A propos du 5 juillet 1962 à Oran : bilan et perspectives (2021)

dimanche 17 mars 2024.
 

Ce texte est celui de la note de synthèse demandée en 2021 par Madame Cécile Renault, directrice auprès de la Présidence de la République du projet Mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie en 2021-2022. Le rapport Stora préconisait la nomination d’une commission d’historiens français et algériens sur les massacres d’Oran. Pour le moment, cette question n’est pas à l’ordre du jour de la récente commission d’historiens français et algériens nommés par les présidents Macron et Tebboune en 2023.

Il est reproduit dans le recueil de textes qui vient d’être publié le 15 mars 2024 par Emmanuel Alcaraz aux Editions Golias, sous le titre général : "France-Algérie. De tragédies en espérances", pp 145-155.

Que s’est-il passé à Oran le 5 juillet 1962, et pourquoi ? Ce sanglant épisode de la fin de la guerre d’Algérie paraît être le moins connu et reconnu, si on le compare à d’autres qui ont fait l’objet de reconnaissances officielles de la part de l’Etat français (répression démesurée de mai 1945 autour de Sétif et de Guelma, disparitions de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel durant la bataille d’Alger en 1957, voire fusillade de la rue d’Isly (24 mars 1962) dont les noms des victimes ont fini par être rajoutées - non sans contestation - sur le Mémorial du Quai Branly à Paris en 2010). Et pourtant, il semble bien être celui dont le bilan serait le plus lourd, puisque le nombre des victimes approcherait de 700 morts et disparus. Mais le fait que ce massacre a été perpétré par des Algériens a empêché jusqu’ici toute reconnaissance officielle par la France, même si le secrétaire d’Etat aux Anciens combattants Jean-Marc Todeschini y a fait allusion en résumant sa visite en Algérie le 20 avril 2015 : « Ensuite dans nos nécropoles de Mers-el-Kébir et du Petit-Lac à Oran, où reposent plus de 10 000 de nos soldats et de nos marins tombés en Algérie, au service de la France, pour leur rendre l’hommage que la nation leur doit. Hommage qui s’adressait aussi à nos compatriotes victimes des débordements tragiques qui ont eu lieu à Oran le 5 juillet 1962 » [1]. Quant à l’Algérie, le 5 juillet y est l’une de des fêtes nationales depuis 1962, mais sans aucune référence au massacre d’Oran. Et pourtant, l’historiographie de cet événement tragique n’est pas du tout négligeable, ni en France, ni même en Algérie.

Bilan historiographique

Le 5 juillet 1962 d’Oran n’a guère marqué la mémoire des Français de France, parce qu’il a suivi de quelques jours la proclamation de l’indépendance de l’Algérie - reconnue le 3 juillet par le président Charles de Gaulle - et parce qu’il s’est produit au moment où ceux-ci voulaient tourner la page de la guerre en prenant des vacances bien méritées. Et pourtant, même le magazine à grand tirage Paris-Match en avait rendu compte en publiant les témoignages alarmants de ses reporters sur place. Dès 1964, le journal de Michel de Laparre, Journal d’un prêtre en Algérie (Oran 1961-1962) [2] attira davantage l’attention sur cette tragique journée, puis d’autres témoignages et récits parmi lesquels celui de Gérard Israël, Le dernier jour de l’Algérie française [3], paru en 1972. Mais les premières recherches importantes furent deux thèses restées inédites d’historiens, d’abord celle de Régine Goutalier, ancienne coopérante à Oran de 1964 à 1966, dirigée par Jean-Louis Miège et soutenue en 1975 à Aix-en-Provence, sur « L’OAS en Oranie » ; puis en 1980 celle de l’Algérien Karim Rouina dirigée par André Martel et soutenue à l’Université de Montpellier, intitulée « Essai d’étude comparative de la guerre d’indépendance de l’Algérie de 1954 à 1962 à travers deux villes, Oran et Sidi-Bel-Abbés. Son auteur consacra au 5 juillet d’Oran une attention particulière, et réalisa une riche enquête orale auprès des acteurs et témoins algériens. Enfin en 1985, la directrice de la revue L’Echo de l’Oranie, Geneviève de Ternant, publia les premiers résultats d’une grande enquête auprès des témoins originaires d’Oran, avec l’aide de l’historien Claude Martin, sous le titre L’agonie d’Oran. Deux autres éditions enrichies par de nouveaux témoignages parurent en 1991 et en 1996 [4].

Ces publications, suivies par un début d’ouverture des archives publiques françaises à partir du 1er juillet 1992, ouvrirent une nouvelle étape, d’abord marquée par l’intervention des historiens. Charles-Robert Ageron, partisan déclaré d’une histoire impartiale de la guerre d’Algérie, crut pouvoir apporter aux Mémoires du controversé général Katz (qui avait commandé les forces de l’ordre à Oran de février à juillet 1962), publiés en 1993, l’appui d’une préface qui confondait le point de vue historique et le point de vue politique [5] ; mais il fut fermement contredit dans la revue L’Histoire par le maître de conférences en sciences politiques et journaliste Alain-Gérard Slama [6]. Ce débat agité fut arbitré par l’archiviste du département d’Oran Fouad Soufi, qui critiqua le point de vue partisan d’Alain-Gérard Slama en 2000 et 2002 sans défendre la préface de Charles-Robert Ageron, mais qui apporta des éléments nouveaux. Une plainte pour « complicité de crime contre l’humanité » déposée en 1999 contre le général Katz fut arrêtée par la mort du général en 2001.

Cependant, à partir de l’an 2000, des travaux importants d’historiens avaient commencé à renouveler profondément nos connaissances, tels que la thèse de Jean Monneret sur La phase finale de la guerre d’Algérie [7], le livre du général Maurice Faivre sur Les archives inédites de la politique algérienne [8], la thèse d’Eric Kocher Marboeuf sur Jean-Marcel Jeanneney, premier ambassadeur de France en Algérie [9], et plus récemment un nouveau livre de Jean Monneret sur La tragédie dissimulée, Oran 5 juillet 1962 [10], puis l’enquête de Jean-Jacques Jordi sur les disparus appuyée sur la consultation par dérogation de toutes les archives, Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie (2011), qui conclut à un bilan de 353 personnes disparues et 326 décédées du 26 juin au 10 juillet (très proche des 671 victimes françaises comptabilisées à la fin 1962 par Jean-Marie Huille, membre du cabinet du secrétaire d’Etat Jean de Broglie) [11]. Ce qui permit la rédaction du récit bien venu du journaliste Guillaume Zeller, Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié, [12] paru en 2012, et de mon essai de synthèse historiographique, Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre, [13] publié en 2014.

Tous ces travaux - dont je n’ai cité ici que les principaux - m’ont permis de formuler des conclusions sur le degré de crédibilité des différentes explications proposées, et de les passer en revue.

La première est celle du général Katz, qui a persisté à rejeter la responsabilité initiale de la chasse aux Européens sur un ou des provocateurs irresponsables appartenant à l’OAS, qui n’auraient pas supporté de voir les quartiers européens envahis par le FLN. Mais cette thèse n’est guère crédible parce qu’elle n’a pas reçu la moindre preuve nouvelle depuis plus d’un demi-siècle, et parce que l’OAS avait arrêté son combat depuis le 28 juin, une semaine plus tôt.

Cependant, je lui ai donné en partie raison en admettant que le harcèlement des quartiers musulmans d’Oran par l’OAS dans les quatre mois précédents, qui aurait fait d’après les archives 859 victimes algériennes durant le 1er semestre 1962, était la cause directe la plus vraisemblable du massacre du 5 juillet. Ce qui ne voulait pas dire que ce harcèlement n’était pas une réponse à un terrorisme pratiqué systématiquement par le FLN contre la population civile européenne au moins depuis le début de 1961.

La deuxième explication est celle donnée par le responsable algérien de la Zone autonome d’Oran, le capitaine Bakhti. Au lieu d’accuser l’OAS d’avoir déclenché la fusillade et provoqué ainsi la chasse aux Européens, il accusait des « bandits » algériens, commandés par un certain Attou, contre lesquels il était intervenu avec les troupes envoyées en renfort par l’ALN du Maroc. Cette thèse est importante parce qu’elle réfute celle du général Katz, mais elle cache le fait capital que la « bande » d’Attou était en réalité une partie de l’organisation ALN d’Oran qui avait refusé d’obéir à ses ordres d’apaisement.

La troisième explication, invoquée par le journaliste Etienne Mallarde (pseudonyme de Jean-Marc Kalflèche) puis par le témoin oranais Jean-François Paya, affirme que la véritable cause du déclenchement de la violence à Oran le 5 juillet serait une intervention des agents du colonel Boumedienne, visant à saboter la célébration de la fête nationale annoncée la veille par la radio d’Alger sur l’ordre du GPRA. En effet le chef de l’Etat-major général de l’ALN destitué depuis le 30 juin par le président du GPRA Ben Khedda, soutenait son rival Ben Bella contre le dit GPRA. Il serait donc l’auteur d’une provocation machiavélique visant à discréditer le GPRA en rétablissant l’ordre à Oran après l’avoir troublé. Cette thèse repose sur des témoignages d’Algériens recueillis à Oran en 1962 ou 1963 par Jean-François Paya qui estime ne pas avoir le droit de les divulguer sans leur accord. Mais les seuls documents qu’il publie ne prouvent pas la validité de ce qu’il affirme. Les historiens Gilbert Meynier et Jean-Jacques Jordi lui ont manifesté leur soutien, mais sans prouver davantage ce qui reste une hypothèse.

De plus, Jean-François Paya met en cause la responsabilité du général de Gaulle, qui aurait ordonné au général Katz de ne pas intervenir parce qu’il aurait voulu laisser le colonel Boumedienne rétablir l’ordre à Oran, afin de favoriser Ben Bella contre le GPRA. Mais cette thèse est clairement démentie par les instructions du Comité des affaires algériennes publiées par le général Faivre, qui ordonnent au nouvel ambassadeur de France de rester rigoureusement neutre entre les factions algériennes pour ne pas risquer de recommencer la guerre. De plus, Jean-Jacques Jordi a montré que le 14 juin, le ministre français des affaires algériennes Louis Joxe avait obtenu de son interlocuteur algérien Saad Dahlab l’accord du GPRA pour ne pas faire du 5 juillet la date de célébration de l’indépendance. C’est pourquoi ce jour-là il n’y avait plus aucun représentant officiel de la France en Algérie, puisque le Haut-Commissaire de France Christian Fouchet avait quitté l’Algérie le 4, et que le premier ambassadeur de France Jean-Marcel Jeanneney ne devait rejoindre son poste que le 6, l’un et l’autre devant participer le 5 à une importante réunion du Comité des affaires algériennes, qui avait eu lieu en début d’après-midi à l’Elysée sans qu’il ait été question de la situation à Oran. L’addition de tous ces faits me paraît démentir l’explication invoquée par Jean-François Paya.

J’ai dû pourtant reconnaître une erreur d’analyse de ma part, après avoir lu trop tardivement le livre d’un des principaux chefs de l’OAS d’Oran, Claude Micheletti, Fors l’honneur, la guérilla OAS à Oran en 1961-1962 [14]. En effet, celui-ci démentait énergiquement que l’OAS d’Oran eût pratiqué une stratégie de la provocation visant à rompre le cessez-le-feu que j’avais trouvée formulée dans les écrits du principal chef des commandos OAS d’Alger, Jean-Claude Perez, et le recueil des tracts et émissions radio de l’OAS d’Oran rassemblés par Guy Pujante [15] le confirmait. Je dois donc reconnaître que l’OAS d’Oran n’avait jamais voulu confondre la population musulmane de la ville avec ses ennemis du FLN-ALN, et je dois désavouer ces phrases imprudentes de mon introduction : « La fuite en avant des dirigeants militaires et civils de l’OAS se poursuivit : l’organisation poussa à l’extrême son harcèlement des quartiers musulmans, dans l’intention de contraindre le FLN à rompre le cessez-le-feu et d’obliger l’armée française à intervenir pour protéger la population française d’Oran. Cette stratégie du pire, poursuivie jusqu’au 28 juin alors même que l’OAS d’Alger avait déposé les armes (et justifiée par l’idée folle de pouvoir conserver au moins un « réduit oranais ») aboutit, une semaine plus tard, à la catastrophe du 5 juillet ». Mais j’ai aussi trouvé dans le livre de Claude Micheletti la confirmation de la lutte offensive menée durant quatre mois par l’OAS d’Oran contre le FLN installé dans les quartiers musulmans, au moyen de bombes posées de nuit par des commandos circulant dans les égouts le 14 février, puis d’une voiture piégée abandonnée en Ville Nouvelle le 28 février, et enfin de tirs de mortiers spécialement construits pour cet usage à partir du 1er mars. C’est pourquoi je maintiens que la guerre de l’OAS menée contre le FLN dans les quartiers musulmans tenus par celui-ci ne pouvait manquer de susciter des désirs de vengeance, non seulement chez les combattants et terroristes du FLN-ALN, mais aussi chez les civils qui partageaient les mêmes risques [16].

Il apparaît ainsi qu’en un demi-siècle, les recherches menées par des Français - et d’abord par des Français rapatriés d’Algérie - sur les événements du 5 juillet 1962 à Oran, se sont de plus en plus dégagées d’une mémoire douloureuse et ont abouti à des travaux d’une réelle valeur historique. La mémoire des Oranais européens ne se confond plus nécessairement avec la détestation du FLN et du général de Gaulle, traduite par des nombres de victimes (3000 morts et disparus à Oran ?) arbitrairement affirmés et répétés. Il reste néanmoins à faire connaître les conclusions de ces travaux à l’ensemble du public métropolitain. D’autre part, des chercheurs algériens ont apporté des contributions utiles à cette exhumation de la tragédie d’Oran.

Perspectives

La participation d’auteurs algériens au progrès des connaissances n’a donc pas été négligeable, mais leur part dans les ouvrages publiés est restée relativement faible. C’est du côté algérien que se situent aujourd’hui les principales questions sans réponse suffisante et les principales pistes à explorer, en l’absence jusqu’à présent d’une libre communication aux historiens des archives du GPRA, du CNRA, de l’état-major général de l’ALN et des wilayas.

La principale difficulté est de distinguer clairement ce qui relève de la lutte contre l’OAS à Oran et ce qui relève de la rivalité entre les deux tendances algériennes qui allaient s’affronter dans la lutte pour le pouvoir à l’échelle nationale une fois l’indépendance proclamée.

Pour la première question, il importerait de savoir d’abord quelles avaient été les décisions prises en janvier 1962 par le GPRA pour « briser les groupes colonialistes et fascistes » de l’OAS [17], et qui s’étaient traduites par l’envoi clandestin à Alger du commandant Si Azzedine, lequel proclama la re-création de la Zone autonome d’Alger le 1er avril 1962. Une Zone autonome d’Oran fut aussi créée à Oran on ne sait pas quand - peut-être à la même date ? - sous la direction du commandant Djelloul Nemmiche dit Si Bakhti, ancien militant de l’Organisation spéciale du PPA-MTLD originaire d’Oran (et frère du surveillant général du lycée Ardaillon), et l’on peut supposer qu’il avait reçu les mêmes instructions, même s’il accepta de désavouer les enlèvements de civils européens par sa déclaration du 4 juin. On peut aussi supposer que sa nomination par le GPRA fut acceptée par le commandement de la wilaya V (Oranie) et par l’état-major général du colonel Boumedienne. Mais il reste à savoir quelle était exactement son autorité sur l’organisation civile du FLN d’Oran et sur les deux principaux chefs de l’ALN, Si Abdelbaki et Si Abdelhamid.

La deuxième question est évidemment distincte, et les réponses proposées ne sont pas plus claires. Il semble que Si Bakhti ait pris parti pour le colonel Boumedienne, qu’il aurait suivi en quittant Oran à partir du 3 août selon Jean-Jacques Jordi [18]. Mais selon Gilbert Meynier il aurait été destitué et arrêté le 11 août « sous l’accusation d’avoir cédé au culte de la personnalité. Il fut également rendu responsable de la tragédie du 5 juillet. On lui reprocha aussi sans doute une attitude insuffisamment nette au moment de la crise de l’été du FLN » [19]. Selon Régine Goutalier il n’était plus à la fin de 1962 que commissaire de police à Arzew [20].

Deux livres édités en Algérie apportent quelques éléments utiles : celui de Mohammed Benaboura, OAS, Oran dans la tourmente [21](qui vaut plus par ses documents que par ses analyses manichéennes), et celui de Mohammed Freha, Histoire du mouvement national et de la guerre de libération [22]. Les témoignages d’Algériens ont fourni une partie de la matière de la thèse citée de Régine Goutalier (selon laquelle Si Bakhti aurait été un fidèle du président du GPRA Ben Khedda [23]) et l’essentiel de celle de Karim Rouina. L’archiviste Fouad Soufi a tenté d’arbitrer les débats entre Charles-Robert Ageron et Alain-Gérard Slama, à deux reprises (en 2000 [24] et 2002 [25]), et ses contributions donnent l’impression qu’il en sait plus qu’il ne peut en écrire, notamment quand il attribue au commandant Bakhti un rôle de médiateur entre les tendances de sa zone favorables soit au colonel Boumedienne soit au GPRA : d’après lui, Si Bakhti avait réussi à désamorcer le conflit entre l’organisation civile du FLN, qui avait pris parti pour le GPRA le 4 juillet - en envoyant aussitôt ses chefs en résidence forcée à Bouisseville - et l’ALN dont il avait besoin pour maintenir l’ordre [26]. L’ancien maire d’Oran Sadek Benkada, qui avait enquêté en 1980 sur la fin de la période française dans sa ville avec Fouad Soufi, n’a semble-t-il pas publié de livre sur ce sujet, mais il a répondu en 2012 aux questions du journaliste français Pierre Daum en précisant lui aussi son analyse : après le 19 mars, alors que les « marsiens » étaient devenus des voyous et des pillards (notamment le fameux Attou) , le capitaine Bakhti a obtenu la collaboration de Si Abdelbaki mais pas celle de Si Abdelhamid. Puis à l’approche du 5 juillet, confronté à la lutte pour le pouvoir entre le duo Boumedienne-Ben Bella et le reste du GPRA, Bakhti a choisi les premiers alors que Abdelhamid choisissait les seconds [27].

Plus récemment, un jeune historien algérien formé en France - où il a réalisé et soutenu en 2010 sa thèse dirigée par Omar Carlier à Paris VII sur « La crise du Front de libération nationale de l’été 1962, indépendance et enjeux de pouvoir » - Amar Mohand Amer, en poste actuellement au CRASC (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle) d’Oran, paraît bien placé pour poursuivre l’enquête sur le 5 juillet 1962 à Oran, qu’il a évoquée dans les pages 158-160 de sa thèse [28]. D’autre part, le jeune historien français Emmanuel Alcaraz, fils et petit-fils d’Oranais mais marié à une Algérienne, a tenté de résumer la question dans le livre qu’il va publier prochainement aux éditions Karthala, Histoire de l’Algérie et de ses mémoires, des origines au hirak (pp 169-176). D’après lui, Si Abdelhamid (de son vrai nom Chadli Djilali Benguesmia) était venu de Perregaux (Mohammedia) à l’est d’Oran et contrôlait la partie est d’Oran ; il était en conflit avec le colonel de la wilaya V, Si Othmane, et soutenait le GPRA. Au contraire Si Abdelbaki (Bachir Bouhedjra), commandant la partie ouest d’Oran, notamment le quartier de Ville nouvelle, était resté neutre dans le conflit entre le GPRA et Ben Bella allié à l’EMG. Selon Fouad Soufi [29] et Mohammed Benaboura [30], le groupe d’Attou Mouedden tenant le Petit-Lac, d’abord subordonné à Si Abdelhamid, était devenu pratiquement indépendant en faisant de la violence une fin, ce qui expliquerait la décision de le réprimer prise par Si Bakhti.

Ainsi, la part de chercheurs algériens dans les connaissances accumulées sur le 5 juillet 1962 à Oran est déjà beaucoup plus importante qu’il n’y paraît dans la bibliographie, mais elle est susceptible d’apporter encore des informations nouvelles et essentielles. Elle explore des pistes qui permettraient peut-être d’expliquer le massacre du 5 juillet par des causes internes à l’ALN d’Oran, indépendamment du conflit entre l’EMG de l’ALN et le GPRA.

Conclusion

Il apparaît ainsi que le 5 juillet 1962 à Oran, après avoir été peut-être l’événement tragique le plus occulté de toute la guerre d’Algérie, est devenu un de ses événements les mieux ou les moins mal connus par ceux qui ont travaillé à l’éclairer.

Il convient de faire connaître ce fait très positif en diffusant les connaissances déjà acquises dans le plus large public possible, mais aussi d’inviter les chercheurs français et algériens à mettre en commun leurs acquis et à confronter leurs hypothèses.

La mise en œuvre de cette proposition du rapport Stora (p 127 : « La mise en place d’une commission mixte d’historiens français et algériens pour faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962, pour entendre la parole des témoins de cette tragédie ») serait une très bonne occasion de prouver que la reconnaissance des faits douloureux dont le président Macron a plus d’une fois exprimé la volonté ne concerne pas uniquement les victimes tombées d’un seul côté.

Du côté algérien, il existe incontestablement des chercheurs capables de faire progresser les connaissances, notamment au CRASC d’Oran, et le temps presse pour recueillir les témoignages et les documents avant qu’il soit trop tard. Mais le maintien de l’autorité de l’Etat algérien sur l’écriture de l’histoire nationale reste un obstacle dont on peut douter qu’il soit levé dans un proche avenir.

Guy Pervillé

1 - J’avais décidé de faire le point historiographique de cette question avant de le proposer à la fin août 2021 à Madame Cécile Renault, qui m’en a remercié. Puis j’en ai retrouvé la trace dans un article de Benjamin Stora intitulé "Quelques réflexions sur mon rapport remis en janvier 2021 au Président de la République" et publié dans Outre-mers, revue d’histoire coloniale et impériale, n° 414-415, 1er semestre 2022 (voir p 179). Et puis plus rien. Il m’a donc paru utile de le rendre public au moment où une commission d’historiens français et algériens pourra en discuter.

2- J’ai été très surpris de découvrir la version du bilan du 5 juillet 1962 à Oran qui est donnée dans le livre de Malika Rahal, "Algérie 1962, une histoire populaire", puis dans les articles consacrés à cette question dans le "Dictionnaire de la guerre d’Algérie" par Fouad Soufi et par Sadek Benkada (voir mon compte rendu paru dans Outre-mers, 2023-1 : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=506). Il me semble donc plus que jamais nécessaire de voir aborder cette question capitale par la commission franco-algérienne d’historiens.

[1] http://www.defense.gouv.fr/sedac/prises-de-parole/prises-de-parole-de-m.-jean-marc-todeschini/discours-de-jean-marc-todeschini-sedacm-deplacement-en-algerie-lundi-20-avril-2015 ?nav=web. On notera l’emploi d’un euphémisme embarrassé pour suggérer ce qui fut un massacre.

[2] Michel de Laparre, Journal d’un prêtre en Algérie (Oran 1961-1962), 1ère édition 1964, 2ème édition Page après page, 2004.

[3] Gérard Israël, Le dernier jour de l’Algérie française, Paris, Robert Laffont, 1972.

[4] Geneviève de Ternant et Claude Martin (s.dir.), L’agonie d’Oran, 5 juillet 1962, Editions Jacques Gandini, 1985, 1991, 1996 et 2001.

[5] Joseph Katz, L’honneur d’un général, Oran 1962. Préface de Charles-Robert Ageron. Paris, L’Harmattan, 1993.

[6] Voir dans L’Histoire n° 140, janvier 1991, n° 181, octobre 1994, 183, décembre 1994, 231, avril 1999, 232, mai 1999, 233, juin 1999, et le livre d’Alain-Gérard Slama, La guerre d’Algérie, histoire d’une déchirure, Gallimard, novembre 1996.

[7] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie. Paris, l’Harmattan, 2001.

[8] Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962, Paris, L’Harmattan, 2000.

[9] Eric Kocher Marboeuf, Le Patricien et le Général, Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle, 1958-1969, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003.

[10] Jean Monneret, La tragédie dissimulée, Oran 5 juillet 1962, Paris, Michalon, 2006.

[11] Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat. Les disparus européens de la guerre d’Algérie. Paris, SOTECA, 2011, 200 p (pp 94 et 96). Voir mon compte rendu sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265 .

[12] Guillaume Zeller, Oran, 5 juillet 1962, un massacre oublié. Paris, Tallandier, 2012, 223 p. Voir mon compte rendu sur mon site (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=312 ) et ma réponse à la critique de Gérard Rosenzweig : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=366 .

[13] Guy Pervillé, Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre. Paris, Vendémiaire, 2014, 317 p.

[14] Claude Micheletti : Fors l’honneur, la guérilla OAS à Oran en 1961-1962. 2ème édition, Jean-Louis Pons, 2003.

[15] OAS Zone III (Oran), Messages, directives et commentaires, 23 mars 1961-27 juin 1962 (T/637).

[16] Voir ma mise au point : « A propos de l’OAS d’Oran : réponse à un lecteur oranais », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=341 .

[17] Article d’El Moudjahid, n° 89, 16 janvier 1962, réédition de Belgrade 1962, t 3, pp 661 et 665.

[18] Jordi, op. cit., pp 91-92.

[19] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, 1954-1962, Fayard 2002, pp 641-642.

[20] Régine Goutalier, thèse citée p 665-666, note 72.

[21] Mohammed Benaboura, OAS, Oran dans la tourmente, Oran, Editions Dar-el-Gharb, 2005, 200 p.

[22] Mohammed Freha, Histoire du mouvement national et de la guerre de libération 2 tomes, Mostaganem, Anwar-al -Maârifa, 2013.

[23] Régine Goutalier, thèse citée p 665-666 (citant M. Guenoun, rédacteur à Oran républicain).

[24] Fouad Soufi, « Oran, 28 février 1962-5 juillet 1962. Deux événements pour l’histoire, deux événements pour la mémoire », Actes du colloque La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, Société française d’histoire d’outre-mer, 2000, pp 635-676.

[25] Fouad Soufi, « L’histoire face à la mémoire », colloque La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, (14-16 novembre 2002) s.dir. A. Dayan-Rosenman et L. Valensi, Saint-Denis, Bouchène, 2004, pp 133-147.

[26] F.Soufi, op. cit., p 144.

[27] Pierre Daum, « Chronique d’un massacre annoncé, Oran, 5 juillet 1962 », Le Monde, juillet 2012. Sadek Benkada a publié avec Amar Mohand Amer le dossier « Algérie 1962 » dans Insaniyat (revue du CRASC d’Oran) n° 65-66, juillet-décembre 2014.

[28] Voir aussi ses articles : « Les wilayas dans la crise du FLN de l’été 1962 », Insaniyat, n° 65-66, 2014, pp 105-124, et « Le 5 juillet 1962 à Oran », Journaux de guerre (1954-1962) n° 50, 13 décembre 2018.

[29] Soufi, op. cit., p 137.

[30] Benaboura, op. cit., pp 38-39.



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