énumère dans l’ordre chronologique les quatre noms « Ben Boulaïd, Zirout, Ben M’hidi, Mellah », illustrés en dessous par des photos des trois premiers, et explicite ces noms en indiquant le sens de leur sacrifice : « fidèles à leurs engagements, ils ont donné leur vie pour l’indépendance nationale ». Tous ces personnages sont présentés comme des héros exemplaires. La présentation du deuxième, Zirout Youssef, évoque en ces termes la plus grande décision qu’il ait prise :
« Au cours de l’été 1955, Youssef Zirout décide l’offensive d’août dans le Constantinois, dont les autorités françaises devaient dire plus tard qu’elle a constitué un tournant décisif.
Dans une parfaite coordination, les unités sous le commandement du Colonel Zirout, assiègent les postes militaires, balaient les cantonnements et portent un coup mortel à l’économie colonialiste du Constantinois.
L’étreinte des forces ennemies étaient brisée. Le peuple respirait, reprenait confiance. La bataille de la Wilaya était définitivement gagnée. Sur le plan national, la preuve était donnée que nous pouvions, quand nous le voulions, ébranler et mettre en danger la machine militaire et administrative de l’ennemi » [3].
Plus tard, dans le n° du 1er novembre 1958, un article présente une chronologie relativement détaillée intitulée « regards rétrospectifs sur 4 années de lutte ». A la date du 20 août 1955 il est indiqué : « Offensive généralisée dans le Nord Constantinois. Les actions s’étendent aux hautes plaines constantinoises. Des dizaines de villages sont pris d’assaut par les Moudjahidines. A Philippeville, à Collo, à El Milia, à El Halia, à Constantine, des raids de l’ALN ont été décidés à la suite des massacres de civils algériens auxquels se sont livrés les parachutistes de Gille et de Ducourneau en Juin et Juillet. Répression collective dans tout le Constantinois. Extermination de douars entiers dans la région de Philippeville par aviation, artillerie, marine ; massacres du stade de Philippeville [4] ».
En avril 1959, El Moujahid interviewe deux combattants récemment arrivés de la wilaya II, le nouveau secrétaire d’Etat du GPRA Lamine Khène et son chef le colonel Ali Kafi. Celui-ci, arrivé au maquis le 7 mai 1955, signale que dans les premiers mois (avril-mai-juin 1955) la population était prudente, mais que sa mentalité s’est transformée « grâce à nos succès de mai 1955 » et qu’elle a repris espoir. Puis à cause de la répression qui s’est alors abattue sur la population civile, « tout a été orienté vers la préparation du 20 août 1955 ». « Cette offensive du 20 août avait un double but :
Politique : c’était une manifestation concrète de la solidarité du Maghreb, pour une date historique dans la lutte du peuple frère marocain.
Militaire : il s’agissait pour nous de démontrer que l’insécurité pouvait être élargie.
La population civile, lassée des exactions de l’armée, nous a apporté une aide totale [5] ».
Puis dans le n° du 31 août 1959, l’anniversaire du 20 août 1956 est évoqué dans un appel du président (sic) Krim, mais un article du Marocain Mehdi Ben Barka sur « Le 20 août dans l’histoire du Maghreb » consacre un paragraphe au mois d’août 1955 : « Deuxième anniversaire de la déposition de S. M. Mohammed V et grande offensive de l’ALN dans le Nord Constantinois. Rappelons que cette action d’envergure devait avoir un triple but pleinement atteint. Sur le plan local pour la première fois, la démonstration était donnée que l’insécurité totale pouvait être installée dans des régions aussi vastes que celle comprise dans le triangle Constantine-Djidjelli-Philippeville. La répression féroce qui suivit alors (...) fut impuissante à « pacifier » le terrain. Déjà à cette date (...) bombes, ratissages, incendies de forêts notamment celle de Philippeville, massacres de femmes et d’enfants, camps de concentration, tous les moyens auxquels eurent recours les Français restèrent vains. Sur le plan national, le caractère insurrectionnel de l’action engagée sous le commandement de Zirout Youcef déconcerte l’ennemi et réduit à néant (...) tous les plans de réforme de l’époque. (...) Sur le plan maghrébin enfin, le choix même de la date du 20 août était significatif et rappelait à qui ne voulait point l’entendre avant que la solidarité et l’Unité de l’Afrique du Nord n’était pas discours et vues de l’esprit, bien au contraire » [6]. Et dans un article sur « Cinq ans d’histoire du Maghreb » paru dans le n° du 29 septembre 1959, une phrase signale que « le 20 août 1955, Algériens et Marocains solidaires lançaient une offensive militaire pour affirmer au monde l’identité de leur lutte, de leurs revendications » [7].
Enfin, dans le n° daté du 19 mars 1962, un article résume « Sept ans de lutte » en évoquant et justifiant d’une phrase cette même offensive : « A la brutalité de la répression qui, dès lors utilise aviation, artillerie, blindés au cours de représailles collectives, la wilaya II (Nord Constantinois) réplique par l’offensive du 20 août 1955 [8] ».
C’est très peu. Nous pouvons rechercher quelques citations complémentaires dans le livre du journaliste suisse Charles-Henry Favrod favorable au FLN, La Révolution algérienne, publié en 1959 dans la collection « Tribune libre » des éditions Plon, mais il ne raconte pas l’histoire de cette révolution après son déclenchement le 1er novembre 1954. Cependant, il se termine par une chronologie des faits qui mentionne pour le 20 août 1955 : « Nombreuses opérations dans le Nord-Constantinois. Massacre de plus de cent Européens, dit de représailles par le FLN « en raison des victimes civiles de la pacification et de la non-reconnaissance du statut de combattants aux condamnés à mort » [9].
Enfin, un intellectuel antillais ancien rédacteur du Moudjahid, Frantz Fanon, s’exprima plus franchement que la propagande à laquelle il avait participé dans son dernier livre Les damnés de la terre paru en 1961 avec une préface élogieuse de Jean-Paul Sartre : « Dans les luttes armées, il y a ce que l’on pourrait appeler le point de non-retour. C’est presque toujours la répression énorme englobant tous les secteurs du peuple colonisé qui le réalise. Ce point fut atteint en Algérie avec les 12.000 victimes de Philippeville (...). Alors, il devint clair pour tout le monde et même pour les colons que « ça ne pouvait plus recommencer » comme avant. Toutefois le peuple colonisé ne tient pas de comptabilité. Il enregistre les vides énormes faits dans ses rangs comme une sorte de mal nécessaire. Puisque aussi bien il a décidé de répondre par la violence, il en admet toutes les conséquences. Seulement il exige qu’on ne lui demande pas non plus de tenir de comptabilité pour les autres. A la formule « Tous les indigènes sont pareils », le colonisé répond : « Tous les colons sont pareils » [10]. Cette analyse paraît justifier d’autres affirmations du même livre dont la violence a choqué, suivant lesquelles « la décolonisation est toujours un phénomène violent », la « substitution totale, complète, absolue » d’une « espèce » d’hommes à une autre par la « violence absolue » ; la réalisation de tous les rêves du colonisé : « s’installer à la place du colon », « s’asseoir à la table du colon, coucher dans le lit du colon avec sa femme si possible », car « pour le colonisé, la vie ne peut surgir que du cadavre en décomposition du colon », « le colonisé est un persécuté qui rêve en permanence de devenir persécuteur » [11].
Du côté français
Du côté opposé, le premier témoignage important publié est celui de Jacques Soustelle dans son livre Aimée et souffrante Algérie [12], paru en 1956. Mais il avait déjà exprimé l’essentiel de ce qu’il avait retenu du 20 août 1955 dans sa « Lettre d’un intellectuel à quelques autres à propos de l’Algérie », publiée dans Combat des 26 et 27 novembre 1955 en réponse à un manifeste contre la guerre en Algérie signé par de nombreux intellectuels. En voici quelques extraits : « Ces agressions ont-elles été déclenchées - et seraient-elles en somme justifiées - par « nos propres principes » ? C’est là que se situe la plus grave des équivoques. « Nos principes » (je suppose qu’on entend par là ceux de la liberté, de la démocratie et du respect de l’homme), justifient-ils la fureur raciste et le fanatisme qui se sont assouvis par le massacre des ouvriers européens d’El-Halia et de leurs familles ? Les promeneurs assassinés et mutilés à Saint-Charles et à Bugeaud, les enfants (dont un de quatre jours) égorgés à Aïn-Abid, ont-ils été sacrifiés aux droits de l’homme et du citoyen ? Est-il conforme aux idées de tolérance que nous professons de découper à coups de ciseaux les lèvres des fumeurs et de trancher le nez des priseurs de tabac ? L’excitation à la haine raciale et religieuse contre le non-musulman, le boycott des Mozabites considérés comme « hérétiques », la destruction systématique des écoles dans les régions où elles ne servent qu’à la population arabe ou berbère, l’anéantissement du matériel agricole collectif des fellahs, qu’est-ce que tout cela a de commun avec « nos propres principes » ? Peut-être les a-t-on changés sans que je le sache : je me souviens d’un temps où les intellectuels français se dressaient précisément contre le farouche obscurantisme hitlérien, qui est sans doute, de tous les mouvements contemporains, celui qui se rapproche le plus, par son exclusivisme et son mépris de la vie humaine, de l’absolutisme totalitaire du CRUA [13] ». Et un peu plus loin : « Il est vrai qu’il y a en Algérie des hommes qui s’élèvent, au nom de « nos principes », contre les vestiges du régime colonial : mais ceux-là ne se confondent pas avec les rebelles, et nous n’avons pas le droit de les confondre. Nous touchons ici du doigt une autre erreur des auteurs du manifeste : celle qui consiste à mêler inextricablement ce que j’appellerai l’opposition démocratique et les tenants armés d’une régression moyenâgeuse. Ces derniers, eux, ne s’y trompent pas : le paragraphe 12 des instructions envoyées du Caire par Ben Bella n’ordonne-t-il pas d’abattre « tous ceux qui voudraient jouer le rôle d’interlocuteurs valables » ? Cette directive a d’ailleurs reçu un commencement d’exécution le 20 août à Constantine, quand un commando terroriste a assassiné le neveu de Ferhat Abbas [14]. » [15]
Plus tard, le 20 août 1955 a inspiré des récits à des journalistes ayant couvert la guerre d’Algérie et qui leur ont consacré des livres : ceux de Serge Bromberger, Les rebelles algériens, paru en 1958, et de Claude Paillat, 2ème dossier secret de l’Algérie, 1954-1958, paru en 1962.
Le premier évoque en une page l’offensive de ces « rebelles ». Il mentionne comme objectifs des assaillants (de 300 à 500 fellaghas en armes poussant devant eux une masse de fellahs armés de couteaux, de faucilles et de haches) « les commissariats, les casernes, les mairies », mais aussi que « la vague passa sur les mines de pyrites d’El Halia où mineurs, femmes et enfants qui ne purent se garer (sic) furent massacrés », et que « à Aïn Abid des familles entières furent assassinées, parfois depuis un enfant de quatre jours jusqu’à l’aïeule impotente ».
Mais il accorde autant de place à des assassinats ou tentatives d’assassinat dirigées contre des notables algériens musulmans : « A Constantine, des bombes éclatèrent simultanément devant un commissariat, devant la caserne de CRS et dans un cinéma. En même temps, des commandos nantis d’ordres écrits d’exécution se rendaient chez certains hommes politiques musulmans. Un pharmacien, M. Allaoua Abbas, neveu de Ferhat Abbas, fut abattu à coups de revolver dans sa boutique. En sortant de celle-ci, le commando tomba sur une patrouille de l’armée, qui ne lui fit pas de quartier. Sur le corps du chef, on trouva les ordres d’exécution de Ferhat Abbas [16] et du député socialiste Benbahmed [17]. Un autre commando se présentait chez un politicien UDMA, Ben el Hadj Saïd Chérif [18], tirait sur lui, le touchant de plusieurs balles, mais le blessé réussissait à s’échapper [19] ».
Le deuxième auteur suivit en gros le même plan, mais insista bien davantage sur ces attaques de notables musulmans et sur leurs conséquences : « A Constantine, des commandos attaquent des personnalités musulmanes. C’est ainsi qu’un pharmacien, M. Allaoua Abbas, sera abattu à coups de revolver dans son officine. La victime est le neveu du leader de l’UDMA et, pour de nombreux chroniqueurs, cet attentat sera considéré comme la cause déterminante de la conversion de Ferhat Abbas au FLN. Nous avons vu que le premier président du GPRA avait déjà choisi son camp. Il n’en est pas moins vrai que le pharmacien de Sétif, au travers de son neveu, a pu se sentir visé. Sur les tueurs que l’armée va exécuter, on découvre, en effet, des ordres d’assassinat concernant le député socialiste Benbahmed et Ferhat Abbas lui-même ».
Et à partir de là, Claude Paillat évoque les relations entre Ferhat Abbas et le gouverneur général Jacques Soustelle : « Soustelle avertit ce dernier des intentions du FLN et lui envoie un télégramme de sympathie pour la mort de son neveu. Le président de l’UDMA demande audience au gouverneur général et exprime son indignation : « Ah ! les salauds ! Les bandits ! » répète-t-il à plusieurs reprises.
Mais quelle n’est pas la stupéfaction de Soustelle quand, dix jours plus tard, il lit dans La République algérienne un article non signé célébrant les mérites d’Allaoua Abbas et imputant sa mort « à une conjuration colonialiste et policière » ?
C’est sans doute qu’entre temps Ferhat Abbas a réfléchi et estimé que l’engagement définitif dans les rangs de la rébellion doublé d’un exil au Caire était somme toute une position plus confortable que celle, équivoque aux yeux de tous, à laquelle sa situation politique à Alger le contraignait. Ce qui est certain, c’est que l’exécution d’Allaoua n’est pas « le point de départ » du virage politique d’Abbas. Il est même possible que cette exécution soit due à une initiative personnelle de Zighout Youcef, car il n’est pas sûr que le forgeron fût au courant des tractations du leader UDMA avec Abane Ramdane. [20] »
Signalons encore un autre journaliste particulièrement atypique, Jacques C. Duchemin. Couvrant la guerre d’Algérie pour le quotidien de droite L’Aurore, il réussit à interviewer nombre de dirigeants du FLN, recueillit de nombreux documents, et publia en 1962 aux Editions de la Table ronde (favorables à l’OAS) une Histoire du FLN se voulant historique, et rapportant les faits sur un ton d’objectivité souvent teintée de fascination. Dans ce livre, il réussit l’exploit de présenter « Youssef Zighout : le chevalier du Constantinois » comme un héros exemplaire (« Fort comme un bœuf, moustachu, bourru, père d’une petite fille qu’il adorait, il avait décidé de faire la guerre aux Français sans commettre pour autant des exactions. Il n’aimait pas tuer les civils, ni achever les prisonniers » [21]), avant d’évoquer le 20 août 1955 en donnant l’impression de rejeter toute la responsabilité des massacres commis sur ses adjoints Ben Tobbal [22] et Ben Aouda : « Le 20 août 1955, Zighout, qui disposait d’un effectif maximum de 800 djounouds réguliers, lança à 11 heures du matin une attaque simultanée sur 40 objectifs du Nord-Constantinois. Cette sanglante offensive, qui eut de grandes répercussions internationales, réussit particulièrement à Philippeville, Constantine, Aïn-Abid, Oued Zenati et El Halia. Les journaux américains titrèrent : « Les Algériens attaquent avec des pierres et des bâtons. L’armée française répond avec des chars et des canons. Sur l’ordre, déjà ancien, de Rabah Bitat, le neveu de Ferhat Abbas, Allaoua, fut assassiné ; Ben Tobbal y veilla personnellement. Il avait également donné des instructions pour l’exécution de Ferhat Abbas, mais elles furent laissées sans suite. (...) Mustapha Ben Aouda était, avec Ben Tobbal, l’organisateur du massacre de Philippeville. (...) Pendant plusieurs heures, Philippeville avait été coupée du reste du monde et livrée à l’égorgement généralisé. (...) Le bilan officiel fut de 82 morts européens et de 53 musulmans. En ce qui concerne le FLN, M. Soustelle annonça 1.273 morts provenant principalement des mechtas où on soupçonnait que les commandos du FLN s’étaient réfugiés. (...) La petite histoire (sic) retiendra que c’est le spectacle des cadavres des victimes qui fit basculer le gouverneur général Soustelle dans le camp des partisans de l’Algérie Française » [23].
L’effet Courrière (1968-1972)
Quelques années après la fin de la guerre, le journaliste Yves Courrière réalisa une enquête beaucoup plus large que celle de Jacques Duchemin, mais menée dans le même esprit, qui lui permit de publier entre 1968 et 1971 la première histoire de la guerre d’Algérie combinant les déclarations des principaux acteurs des deux camps, sous la forme et dans le style d’un récit journalistique très vivant [24]. Il y raconta notamment, d’après le témoignage de l’ancien adjoint et successeur de Zirout Youcef, Lakhdar Ben Tobbal, les origines et le déroulement de l’insurrection du 20 août 1955 avec beaucoup plus de détails que dans tous les autres récits précédents [25].
Le premier récit se voulant complet et impartial
Yves Courrière, se fondant visiblement sur le récit qu’il avait recueilli auprès de Lakhdar Ben Tobbal, commence par dresser un portrait très favorable de Zirout Youcef avant de présenter son informateur, en des termes qui confirment ceux déjà employés par Jacques Duchemin. Puis il raconte l’évolution de la wilaya du Nord-Constantinois, beaucoup plus faible à l’origine que ses voisines de l’Aurès et de la Kabylie. Après un « travail souterrain d’organisation » qui dura jusqu’à la fin avril 1955, la wilaya passa à l’offensive en mai, attirant ainsi sur elle l’attention de l’armée française. Le gouverneur général Soustelle ordonna au général Allard de « réprimer brutalement toute apparition nouvelle de la rébellion » [26], ce qui porta des coups terribles aux maquisards, mais aussi à la population civile : « Le ratissage se présente sous trois formes : tuer à vue les civils soupçonnés, incendier les habitations et, surtout, atteindre la dignité des hommes à travers leurs femmes » [27]. En conséquence, les insurgés qui commençaient tout juste à bénéficier d’un soutien de la population le voient de nouveau s’effriter : « Les Constantinois ne sont pas encore habitués à la répression. Terrorisés, ils ne veulent pas - et combien on les comprend - sacrifier demeures et provisions à une cause qu’ils ignorent. Les gens n’ont plus confiance dans le FLN [28] ». Conscient d’être dans une impasse, et privé de tout contact avec l’ALN des autres régions, Zirout s’isola pour réfléchir durant plusieurs semaines, puis il réunit ses lieutenants avec leurs hommes au fond du maquis entre le 25 juin et le 1er juillet. Il leur annonça alors sa résolution de lancer une offensive de la dernière chance, en utilisant la date anniversaire de la déposition du sultan du Maroc par les Français le 20 août 1953 pour lui donner une dimension maghrébine, et en faisant participer le peuple avec des armes improvisées (bombes, pelles , pioches, couteaux).
Ce recours à une mobilisation du peuple impliquait une conséquence que le récit d’Yves Courrière ne dissimule pas : « Un seul ennemi : l’Européen, qu’il soit civil ou militaire. C’est la première fois qu’à l’échelle du commandement de région un tel ordre est donné. Jusque-là les quelques victimes civiles européennes avaient été assassinées par des éléments isolés. Zirout cette fois est formel : « Il faut créer une situation d’insécurité et de peur telle que toute activité soit impossible en dehors des villes après cette action. Il faut faire peur ou mourir ». Et suivant ce récit cette mobilisation du peuple se fit « sans trop de difficulté car presque tout le monde a été touché dans sa famille par la répression. Le climat est tel que, dûment « chauffé », encadré, convaincu par les arguments du FLN, le peuple est prêt à les suivre. Il réagit mollement à l’idée de nationalisme et d’indépendance, mais dès qu’on lui insufflera l’idée qu’il peut assoupir sa vengeance - ce que ne manquent pas de faire les habiles responsables FLN - il apportera son entière adhésion » [29].
Le récit d’Yves Courrière ne cache donc à aucun moment cet aspect de vengeance déchaînée, notamment dans sa description de l’attaque de Philippeville : « C’est une marée humaine, un flot dévastateur, armés de fusils de chasse, de faux, de serpes, de pelles dont les bords ont été affutés, de couteaux, ils avancent inexorablement. Hurlant une haine trop longtemps ravalée ; là il n’est plus question de demander justice. C’est la foule en marche, foule furieuse qui écrase tout. La foule injuste, brutale, odieuse, hagarde. (...) Elle veut tuer. Elle tue » [30]. Mais à Constantine, s’il évoque des bombes, des grenades lancées dans les principaux lieux publics des quartiers non musulmans, il insiste aussi sur des attentats ciblés visant des notabilités musulmanes : « A Constantine (...) c’est par l’assassinat du neveu de Ferhat Abbas que commence la journée sanglante. Là, il ne s’agit pas d’un attentat aveugle. Ben Tobbal a donné l’ordre d’abattre Abbas Allaoua qui par tract s’est élevé contre le FLN. Abbas est conseiller municipal de Constantine, tendance UDMA. « Nous sommes les élus légitimes du peuple algérien, écrit-il. Nous condamnons la répression des deux côtés ». Les non-violents, quand ils ont un nom pareil, sont condamnés d’avance. D’autant que Abbas Allaoua et Belhadj Saïd, avocat et député en 1946, ont ouvert une souscription demandant argent et bijoux au profit de l’Association des Oulémas, alors que le FLN l’a formellement interdit. Abbas Allaoua est abattu dans sa pharmacie (...), tandis que Belhadj Saïd est grièvement blessé par [31] Aït-Ahcène, un avocat stagiaire de Constantine » [32].
Les deux paragraphes suivants évoquent d’autres massacres de civils français commis dans de plus petites localités comme Aïn Abid [33], Saint-Charles [34], et surtout dans le centre minier d’El Halia, où les mineurs européens vivaient en « parfaite entente » avec leurs camarades de travail musulmans : « Et ce sont ces paisibles pères de famille qui se transforment en déments. Les insurgés armés de cartouches de dynamite, de bouteilles d’essence, de fusils, de haches, massacrent les hommes, contremaîtres, ingénieurs. Le directeur de la mine parvient par miracle à s’échapper pour donner l’alarme à Philippeville. Mais lorsque les secours arrivent, il est trop tard. Les mineurs et les habitants de mechtas proches se sont attaqués aux femmes et aux enfants. Ils se sont acharnés sur leurs victimes. Et c’est en pataugeant dans des mares de sang que les militaires découvrent la tuerie. Les femmes ont été égorgées puis éventrées à coups de serpe, des bébés également mutilés. Trente-sept Européens ont ainsi été suppliciés par les insurgés fanatisés. Les vingt-cinq hommes de Zirout qui ont dirigé l’opération et entraîné la population sont restés à l’écart dans des ravins proches, sans participer à l’action » [35].
La suite du récit donne comme « bilan de ces heures sauvages » 123 morts dont 71 Européens. Mais la répression « aussi atroce que l’attaque » fit officiellement 1.273 morts musulmans et plus de 1.000 prisonniers ; à Philippeville « il y aura plus de 2.000 morts algériens dans les quinze jours qui suivent le 20 août », et dans toute la région, « le bilan, dressé par les hommes de l’ALN qui, pour la première fois dans le Constantinois, procèdent à un travail de recensement énorme, douar par douar, mechta par mechta, est de 12.000 morts et disparus. Des listes avec les noms et les adresses sont établies. Irréfutables » [36]. Ainsi, conclut Yves Courrière, « après le 20 août, rien n’est plus pareil. C’est la coupure nette et franche. C’est la vengeance immédiate et aveugle : en tuer le plus possible. Dans toute l’Algérie il n’y a plus un Européen - dans les jours qui suivent le massacre - qui ne pense, en voyant un Algérien, même s’il le connaît, même s’il l’aime bien : « Après tout, lui aussi va peut-être en faire autant. Lui aussi peut m’égorger. » Il y a quelque chose de changé. Le but de Zirout est atteint : faire peur [37] ».
D’autre part, Yves Courrière réfute les déclarations de Jacques Soustelle sur le retournement forcé de Ferhat Abbas, en rappelant que celui-ci était en relation depuis plusieurs mois avec le chef du FLN d’Alger, Abane Ramdane, et que le gouverneur général en était informé depuis le 21 juin [38]. Il reconnaît néanmoins que l’entourage d’Abane (Mohammed Lebjaoui et Amar Ouzegane) avait discuté le bien fondé de cette violence extrême contre la population européenne, mais leur chef avait jugé nécessaire d’ « assumer les fautes commises », et jugé important « d’installer l’insécurité pour les Européens », parce que pour lui « tous les Européens d’Algérie étaient contre le peuple algérien, il fallait les considérer collectivement et individuellement comme des ennemis » [39]. Mais après une longue discussion, il finit par accepter la justesse de la position de Lebjaoui, qui lui conseillait de chercher à dissocier certains Européens de la grosse colonisation. Il demanda même des explications sur le 20 août 1955 lors du Congrès de la Soummam, réuni un an plus tard dans le maquis, mais ces explications furent acceptées et l’événement jugé globalement très positif [40].
Ainsi, Yves Courrière est le premier auteur qui ait donné une explication précise de ces terribles événements, en synthétisant des données provenant des deux camps, notamment celles venant directement de l’ancien adjoint et successeur de Zirout Youcef. Cette extrême diversité des sources de son enquête est ce qui en fait tout le prix.
La persistance d’un courant favorable à l’Algérie française
Cependant, deux ouvrages importants publiés quelques années plus tard ont rappelé le point de vue habituel des partisans de l’Algérie française, mais sans renouveler la connaissance du sujet. Le journaliste Claude Paillat, déjà auteur des Dossiers secrets de l’Algérie publiés en 1961 et 1962, a publié en 1969 et 1972 deux gros volumes très bien documentés consacrés à la décolonisation française [41], mais dans le deuxième qui couvre la période 1954-1962, il n’en dit guère plus au sujet du 20 août 1955 en Algérie que dans son ouvrage déjà cité, et se contente de résumer très brièvement les faits : « C’est un ancien conseiller municipal de Condé-Smendou, Zirout Youssef, un des neuf « chefs historiques » du CRUA qui a dirigé l’opération. Des centaines et des centaines de rebelles, dont la plupart en uniforme, ont attaqué des gendarmeries, des mairies, des gares et d’autres points sensibles. Mot d’ordre : s’emparer des armes et des munitions. Ils ont été appuyés par plusieurs milliers d’hommes et de femmes, fanatisés, qui s’en sont pris aux européens. Incendies, pillages, assassinats, viols. Plus de 25 centres en proie à la pire sauvagerie. Philippeville s’est trouvé même envahi par plusieurs centaines d’insurgés qui ont fait une soixantaine de victimes » [42]. Il donne quelques détails sur les réactions de Jacques Soustelle et du ministre de l’Intérieur Maurice Bourgès Maunoury, et ailleurs sur les relations entretenues par Ferhat Abbas avec le FLN avant et après le 20 août [43], mais n’apporte rien de vraiment neuf.
Peu après, un autre livre important, Autopsie de la guerre d’Algérie, fut publié par un ancien militaire lui aussi très bien documenté, Philippe Tripier, mais ce qu’il écrit n’ajoute pas grand chose à ce que Serge Bromberger avait déjà publié en 1958 et Claude Paillat en 1962, sauf un document jusqu’alors inédit. Il résume d’abord la journée du 20 août 1955 en un grand paragraphe : « Le 20 août 1955 se produit un étrange simulacre « d’insurrection générale » qui affecte simultanément 40 agglomérations du Nord-Constantinois, causant la mort, à l’arme blanche pour la plupart, de 52 musulmans et 71 Européens : hommes, femmes, enfants, vieillards et nourrissons. Témoignant d’une remarquable organisation de la part de la Wilaya 2, alors commandée par Zighout Youssef, cette opération met en œuvre plusieurs milliers de paysans réquisitionnés, fanatisés aux cris de « l’Armée égyptienne débarque » et poussés par des bandes de l’ALN (d’un effectif de 5 à 700). Résultat : plusieurs centaines de ces fellahs, armés de faucilles et poussés au meurtre en rangs serrés jusqu’aux abords des villes par les fusils de l’ALN, trouvent la mort sous le feu des forces de l’ordre ; l’extension du massacre est ainsi évitée, comme l’est bientôt celle des réactions de vengeance ; mais le divorce est alors consommé entre les communautés dans cette province : la peur s’installe chez l’Européen, le ressentiment chez le fellah. Tel était sans doute le but majeur de l’opération (...) » [44].
Plus loin, l’auteur revient sur les relations nouées par Ferhat Abbas dès le mois de juin avec les chefs politiques du FLN d’Alger, Abane et Ben Khedda : « il a la naïveté de les croire non solidaires de certaines brutes qui commandent l’ALN. C’est une opinion qu’il lui faut réviser à l’occasion des émeutes de la Wilaya 2, lorsque le 20 août 1955, en pleine ville de Constantine, son neveu Abbas Allaoua - pharmacien comme lui et politiquement son collaborateur à la tête de l’UDMA - est abattu à son domicile à coups de revolver par un tueur porteur d’un « verdict » en bonne forme, dactylographié en ces termes :
« Armée de Libération Nationale,
Juridiction de Guerre,
Pour collaboration avec l’ennemi, prise de position contre la révolution, la Juridiction de Guerre condamne le nommé Abbas Allaoua à la peine capitale. »
Exécuté le ......20 août ......1955 »
Ce papier porte en marge cette annotation manuscrite : « Que les autres traîtres s’apprêtent à payer, car tout se paie tôt ou tard ». L’oncle, bouleversé, ne s’y trompe pas : cet avertissement s’adresse à lui.
Ferhat Abbas aura beau s’insurger contre le procédé, s’indigner devant témoins, s’en ouvrir personnellement à Soustelle et dénoncer à celui-ci la responsabilité du FLN devant le sang répandu, il en viendra nécessairement à conclure que l’ambiguïté de sa position n’est pas tenable et qu’entre les deux camps le choix est inéluctable. Compte tenu de ses options déjà prises, il en viendra nécessairement à se solidariser, de lui-même, avec les assassins de son neveu.
Abbas n’est d’ailleurs pas seul en cause. La même vague d’attentats, visant très précisément à « liquider toutes les personnalités qui voudraient jouer à l’interlocuteur valable » (la directive est de Ben Bella) a, le même jour, criblé de quatre balles Benelhadj Saïd Chérif, délégué UDMA à l’Assemblée algérienne ; elle n’a épargné le député socialiste M° Benbahmed, dont l’arrêt de mort était signé, que grâce à la prompte réaction des forces de l’ordre ; elle a menacé le Dr Bendjelloul, également député » [45].
Ce qui eut comme conséquences, rappelle Philippe Tripier, d’abord un communiqué des rescapés alléguant faussement qu’ils venaient de dénoncer auprès du gouverneur général « les provocations survenues du fait de l’état d’urgence », puis un communiqué de l’UDMA affirmant sans vergogne qu’Abbas Allaoua avait été assassiné par « une clique colonialiste et policière », et enfin la formation par le docteur Bendjelloul avec l’accord d’Abbas d’un groupement d’élus musulmans (groupe des 61) dénonçant la « répression impitoyable », condamnant la politique d’intégration et affirmant la popularité de « l’idée nationale » [46].
Les apports très importants d’Yves Courrière ne semblent pas avoir été pris en compte par ces deux auteurs, mais ils ont eu néanmoins un retentissement considérable sur les nombreux lecteurs de ses livres.
L’effet Harbi (années 1980)
Les années 1980 ont vu paraître un grand nombre de livres importants sur la guerre d’Algérie, et pour la première fois un grand nombre venait d’auteurs algériens, publiés en France ou en Algérie, dont le plus important fut Mohammed Harbi.
Elles ont aussi vu paraître deux ouvrages d’auteurs français. Le premier fut en 1981 une nouvelle histoire de la guerre d’Algérie, publiée en trois gros volumes fortement documentés et richement illustrés par plusieurs auteurs communistes, et le second, paru en 1982, la première synthèse rédigée par deux historiens.
Deux histoires françaises de la guerre d’Algérie
La première de ces deux publications, dirigée par l’ancien rédacteur en chef d’Alger républicain, Henri Alleg [47], avait l’ambition de renouveler profondément la connaissance du sujet par les Français pour les détacher des idées fausses héritées de l’idéologie coloniale : « Par quelle logique aberrante des hommes dont l’histoire a vérifié la clairvoyance devraient-ils être moins aptes que d’autres à tirer les leçons du passé, alors que ceux qui se sont trompés sur l’essentiel seraient, eux, parfaitement qualifiés pour tenter de justifier leurs propres erreurs ? », demandait Henri Alleg dans sa préface. Mais ce renouvellement était malheureusement desservi par un but foncièrement politique : la défense et illustration des positions communistes, du PCA et du PCF, contre les critiques venues de divers bords. L’apologie était pleine d’assurance face aux partisans de l’Algérie française, mais aussi devant les socialistes et les gaullistes, coupables d’avoir inutilement prolongé la guerre : les communistes se donnaient le beau rôle, celui du premier parti favorable à l’indépendance de l’Algérie. Elle était plus discrète et plus embarrassée en réponse aux reproches des nationalistes algériens et des « gauchistes » français, qui jugeaient le PCF trop timoré dans sa lutte pour la paix. Il en résulte malheureusement une tendance déplorable à taire les principes communistes et à s’aligner sur les positions du FLN sur de nombreux points [48]. Voyons plus particulièrement ce qui concerne le 20 août 1955.
Dans le tome 1, le récit de Henri-Jean Douzon est relativement détaillé, mais très sélectif ; il insiste sur des objectifs militaires, économiques, policiers, mais ne dit pas un mot des massacres de civils français : « En Algérie, à midi, l’ALN a déclenché de nombreuses attaques dans toute la zone 2. La première offensive algérienne d’envergure dans les villes révèle une préparation minutieuse, la présence d’effectifs réguliers importants, l’ampleur du soutien de la population.
Elle marque un tournant de la guerre de libération algérienne, tant par son ampleur que par le choix des objectifs. Les insurgés s’en sont pris directement aux forces de répression : aux casernes, aux cantonnements, aux postes de gendarmerie ou de police. Mais des coups très durs ont été portés en même temps à l’économie régionale. « Tous les principaux secteurs de l’activité économique, mines, carrières, exploitations forestières, productions agricoles, fruitières et maraîchères ont été durement touchées », dit, en faisant le bilan de cette période, Henry Bourgarel, président de la chambre de commerce de Philippeville. Les installations des mines de fer d’El Halia ont été complètement anéanties ; celles des carrières de marbre de Fil-Fila détruites par le feu ; les usines de liège de la presqu’île de Collo incendiées ; des fermes et des exploitations agricoles ont dû être abandonnées. C’est « un bouleversement brusque et total » [49]. Mais si les objectifs économiques sont ainsi soulignés, rien n’est dit des pertes infligées par les insurgés à la population civile, notamment à El Halia. Puis deux paragraphes un peu plus détaillés sont consacrés aux attaques de Constantine et de Philippeville.
« A Constantine, le commissariat de police du 2ème arrondissement est attaqué à la grenade, des bombes explosent au restaurant Gambrinus, au cinéma ABC place de la Brêche, au pont d’El-Kantara. Un accrochage se produit dans les gorges du Rummel entre un groupe armé et les CRS. Plusieurs attentats visent des personnes : un inspecteur de police urbaine, Robert Laemmel, est tué devant le Rio Bar, deux bombes sont lancées devant l’immeuble habité par le colonel Terce, chef d’antenne du SLNA du colonel Schoen à Constantine. Le pharmacien Allaoua Abbas, neveu du président de l’UDMA, est abattu dans sa boutique. Il meurt à la clinique où il est transporté. Dans l’immeuble situé en face de l’officine, M° Hadj-Saïd Chérif, délégué UDMA à l’Assemblée algérienne, qui travaille dans son cabinet, est blessé » [50]. Une note marginale précise : « Ces deux attentats ont été, par la suite, désavoués par le FLN. Qu’ils aient pu avoir lieu alors qu’à Alger, Abane Ramdane négociait le ralliement des dirigeants de l’UDMA, nous paraît confirmer notre thèse suivant laquelle la coordination entre Alger et le Constantinois n’était pas assurée en août 1955. Les hypothèses d’une provocation policière et messaliste ont été avancées ». Si les deux premières phrases sont exactes, la troisième donne l’impression de vouloir faire oublier la responsabilité de Zirout Youcef, pourtant connue depuis longtemps.
Les paragraphes suivant évoquent, avec une précision moindre, les attaques de Philippeville, puis de Guelma, du Khroubs, et d’autres localités simplement énumérées, de façon à souligner l’aspect militaire de l’offensive de l’ALN, mais nulle part il n’est signalée de pertes infligées par les insurgés à la population civile française. Il y a pourtant un renvoi à une annexe située à la fin du tome 3 et intitulée « Bilan des actions de l’ALN du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois », qui indique à plusieurs reprises des nombres d’Européens tués ou blessés (notamment à El Halia : « 30 Européens tués ») sans préciser qu’il s’agissait de civils ; mais c’est un emprunt à une publication algérienne, « Le 20 août, journée nationale du Moudjahid », Alger, Musée national du Moudjahid, août 1978 [51]. Ainsi, la publication communiste donne l’impression de ne pas oser évoquer ce sujet plus que délicat autrement qu’en s’abritant derrière une publication officielle algérienne, ce qui laisse une impression très désagréable d’opportunisme politique.
Je ne peux que répéter ce que j’avais écrit à ce sujet dans mon compte rendu de l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1981 : « Cette décision (de participer à la lutte armée, prise en juin 1955) impliquait pour le PCA l’acceptation de deux risques : la perte de son statut légal, et celle de son électorat européen. Sa réaction aux événements du 20 août 1955 précipita l’actualisation des deux. H. J. Douzon explique en détail la décision et la préparation de cette offensive générale de la wilaya II. On regrette qu’il accorde beaucoup moins d’attention aux massacres d’Européens qu’aux représailles qui en furent la conséquence. Le lecteur cherchera en vain son jugement sur la participation d’ouvriers musulmans au massacres de leurs camarades français et de leurs familles à la mine d’El Halia. Ce silence devant « l’abominable provocation » (Albert Camus) lui enlève toute crédibilité quand il accuse Guy Mollet d’avoir capitulé le 6 février 1956 devant une minorité d’ « ultras » non représentative de la masse des Français d’Algérie, et quand il juge « imprévisible » et « irrationnel » leur exode final ». Et un peu plus loin : « Il semble donc que le PCA ait renoncé à défendre sa clientèle européenne, sa conception de la nation algérienne, et l’internationalisme prolétarien, pour sauvegarder son avenir en tant que parti algérien et la participation de ses militants à la révolution algérienne. On peut, certes, exalter comme le font nos auteurs l’étonnante solidarité de ce petit groupe d’hommes de toutes origines unis par la même foi politique, et particulièrement le courage des communistes européens ou juifs, reniés par leur milieu et très mal traités par les forces de répression. Mais cela ne permet pas de prétendre, comme le fit le PCF contre toute évidence, que la nation algérienne au sens thorézien s’était formée, et qu’elle luttait toute entière pour son indépendance. Le FLN, et même le PCA, réfutèrent à juste titre cette contre-vérité ». [52]
L’année suivante, en 1982, parut la première Histoire de la guerre d’Algérie [53] due à deux historiens de métier, Bernard Droz et Evelyne Lever. Constamment rééditée depuis avec une bibliographie soigneusement mise à jour, c’est incontestablement la première grande synthèse historique française sur le sujet. La première partie, sur la période 1954-1958, est due à Bernard Droz.
Celui-ci présente d’abord l’importance de la journée du 20 août 1955 : « Date essentielle de la guerre d’Algérie, les journées des 20 et 21 août 1955 constituent à bien des égards une répétition des troubles de mai 1945. Dans ce Constantinois où la coexistence des deux communautés a toujours été plus tendue que dans le reste de l’Algérie, on retrouve à dix ans d’intervalle la même explosion de violence déchaînée, relayée par une répression aveugle et démesurée. La différence essentielle tient au fait que les troubles de 1945 ne furent qu’une tentative prématurée et avortée de soulèvement nationaliste ; ceux de 1955 se situent dans le contexte d’une guerre de libération nationale largement entamée. Comme tels, leur impact est bien supérieur et imprime au conflit plus qu’une radicalisation : un point de non-retour ».
Son origine est pertinemment recherchée : « Sur la genèse du soulèvement, une incertitude demeure, compte tenu de son interaction avec les événements marocains. Il est probable qu’une action commune a été envisagée en Suisse entre Allal el-Fassi, le leader de l’Istiqlal, et des représentants de la délégation extérieure du FLN, Ben Bella et Boudiaf. Mais ces derniers, arguant des faiblesses de l’ALN, auraient montré une certaine tiédeur. De fait, l’initiative semble bien revenir à Zighout Youssef, successeur de Mourad Didouche à la tête de la zone du Nord-Constantinois, et à son adjoint Lakhdar Ben Tobbal. Les deux hommes étaient liés par un passé politique commun (...). Mais Zighout Youssef (...) était mieux à même de concevoir les implications politiques d’un soulèvement de grande ampleur. Il s’agissait d’affirmer à la fois la solidarité maghrébine du FLN, de répliquer à la pratique des représailles collectives de l’armée française et d’intimider les hommes politiques modérés que Soustelle tendait (...) à ériger en troisième force. Le FLN devait ainsi faire la preuve de sa capacité militaire à mobiliser les masses musulmanes et de sa capacité politique de s’exprimer seul en leur nom.(...)
L’offensive est alors clairement décrite : « C’est dans le quadrilatère Collo-Philippeville-Constantine-Guelma que vont se dérouler le 20 août deux types d’action d’ampleur très inégale. D’une part quelques centaines de soldats de l’ALN en uniforme attaquent sans grand succès des postes de police et de gendarmerie, ainsi que divers bâtiments publics. D’autre part, plusieurs milliers de fellahs et de femmes recrutés dans les campagnes avoisinantes se lancent, vers midi, à l’assaut d’une trentaine de villes et de villages. L’encadrement par el FLN est faible et l’armement médiocre, mais les assaillants, survoltés par la fausse rumeur d’un débarquement égyptien à Collo, ne font pas de quartier. Français et musulmans, souvent confondus, sont assassinés à coups de haches, de serpes, de pioches ou de couteaux. Scènes horrifiantes de femmes éventrées et d’enfants fracassé contre les murs. Des personnalités politiques sont atteintes, comme Chérif Hadj-Saïd, délégué UDMA à l’Assemblée algérienne, et Abbas Allaoua, neveu de Ferhat Abbas, assassiné dans sa pharmacie de Constantine. Les attaques par bandes et les attentats individuels se poursuivent le lendemain, surtout à Guelma, et les jours suivants avec une intensité moindre. Le bilan des émeutes se solde à 123 morts, dont 71 dans la population européenne ».
La répression se déclenche alors : « Mise en alerte depuis le 18 août, l’armée riposta avec promptitude et il est hors de doute que la rapidité de son intervention permit d’éviter une insurrection généralisée en empêchant les rebelles de s’emparer par le pillage des armes des gendarmeries et des postes militaires. Mais il est sûr aussi qu’en procédant à une répression aveugle et collective, elle frappa de nombreux innocents. Comme en 1945 des milices privées se constituèrent, à l’appel du maire de Philippeville Benquet-Crevaux (...). Jacques Soustelle, arrivé sur place, tenta d’en limiter les excès et de leur imposer (..) un encadrement militaire. (...) Le bilan officiel de la répression s’établissait à 1.273 morts. Nul doute qu’il fut bien plus élevé et que le nombre des victimes se situe aux alentours de 12.000 [54] ».
L’analyse des conséquences est également lucide : « Le drame du 20 août porte en lui de graves conséquences. La première réside assurément dans la coupure définitive, au moins dans cette partie de l’Algérie, entre les deux communautés désormais irréductiblement dressées l’une contre l’autre. Une véritable psychose de peur pousse la population européenne à réclamer, voire à appliquer, les solutions les plus extrêmes, et la population musulmane à fuir ses douars dévastés et à rejoindre les maquis de l’ALN. De ce fait, la rébellion, loin d’être matée, s’intensifie les mois suivants dans le Constantinois, et dès la fin août le gouvernement procède à un rappel de réservistes. C’en est dès lors fini des opérations ponctuelles de maintien de l’ordre. A défaut d’une révision complète de sa politique algérienne, la France est désormais contrainte à s’engager dans une guerre totale et durable » [55]. Les paragraphes suivants traitent le parachèvement de la conversion de Jacques Soustelle, et le basculement de l’opinion algérienne modérée du côté de l’insurrection.
Cette analyse presque irréprochable démontre ce qu’est vraiment l’histoire, même quand elle tente de rendre compte d’un événement relativement proche.
Cependant, la même période a vu pour la première fois une floraison de publications algériennes d’un grand intérêt, qui ont fourni de précieuses informations et analyses sur notre sujet.
Les Mémoires de Ferhat Abbas
En 1980, Ferhat Abbas a publié un nouveau volume de ses Mémoires intitulé Autopsie d’une guerre, L’aurore. [56] Dans ce volume, il reprenait et développait de nombreux points qu’il avait confiés à Yves Courrière, mais il répondait aussi aux autres auteurs français qui avaient voulu expliquer son ralliement au FLN par la peur causée par l’assassinat de son neveu.
Yves Courrière avait déjà révélé que, contrairement à ce qu’avait écrit Jacques Soustelle, Abbas n’avait pas attendu la fin août 1955 pour se rapprocher du FLN, puisqu’il avait recherché le contact avec l’organisation de Kabylie dès la mi-mai 1955, puis avait reçu peu après chez lui à Alger le leader politique du FLN Abane Ramdane et le chef de l’Algérois Amar Ouamrane, et leur avait promis une aide en médicaments et en argent. Mais il avait en contrepartie obtenu leur approbation pour une dernière tentative d’arrêter la guerre en allant proposer une solution politique à Paris [57].
Dans son livre, Abbas précisa les étapes de ce rapprochement. Dès janvier 1955, il avait fait une première tentative de rencontrer les chefs kabyles Belkacem Krim et Amar Ouamrane auprès d’un militant nommé Amar El Kama, mais sans suite immédiate [58]. Le 2 avril 1955, il avait été reçu par le gouverneur général Jacques Soustelle, et lui avait recommandé de transférer en France les chefs du FLN déjà capturés (Rabah Bitat et Mostefa Ben Boulaïd) pour négocier secrètement avec eux [59]. Le 6 mai au Conseil général de Constantine, il réussit à faire repousser une motion « ultra » en employant un langage émouvant [60] et fut félicité par les élus du deuxième collège, mais aussi par une partie de ceux du premier [61]. Le 10 mai, gravement mis en cause par le député de Constantine René Mayer dans L’Echo d’Alger, il répondit par un télégramme où il affirmait notamment : « Le terrorisme n’existe que parce que depuis huit ans les potentats algériens ne connaissent d’autre loi que celle de leurs intérêts égoïstes et de leur appétit » [62]. Le soir du 26 mai, il reçut chez lui à Alger la visite d’Abane et d’Ouamrane, comme il l’avait déjà révélé à Yves Courrière ; mais il précisa dans ses Mémoires quelles suites il donna à cette visite. D’abord, dans la première quinzaine de juin, une visite à Sétif pour contacter ses amis, et pour en rapporter l’aide en argent et en médicaments promise aux chefs du FLN d’Alger. Puis, dans la deuxième quinzaine de juin et jusqu’en juillet, une campagne d’information auprès de nombreux hommes politiques français d’Algérie et de France, notamment Jacques Soustelle et le maréchal Juin. Il leur proposa de renoncer à la politique d’intégration, qui était morte, et de donner à l’Algérie le statut d’Etat associé, en vertu de l’article 75 de la Constitution française [63]. Mais tous ces efforts de persuasion furent vains.
Puis Abbas reprend l’histoire de la wilaya du Nord-Constantinois en développant le récit d’Yves Courrière (largement fondé sur les déclarations de Lakhdar Ben Tobbal). Comme lui, il reconnaît la démoralisation des combattants et la conclusion que Zirout en tira : « Que faire pour sauver l’esprit révolutionnaire et creuser un fossé entre la population algérienne et la communauté des Français d’Algérie ? Il pense alors à mobiliser, par tous les moyens, les paysans de la région et à les conduire à l’attaque des habitations, des chantiers et des villages de colonisation. Il accepte de sacrifier la moitié de ces paysans, pour rallumer le feu insurrectionnel. Il faut mourir pour faire survivre la révolution ». Ce plan fut exécuté le 20 août 1955. « Effectivement, le 20 août à 12 heures, l’attaque contre des Européens et certains Algériens commence. (...) L’ALN ne sert que d’encadrement. Elle ne participe pas à la tuerie. Ce sont des paysans, sommairement armés, qui sont poussés vers leur destin. Ces paysans tueront. Mais ils seront tués. La riposte de l’armée française sera horrible. Pour soixante et onze victimes françaises, il y aura plus de douze mille victimes musulmanes ». Il insiste notamment sur la démesure et l’injustice des représailles collectives appliquées notamment à Constantine, mais aussi à Oued-Zenati, où « le frère du docteur Bendjelloul est parmi les otages qui seront fusillés » [64].
Mais Abbas reconnaît aussi que « Zirout avait désigné quelques « traîtres » musulmans à abattre. A Constantine, mon neveu Allaoua est parmi les victimes. Il est abattu dans sa pharmacie. (...) On tire sur le docteur Bendjelloul, sur Hadj-Saïd délégué à l’Assemblée algérienne, sur son stagiaire, maître Aït-Ahcène. Le député Benbahmed, le cheikh Abbas [65] sont sur la liste des condamnés, ainsi que moi-même » [66].
Puis il réfute les motifs allégués de ces condamnations à mort : « pour justifier la mort de mon neveu, Bentobbal avança [67] que la victime avait signé une motion « qui condamnait la violence d’où qu’elle vienne ». Je ne crois pas qu’il faille chercher dans une « motion », sans portée réelle sur la marche des événements, la véritable raison du choix des victimes. D’abord parce que le Dr Bendjelloul, Benbahmed et moi-même étions étrangers à la dite motion. Ensuite, parce que postérieurement à la publication de cette motion, le FLN et l’ALN avaient maintenu le contact avec le regretté Allaoua. A sa mort, son épouse trouva dans son portefeuille trois reçus de 100.000 francs, chacun signé du responsable FLN. Par ailleurs, toujours après la motion, il avait livré deux cartons de médicaments à l’ALN. L’Etat-major de la zone était au courant de cette aide ».
Abbas refuse donc d’admettre cette explication : « mon neveu a été tué parce qu’il avait appartenu à l’UDMA, parce qu’il avait gagné en 1953 les élections municipales contre le MTLD, parce qu’il était pharmacien, et parce qu’il était mon neveu et que sa mort pouvait avoir une résonance au-delà de l’Algérie ». Il répond aussi aux déclarations de Ben Tobbal concernant les causes de sa propre condamnation : « Bentobbal me révéla aussi qu’il avait pensé me faire abattre parce qu’il avait appris que je faisais des collectes à Sétif pour l’UDMA. Il faut croire que son service de renseignement était mal fait. La seule collecte que j’ai effectuée à Sétif était destinée à la zone IV du FLN ». Il révèle encore que ses trois frères, venant en voiture pour secourir la famille d’Allaoua, avaient été arrêtés sur la route par une patrouille de l’ALN et que leur altercation aurait pu mal se terminer. Enfin il conclut : « Au Caire, en 1957, les dirigeants de la wilaya II m’avouèrent que le 20 août 1955, ils étaient exténués, débordés, et qu’ils commirent des erreurs. Ils me dirent que la mort de Allaoua en était une » [68].
Dans la suite de ses Mémoires, Abbas n’établit aucun lien entre les menaces du FLN et la réunion des élus musulmans dont 61 sur 90 présents adoptèrent le 26 septembre une motion qui dénonçait et condamnait formellement « la répression aveugle qui frappe un nombre considérable d’innocents », constatait que « la politique dite d’intégration, qui n’a jamais été sincèrement appliquée malgré les demandes réitérées des élus du 2ème collège, est actuellement dépassée », et affirmait que « l’immense majorité des populations est présentement acquise à l’idée nationale algérienne » [69]. Il n’avait pas revu Abane depuis juin et il ne le revit sur la demande de celui-ci que le 8 décembre 1955. Abane répondit à sa demande d’explication sur les assassinats du 20 août : « C’est une erreur. Aucune coordination n’existe encore entre les différentes zones. Nous sommes tous des morts en sursis. Il faut regarder haut et continuer ». Puis il lui montra « un tract qu’il venait de rédiger pour interdire toute participation aux élections législatives et demander aux élus de démissionner de leur mandat. Je lui fis remarquer que, psychologiquement, la rédaction du tract laissait à désirer. La menace était de trop parce qu’elle enlevait aux intéressés le bénéfice d’un ralliement raisonné. « Tu dois t’adresser davantage aux sentiments de solidarité plutôt qu’à celui de la peur » [70].
En effet ce tract, qui fut diffusé sans changement, était encore plus rigoureux que les ordres d’assassinat donnés en août par Zirout Youcef contre certains élus. Il ordonnait notamment :
« 2° L’exécution des candidats à quelque bord qu’ils appartiennent ;
3° L’enlèvement et l’égorgement de tous les agents électoraux ;
4° La démission de tous les élus en place. Ceux-ci, du député au simple membre de djemaa, sont invités à se démettre de leur mandat avant le 1er janvier 1956. Tout élu, sans exception aucune, qui refuserait de démissionner sera considéré comme traître à la patrie et abattu sans jugement. (...) »
Et un peu plus loin :
« Le FLN demande à tous ses militants et sympathisants de se procurer une arme et de passer à l’action directe. Chaque patriote se fera un devoir d’abattre son traître » [71].
L’UDMA ne pouvait qu’accepter cette démission forcée, qui avait « son côté positif » (sic) [72]. Mais en réalité, le FLN avait réussi à établir sa dictature sur l’Algérie musulmane pour, au moins, la durée de la guerre.
L’apparition d’historiens algériens
Les années 1980 ont été surtout marquées par la multiplication d’œuvres d’historiens algériens, mais dont les travaux ont été réalisés ou publiés en France, en tout ou en partie. Les principaux sont trois anciens militants du FLN dans la guerre d’indépendance, ayant soutenu des thèse de doctorat en France à peu près en même temps (1975-1976), mais qui se sont inégalement dégagés des contraintes de la propagande.
Mohammed Téguia, ancien étudiant ayant rejoint le maquis de la wilaya IV, avait réalisé à Paris VIII, sous la direction de René Gallissot, un très bon mémoire de maîtrise sur cette wilaya, puis il l’avait élargi à l’ensemble des wilayas dans sa thèse de troisième cycle L’Algérie en guerre (1954-1962) : foyers, bases et conduites de la lutte d’indépendance ; d’une étude régionale à une contribution à l’histoire de l’intérieur, soutenue à Paris VIII en 1976, et il l’a publiée en 1981 en Algérie. Sans être soumis à des directives politiques, son jugement personnel reste passionné et critiquable sur certains points, mais toujours digne d’intérêt. Les deux pages qu’il consacre à l’insurrection et à la répression du 20 août 1955 s’écartent pourtant très peu de la version officielle :
« Mais l’opération la plus spectaculaire de cette année 1955 pour la wilaya 2, et pour toute l’Algérie, c’est l’offensive généralisée organisée dans le Nord-Constantinois par Zighout Youcef le 20 août 1955, date anniversaire de la déposition de Mohammed V ; l’opération devait s’effectuer en coordination avec l’ALN du Maroc dans toute l’Algérie. Zighout réussit à soulever la population civile qui apporta son appui ouvert aux actions de sabotage. Une quarantaine d’objectifs étaient visés (...). C’est pratiquement toute la wilaya 2 (...) qui entre en action. C’est cette même région qui connut l’hécatombe de mai 1945, où des dizaines de milliers de personnes (hommes, femmes, enfants) furent froidement massacrés : les colonialistes croyaient alors que part cette sanglante et féroce répression on allait éteindre à jamais tout esprit de révolte chez cette population. Dix ans après, les fellahs et les citadins de cette partie de l’Algérie, qui connaissaient depuis novembre 1954 les exactions multiples, les arrestations, les exécutions sommaires, les destructions de mechtas et de douars entiers, allaient montrer qu’on n’avait pas brisé leur volonté de résistance.
Il y eut certes, dans cette levée massive de gens qui subissaient chaque jour la violence, certains excès inévitables dans les mouvements de colère des masses, mais ce soulèvement coûtera beaucoup plus aux opprimés qu’aux oppresseurs au plan des pertes humaines ; cependant, le FLN apporta la démonstration vivante, en la payant cher, de sa capacité de mobiliser les masses. Les morts dues aux attaques de la population et de l’ALN se chiffrent à cent vingt trois, dont soixante et onze Européens. La répression ordonnée par Soustelle mobilisa les services de civils européens, comme en mai 1945, aux côtés de l’armée et fera officiellement 1.273 morts algériens, mais le nombre réel des victimes est beaucoup plus élevé, selon le bilan dressé par l’ALN, qui l’évalue à 12.000. Le stade de Philippeville deviendra un véritable abattoir où des milliers d’Algériens vont être aveuglément exécutés, sans qu’aucun indice de leur culpabilité soit recherché. Si les pertes sont disproportionnées : 71 européens d’un côté, plus de 10.000 Algériens de l’autre, la journée du 20 août et les suivantes marquent désormais, non pas la fin d’une révolte comme en 1945, mais le véritable commencement d’une guerre du peuple pour l’indépendance » [73].
Ce passage ne fait que synthétiser la version de la propagande de guerre du FLN, mis à part la discrète reconnaissance de « certains excès inévitables ». Mais le point de vue de Slimane Chikh est plus nuancé. Fils du poète nationaliste Moufdi Zakaria, lycéen à Tunis durant l’insurrection avant de rejoindre en 1961 l’Etat-major général de l’ALN, il s’efforce dans sa thèse de sciences politiques soutenue à Grenoble en 1975 sous le titre « La révolution algérienne, projet et action », et publiée à Paris et à Alger en 1981 sous le nouveau titre L’Algérie en armes, ou le temps des certitudes [74], « de soumettre les certitudes inébranlables à l’épreuve du doute et de substituer au récit triomphaliste de l’épopée le bilan lucide et sans complaisance », d’examiner les faits avec un « minimum d’esprit critique » sans prétendre au « détachement souverain » du « point de vue de Sirius ».
Dans son livre, il évoque à deux reprises le 20 août 1955. La première résume les faits [75], alors que la deuxième va plus loin dans l’interprétation. Pour éviter des répétitions inutiles, nous ne citerons que la seconde :
« Dans le processus de la guerre de libération menée en Algérie, ce point de non-retour peut être situé à l’offensive du 20 août 1955 déclenchée dans le Constantinois par Zighout Youcef qui (...) tente de sauver le mouvement de libération de l’enlisement et de lui donner une nouvelle impulsion en rendant impossible tout compromis avec l’adversaire. Le FLN n’est encore qu’à ses débuts, son influence est limitée. Zighout Youcef estime donc nécessaire de sauver la situation, en aggravant le conflit et en radicalisant la lutte par la participation de la population. Longuement préparée, cette action va soudain mettre le Constantinois à feu et à sang. Le même jour (20 août 1955) presque à la même heure (midi) la population musulmane encadrée par les Djounoud de l’ALN envahit les rues de Philippeville, Constantine, Aïn-Abid, Collo, El Arrouch, Oued Zenati, El Halia. Survoltée, la foule libère soudain une rancœur longtemps contenue et alimentée par le spectacle fréquent et quasi-quotidien des injustices, des humiliations et de la rigueur d’une répression de plus en plus indiscriminée. La violence collective est alors dominée par le sentiment d’hostilité et la volonté de vengeance. Le bilan de ce « jour de colère » est tragiquement lourd. Les chiffres officiels font état de 123 morts dont 71 européens. Mais la réaction des forces de l’ordre et de la population européenne sera encore plus violente et encore plus meurtrière. C’est la répétition, à dix ans d’intervalle, dans ce même Constantinois, des tragiques événements de mai 1945. Les arrestations massives, les exécutions sommaires, les « ratonnades » et les lynchages vont provoquer une véritable hécatombe au sein de la population musulmane. Les chiffres officiels annoncent 1.273 morts et 1.000 prisonniers tandis que les recensements établis par le FLN dénombrent 12.000 morts ! Mais la querelle macabre des chiffres est dérisoire devant une réalité que personne ne peut nier : la rupture est désormais consommée entre les deux communautés. Le sang et les morts ont élargi le fossé qui les sépare. Les positions de part et d’autre se durcissent et toute possibilité de compromis, est exclue. La mort de Allaoua Abbas et celle d’Henri Rohrer [76], au cours de ces sanglantes journées, symbolisent cette impossibilité ».
Puis l’auteur analyse les conséquences de ce constat : « L’opération lancée par Zighout Youcef va avoir deux conséquences : d’une part, accentuer la répression exercée par les « forces de l’ordre » et étendre la peur et l’insécurité sur l‘ensemble du territoire ; d’autre part, renforcer les rangs du mouvement de libération et gagner l’appui de la population. (...) D’autre part, l’aile modérée du nationalisme algérien commence à rallier les rangs du FLN qui s’impose et élargit son audience au fil des jours. La violence a ainsi rempli sa fonction provocatrice et resserré les rangs de la communauté de plus en plus unanime pour la cause patriotique. Ainsi, le 20 août 1955 constitue, dans le processus de la lutte de libération nationale, le point culminant de la phase de démarrage, le « take off » à partir duquel le mouvement acquiert sa propre dynamique et assure son auto-développement. La violence fait ici office de « stimulus actif » ayant une fonction d’impulsion. »
Après ces considérations se voulant scientifiques, l’auteur revient à la cruelle réalité : « Certes, pour aboutir à ce résultat, le sang innocent a coulé ; il a fallu écraser « plus d’une fleur innocente ». Mais la violence déchaînée tend à abolir toute notion d’innocence. Lorsque la violence domine les rapports entre colonisateurs et colonisés, il n’y a plus d’innocents [77], car l’indifférence et la passivité ne sont plus permises, ni même la neutralité. Chacun est personnellement concerné et directement impliqué. Chacun a les mains sales. Il y a d’un côté » les agents de la subversion, de l’autre les agents de la répression et au milieu les morts ou les traîtres. Cette logique implacable inspire à la fois les actes les plus héroïques et les crimes les plus sordides. En Algérie, le mouvement de libération nationale a fourni des premiers de nombreux exemples sans pourtant réussir à éviter les seconds » [78]. Ainsi l’auteur, même s’il a tendance à s’échapper vers de hautes considérations très discutables, ne cache pas la réalité brutale du terrorisme.
C’est pourtant Mohammed Harbi qui a réalisé l’œuvre la plus indiscutablement historique, tout en restant fidèle à son engagement politique. Militant au MTLD durant ses études secondaires au lycée de Philippeville, puis étudiant à Paris, membre de la direction de la Fédération de France du FLN puis de cabinets ministériels du GPRA, co-auteur du programme de Tripoli (1962), conseiller du président Ben Bella emprisonné par Boumedienne, il a choisi après son évasion vers la France de se consacrer à l’histoire du nationalisme algérien.
Dans son premier grand livre, Le FLN, mirage et réalité, il analyse en quelques lignes le sens du 20 août 1955 : « Le 20 août 1955, Zighoud rassemble tous ses hommes (175 en tout), et soulève les populations du Nord-Constantinois. Son action a cinq objectifs : intimider les colons en leur montrant qu’ils son vulnérables, récupérer des armes, aider la zone des Aurès où la concentration des troupes ennemies est très forte, manifester à l’occasion de l’anniversaire de la déposition de Mohammed V sa solidarité avec le Maroc, obliger les autres nationalistes à se retirer de la scène ou à se rallier » [79]. Puis, dans le chapitre suivant, il analyse finement le double jeu de Ferhat Abbas entre le FLN et les autorités françaises. Contrairement à Claude Paillat, il ne croit pas que le rapport de Jacques Soustelle au ministre de l’Intérieur Maurice Bourgès-Maunoury, daté du 21 juin 1955, prouve qu’à cette date le gouverneur général soit convaincu qu’Abbas fait partie du FLN : « Le FLN et l’UDMA sont encore des organisations concurrentes. Cela apparaît clairement lors de l’insurrection du Nord-Constantinois, quand la direction de la zone de Constantine donne ordre d’abattre des dirigeants de l’UDMA et des Oulémas. Le 20 août 1955, M° Hadj Saïd Chérif est grièvement blessé. Tandis que Bencheikh el Hocine Abbas échappe de peu à un attentat, le neveu de Ferhat Abbas, Allaoua, y laisse la vie » [80]. L’UDMA se rapproche alors par étapes du FLN, avant de s’y rallier publiquement au Caire le 22 avril 1956. De même l’Association des Oulémas attendit le 7 janvier 1956 pour revendiquer publiquement l’indépendance de l’Algérie [81].
Quatre ans plus tard, dans son livre intitulé 1954, La guerre commence en Algérie, Mohammed Harbi reprit la question d’une manière beaucoup plus approfondie. Présentant « le tournant du 20 août 1955 » comme la « condamnation de la troisième force », il revient sur les tentatives d’entente entre Jacques Soustelle et les représentants de toutes les tendances politiques nationalistes entre mars et mai 1955, auxquelles Ferhat Abbas a pris part : « Au mois de juin, il se rend à Paris et plaide auprès de hautes personnalités politiques le projet d’un Etat associé à la France. Ses démarches ne recevront pas de suite. Le 20 août 1955, l’optimisme du gouverneur général est pris à contrepied ». Sans vouloir raconter en détail cette insurrection, l’auteur en présente un bilan, puis une analyse approfondie. « A la mine d’El-Alia près de Filfila, 37 Européens dont 23 enfants sont massacrés dans des conditions terrifiantes. A Constantine, deux leaders locaux de l’UDMA, Allaoua Abbas, neveu de Ferhat Abbas, et Hadj Saïd Chérif sont attaqués par un commando du FLN. Plusieurs autres personnalités inscrites sur une liste d’hommes à abattre (Cheikh Kheireddine [82] et Bencheikh El Hocine Abbès de l’association des Oulama, Ferhat Abbas, le Dr Bendjelloul et M° Benbahmed ) s’en tirent indemnes, n’ayant pas été repérés par les commandos de l’ALN. L’action affecte une quarantaine de centres. Des milliers de paysans armés de couteaux, de haches etc., et persuadés d’un soutien de l’aviation égyptienne, manifestent à la fois leur haine de l’étranger et leur rancœur à l’égard de ceux qui, dans le camp national, condamnent la violence. Bilan : 71 morts européens et plusieurs algériens. Menée sous l’autorité d’un intellectuel, le gouverneur général Jacques Soustelle, et inspirée de l’idée de la responsabilité collective, la répression fait 12.000 morts. Elle n’épargnera aucune couche de la société musulmane, pas même les alliés de la colonisation. L’Algérie tout entière va basculer dans la guerre. Tous ceux qui ne prenaient pas la mesure réelle du phénomène colonial et préconisaient la conciliation, parmi les Algériens comme parmi les Européens, iront désormais à contre-courant des communautés qu’ils disent représenter » [83].
Mohammed Harbi propose alors son analyse : « Le développement de l’insurrection du 1er novembre en insurrection nationale était conditionnée par l’attitude des couches moyennes ». C’est Abane Ramdane, choisi par Belkacem Krim pour prendre en main les destinées politiques du FLN, qui s’est chargé d’obtenir leur ralliement. « Mais cette tâche, il ne pourra la mener à bien que lorsque, Zighoud d’un côté, la France de l’autre, montreront aux couches moyennes apeurées par la violence que le moment était venu de choisir. Le 20 août 1955 consacre, dans les faits, un déplacement de l’axe social du nationalisme et une rupture avec l’esprit du 1er novembre [84] ».
Puis il développe cette analyse en quatre points :
(...) « 1- La militarisation de la paysannerie projetée par le FLN s’avère supérieure en efficacité immédiate à de simples attentats individuels. Le déplacement de l’axe social du nationalisme populaire met en relief une donnée : la classe ouvrière des mines et des grandes fermes de colonisation, que les syndicats cégétistes abandonnaient à leur sort ou négligeaient, s’avère hostile à la coexistence des communautés. Ce sont ses enfants qui, à Filfila (El Alia), ont massacré des travailleurs européens. Encore une fois, les schémas politiques des communistes algériens se trouvent sans support social. »
« 2- Le 1er novembre était un projet délibéré dans lequel le calcul du rapport des forces n’était pas absent. Tout ce qui pouvait le faire évoluer au profit de la colonisation - attentats contre les civils, levée en masse - était exclu. Avec le 20 août, c’est l’impulsif qui domine. Mais cet impulsif a des racines profondes dans la conscience des masses formées par les idées de l’Etat normatif islamique. L’insurrection du Nord-Constantinois possède ce caractère populaire qui faisait défaut au 1er novembre. A quelques nuances près, les idées des chefs et des troupes coïncident. En face d’une société qui les condamne à la détresse, les masses ont forgé leurs propres critères politiques et moraux. La suppression physique de « l’étranger », la xénophobie ne constituaient pas à leurs yeux un phénomène blâmable, un délit ».
« 3- L’insurrection a pris le cours d’une lutte contre la colonisation et contre les nationalistes modérés soupçonnés d’émousser la volonté de lutte des populations. L’enjeu principal en est le problème de la représentation. Les maquisards veulent être les seuls à parler au nom des Algériens. Le 20 août interpelle la communauté musulmane selon un langage qui lui est propre. Elle ne doit pas se désintéresser du « djihad » (guerre sainte). (...) Les collaborateurs et les modérés seront traités en renégats et voués à la mort. Désormais prévaudra dans la révolution algérienne la théorie des deux camps. Même ceux qui n’y adhéraient pas ou s’en démarquaient, tel Abane Ramdane, la reprendront à leur compte ».
« 4- L’impuissance des leaders modérés face à la brutalité de la répression leur fait perdre la confiance de l’opinion. Le fractionnement du mouvement national apparaît dès lors comme le plus grand danger. Les représentants politiques des couches moyennes, qui vivaient jusqu’alors dans l’irréalité, se jettent dans les bras du FLN et lui fournissent, contre la France (...), un encadrement expérimenté. Ce que le PPA-MTLD n’avait pas réussi, rallier l’ensemble des couches moyennes au nationalisme, le FLN y parviendra par l’action conjuguée de la discussion et de la violence populaire. Effrayés par le soulèvement des masses et leurs « excès », les chefs de file du nationalisme modéré préfèrent se mettre sous l’aile protectrice d’une direction qui veut gérer le mouvement de lutte armée d’en haut. A l’épreuve des faits, ils ont compris que les moyens qu’ils préconisaient n’étaient pas appropriés aux buts poursuivis » [85].
Ainsi, Mohammed Harbi regarde en face la cruelle réalité et en tire clairement les conclusions. Son analyse franchit une étape décisive dans l’interprétation des événements. Ajoutons qu’il évoque plus loin les discussions du Congrès de la Soummam, à la demande d’Abane et de Ben Mh’hidi, sur le bien fondé de l’usage illimité de la violence le 20 août 1955 : « Selon Abane, l’insurrection du Nord-Constantinois, en s’attaquant pêle-mêle aux Européens et aux nationalistes modérés, facilite le jeu des colons. Zighoud et Bentobbal la justifient en en soulignant l’isolement dans lequel se trouve alors la révolution et le désespoir de ses chefs. Mais au fond d’eux-mêmes - Bentobbal le dira plus tard - ils n’acceptent pas les leçons de ce nouveau venu qu’est pour eux Abane » [86]. En fin de compte, le Congrès du 20 août 1956 a légitimé cette action en lui empruntant même sa date, jugée de bon augure pour l’avenir.
Signalons enfin qu’un autre auteur algérien a résumé utilement les discussions qui ont eu lieu au Congrès de la Soummam au sujet de son bien fondé. Ancien enseignant de sciences politiques, haut fonctionnaire et ambassadeur algérien, Khalfa Mameri a consacré deux pages de son important ouvrage sur Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, à résumer les arguments utilisés lors du Congrès sur le bien fondé des excès de violence commis le 20 août 1956. D’après lui, « on prête à Abane Ramdane comme à Larbi Ben M’hidi d’avoir exprimé des réserves à propos de l’opération du 20 août 1955 où les chefs de la zone II ont fait encadrer les populations de Skikda et sa région pour les lancer quasiment les mains nues contre les colons et leurs biens, opération qui s’est soldée par un véritable carnage. Face à quelque 70 victimes européennes, on citera le chiffre de 12.000 morts du côté algérien, dû à la réaction disproportionnée et combinée des colons et des soldats français qui n’ont fait nul quartier ». Il résume ainsi les trois arguments qui auraient été exprimés par les deux leaders cités plus haut :
« - Lancer dans le combat des populations sans armes, c’est les exposer inutilement sans que les résultats soient à la hauteur des sacrifices.
- Psychologiquement, ce type d’opération qui touche, des deux côtés, aux populations civiles dessert la Révolution jugée à tort comme étant une entreprise fanatique.
- Enfin le caractère isolé et particulier de l’opération lui fait perdre les nombreux avantages militaires, psychologiques et politiques qu’elle aurait pu apporter si elle avait été conçue, décidée et menée dans un cadre beaucoup plus élargi ».
Khalfa Mameri présente ensuite les réponses de deux membres importants de l’entourage de Zirout Youcef, à savoir ses deux successeurs Lakhdar Ben Tobbal et Ali Kafi, dans une interview accordée à Algérie-Actualités en 1985. Le premier a justifié la décision de son chef par cinq facteurs, trois intérieurs et deux extérieurs. D’après lui, « il fallait choisir entre mourir d’une lente asphyxie ou briser à tout prix l’étreinte qui nous emprisonnait ».
Le premier argument intérieur était l’enjeu capital que représentait la population. Selon Ben Tobbal, « la Révolution n’est pas suffisamment aidée par la population ; il faut que la bienveillance qu’elle nous manifeste se transforme en engagement irréversible à l’égard de la Révolution ; la fraternisation entre les populations algérienne et française est non seulement un leurre, amis un facteur de démobilisation, il faut que cesse l’ambiguïté ». Donc, selon Khalfa Mameri, « la solution était alors toute trouvée : creuser un fossé infranchissable entre les deux populations, au besoin par le sang, ce qui conduirait la communauté algérienne à faire cause commune avec les combattants et à prendre une part plus active et plus directe à la lutte ».
Le deuxième but, selon le même auteur, était de « soulager l’étreinte qui pesait sur les Aurès en obligeant l’armée française à desserrer l’étau et à faire porter ses forces sur d’autres zones de combat. L’auteur de l’interview rappelle combien le SOS lancé par les combattants des Aurès a plongé Zirout Youcef dans ce qu’il a appelé « un véritable calvaire ».
Le troisième objectif consistait à « frapper un grand coup qui ferait réfléchir les hésitants voire même ceux qui ne désespéraient pas d’imposer la solution dite de la « troisième force », c’est-à-dire en clair l’entente entre les formations modérées et leurs élus avec la France »
Enfin sur le plan extérieur, le soulèvement du 20 août 1955 visait d’une part à rappeler le conflit algérien et son aggravation au moment où la Tunisie accédait à l’autonomie interne (...) en juillet 1955, mais aussi à manifester le soutien de la Révolution algérienne aux nationalistes marocains privés de leur roi Mohammed V exilé par la France » [87].
L’auteur se demande néanmoins si « la leçon du 8 mai 1945 a été parfaitement retenue », en rappelant comme Mohammed Harbi que « ce qui fait la différence qualitative entre les stratèges de la Révolution du 1er novembre 1954 et leurs prédécesseurs des résistances ou soulèvements antérieurs, c’est précisément de n’avoir pas répété les erreurs du passé et surtout de n’avoir jamais exposé les foules algériennes au déchaînement de la réaction des troupes françaises puisque (...) ce n’est pas le sacrifice des foules qui peut faire gagner une guerre de partisans » [88]. Quant aux déclarations d’Ali Kafi, suivant lesquelles cette opération a eu comme résultats positifs que « les liaisons ont été rétablies avec les autres wilayas » et que la « question algérienne » a été inscrite à l’ONU un mois plus tard, il lui reproche d’avoir passé sous silence le rôle d’Abane dans ces succès.
L’enquête de Charles-Robert Ageron et ses suites (1992-2002)
Un peu plus tard, au milieu des années 1990, le grand historien de l’Algérie coloniale Charles-Robert Ageron a réalisé la première étude critique du 20 août 1955 à partir de son historiographie et de sources récemment accessibles, dans le cadre d’un colloque d’historiens français et algériens intitulé La guerre d’Algérie et les Algériens [89], où le même sujet fut abordé par d’autres intervenants. Dans les années suivantes, de nouvelles publications d’historiens ont continué à traiter ce sujet.
La synthèse de Charles-Robert Ageron
Dans sa contribution intitulée « L’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, de la résistance armée à la guerre du peuple » [90], Charles-Robert Ageron a voulu démontrer que la perception des événements d’Algérie par la plupart des responsables français avait profondément changé à partir du 20 août 1955. Pour le prouver, il a méthodiquement fait le point sur les connaissances acquises, en utilisant des sources déjà publiées et des archives (sans en citer toujours les références). Il analyse successivement la situation dans le Nord-Constantinois avant le 20 août 1955, puis la préparation de l’action du 20 août, les événements » des 20 et 21 août, la répression, le bilan des victimes, et enfin les conséquences des journées du 20 au 26 août 1955.
La première partie expose la situation militaire et politique de la wilaya du Nord-Constantinois, très discrète et apparemment inactive avant le 1er mai 1955, mais ensuite de plus en plus active. La deuxième présente plus en détail les raisons de la décision de Zighout Youcef, en s’appuyant principalement sur le témoignage de Lakhdar Ben Tobbal utilisé par Yves Courrière et par son interview à Algérie-Actualités citée plus haut par Khalfa Mameri. Il admet donc la réalité des raisons citées par ces auteurs, et leur ajoute une citation empruntée à l’historien britannique Alistait Horne : « A la politique de répression collective du colonialisme doivent répondre nos représailles collectives contre les européens, militaires ou civils, tous solidaires des crimes commis contre notre peuple » [91]. Mais il ajoute une autre raison citée par Lakhdar Ben Tobbal : Zighout voulait « contrecarrer les manœuvres de la France qui par l’intermédiaire de Soustelle tendait à rassembler les anciens responsables des partis traditionnels restés en arrière lors du 1er novembre 1954 ». Pour mieux intimider les partisans d’un dialogue avec la France, Zighout ordonna d‘ailleurs l’exécution d’un certain nombre d’entre eux : dirigeants de l’UDMA et du mouvement des Oulama ou parlementaires réputés francophiles tels les députés Benbahmed et Ben Djelloul [92]. Il s’interroge aussi sur les raisons du choix de cette date, et constate que les troupes d’intervention françaises étaient consignées depuis le 18 août [93].
Le récit des « événements » est assez détaillé, et souligne la fermeté des consignes données par les chefs militaires français devant ce qui est reconnu comme une insurrection : « Au cours des dernières journées les rebelles ont manifestement placé la population autochtone en état insurrectionnel. Des actes de sauvagerie caractérisés ont été commis, notamment à l’encontre de la population française de souche. Dans ces conditions, il vous est prescrit de procéder partout où cela sera nécessaire à des réactions vigoureuses tant que durera cet état insurrectionnel ». L’analyse pose des questions sur la composition ce ces foules d’insurgés (pas plus de 5% pourvus d’armes de guerre, 45% de fusils de chasse, le reste de pioches, serpes et couteaux), et sur leur nombre total : « Dans les endroits où aucune défense ne leur fut opposée, ils se livrèrent à des incendies, à des destructions systématiques et parfois à des massacres d’Européens. Ailleurs soumis à des tirs de riposte ils refluèrent à l’exception de petits noyaux d’hommes décidés. Les militaires français constatèrent que « très peu parmi les hors-la-loi, cadres et réguliers, furent tués » [94].
Sur la répression militaire, Charles-Robert Ageron constate la rareté des indications disponibles, et démontre que la répression continua « avec rigueur et même brutalité » jusqu’à un ordre du gouverneur général donné le 26 août et applicable le 28 à 0 heures. Il estime que le commandement a voulu désarmer les milices civiles et s’interroge sur le nombre des prisonniers abattus notamment au stade de Philippeville (plus de 200, ou plus de 2.000 ?) [95].
Il critique ensuite les divers bilans des victimes de l’insurrection et de la répression, qui sont loin d’être concordants, et les récapitule ensuite dans un tableau annexe. Pourtant le bilan des morts et des blessés du côté français, arrêté officiellement par le gouvernement général à la date du 25 août, ne paraît pas trop éloigné des bilans de la sûreté générale et du Deuxième bureau de l’armée. Ce bilan officiel comptabilise parmi les civils européens 71 tués et 51 blessés, parmi les civils « français musulmans » 21 tués et 47 blessés, et dans les forces de l’ordre 31 tués et 125 blessés, soit un total de 123 tués et 223 blessés [96]. Mais Charles-Robert Ageron s’étonne davantage de constater que pour les pertes « rebelles » des nombres presque identiques ( 1.273 morts et plus de 1.000 prisonniers) sont cités par le bilan officiel du gouvernement général pour la période du 20 au 26 août, et par le Deuxième bureau pour l’en semble du mois d’août. Il cite deux estimations postérieures plus élevées, « entre 2.000 et 3.000 tués » [97], ou même 5.000. Mais il conclut qu’aux yeux d’un historien, « il est impossible d’établir avec quelque vraisemblance le nombre des victimes algériennes. Car on ne peut se résoudre à dire qu’il doit être compris entre 1.000 et 12.000 » [98].
Enfin, « du point de vue de l’efficacité », il conclut très nettement sur les conséquences de ces journées, en estimant « sévères » les criques formulées par Abane et Ben M’hidi lors du Congrès de la Soummam (telles que rapportées par Khalfa Mameri) : « La stratégie de Zighout, qui visait essentiellement à creuser le fossé entre les populations européennes et algériennes et à obliger les hésitants à se rallier au FLN, fut politiquement payante. Le commandement français tomba dans le piège qui lui était tendu en recourant à une répression massive. Des avertissements salutaires lui étaient pourtant parvenus d’avoir à éviter l’engrenage de la terreur. L’opération de Zighout n’était pas fondamentalement militaire, mais psychologique. Il fallait donc éviter de céder à cette provocation calculée. Tous les Algériens n’étaient pas à cette date ralliés à l’in surrection, et Zighout s’en plaignait amèrement à ses compagnons. Devait-on riposter à une tentative insurrectionnelle par une répression dite exemplaire, mais dangereuse politiquement ? » [99] Charles-Robert Ageron cite à l’appui de sa conclusion quatre rapports d’officiers français, dont le dernier déclarait : « les émeutes du Nord-Constantinois (100 victimes européennes) ont été réprimées avec une grande énergie - (trop grande sans doute : on parle de 5.000 morts musulmans) - et des procédés qu’on croyait définitivement rayés de nos mœurs. Après ces tueries atroces où à peu près seuls les innocents sont châtiés, on ne s’étonnera pas que la motion autonomiste du Dr. Ben Djelloul ait été adoptée » [100].
Une autre communication à ce colloque a traité en partie le même sujet, celle de Mahfoud Kaddache sur « Les tournants de la Guerre de libération au niveau des masses populaires ». Il y analyse d’une manière comparative trois événements importants (le 20 août 1955, la grève de huit jours de février 1957, et les journées de décembre 1960), en étudiant successivement les trois thèmes suivants : « l’entrée en action des masses populaires », « les actions des masses populaires », et « les victoires politiques ». Et il conclut ainsi son étude : « la Révolution a été déclenchée par une avant-garde politique activiste, rejointe par des militants de tous milieux poussés par le désir de combattre, de venger un des leurs tué, arrêté ou disparu et dans de nombreux cas par la contrainte de fuir la répression policière et militaire s’exerçant indistinctement sur tous les Algériens. Les masses populaires ont fourni le gros des contingents de l’ALN. Mieux, dans certaines situations cruciales, comme nous l’avons vu dans les trois exemples étudiés, le peuple s’est engagé massivement, obéissant aux ordres des responsables ou même les devançant ». Son analyse du premier événement cité, découpée suivant les trois thèmes indiqués, reconnaît que dans les premiers temps, « l’adhésion populaire à la Révolution restait timide », et c’est pourquoi le chef de la wilaya du Nord-Constantinois décida de relancer son action en mobilisant la population pour vaincre ou mourir : « L’objectif visait l’intervention des masses populaires rurales aux côtés des moudjahidines de l’ALN dans des attaques dirigées contre les postes militaires, les établissements et les colons français ». Ces attaques visant des civils français autant que des militaires - même si ce fait n’est pas assez souligné - provoquèrent des représailles démesurées qui renforcèrent le FLN par la volonté populaire de vengeance : « Conviction patriotique et adhésion de cœur au FLN pour les uns, contagion révolutionnaire pour les autres, cela est indéniable. Mais le résultat est évident, les masses populaires ont pratiquement affirmé leur soutien au FLN et à son combat libérateur et elles ont le plus souvent, sans armes, affronté la mort. (...) Sur le plan psychologique, un climat de haine s’est instauré entre les deux communautés et le fossé qui déjà les séparait avant 1954 s’est très largement élargi » [101].
Les Mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal
Encore dans le même colloque, Gilbert Meynier a présenté « Idéologie et culture politique de la Révolution algérienne dans les Mémoires inédits de Lakhdar Ben Tobbal » [102], mais il n’y analyse pas sa version du 20 août 1955 (que l’on suppose conforme au récit d’Yves Courrière), sinon dans ces quelques lignes : « A verser au dossier des statisticiens mortuaires de la guerre, les victimes de la répression du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. D’après Lakhdar Ben Tobbal, il y eut 12.000 tués, « inscrits sur nos registres avec le nom de chacun d’eux, car leur famille devait recevoir une allocation. Dans l’ensemble, il a été dégagé que 95% des morts étaient des gens du peuple et non des djounouds » [103].
Le principal rédacteur de ces Mémoires, l’historien algérien Daho Djerbal, a également participé à ce colloque, mais en traitant un tout autre sujet. Par la suite, il a évoqué ces Mémoires dans ses communications à deux colloques, publiés en 2001 et 2003. Dans le premier, Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie [104], réuni à Montpellier en mai 2000, il a traité « Les maquis du Nord-Constantinois face aux grandes opérations de ratissage du plan Challe (1959-1960) », en n’évoquant l’année 1955 que dans un paragraphe : « Tout au long des premiers mois, l’organisation a buté tant sur l’absence d’expérience des hommes en armes que sur les pesanteurs sociologiques dont nous avons parlé. Il fallait absolument trouver une issue pour impliquer ce peuple dont on voulait la libération. Ce n’est en fait qu’en août 1955 que le colonel Zighout Youcef ouvre la voie en déclenchant une levée en masse de la population et en la lançant à l’assaut des centres de colonisation. La répression massive et aveugle des troupes françaises a fini par faire basculer dans les rangs de l’ALN tous ceux qui avaient jusque-là hésité à le faire [105] ». Dans le deuxième, Des hommes et des femmes en guerre d’Algérie [106], qui s’est tenu à Paris en octobre 2002, il a étudié « Mounadiline et moussebiline, les forces auxiliaires de l’ALN du Nord-Constantinois », en évoquant plus précisément ces Mémoires, dont il fit plusieurs citations : « Le danger d’un étranglement des maquis était devenu tel que Zighout en est venu à penser l’impensable : le lancement d’un soulèvement généralisé pour l’ensemble du Constantinois.
Nous ne nous étendrons pas sur les motifs d’une telle décision et sur les réticences des membres du conseil de zone ; nous montrerons seulement, à travers cet événement majeur, comment le responsable du FLN-ALN pour le Nord-Constantinois a finalement pu, par un trait de génie, donner naissance à ce que l’on pourrait appeler « l’armée du peuple » en impliquant toute une population dans l’insurrection. Il était devenu évident à ce moment du développement des maquis que, s’il s’avérait que l’ALN était incapable de défendre l’embryon d’organisation qu’elle avait eu tant de mal à mettre sur pied, elle allait perdre le contrôle du peuple et, avec lui, celui des moussebiline, car les deux marchent ensemble. Par ailleurs, le contexte politique général ne prêtait guère à l’optimisme, car des contacts étaient établis par des émissaires français du gouvernement Pierre Mendès France [107] avec certaines personnalités nationalistes modérées pour « combattre la violence » et se diriger vers une solution tunisienne. Les maquisards risquaient de devenir, du jour au lendemain, de simples hors-la-loi pour un pseudo-gouvernement de transition.
Ce qui nous semble important à ce niveau de l’analyse, c’est que l’idée d’attaquer toutes les villes à la même heure, en plein midi, et celle d’engager toutes les forces vives de l’armée de libération et celles du peuple tout entier allaient impliquer définitivement les forces auxiliaires dans le camp de la révolution : « C’était la première fois que nous allions engager toutes nos potentialités, que nous allions mettre en jeu toutes nos forces humaines, matérielles et structurelles. Tous allaient être mis à contribution, moussebiline, peuple, djounouds, responsables » [108].
Les résultats furent probants et même inespérés, comme l’illustre une autre longue citation des Mémoires. « Mais en réalité, poursuit Daho Djerbal, la plus grande victoire était due à l’aveuglement des autorités militaires et politiques françaises, qui ont lancé (...) une répression aveugle de grande envergure. Aux dires des responsables, il a été enregistré plus de 12.000 victimes, toutes recensées dans les registres de l’ALN afin que leurs familles reçoivent une allocation. La France venait de déclarer la guerre non pas aux seuls djounouds, mais à tout un peuple : elle n’avait plus confiance en lui et le considérait dans sa totalité comme un ennemi. Elle a fait en sorte qu’il bascule tout entier dans le camp de l’insurrection [109] ».
Publications et co-publications de Gilbert Meynier
Gilbert Meynier a aussi, autour du quarantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, publié ou aidé à publier des œuvres importantes, qui traitent plus ou moins longuement du 20 août 1955.
Il a d’abord aidé à publier en 2000, en la dotant d’une riche préface accompagnée d’une remarquable bibliographie classée de la guerre d’Algérie, la traduction tant attendue et mise à jour de la thèse pionnière de l’historien allemand Hartmut Elsenhans, La guerre d’Algérie 1954-1962 [110]. Mais son auteur se contente de résumer l’insurrection du 20 août 1955, parce que son sujet est ce qui s’est passé en France en rapport avec le problème algérien : « La première attaque contre des forces armées françaises eut lieu en mai 1955. Le 20 août 1955 eut lieu la « grande explosion » qui fit de l’Algérie, pour la première fois, le sujet le plus disputé dans la presse française. Des troupes de guérilleros attaquèrent des centres de colons européens dans la région de Philippeville (Skikda) et de Aïn Abid avec la participation directe de la population algérienne locale. Ces opérations étaient soigneusement planifiées pour coïncider avec des troubles déclenchés au Maroc à l’occasion du deuxième anniversaire de la déposition du sultan Mohammed V. Des mineurs musulmans assassinèrent, d’une manière que ne justifiaient pas les nécessités de la guerre de libération, leurs collègues européens et les familles de ceux-ci. La population autochtone des campagnes participa en première ligne à l’assaut de la ville européenne de Philippeville (Skikda) et de centres de colons européens dans le nord-est de l’Algérie. La répression fut dure. Le FLN parla de 12.000 morts » [111].
Puis en 2002, Gilbert Meynier publia la grande œuvre à laquelle il travaillait depuis des années, Histoire intérieure du FLN [112]. Dans ses pages consacrées à l’insurrection du 20 août 1955, il reprend avec beaucoup de détails l’apport des récits antérieurement publiés, notamment les plus récents, la synthèse de Charles-Robert Ageron publié en 1997, et les Mémoires parus en arabe à Alger en 1999 de l’ancien colonel de la wilaya II Ali Kafi. Il rassemble donc les explications connues de la décision de Zighout Youcef :
« Zighout voulut donc profiter des dispositions des civils pour frapper un grand coup. Il entendait faire de l’ALN la vengeresse des paysans écrasés par la répression, et ainsi s’attitrer leur reconnaissance et leur adhésion : aux représailles collectives de l’armée française répondraient les représailles collectives de l’ALN mêlée au peuple. Et le temps lui paraissait presser : il voyait la jeune ALN risquer d’être prise en étau, asphyxiée par la répression qui s’organisait et s’alourdissait. Au surplus, il sentait durement son isolement : il n’avait que peu de contacts avec les autres zones et avec Alger. (...) Enfin, informé de l’évolution de la situation en Tunisie et au Maroc, il savait qu’à brève échéance les voisins maghrébins seraient indépendants et dès lors peut-être moins disposés à pratiquer la solidarité combattante. Il avait aussi la hantise d’un arrangement sur le dos des maquisards entre le gouvernement général et les politiciens algérois contactés par Soustelle afin de faire prévaloir une solution de moyen terme.
Zighout avait déjà tenté l’amalgame de civils et de junud dans des attaques visant à entraîner l’armée française à tirer sur des civils désarmés ; mais à une échelle réduite et sans succès. Il conçut donc l’idée de réitérer en grand la tentative. La décision fut arrêtée au terme d’une longue réunion des responsables de l’ALN (...). Prolongeant de fort anciennes injonctions messianiques, une propagande fut lancée qui prophétisait le rembarquement des Européens en cas de révolte générale. »
Puis le récit évoque le déclenchement de l’offensive : « Le jour choisi pour l’action fut synchronisé avec les massacres d’Européens au Maroc (...) déclenchés le 21 à l’occasion du deuxième anniversaire de la déposition du sultan Mohammed. Il n’y eut sans doute pas de concertation, mais il y eut une concomitance méditée. Le 20 août, en fin de matinée, en une trentaine de points du Constantinois, accompagnés de femmes et d’enfants, plusieurs milliers de paysans, sommairement armés de bâtons, haches, faucilles, fourches, serpes de démasclage du liège, couteaux, soigneusement encadrés par des junud en armes, s’élancèrent contre des civils -surtout européens - et contre des objectifs militaires ou administratifs - postes militaires, gendarmeries, mairies. Comme trente neuf ans plus tôt les gens s’étaient révoltés dans l’Aurès aux cris de « jihâd !, jihâd ! » et « les Turcs débarquent ! les Allemands débarquent ! », les assaillants criaient « jihâd !, jihâd ! » et « l’armée égyptienne débarque ! les Américains sont avec nous ! », encouragés par les youyous des femmes. (...) »
Le paragraphe suivant mentionne des faits précis : « A El Khroub, plusieurs centaines de civils, en assauts renouvelés, attaquèrent un camp abritant 150 militaires. D’après un rapport français, il y aurait eu là 53 morts parmi, les assaillants : 23 hommes - dont 12 en uniforme - , 19 femmes et 11 enfants. Mais ce fut la région d’El Harrouch-Skikda qui fut le théâtre des assauts les plus violents. (...) Des civils français furent tués : 7 à Aïn Abid, et surtout 34, dont 10 enfants, à la mine de pyrite d’El Hallia, non loin de Skikda, avec rémanence anthropologique d’actes de mutilation et d’éventration excités par la fièvre de la répression. Il y eut aussi des massacres à Skikda même, où plusieurs milliers d’hommes descendus des environs tentèrent de s’emparer des locaux de police et luttèrent pied à pied contre les troupes coloniales dans des corps à corps sanglants avant d’être anéantis. (...) Au total, les victimes visées par les assaillants furent officiellement chiffrées à 123, dont 71 Européens, 21 civils algériens, et 31 membres des « forces de l’ordre ».
Puis l’auteur évoque la répression : « Comme dix ans plus tôt, la répression fut impitoyable. Des villages entiers furent désertés par leurs habitants masculins (...), des mechtas entières furent exterminées. Des centaines de gens furent enfermés au stade de Skikda où se produisirent des assassinats de masse. (...) Un rapport militaire rapporte que 60 civils auraient été exécutés sans jugement à El Khroub (...). Un autre mentionne que pour le seul secteur d’El Harrouch 750 morts. Pourtant, le bilan officiel total le plus souvent répété des victimes de la répression fut « seulement » de 1.273 morts et d’un millier de prisonniers. Ce chiffre était curieusement, à quelques unités près, le même que celui retenu pour le mois d’août, par l’armée française, pour les « rebelles tués » ... sur l’ensemble de l’Algérie.
Il évoque ensuite la difficulté d’établir un bilan exact : « Du côté algérien officiel, le nombre des victimes retenu fut généralement de 12.000, chiffre appuyé sur les registres de pension du ministère des « Anciens Moudjahidines ». Mais l’inscription sur ces registres n’est pas une preuve formelle dans une société d’allégeance où nombre de mujâhidun douteux durent être enregistrés par clientélisme et où d’authentiques mujâhidun ne le furent peut-être pas. Messali, lui, parla de 15.000 victimes. Une étude anonyme de l’état-major du corps d’armée de Constantine (...) avança le chiffre de 2.000 à 3.000 morts. Et un officier, arabisant et bon connaisseur de l’Algérie algérienne, le commandant J., parla, début 1957, de 5.000 tués.
Le bilan du 20 août, discuté au FLN, fut controversé. (...) On l’a vu, le congrès de la Soummam reprocha à Zighout de s’être attaqué aux civils, d’avoir attiré des représailles massives sur la population, et enfin d’avoir agi seul, sans concertation avec d’autres instances du FLN. Or à l’époque des faits, l’isolement et le manque de coordination étaient le fait de toute l’ALN (...). Mais politiquement et stratégiquement, le mouvement lancé par Zighout avait été l’œuvre d’un calculateur qui avait bien calculé. Pour Ali Kafi, acteur et témoin du 20 août, c’était le début de la « révolution populaire » contre le colonialisme ; pour la, première fois, l’ennemi s’aperçut qu’il s’agissait d’une « révolution ». Désormais, le peuple était solidaire d’une ALN qui avait gagné en prestige. Le FLN représentant légitimement le peuple ; et le mythe de l’intégration avait volé en éclats » [113].
Un peu plus haut, Gilbert Meynier avait mentionné les débats houleux du Congrès de la Soummam sur trois débordements de violence (dont celui du 20 août 1955) ayant pu nuire au bon renom de la Révolution [114], mais aussi le rôle de cet événement dans le processus complexe qui avait entraîné l’UDMA [115] et l’Association des Oulémas [116] à rejoindre le FLN, processus accéléré par les assassinats ou tentatives d’assassinat ayant visé le 20 août à Constantine Allaoua Abbas et M° Hadj Saïd d’une part, le cheikh Abbas Bencheikh el Hocine d’autre part. Abane Ramdane aida les rescapés à rejoindre le Front à l’extérieur, mais « pour les dirigeants des maquis constantinois, il était clair que le FLN s’arrogeait un monopole pour représenter le peuple et pour exprimer son vouloir » [117].
Enfin, Gilbert Meynier publia aussi avec Mohammed Harbi, en 2004, un gros volume de documents intitulés Le FLN documents et histoire, 1954-1962 [118] Parmi tous ces documents, se trouve la traduction de larges extraits des Mémoires d’Ali Kafi déjà mentionnés [119], portant sur le 20 août 1955. Le trait le plus remarquable de ces extraits est l’absence de toute mention explicite des ordres d’attaque contre les civils européens, pourtant reconnus par Lakhdar Ben Tobbal selon le récit d’Yves Courrière, et admis jusqu’ici par presque tous les auteurs [120].
Les récentes découvertes (depuis 2010)
L’historiographie du 20 août 1955 a franchi une nouvelle étape depuis trois ans, à la suite de la publication en décembre 2010 du livre de Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres [121], le premier à être entièrement consacré à cet événement. Cette historienne avait déjà publié en 1999 un livre tiré de sa thèse, Appelés en Algérie, la parole confisquée [122], dans lequel elle avait signalé des documents fournissant la preuve du durcissement des consignes répressives par le gouverneur général Soustelle et par le ministre de la Défense nationale Bourgès-Maunoury, en conséquence directe des premières actions spectaculaires menées par l’ALN de la zone nord-constantinoise en mai 1955, durcissement signalé trente ans plus tôt par Yves Courrière [123]. Elle avait déjà publié les grandes lignes de sa recherche en cours sur le 20 août 1955 en 2006, à l’occasion du colloque Pour une histoire critique et citoyenne, le cas de l’histoire franco-algérienne, organisé à l’Ecole normale supérieure de Lyon par Gilbert Meynier et Frédéric Abecassis [124]. Et pourtant, le nouveau livre de Claire Mauss-Copeaux ne m’a pas convaincu, et il me faut expliquer pourquoi. La première raison est que j’avais eu l’occasion de lire avant leur publication deux livres non moins importants, l’un juste avant la sortie du sien, l’autre juste après.
L’apport des Mémoires de Roger Le Doussal
Le commissaire Roger Le Doussal, entré dans la police en 1952 par nécessité, et ayant passé par hasard les dix premières années de sa carrière en Algérie, a réalisé après sa retraite un travail remarquable : il a non seulement voulu écrire ses Mémoires sur les événements dont il avait été le témoin, mais aussi confronter sa mémoire aux documents conservés dans les archives, qu’il les ait connus à l’époque on non. Le résultat, exprimé dans les notes très abondantes autant que dans le récit de l’auteur, malgré la modestie de son sous-titre [125], est en fin de compte autant un travail d’historien qu’un exercice de mémoire.
En poste dans la police des renseignements généraux, et dans le Constantinois, l’auteur a été particulièrement bien placé pour suivre les premiers développements de l’insurrection dans les Aurès de novembre 1954 à juillet 1955, notamment en conversant avec le premier chef de cette région, Mostefa Ben Boulaïd, qu’il eut l’occasion d’approcher après sa capture en février 1955 [126]. Puis il fut en intérim à Constantine en juin 1955 avant de rejoindre son poste à Bône au début de juillet. Son livre nous fournit donc deux éléments de première importance. Durant son bref séjour à Constantine, il eut connaissance d’un appel à la population de la ville dont Allaoua Abbas avait pris l’initiative, et dont il publie le texte intégral d’après les archives. D’autre part, bien que sa ville d’affectation (Bône) n’ait guère été troublée le 20 août 1955, il a consacré à cet événement majeur une analyse qui mérite d’être connue.
A Constantine durant l’été 1955, « le climat local restait perturbé par des mots d’ordre de boycott qui circulaient en ville et qui s’accompagnaient de violences commises par quelques groupes de jeunes musulmans à l’encontre des récalcitrants » ; boycott dirigé contre les commerçants mozabites et non musulmans, principalement juifs. Or le préfet eut une agréable surprise dont il fit part au gouverneur général Soustelle en lui retransmettant, le 4 juillet 1955, un tract bilingue (français-arabe), et dont voici le texte intégral conservé dans les Archives d’outre-mer à Aix-en-Provence [127] :
« Appel à la population de Constantine.
Depuis quelque temps, une propagande active s’exerce dans la ville de Constantine. Elle tend à faire boycotter par la population musulmane certains commerces de la cité. D’inspiration religieuse et raciale, elle ne peut provenir que d’éléments irresponsables. Les personnalités soussignées mettent en garde contre ces mots d’ordre qui sont de nature à jeter le trouble dans les esprits et à amener la division au sein des populations algériennes par l’interdit jeté contre certaines fractions de la population. Les musulmans algériens qui se sont toujours élevés contre les discriminations raciales dont ils sont les premières victimes condamnent toute activité ou propagande qui tend à provoquer à l’intérieur du peuple des dissensions raciales ou religieuses. D’autre part cette politique néfaste constitue un danger certain pour l’avenir de ce pays. Il convient donc que la population reprenne sa vie normale dans l’entraide et l’union de tous ses habitants. »
Les signataires, tous musulmans, étaient 8 élus municipaux dont Chérif Hadj-Saïd, délégué à l’Assemblée algérienne, Maître Ahmed Yahia Hocine, Bencheikh Lefgoun et Abbas Allaoua, pharmacien et neveu de Ferhat Abbas [128]. Cette initiative a compté, sans aucun doute, dans la motivation des attentats qui ont frappé Allaoua Abbas et Chérif Hadj-Saïd le 20 août 1955.
D’autre part, Roger Le Doussal a consacré au 20 août 1955 un essai de synthèse historique doublé d’une réflexion d’un témoin qui n’a pas cessé de se sentir concerné, et qui mérite d’être prise en compte.
Il souligne d’abord que « c’est l’ensemble du conflit algérien que cette journée fit basculer dans la cruauté et dans l’intransigeance. Dans la cruauté, car ses révoltants massacres de civils européens déclenchèrent une répression militaire souvent aveugle et quelquefois féroce. Alors peu connue, puisque la presse locale n’en parla pas, elle n’en contribua pas moins à exacerber le terrorisme, en lui ajoutant la vengeance comme nouvelle et parfois unique motivation. Et dans l’intransigeance, car les exécutions par les rebelles de nationalistes modérés déclenchèrent chez ceux-ci une peur panique dont les effets confortèrent le FLN dans sa prétention à représenter seul le nationalisme algérien et dans sa détermination à faire taire, au besoin par la force, toutes les autres tendances » [129].
Il constate également que « si les conséquences de l’événement sont maintenant appréciées de façon à peu près unanime, son déroulement reste controversé et assez mal connu. Vécu à l’époque du côté français comme une insurrection populaire dirigée contre des civils européens (...) il est aujourd’hui présenté du côté algérien comme une offensive militaire dont les victimes civiles européennes sont ignorées, voire niées. Longtemps occultés, les excès de la réaction militaire qui suivit sont maintenant admis du côté français, mais (...) le nombre de leurs victimes civiles musulmanes ne fait l’objet que d’estimations fort approximatives et souvent à but polémique. Au fil des ans, l’événement s’est en effet chargé de représentations divergentes qui, notamment du côté algérien, font blocage à l’idée d’admettre que les bons n’étaient pas tous d’un côté et les méchants de l’autre » [130].
Appelant de ses vœux l’historien qui fera un jour sur ce sujet « une étude non tronquée et non partiale », Roger Le Doussal signale toutes les références des dossiers d’archives qu’il a consultés. Il présente ses rem arques en suivant un plan en trois points.
« 20 août : la chasse au roumi : 150 morts ? » est le titre qu’il choisit pour le premier, en rappelant dans une note qu’il s’est souvent demandé « pourquoi le vocable de « ratonnade », forgé pour désigner l’odieuse « chasse au musulman » (...) n’a pas d’équivalent péjoratif pour la « chasse au roumi » qui, elle aussi, a existé à de multiples reprises (...) ». Or le 20 août a bien été « une insurrection de masse, délibérément cruelle pour les civils ». Cruelle par son déroulement, mais aussi « par sa conception, qui était certes d’attaquer des militaires dans leurs cantonnements (pour s’emparer de leurs armes) mais qui visait aussi à tuer des Européens, rencontrés dehors sur les routes, les chantiers... ou se trouvant chez eux, dans les villes, villages, fermes. Pour cela, des petits groupes de combattants armés poussèrent en avant des foules de centaine de civils - hommes et souvent femmes porteuses d’emblèmes, voire enfants porteurs de bombes - qui, sommairement équipés de bâtons, haches, couteaux, faux, serpes, et abusés par des rumeurs mensongères (comme un débarquement égyptien dans la presqu’île de Collo), déferlèrent en hurlant les slogans religieux d’une guerre sainte en phase paroxystique : appels du muezzin, drapeaux verts de l’islam, cris-professions de foi « Allah Akbar », cris « mort aux roumis », youyous des femmes, etc. » [131](...)
L’auteur distingue les cas où les localités attaquées furent défendues par l’armée et ceux dans lesquels elles furent d’abord envahies par des assaillants qui multiplièrent meurtres, incendies, pillages, avant une riposte militaire sanglante, quelquefois accompagnée d’abominables représailles. Puis il présente les cas particuliers des deux grandes villes attaquées. Constantine, où l’incursion rebelle fut le fait de commandos ayant chacun un objectif ciblé, et visait surtout à « exécuter » spectaculairement au revolver 4 nationalistes musulmans modérés « condamnés à la peine capitale... par la juridiction de guerre de l’ALN.. pour prise de position contre la révolution ». L’un fut tué, l’autre blessé et 2 terroristes porteurs d’ordre d’exécution furent abattus par la police ». Une note donne beaucoup plus de détails sur les victimes (Allaoua Abbas et Chérif Haj Saïd) et sur les autres personnalités visées (les député SFIO Benbahmed, l’ouléma Bencheikh el Hocine et le cheikh Lakhdari Abdellali, directeur de la medersa Kittania [132]). Puis Philippeville, où au contraire l’attaque de foules hystériques rassemblant près de 4.000 personnes sema la panique ; c’est là que la violence culmina dans l’attaque puis dans les représailles.
Roger Le Doussal exprime alors son jugement personnel en toute franchise : « Pour moi, qui ne croyais pas en un Dieu assoiffé de sang, il me semble que rarement des êtres humains avaient été aussi cyniquement utilisés comme boucliers et comme animaux sacrificiels, car - si sommairement armés - à quoi pouvaient-ils s’attendre, sinon à être décimés par ceux des Européens qu’ils ne réussiraient pas à égorger ? Les responsables zonaux qui les poussèrent savaient quel serait leur sort. Et on ne peut écarter l’hypothèse qu’ils le souhaitaient. En faisant attaquer massivement et aveuglément tous les européens, il semble qu’effectivement Zighout ait voulu créer l’irréparable et provoquer une répression de type 1945, et en conséquence susceptible d’être exploitée en Algérie, en métropole et à l’ONU. Il me souvient d’avoir même alors pensé qu’on était passé d’un djihad en quelque sorte interne (ce djihad que j’avais observé à Batna et qui s’en prenait à des musulmans, déclarés « traîtres », renégats » , etc.) à un djihad « total ». Il était toujours interne (et même renforcé, ainsi que l’illustraient les assassinats politiques de Constantine), mais il devenait aussi « externe », en ce sens qu’il s’en prenait aux roumis, aux infidèles, coupables d’exister et donc à supprimer, quels que soient leurs sexes et âge » [133].
Puis il aborde la question du bilan des pertes « amies », en signalant que son chef le commissaire Grasser avait donné le 25 août un bilan provisoire de 115 personnes tuées et de 217 blessées. Ces nombres semblent supérieurs à ceux du rapport officiel mentionné par la plupart des auteurs, notamment Charles-Robert Ageron. Mais Roger Le Doussal estime que « le chiffre réel des tués fut certainement supérieur à 123, qui est repris de bilans provisoires souvent établis dans l’urgence. Or il peut y avoir des victimes plus tardives, car l‘insurrection avait été planifiée pour durer 3 jours, il y eut des victimes retrouvées plus tard, et il y eut aussi des disparus dont la trace ne fut jamais retrouvée ». Il l’estime également inférieur à celui d’environ 250/300 qui se déduit des indications données par Mahfoud Kaddache, « qui réussit ce tour de force de faire le récit de la journée sans souffler mot de son aspect initial de « massacre des innocents ». Il estime donc que « seule l’addition des tués centre par centre, en croisant les sources encore inexplorées de la Gendarmerie et de la Justice, pourrait permettre de s’approcher du chiffre global exact, que je pense être voisin de 150 » [134].
Il traite ensuite le bilan de la répression sous le titre « 20/25 août : la chasse à l’Arabe : 2.000 morts ? Davantage ? », en reconnaissant qu’à l’époque il n’était pas conscient de son ampleur. Il estime que le bilan officiel de 1.273 morts peut correspondre à celui des assaillants tués le 20 août, mais « la question qu’on doit se poser est : Y eut-il des tués ultérieurs : Combien ? où ? comment ? Par qui ? » Il suppose que le nombre de musulmans tués par des civils européens fut très faible, sauf à Aïn Abid [135]. Mais « tout le monde est d’accord pour estimer que ce sont surtout des assaillants civils mobilisés au nom de la guerre sainte qui furent tués le 20 août ».
Enfin, il s’interroge sur les conséquences. Dans un premier temps, il rejoint la plupart des historiens sur son aspect positif pour l’insurrection : « Avec le recul, on peut dire que, malgré son caractère horrible - ou peut-être à cause de lui - le 20 août a bien servi la rébellion. Il révéla le drame algérien à une opinion métropolitaine qui était encore majoritairement indifférente et à une opinion internationale qui finalement (...) assura le succès des acteurs du 1er novembre. Il « relança une insurrection en passe d’être contenue et peut-être annihilée par le pouvoir colonial ». Et il déclencha un rapide et contagieux mouvement de ralliement au FLN ». Ce qui justifie que l’initiative de Zighout puisse maintenant être qualifiée de « coup de génie ».
Mais il ajoute d’autres réflexions qui méritent d’être connues et méditées : « Vue sous un autre angle, je pense que cette journée a été catastrophique pour l’évolution du conflit, car elle a durci ses pratiques et a créé les conditions de sa durée. Par ses excès barbares, qu’on aseptise maintenant en parlant doctement de « violences avec rémanence anthropologique d’actes de mutilation et d’éventration », elle a en effet « justifié » des excès en réponse et a fait monter à un très haut niveau la surenchère des cruautés. Elle a durablement influencé la psychologie des forces de l’ordre. Ce fut vrai pour les policiers, car on ne recherche pas des terroristes qu’on se représente en possibles massacreurs d’enfants se faisant gloire de leurs exploits avec la même sérénité que des terroristes « ordinaires », même lorsqu’on sait être leur cible favorite. Et ce fut vrai pour les militaires, si vrai que le PCA dut en tenir compte dans sa propagande en direction des jeunes appelés.
Elle a aussi illustré jusqu’à la caricature la totale inadaptation du système judiciaire de droit commun à une situation insurrectionnelle, tant pour la gestion des événements que pour leur répression judiciaire ultérieure. Ce faisant, elle a beaucoup fait pour répandre l’idée dangereuse de la nécessité d’une justice plus expéditive.
Elle a surtout, en faisant définitivement entrer les musulmans modérés et les Européens du Constantinois au royaume de la peur, considérablement amenuisé les chances d’amener les premiers à accepter une solution d’indépendance évolutionniste, dite de « troisième force », et elle a - pour longtemps - persuadé les seconds que l’Armée était la seule garantie de leur sécurité. [136] »
L’apport capital de Roger Vétillard
Un autre historien amateur, le docteur Roger Vétillard, a lui aussi fait franchir un pas décisif à l’histoire du 20 août 1955 dans le livre qu’il lui a consacré peu après celui de Claire Mauss-Copeaux. Comme pour son livre précédent [137], j’en ai lu les diverses versions manuscrites et j’ai accepté de préfacer la version publiée. En effet, j’ai lu ce manuscrit juste après avoir lu le livre de Claire Mauss-Copeaux, en mai 2011, ce qui m’a permis de les comparer et de voir tout de suite lequel était le plus convaincant. Or le livre de Roger Vétillard est incontestablement le plus complet et le plus pertinent [138].
Ce livre bénéficie en effet d’un avantage décisif sur tous les autres travaux dont je viens de rendre compte : celui d’avoir remis en question le nombre de victimes françaises le plus souvent cités - et que Claire Mauss-Copeaux cite comme l’avait fait Charles-Robert Ageron, en se fiant au bilan officiel daté du 25 août - en recherchant les noms et le sort de toutes les personnes mentionnées dans la presse et dans les autres sources disponibles. Or cet essai de recensement aboutit à une surprise de taille : un sous-enregistrement encore plus considérable que celui que Roger Le Doussal avait pressenti. En effet, Roger Vétillard avait abouti, dans la première édition de son livre publiée en février 2012, à 133 morts civils européens, 47 morts dans les forces de l’ordre, et au moins 36 civils musulmans tués, soit 216 morts, ainsi qu’au moins 115 blessés qui survécurent. Dans la nouvelle édition parue en mars 2013, il a dû réduire le nombre des civils européens tués pour éliminer quelques doubles comptes, mais il en reste à 117 morts civils européens [139](dont 24 de moins de 18 ans), 42 civils musulmans et 47 membres des forces de l’ordre (soit 206 morts), ainsi qu’au moins 114 blessés. Ce bilan reste donc très largement supérieur à celui de l’insurrection du 8 mai 1945 (environ 100 morts et 100 blessés, presque tous civils, dont la très grande majorité à Sétif et autour de Sétif), même pour ce qui concerne les civils européens, et même si les deux autres catégories ne sont pas du tout négligeables. Et il nous fournit la preuve que cette offensive a bien visé trois cibles distinctes mais également importantes, et non pas seulement des objectifs militaires. C’est là un premier résultat d’une importance capitale.
De plus, le livre de Roger Vétillard a aussi le grand mérite de nous faire connaître, aussi précisément que les sources disponibles le permettent, ce qui est arrivé dans tous les lieux touchés par le soulèvement et par toutes les personnes qui l’ont subie. Et la masse des témoignages qu’il cite ou exploite permet au lecteur de constater que les civils français ont été systématiquement visés, même si le nombre de victimes parmi eux a été très inégal suivant les lieux. Et pas seulement dans les grandes villes, Constantine et Philippeville, mais dans tous les nombreux lieux où des massacres de civils ont été commis par des insurgés. Il dément par là Claire Mauss-Copeaux, qui affirme au contraire que les massacres de civils n’ont eu lieu que dans deux endroits, à la mine d’El Halia et dans le village de Aïn Abid, mais que rien ne permet de supposer un ordre visant les civils de la part du chef du maquis Zirout Youcef, puisque ces deux massacres localisés s’expliqueraient par des causes purement locales. Or cette affirmation, répétée trois fois (pp.173 et 175, et note 7 p. 257), est fausse.
En effet, outre le fait que les explications proposées pour ces deux massacres sont contestées par Roger Vétillard, il faut remarquer qu’un troisième lieu de violences particulièrement meurtrières n’est pas pris en considération par Claire Mauss-Copeaux : il s’agit du village de Saint-Charles, dont le nombre de morts français (16) s’intercale entre ceux d’El Halia (37) et d’Aïn-Abid (9). Roger Vétillard consacre trois pages à ce qui s’est passé dans ce village et dans ses environs ; en voici juste un paragraphe : « Aux mêmes moments, sur la route nationale à moins de deux kilomètres du village, des automobilistes sont arrêtés et tués dans d’horribles conditions. En moins de trente minutes Haïm Benchetrit, huissier de justice à El-Harrouch, sa femme et leurs trois enfants (Charles, Marie-Joëlle et Nicole [140]) sont égorgés. Paul Grima secrétaire de la mairie de Gastonville, Paul Zammit garde champêtre et le jeune Georges Schembri neveu de M. Grima, sont assassinés à coups de pelles et de pioches » [141].
Ces trois lieux représentent bien la majorité absolue des victimes, mais tous les lieux cités ont eu un nombre de victimes qu’on n’a pas le droit de négliger, même s’il paraît faible. La preuve en est fourni par le cas de Hammam Meskoutine, où un seul corps, celui de Henri Rohrer, fut retrouvé avec le crâne fendu d’un coup de hache. Celui-ci n’était pourtant pas réputé pour être un « colonialiste », bien au contraire. Comme l’a rappelé Roger Le Doussal, cet intellectuel qui écrivait dans Esprit a laissé un article intitulé « Terrorisme en Algérie » et daté du 31 juillet, que la revue publia dans son n° suivant le 20 août. Il y écrivait que ce terrorisme « ne touchait pas les Européens. L’instituteur Monnerot fut la seule exception, le malheur ayant voulu qu’il ait pris place à côté d’un caïd que l’on visait. Quant aux Arabes abattus, ils étaient tous des agents de l’Administration et les gens qui savent les choses assurent qu’ils méritaient la mort (sic) [142] ». Mais en réalité, les premières attaques visant des civils européens circulant en voiture sur des routes de la région sont signalés dès le 5 juillet.
Cette erreur de méthode commise par Claire Mauss-Copeaux - et qui suffit à ruiner la valeur probante de sa démonstration - s’explique difficilement [143]. Son enquête, comme on l’a dit, a souffert d’être trop étroitement délimitée, mais cette explication ne suffit pas. La lecture de son livre donne l’impression d’une contradiction profonde entre, d’une part, l’appel à l’objectivité de l’histoire qui clôt l’introduction : « Les mémoires ont droit au silence. En revanche, la diffusion de récits hasardeux, irrespectueux de la vérité, rend le silence délétère. Dans ce contexte, l’établissement des faits apparaît comme le seul recours. Car les victimes, toutes les victimes, ont droit à l’histoire » [144] ; et d’autre part la conclusion qui, après avoir invoqué de nouveau l’urgence du travail d’histoire, admet la thèse de la spontanéité des deux massacres étudiés par elle, mais y voit pourtant « un message adressé aux autorités coloniales. Il a été la parole ultime, brutale et cruelle de ceux qui ne disposaient plus d’autre recours pour se faire entendre et proclamer leur adhésion au nationalisme et au FLN » [145]. A partir de là, l‘impartialité méthodique de l’histoire s’efface devant un parti pris politique flagrant : « quand des militaires obéissent aux directives de leur hiérarchie et massacrent durant plusieurs semaines des civils sans défense, il n’est plus question d’émotion, mais d’une volonté délibérée d’écraser définitivement le nationalisme adverse et de terroriser la population algérienne. Le crime de guerre atteint alors des dimensions exceptionnelles, il est proche du crime contre l’humanité ».
Dès lors, les deux derniers paragraphes affichent clairement un parti pris avoué : « Sans commune mesure, ces crimes de guerre engagent des responsabilités incomparables. Du côté français, les autorités avaient légalisé le principe de la responsabilité collective dès le mois de mai 1955. Cette décision extrêmement grave,prisepar le commandement militaire etcouverte par les autorités politiques du gouvernement d’Edgar Faure, a ouvert la porte aux massacres d’Algériens. Pour leur part, le 20 août 1955, les responsables nationalistes algériens ont ciblé en priorité les forces et les autorités coloniales ».
Et enfin : « Puissamment armés, les responsables militaires français pouvaient limiter leurs actions au « maintien de l’ordre ». Arguant des massacres d’El Alia et d’Aïn Abid, ils sont allés bien au-delà. Mais comment comparer des responsabilités aussi différentes que celles des Européens et des Algériens, celles de Jacques Soustelle et des hauts responsables militaires français ? Comment comparer leurs responsabilités avec celles de militants traqués, tentant de faire entendre le projet d’indépendance de leur peuple ? » [146]
Cette conclusion ne me paraît pas acceptable. Elle semble dire que les combattants d’une juste cause, surtout quand ils sont dans un rapport de forces très défavorable, ont droit à tous les moyens alors que leurs ennemis n’ont droit à aucun. Quant au paragraphe précédent, s’il insiste à juste titre sur la gravité des décisions prises par les responsables français en mai 1955, il ne me convainc pas du caractère purement militaire de l’offensive décidée en réponse par Zirout Youcef, et c’est bien là le fond du problème.
Claire-Mauss Copeaux avait cité plus haut, à la page 100 de son livre, un passage d’un ouvrage qu’elle ne nomme pas dans le texte, et qu’elle considère comme la première des « études générales rigoureuses » : « La première offensive algérienne d’envergure dans les villes révèle une préparation minutieuse, la présence d’effectifs réguliers importants, l’ampleur du soutien de la population. Elle marque un tournant de la guerre de libération algérienne, tant par son ampleur que par le choix des objectifs. Les insurgés s’en sont pris directement aux forces de répression : aux casernes, aux cantonnements, aux postes de gendarmerie ou de police ». La référence qu’elle donne en note 14 désigne la page 562 du livre de Henri Alleg, La guerre d’Algérie [147], qui m’avait laissé une impression très mitigée quand je l’avais lue en 1980. C’est pour vérifier le bien fondé de ma première impression, et surtout pour voir si vraiment « d’autres historiens ont repris très fidèlement cette présentation » [148], que j’ai entrepris ce trop long bilan historiographique. Il me semble démontrer qu’au contraire la plupart des ouvrages d’historiens ne confirment pas la vision très sélective qui est celle du modèle revendiqué par Claire Mauss-Copeaux, ou du moins insistent aussi sur d’autres aspects que l’ouvrage en question a soigneusement camouflés. Et c’est pourquoi j’estime au contraire que la décision, prise par Zirout Youcef, de faire attaquer les civils européens par la population civile algérienne est un fait reconnu par presque tous les auteurs, et doit être considérée comme une nouvelle étape décisive dans l’aggravation de la guerre, au moins aussi importante que celle de mai 1955.
L’apport décisif de René Mayer sur l’Appel de Constantine
Un aspect non moins important de cette offensive est presque entièrement négligé par Claire Mauss-Copeaux, à savoir les attentats visant des personnalités algériennes musulmanes condamnées pour « trahison » par Zirout Youcef [149]. Or nos connaissances sur cet aspect ont été profondément renouvelées par un témoignage déjà relativement ancien, et par des documents récemment retrouvés.
Ce témoignage capital a été publié dès 1999 dans les Mémoires de l’ingénieur des Ponts et chaussées René Mayer intitulés Algérie, mémoire déracinée, mais il a souffert, peut-être de l’homonymie de son auteur avec le célèbre député radical de Constantine, et surtout de son caractère de mémoire familiale d’un « pied-noir » d’origine rhénane, dissimulant aux lecteurs potentiels l’intérêt considérable du témoignage de cet auteur sur ce qu’il avait vécu dans sa ville de Constantine.
En effet, voici ce que raconte René Mayer : « Je m’étais lié d’une chaude amitié avec un autre musulman de Constantine, grand, sympathique, ouvert, chaleureux. Comme son oncle, Ferhat Abbas, il était pharmacien de son état. Il tenait une officine à Constantine. Il s’appelait Allaoua Abbas.
Nous avons ensemble caressé le rêve follement naïf d’arrêter la montée de la violence en faisant prévaloir une négociation politique sincère. Rien de moins ! Nous avons donc rédigé un texte que nous avons intitulé « appel de Constantine » et qu’une trentaine de personnalités, autant d’européens que de Musulmans, ont accepté de signer.
Parmi les signatures européennes, on comptait celle d’un député de Constantine, le docteur Eugène Mannoni, d’un avoué de Philippeville, d’un conseiller général de Djidjelli, Gilbert Saramite, d’un ingénieur des TPE, Gabriel Delage, d’un jeune notaire, Alain Lebozec, etc. Parmi les musulmans, outre Allaoua Abbas, figuraient un notable religieux, Cheikh Abbès, un député apparenté socialiste, le docteur Benbahmed, un jeune avocat constantinois, Aït-Ahcène, ainsi que plusieurs conseillers municipaux dont j’ai oublié les noms.
L’oncle d’Allaoua, Ferhat Abbas, était le leader de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA), mouvement nationaliste modéré. Il n’a pas signé lui-même ce texte. Mais il a proposé de légères modifications rédactionnelles que nous avons acceptées. Le titre même de notre proclamation pouvait d’ailleurs évoquer l’ « appel à la jeunesse française et algérienne » qu’il avait lui-même lancé le 1er mai 1946. Son neveu était pour lui une sorte de fils adoptif. Ferhat Abbas lui avait donné son accord pour qu’il signe ce texte.C’était une manière de cautionner notre action sans paraître s’engager lui-même directement.
Par la suite, Ferhat Abbas a soutenu (Autopsie d’une guerre, p. 106) qu’il était « étranger à la dite motion ». Je peux témoigner qu’il s’y est intéressé d’assez près pour en avoir retouché la rédaction de sa propre main.
Ce texte demandait que s’engagent des négociations en vue d’explorer des solutions politiques. Dans l’attente des résultats d’une telle négociation, l’appel demandait instamment « que cesse toute violence d’où qu’elle vienne ». En somme, nous incitions à faire ce qu’on tente de réussir de nos jours en Irlande du Nord, en Afrique du Sud, en Nouvelle Calédonie, au Moyen-Orient : substituer la négociation politique à la guerre.
Les signataires annonçaient leur intention de poursuivre leur action afin de tenter d’interrompre la tragique spirale dans laquelle le pays était engagé. Afin de maintenir une sorte de parité entre les deux principales communautés, Allaoua Abbas et moi avions été élus co-présidents du mouvement baptisé « Table ronde de Constantine ». Albert Camus à qui j’écrivis pour lui communiquer notre texte et solliciter son soutien, répondit en m’assurant de sa sympathie, mais en me demandant que celle-ci reste implicite car il avait pris l’engagement de rester pour l’instant silencieux » [150].
Mais le 20 août 1955, au moment où il débarquait à Paris en se proposant de donner une certaine publicité à l’ « Appel de Constantine », René Mayer apprit par la radio les graves événements qui se déroulaient dans sa région. Après avoir évoqué en une page l’horreur des massacres, il revient sur ce qui s’est passé dans sa ville : « A Constantine, de nombreux attentats marquent également le 20 août 1955. Leur sens y est toutefois différent de celui des massacres de Philippeville, d’Aïn-Abid etc. Ici, ce sont les nationalistes modérés qui ont été choisis comme cibles, et très précisément ceux qui ont signé l’ « Appel de Constantine ». Allaoua Abbas, le neveu de Ferhat Abbas, a été abattu. Le député Benbahmed et le cheikh Abbès sont blessés mais ont réussi à s’échapper. D’autres signataires étaient heureusement absents au moment où les meurtriers sont passés à leur domicile. Ils ne doivent qu’à cette heureuse circonstance d’avoir échappé aux tueurs. Ces attentats visent à étouffer dans l’œuf l’apparition d’une « troisième force » susceptible de s’interposer dans le conflit ».
En conséquence, le groupe des signataires se disloqua : « A Constantine, sauf à risquer de provoquer l’assassinat des signataires encore épargnés, il n’est plus question de publier « l’Appel ». D’ailleurs, du jour au lendemain, la mouvance nationaliste modérée à laquelle nous comptions nous adosser, s’est évanouie. La liste des signataires fond comme neige au soleil : le co-président Allaoua Abbas est mort, le député Benbahmed démissionne du Parlement français, se réfugie en Suisse, puis part au Caire, le cheikh Abbès disparaît. D’autres me téléphonent pour me demander de gommer leur nom de la liste des signataires et de les oublier ».
Plus grave encore, « entre nous, la méfiance s’installe. Il était convenu que, tant que « l’Appel » ne serait pas remis à la presse parisienne, la liste de ses signataires en serait pas divulguée. Si les tueurs en ont eu connaissance, ce ne peut être que par l’un de ceux qui ont participé à nos réunions. Quelqu’un de très proche a trahi » [151].
René Mayer paraît soupçonner un jeune ophtalmologiste algérien, qui plus tard disparut de Constantine le jour de l’évasion de Mostefa Benboulaïd le 4 novembre 1955. L’ayant retrouvé non sans mal en 1956 à Tunis, il le trouva beaucoup plus « rugueux » qu’auparavant : « Quand je lui demandai quel serait l’avenir des Européens dans cette Algérie indépendante pour laquelle il combattait, il me répondit, très raide : « Même Bourguiba que nous considérons comme un tiède, pour ne pas dire plus, a refusé la double nationalité aux français nés en Tunisie. Comment pourrions-nous l’accepter pour les Français d’Algérie ? D’ailleurs, que signifie « double nationalité » ? L’Algérie sera musulmane. Les Français d’Algérie se convertiraient-ils à l’Islam ? Dans quelle armée effectueraient-ils leur service militaire ? S’il y avait une guerre entre l’Algérie et la France, de quel côté se battraient-ils ? » [152] Il en conclut qu’il était urgent de prévoir le repli des Français d’Algérie vers la France, mais sans réussir à se faire entendre dans la métropole.
En tout cas, il persiste à penser que le FLN était encore loin de représenter toute la population algérienne du Nord-Constantinois, puisque ses employés du service des Ponts et chaussées de Constantine, musulmans à 95%, le comblèrent de cadeaux contre son gré quand il les quitta pour Alger en janvier 1956, après une période de rappel volontaire dans l’armée française [153].
Beaucoup plus tard, au début de l’année 2013, René Mayer a retrouvé le texte de l’appel de Constantine et quelques autres documents en rapport avec celui-ci. Voici donc ce texte :
« APPEL DE CONSTANTINE
POUR UNE PRISE DE CONSCIENCE DE LA REALITE ALGERIENNE
Depuis le 1er novembre, la situation en Algérie se détériore rapidement. L’insécurité s’accroît, la peur et la méfiance s’installent ; la violence se déchaîne et frappe aveuglément.
Pourtant tous ceux qui, quelle que soit leur origine, sont nés et vivent dans ce pays, forment une communauté de fait dont tous les éléments sont, à titres divers, utiles et nécessaires à l’ensemble bien que des inégalités flagrantes les fassent se dresser chaque jour davantage les uns contre les autres.
Les signataires du présent appel sont persuadés que l’usage de la force et le recours à la violence ne sauraient résoudre aucun problème, et que l’un et l’autre ne font qu’accuser les ressentiments et attiser les haines, réveillent les intolérances qui, en définitive, compromettent l’avenir de l’Algérie.
Ils demandent donc à tous les hommes de bonne volonté, quelles que soient leurs tendances politiques, leur origine ethnique ou leur appartenance religieuse, de se grouper pour étudier ensemble les mesures susceptibles de :
ramener la paix en Algérie,
renforcer les liens de la communauté qu’elle constitue de fait de manière à lui donner le sentiment de sa solidarité interne et de son unité spirituelle,
conduire rapidement tous ses membres vers la liberté, légalité et la justice sociale. »
Signature illisible, probablement celle d’Allaoua Abbas.
Ce texte au contenu beaucoup plus idéaliste que politique était visiblement conçu pour réussir le plus large rassemblement. Des listes de signatures, récapitulées sous la forme de listes de noms, permettent d’en chiffrer le nombre minimum à 52 noms, dont 30 européens et 22 musulmans. Dans une lettre datée du 13 mars 2013, René Mayer estime leur nombre total entre 50 et 60, parmi lesquels :
un député, le docteur Benbahmed, député apparenté socialiste de Constantine (qui rejoignit plus tard le FLN à l’étranger).
5 délégués à l’Assemblée algérienne : Benchenouf, Chérif Hadj-Saïd, Harbi Haouès et deux Européens, le docteur Mannoni [154] (de Constantine) et M° Roth [155] (de Philippeville) qui ont donné oralement leur accord mais pas leur signature.
au moins 3 conseillers généraux : Gilbert Saramite de Djidjelli, Ahcène Boussouf et Abdelkader Barakrok [156].
au moins 6 conseillers municipaux de Constantine : Elie Gozlan, adjoint au maire, Rousseau, adjoint au maire, Allaoua Abbas, Bachtarzi, Jean Deromaigné et Mohammed Serkatadji.
Léopold Morel, élu lui aussi mais également propriétaire et directeur de la Dépêche de Constantine avait donné son accord complet mais, « pour des raisons tant commerciales que politiques », il n’avait pas voulu le rendre public. Ajoutons que, dans sa dernière lettre à René Mayer datée du 14 août 1955, Allaoua Abbas indiquait qu’à Guelma une association avait été faite avec Lakhdari et Garrivet pour diffuser ce texte [157]. Il disait aussi qu’il avait « assisté dernièrement à une réunion du comité où nos amis continuent à avoir une belle majorité » et où « c’est toujours notre point de vue qui est adopté », et il déclarait encore que « notre papier ne recevra que cette semaine la grande publicité que nous avons préparée ».
Plusieurs des signataires musulmans étaient des enseignants d’arabe, comme le secrétaire général de l’Institut Benbadis qui était en même temps le premier écrivain algérien arabophone, Rida Houhou [158].
On peut se demander si ce souci de ratisser large était compatible avec la recherche d’une solution politique concrète, qui avait apparemment échouée lors du voyage à Paris de Ferhat Abbas en juillet, et si le neveu était exactement sur la même ligne que son oncle [159]. Mais il semble néanmoins que cet appel semblait promis à faire sensation quand il fut étouffé dans l’oeuf par la terreur.
A lire ce texte, on peut aussi se demander si le FLN en avait bien été informé, car il n’avait pas encore été publié et pas davantage ses signatures. Il semble plus vraisemblable que l’appel du début juillet contre le boycott de certains commerçants ait motivé les condamnations à mort décidées par Zirout Youcef, mais celles-ci concernaient aussi d’autres élus musulmans non constantinois, et aucun des signataires européens de l’Appel n’a été visé le 20 août. Cependant les déclarations de Lakhdar Ben Tobbal et de Ali Kafi semblent plutôt concerner l’Appel de Constantine, même si l’expression « condamner toute violence d’où qu’elle vienne » ne s’y retrouve pas.
Il reste qu’Allaoua Abbas, même s’il a été réhabilité en 1973 par la Commission supérieure des Anciens Moudjahidine [160], mérite peut-être d’être honoré davantage encore, avec le recul du temps qui a montré le danger de la légitimation de la violence absolue et ses terribles conséquences en Algérie.
Il faut dire aussi que le travail rétrospectif des historiens a progressé à travers les étapes que nous avons essayé de retracer, et qu’il ne faut pas le faire régresser vers une étape antérieure, heureusement dépassée.
Guy Pervillé
A lire avant :
Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois : un tournant dans la guerre d’Algérie ? (2012)
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=276
A propos d’un livre de Claire Mauss-Copeaux (2012)
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278
Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962) (2011)
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=279
[1] Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres. Paris, Payot, janvier 2011, 279 p ; Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. Un tournant dans la guerre d’Algérie ? , préface de Guy Pervillé. Paris, Riveneuve éditions, février 2012, 351 p, réédition mars 2013, 366 p.
[2] El Moudjahid, n° 9, 20 août 1957. Texte reproduit dans la réédition de Belgrade (1962), t. 1 ( voir pp. 100-103).
[3] Ibid., pp. 102-103.
[4] El Moudhahid, n° 31, 1er novembre 1958, réédition de Belgrade, t. 2, p. 42.
[5] El Moudhahid, n° 40, 24 avril 1959, réédition de Belgrade, t. 2, p. 235.
[6] El Moudhahid, n° 49, 31 août 1959, réédition de Belgrade, t. 2, pp. 425-426.
[7] El Moudhahid, n° 51, 29 septembre 1959, réédition de Belgrade, t. 2, p. 469.
[8] El Moudhahid, n° 91, 19 mars 1962, réédition de Belgrade, t. 3, p. 713.
[9] Charles-Henri Favrod, La révolution algérienne, Paris, Plon, collection Les documents de tribune libre, 1962, p. 222.
[10] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, réédition petite collection Maspero 1970, pp. 48-50.
[11] Voir mon compte rendu de ce livre dans mon recueil de textes, L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974 , Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 125-131.
[12] Jacques Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, Paris, Plon, 306 p.
[13] « Comité révolutionnaire pour l’unité et l’action », tendance créée durant la crise du parti nationaliste MTLD en 1954 pour s’opposer aux partisans de Messali Hadj, et d’où sortit le FLN.
[14] Allaoua Abbas, pharmacien et conseiller municipal.
[15] Texte republié sur le blog consacré à Jacques Soustelle par Aurélien Houssay, http://jacques-soustelle.blogspot.fr/2012/08/lettre-dun-intellectuel-quelques-autres.html.
[16] Ferhat Abbas, principal auteur du Manifeste du peuple algérien (1943), leader des Amis du Manifeste et de la Liberté (1944-1945), puis de l’Union démocratique du Manifeste algérien (depuis 1946)
[17] Mostefa Benbahmed, député socialiste (SFIO), qui rejoignit le FLN en 1956 et dirigea le Croissant rouge algérien.
[18] Chérif Hadj Saïd, avocat, membre de l’UDMA et délégué à l’Assemblée algérienne.
[19] Serge Bromberger, Les rebelles algériens, Paris, Plon, 1958, pp. 70-72.
[20] Claude Paillat, 2ème dossier secret de l’Algérie, 1954-1958, Paris, Presses de la Cité, 1962, pp. 183-185. Ces tractations antérieures entre Ferhat Abbas et le leader politique du FLN d’Alger Abane Ramdane, connues par Jacques Soustelle depuis le 21 juin 1955, sont présentées dans le même livre, pp. 157-160 (« Ferhat Abbas donne son appui au FLN »).
[21] Jacques C. Duchemin, Histoire du FLN, Paris, La Table ronde, 1962, pp. 67-68.
[22] Lakhdar Ben Tobbal, adjoint puis successeur de Zirout Youcef (1956), laissa son poste à Ali Kafi en 1957 pour faire partie de la direction centrale du FLN installée désormais à l’extérieur de l’Algérie. Membre du GPRA, il fut membre de la délégation du FLN à la conférence d’Evian (1961-1962)
[23] Duchemin, Ibid., pp. 104-106. Cette conclusion est discutable, car Soustelle avait toujours été pour une Algérie française.
[24] Yves Courrière, La guerre d’Algérie , Paris, Editions Fayard, t. 1, Les fils de la Toussaint, 1968, t. 2, Le temps des léopards , 1969, t. 3, L’heure des colonels, 1970, t. 4, Les feux du désespoir, 1971.
[25] Le temps des léopards, op. cit., pp. 176-190.
[26] Ibid., p. 179. La scène a été racontée plus haut, op. cit., pp. 112-114.
[27] Ibid., p. 179.
[28] Ibid., p. 180.
[29] Ibid., p. 183.
[30] Ibid., p. 184.
[31] Il s’agit apparemment d’un malentendu, puisque Ferhat Abbas écrit dans ses Mémoires : « On tire sur le Dr Bendjelloul, sur Hadj Saïd, délégué à l’Assemblée algérienne, sur son stagiaire, maître Aït-Ahcène ». Plus tard en 1957, il, prend soin de la santé fragile de Aït-Ahcène, passé au FLN comme lui. Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre. L’aurore., Paris, Editions Garnier, 1980, pp. 106 et 210.
[32] Ibid., p. 185.
[33] Ibid., p. 186 (« A Aïn Abid, la foule pénètre dans la maison de M. Mello et c’est la folie sanguinaire. Les émeutiers égorgent une petite fille de quatre jours, un enfant de dix ans, M. Mello, sa femme, sa belle-mère de soixante-treize ans »).
[34] Ibid., p. 186 (« A Saint-Charles, la voiture de M. Grima, secrétaire de la mairie de Gastonville, tombe dans l’embuscade. Le conducteur et les trois occupants sont massacrés à coups de pelle et de pioche »).
[35] Ibid., p. 186.
[36] Ibid., pp. 186-187.
[37] Ibid., p. 189.
[38] Ibid. , p. 158.
[39] Ibid., pp. 200-202.
[40] Ibid., pp. 375-376.
[41] Claude Paillat, Vingt ans qui déchirèrent la France, Paris, Robert Laffont, t. 1, Le guêpier, 1945-1954, 1969, t. 2, La liquidation 1954-1962, 1972, 793 p.
[42] La liquidation, op. cit., pp. 279-280.
[43] Op. cit., pp. 322-324.
[44] Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Paris, Editions France-Empire, 1972, p. 75.
[45] Op. cit., pp. 162-163.
[46] Voir le texte de cette motion dans les Mémoires de Ferhat Abbas, Autopsie d’une guerre. L’aurore, Paris, Garnier, 1980, p. 143.
[47] La guerre d’Algérie, sous la direction d’Henri Alleg, Paris, Temps actuels, 1981 ; t. 1, De l’Algérie des origines à l’insurrection, Le torrent souterrain, par Henri Alleg , 609 p ; t. 2, Des promesses de paix à la guerre ouverte, L’incendie, par Pierre Haudiquet, A la recherche du dernier quart d’heure, par Jacques de Bonis, 607 p ; t. 3, Des complots du 13 mai à l’indépendance, Un Etat vient au monde, par Jean Freire, 613 p.
[48] Citons par exemple l’occultation des massacres d’européens commis par l’ALN le 20 août 1955, le nombre de 3.024 disparus algériens dans les trois premiers mois de la bataille d’Alger (erreur due à Yves Courrière), le refus d’admettre la responsabilité de l’ALN dans le massacre de Melouza en mai 1957, l’attribution arbitraire à l’OAS de la fusillade d’Oran qui servit de prétexte à un massacre d’Européens le 5 juillet 1962, et dans l’épilogue l’affirmation qu’un million d’Algériens ont été tués par la France durant cette guerre.
[49] La guerre d’Algérie, op. cit., t. 1, pp. 558-559.
[50] La guerre d’Algérie, op. cit., t. 1, p. 559.
[51] La guerre d’Algérie, op. cit., t. 3, pp. 518-522.
[52] Rubrique « Historiographie de la guerre d’Algérie », Annuaire de l’Afrique du Nord 1981, Paris, Editions du CNRS, 1982, pp. 1183-1184.
[53] Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962. Le Seuil (collection Points-Histoire), 375 p.
[54] Une note indique : « Aux termes d’une enquête minutieuse menée par le FLN, le chiffre n’a jamais été sérieusement démenti ». Affirmation très souvent citée, mais qui reste à prouver.
[55] Bernard Droz, Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Le Seuil, Points-histoire, 1982, édition revue et augmentée 1991, 385 p.
[56] Référence déjà citée plus haut en deux notes.
[57] Courrière, op. cit., pp. 134-138.
[58] Abbas, op. cit. , p. 73.
[59] Ibid., pp. 74-75.
[60] « La haine dont vous parlez n’est pas un haine raciale. Elle nous vise tous. Elle vise tous ceux qui portent une cravate et couche dans un lit. Elle est la haine de votre opulence et de leur misère ». Op. cit . p. 77.
[61] Ibid., pp. 76-77.
[62] Ibid . p. 76.
[63] Ibid., pp. 83-85.
[64] Ibid., p. 105. Mohammed Bendjelloul avait été le principal leader de la Fédération des élus musulmans du département de Constantine dans les années 1930, mais il n’a pas suivi son ancien second Ferhat Abbas dans les AML puis l’UDMA.
[65] Cheikh Abbas Ben Cheikh el Hocine, membre de l’Association des Oulémas. Après le 20 août, il rejoignit le FLN et le représenta en Arabie séoudite. Après l’indépendance, il fut nommé en 1982 recteur de la Mosquée de Paris, où il mourut en 1989.
[66] Ibid., p. 106.
[67] Note d’Abbas : « Déclaration faite à Yves Courrière ».
[68] Ibid., pp. 106-107.
[69] Ibid., pp. 142-143.
[70] Ibid., p. 151.
[71] Tract reproduit en entier par Mouloud Feraoun dans son Journal 1955-1962, Paris, Le Seuil, 1962, pp. 50.51.
[72] Abbas, op, cit., p. 151.
[73] Mohammed Téguia, L’Algérie en guerre, Alger, OPU, sans date (1981), pp. 308-310.
[74] L’Algérie en armes, ou le temps des certitudes. Paris, Economica, et Alger, Office des Publications Universitaires, 511 p.
[75] Op. cit., p. 95.
[76] Note de Slimane Chikh : « Ecrivain d’origine suisse, a choisi de vivre en Algérie dont il a été très attaché. Il a démonté avec finesse et lucidité le mécanisme de la répression collective en Algérie par l’armée française dans un article intitulé « Terrorisme en Algérie », in Esprit, septembre-octobre 1955, pp. 1606-1619. »
[77] En réalité, l’hérédité des statuts fait que des enfants ou des bébés peuvent être mis à mort, comme si la culpabilité était héréditaire...
[78] Slimane Chikh, op. cit., pp. 229-231.
[79] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, des origines à la prise du pouvoir (1945-1962), Paris, éditions J. A., 1980, p. 128.
[80] Harbi, op. cit., p. 133.
[81] Ibid., pp. 136-137.
[82] L’un des leaders de l’Association des Oulémas, qui rejoignit le FLN en même temps que Ferhat Abbas.
[83] Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles, Editions Complexe, 1984, pp. 145-147.
[84] Ibid., p. 147.
[85] Ibid., pp. 148-149.
[86] Mohammed Harbi, op. cit., p. 183. Il répète à peu près le même paragraphe dans un livre plus récent, L’Algérie et son destin, Croyants ou citoyens. Paris, Arcantère, 1992, p. 128.
[87] Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1988, pp. 205-207.
[88] Ibid., p. 207.
[89] La guerre d’Algérie et les Algériens , sous la direction de Charles-Robert Ageron, Paris, Armand Colin, 1997, 346 p. Colloque ayant réuni à Paris, en 1996, 6 historiens français et 6 algériens.
[90] Une première version de ce texte avait été présentée en 1993 pour un colloque international sur La résistance armée en Tunisie aux XIXème et XXème siècles, édité en 1995 à Tunis par l’Institut supérieur d’histoire du Mouvement national.
[91] Alistait Horne, Histoire de la guerre d’Algérie (traduit de l’anglais : A savage war of peace, London, Macmillan, 1977), Paris, Albin Michel, 1980, pp. 123-124.
[92] Ageron, op. cit., pp. 82-83. Bizarrement, il ne cite ni Allaoua Abbas ni son oncle.
[93] Ibid., p. 34.
[94] Ibid., p. 38.
[95] Ibid., p. 40.
[96] Ibid., p. 41, et tableau p.49.
[97] Ibid., p. 43, et tableau p.49.
[98] Ibid., p. 44.
[99] Ibid., p. 45.
[100] Ibid., p. 46.
[101] Mahfoud Kaddache, « Les tournants de la Guerre de libération au niveau des masses populaires », dans La guerre d’Algérie et les Algériens, op. cit., pp. 51-70.
[102] Op. cit., pp. 263-281.
[103] Op. cit ., p. 264.
[104] Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, sous la direction de Jean-Charles Jauffret et Maurice Vaïsse, Bruxelles, Editions Complexe, 2001, 561 p.
[105] Djerbal, op. cit., p. 198.
[106] Des hommes et des femmes en guerre d’Algérie , dirigé par Jean-Charles Jauffret, Paris, Autrement, 2003, 573 p.
[107] Plutôt Edgar Faure, à partir de février 1955.
[108] Citation des Mémoires de Lakhdar Ben Tobbal, qui restent malheureusement inédits. Mais je crois savoir de bonne source que son récit confirme entièrement celui d’Yves Courrière.
[109] Djerbal, op. cit., pp. 290-291.
[110] Hartmut Elsenhans, La guerre d’Algérie 1954-1962, La transition d’une France à une autre, Le passage de la IVème à la Vème République, thèse monumentale publiée en allemand en 1974, dotée d’une bibliographie colossale, et tenue à jour, Paris, Publisud, 2000, 1072 p.
[111] Elsenhans, op. cit., p. 434.
[112] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Paris, Fayard, 2002, 812 p.
[113] Meynier, op. cit., pp. 279-281.
[114] Meynier, op. cit. , p. 199.
[115] Op. cit., p. 187.
[116] Op. cit., p. 189.
[117] Op. cit., p. 187.
[118] Mohammed Harbi et Gilbert Meynier, Le FLN, documents et histoire, 1954-1962, Paris, Fayard, 2004, 898 p.
[119] Mémoires publiés à Alger par Casbah éditions en arabe en 1999, en français en 2002, sous le titre : Du militant politique au dirigeant militaire, Mémoires 1946-1962 . Extraits (pp. 58-69) repris dans Harbi et Meynier, op. cit., pp. 38-44. Ali Kafi (1928-2013), oncle maternel de Mohammed Harbi, est récemment décédé à 85 ans. Son neveu ne s’est jamais aligné sur ses idées.
[120] Voir les extraits de ces Mémoires que j’ai cités sur mon site : « La revendication algérienne de repentance de la France » (2004) , http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=22#nb69, et « A propos du livre de Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres » (2012), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278.
[121] Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, Paris, Payot, 2010, 279 p.
[122] Appelés en Algérie, la parole confisquée, Paris, Hachette, 1999, 324 p.
[123] La directive du général Allard (SHAT 1 H 1944/1), citée par Mauss-Copeaux, op. cit., p. 161, et par Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., p. 284, confirme ce qu’avait écrit Yves Courrière, Le temps des léopards, p. 113.
[124] Claire Mauss-Copeaux, « Le 20 août 1955, interrogations à propos d’un événement, de ses sources et de ses représentations », disponible dans les actes du colloque sur le site de l’ENS de Lyon, http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/communication.php3 ?id_article=276.
[125] Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie (1952-1962), une grenouille dans son puits ne voit qu’un coin du ciel. Paris, Riveneuve, 2011, 948 p. Voir mon compte rendu sur mon site, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=279.
[126] Le Doussal, op. cit. , pp. 217-236.
[127] CAOM-93/1052.
[128] Roger Le Doussal, op. cit., p. 267.
[129] Le Doussal, op. cit., p. 283.
[130] Op. cit., p. 284.
[131] Op. cit., pp. 284-286.
[132] Le plus grand établissement privé d’enseignement secondaire arabophone de Constantine indépendant de l’Association des Oulémas.
[133] Op. cit., pp. 288-289. Roger le Doussal cite dans sa note 41 p. 288 une phrase de Lakhdar Ben Tobbal tirée de ses Mémoires inédits par Gilbert Meynier : « Il n’était pas question pour moi de fréquenter un Européen. Bons ou mauvais, je ne faisais pas de différence. Je les considérais tous comme des occupants ».
[134] Op. cit., pp. 289-291.
[135] Sur le film controversé de la Fox Movietone, voir la note 54 p. 293.
[136] Roger Le Doussal, op. cit., pp. 294-297.
[137] Roger Vétillard, Sétif-Guelma, mai 1945, massacres en Algérie, Versailles, éditions de Paris, 2008 et 2011, préface de Guy Pervillé, 589 p. et 605 p.
[138] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois. Un tournant dans la guerre d’Algérie ? , préface de Guy Pervillé. Paris, Riveneuve éditions, février 2012, 351 p, réédition mars 2013, 366 p. Voir ma préface sur mon site, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=276, et ma critique du livre de Claire Mauss-Copeaux, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=278.
[139] Aux dernières nouvelles, ce total doit être porté à 118.
[140] Agés de 11 ans, 7 ans et 3 ans, Vétillard, op. cit., p. 266.
[141] Vétillard, op. cit, p. 59. Ces trois noms sont reportés à la p. 265, mais selon d’autres témoignages ce ne serait pas Georges Schembri (14 ans) mais sa soeur Gisèle (11 ans) qui aurait été tuée. Les listes de victimes doivent être constamment vérifiées et corrigées.
[142] Le Doussal, op. cit., p. 290 note 46.
[143] L’explication la plus simple est l’acceptation sans vérification du total officiel de 71 victimes civiles européennes ; ce qui incite l’auteur à écrire (p. 232) : " 41 personnes, soit plus de la moitié du total des 71 victimes civiles du Constantinois, ont été tuées à El Alia et à Aïn Abid. Selon la définition du terme, ces deux petits villages ont subi un massacre. Les 29 autres victimes ont été tuées dans une douzaine de centres et sur les routes qui y menaient.(...) La diversité des cas et des lieux identifie une succession de crimes, mais il ne s’agit pas d’un "crime de masse"".
[144] Claire Mauss-Copeaux, Algérie, 20 août 1955. Insurrection, répression, massacres, op. cit., p. 15.
[145] Op. cit., p. 233.
[146] Op. cit., pp. 234-235.
[147] La note renvoie à une première édition du même livre en 1976, qui n’a pas exactement la même pagination que celle de 1980.
[148] Indiqués dans les notes 15 et 16, op. cit., p. 255 : note 15 : Bernard Droz, Evelyne Lever, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Seuil, coll. « Points », 1982, p. 76 ; Benjamin Stora, Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1993, p. 17 ; note 16 : Mohammed Harbi, La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984.
[149] Voir une seule phrase empruntée au livre de Henri Alleg dans Mauss-Copeaux, op. cit., p. 111. Roger Vétillard insiste à la p. 109 de son livre sur l’importance particulière que Zirout Youcef attachait aux opérations de Constantine, dont il était venu contrôler personnellement l’organisation au djebel Ouach le 19 août.
[150] René Mayer, Algérie, mémoire déracinée, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 200-201.
[151] Op. cit ., p. 203.
[152] Op. cit., pp. 200 et 247.
[153] Op. cit ., pp. 205-209.
[154] Le docteur Mannoni fut en 1962 membre de l’Exécutif provisoire issu des accords d’Evian.
[155] Roger Roth fut lui aussi membre de l’Exécutif provisoire issu des accords d’Evian.
[156] Secrétaire d’Etat dans le gouvernement de Maurice Bourgès Maunoury en 1957, il servit ensuite d’intermédiaire entre le gouvernement français et le GPRA.
[157] Smaïl Lakhdari, ancien adjoint du docteur Bendjelloul et rival de Ferhat Abbas, député du deuxième collège en 1945-1946, et le maire socialiste de Guelma Henri Garrivet, qui avait patronné la milice créée par le sous-préfet Achiary en mai 1945, étaient deux personnages controversés, qui ne s’étaient pas toujours entendus. Voir notamment la thèse de Jean-Pierre Peyroulou, Guelma 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La découverte, 2009, 405 p, et son édition de l’enquête inédite de Marcel Reggui, Les massacres de Guelma, Algérie, mai 1945, une enquête inédite sur la furie des milices coloniales , Paris, La découverte, 2005, 188 p.
[158] Par la suite, il fut assassiné par des Français en mai 1956. Voir le texte de l’appel à la grève lancé par l’Union générale des étudiants musulmans algériens le 19 mai 1956, reproduit dans El Moudjahid, n° 1, réédition de Belgrade, p. 14, et le récit des « atrocités de Constantine, 12 et 13 mai 1956 », op. cit. pp. 16-19.
[159] Plusieurs témoins affirment qu’Allaoua Abbas était ou avait été communiste. Mais les positions qu’il prenait en 1955 n’étaient pas celles du PCA, qui avait décidé en juin 1955 de soutenir la lutte armée du FLN.
[160] Ferhat Abbas, op. cit., p. 107 note 1.